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mercredi 16 octobre 2002

EN QUOI LE LANGAGE EST-IL LE PROPRE DE L'HOMME ?

    En quel sens le langage est-il le propre de l’homme ? En effet, dans la mesure où les animaux ont des formes de communication, ne doit-on pas conclure qu’ils possèdent aussi des formes de langage ? Et pour admettre que le langage est proprement humain va-t-on devoir en faire obligatoirement une activité centrée sur l’intériorité de l’individu pensant ? Au contraire, si le langage est une activité essentiellement sociale, alors comment va-t-on pouvoir la distinguer de la communication des animaux dits sociaux ?
 

I - Apparemment le langage est l’expression d’une activité intérieure de pensée.

    A - seul le langage humain est capable d’exprimer  des pensées.

 

    Les animaux font usage de signes (sonores, visuels, olfactifs) pour communiquer entre eux, mais ils ne parlent pas car “ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous est qu’elles n’ont aucune pensée et non point que les organes leur manquent”(Descartes, Lettre à Newcastle). Si les animaux ne parlent pas, ce n’est pas qu’il leur manque les organes qui rendent la parole possible, mais plutôt qu’ils ne peuvent pas communiquer ce que la parole communique, à savoir les pensées. En fait “il ne s’est jamais trouvé de bête si parfaite qu’elle ait usé de quelque signe pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions”(Lettre à Newcastle). Autrement dit, ce qu’ils communiquent, ce sont leurs passions, c’est-à-dire des informations sur l’état de leur corps transmises “sans le secours de la volonté et par conséquent sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau”(Lettre à Elisabeth, 16 oct.1645). Ces passions ont donc pour fonction de déclencher mécaniquement des réactions mécaniques involontaires du corps qui reçoit ces informations : “tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres”(Traité des Passions, art.13). Or, tout en mobilisant des structures physiologiques (organes) similaires, la communication humaine est au contraire volontaire, c’est-à-dire non mécanique. Et ce qui rend possible l’action volontaire, c’est la pensée, laquelle est à ce point caractéristique de l’humanité que “il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées”(Discours de la Méthode, V). Donc la passion est l’expression des contraintes qui pèsent mécaniquement sur un corps tandis que la pensée manifeste la libre activité d’une âme ou d’un esprit. Et si les passions animales s’opposent par nature aux pensées humaines, c’est que seul l’homme est un composé d’âme libre et de corps mécanique, alors que les animaux ne sont qu’un corps mécanique. Donc l’âme est une chose qui pense et “qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent”(Méditations Métaphysiques, II, 9). Bref, le propre du langage humain, c’est d’être un système de communication destiné à le faire douter, affirmer, imaginer, etc., c’est-à-dire à fournir à l’esprit les éléments réflexifs préalables à une action délibérée. Si seul l’homme parle, c’est que seul l’esprit d’un homme peut exprimer sa pensée à l’esprit d’un autre homme. Cela dit, que sont exactement ces pensées qui sont l’objet du langage ?

    B - les pensées sont des opérations sur les idées qui se trouvent dans l’esprit.


    “Par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées”(Raisons, 2). Une idée c’est la substance même de l’esprit que celui-ci découvre en lui-même dans un acte intellectuel de conception qui est analogue à la perception sensorielle : “l’esprit en concevant se tourne en quelque sorte vers soi-même” (Méditations Métaphysiques, VI, §4). Ou encore “concevoir n’est autre chose qu’un simple regard de notre esprit”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1), concevoir est à l’esprit ce que percevoir est au corps, à la différence près que la conception est volontaire, c’est une volonté délibérée et non pas l’effet mécanique d’une stimulation corporelle. La preuve, c’est que “la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu”(Principes de la Philosophie, I, §34). D’où le second acte de l’esprit qui doit juger, c’est-à-dire associer ou dissocier deux ou plusieurs idées préalablement conçues “comme lorsqu’ayant conçu ce que c’est que la terre et ce que c’est que la rondeur, j’affirme de la terre qu’elle est ronde”(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Enfin, troisième acte, l’esprit doit aussi raisonner, c’est-à-dire de produire des jugements nouveaux à partir de jugements préalables “comme lorsqu’ayant jugé que toute vertu est louable et que la patience est une vertu, j’en conclus que la patience est louable”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Et ce n’est qu’après avoir pensé, c’est-à-dire conçu, jugé, raisonné à l’intérieur de lui-même, qu’un esprit peut éventuellement rendre publiques de telles opérations privées en les extériorisant par le moyen d’un langage. C’est donc pour communiquer à un autre esprit le résultat d’une ou plusieurs de ces opérations de pensée que le langage est nécessaire : “les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut que les mots signifient les objets de leurs pensées”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Ce qu’il y a de proprement humain dans le langage, c’est donc cette volonté de “faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Or est-il légitime de dissocier la pensée privée et le langage public ?
 

II - Cependant pensée et langage sont des activités socialement indissociables.

    A - les idées ne peuvent être des entités privées et penser une opération privée.
 

    Admettons, comme Descartes, que A conçoit (perçoit) à l’intérieur de son esprit une idée I que B ne peut concevoir tant que A ne la lui a pas communiquée. Or comment A a-t-il acquis l’idée I ? Comment A a-t-il appris à exprimer publiquement l’idée I ? Comment A peut-il être certain que B a bien saisi l’idée I qu’il lui a communiquée ? Descartes ne répond qu’à la première question en disant que les idées de base à partir desquelles sont construites toutes les autres ne sont pas acquises mais innées : “ce sont quelques premières semences de vérité [que] la nature a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin”(Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). La deuxième question avait déjà trouvé une réponse définitive avec Augustin qui raconte comment, enfant, il a appris à parler : “quand je voulais m’exprimer, je ne pouvais traduire tout ce que je voulais, alors je captais par la mémoire le nom des choses”(Augustin, Confessions, I, 8). Ce qui veut dire qu’apprendre à parler pour un enfant consiste à apprendre à traduire en termes publics ce qu’il se dit à lui-même en termes privés. Tout se passe donc comme si “l’enfant arrivait dans un pays étranger et ne comprenait pas la langue du pays, mais qu’il sache déjà penser, c’est-à-dire se parler à soi-même”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §32). Or il semble d’abord que “penser” ne soit pas synonyme de “se parler à soi-même”, car “supposons que vous vouliez enseigner à un enfant à faire une multiplication dans sa tête : vous lui demandez d’abord de parler à haute voix, puis de murmurer, et enfin de ne même plus murmurer”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Ce qui veut dire l’expression “se parler à soi-même” ne peut être qu’une métaphore, une utilisation secondaire et non pas primitive du langage par l’enfant qui apprend à parler : par exemple “vous ne pouvez apprendre à calculer mentalement qu’en apprenant à calculer”(Recherches Philosophiques, II, 11). Objection : A exprime par M l’idée I, mais s’il va dans un pays étranger, il faut bien qu’il traduise M par M’ par exemple, c’est-à-dire qu’il se dise à lui-même que M et M’ sont des expressions équivalentes de I. Or supposons un liguiste échouant dans une tribu inconnue : “le linguiste note chez l’indigène l’émission verbale ‘gavagai’ là où lui aurait dit ‘lapin’ ; à titre d’essai il lance donc ‘gavagai’ en des occasions qui l’auraient incité à dire ‘lapin’ ; trouvant encourageante l’attitude des indigènes, il adopte ‘lapin’ comme traduction de ‘gavagai”(Quine, la Poursuite de la Vérité, §16). Bref, dans l’acte de traduire, ce n’est pas ce qu’on a dans la tête, mais bel et bien des événements publics (apparition d’un objet, émission vocale, réaction sociale) qui importent. Car, troisième question, lorsque nous parlons, “nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, 6). En effet, si le langage est l’expression de la pensée comme processus interne alors la communication tout entière est vouée à l’échec faute de comparaison possible entre les processus privés de A et de B. Car si ceux-ci ne sont pas identiques (IA différent de IB), c’est que A et B ne se comprennent pas. En effet, “supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans que nous appellerons ‘scarabée’ ; personne ne pourra regarder dans la boîte d’un autre et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre ; or il se pourrait bien que chacun eût dans sa boîte quelque chose de différent”(Recherches Philosophiques, §293). Est-ce à dire que le langage est une activité essentiellement sociale ?

    B - le langage est un “art social”.


    Supposons que la phrase “ceci est rouge” soit l’expression extérieure d’un processus interne à l’esprit faisant suite à la conception (perception) de l’idée de rouge pour un individu donné : “il semble que vous vous disiez alors à vous-mêmes ‘voici ce qu’est le rouge’ et que vous vous donniez à vous-même un échantillon ; mais il n’en est rien parce que les critères qui établissent l’identité de l’échantillon ne s’appliquent pas” (Wittgenstein, Notes sur l’Expérience Privée, 16). Pour que A puisse communiquer à B l’idée I préalablement conçue dans son esprit, une condition est nécessaire, c’est que l’idée I soit identifiable en tout temps (It=It+n). Or pour savoir si c’est le cas, il faut se donner des critères d’identité afin de ne pas confondre I avec I’. Mais si je suis seul à savoir au fond de moi-même si je respecte ces critères ou non, tout au plus puis-je croire que je les respecte et “croire que l’on respecte des critères, ce n’est pas respecter des critères”(Recherches Philosophiques, §202), croire que p, ce n’est pas p. Les critères d’identité permettant de reconnaître et de nommer une entité I ne peuvent donc pas être que publics, de sorte que “les processus internes qui accompagnent l’énonciation ou la compréhension d’une phrase ne nous intéressent pas”(Grammaire Philosophique, I, 6). Bref, ce n’est jamais d’un contenu mental privé qu’il est question dans la pensée, mais “le langage est un art social ; pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement à propos de ce qu’il y a lieu de dire et du moment de le dire”(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Par exemple, pour acquérir l’usage du mot “rouge”, “on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société”(le Domaine et le Langage de la Science, ii). Pour que A acquière l’usage du mot M deux conditions sont nécessaires : il faut que B, C, D, etc. utilisent déjà le même mot M (“rouge”) dans une situation S qui est sensiblement la même (présence d’un objet rouge) ; il faut que A ait besoin d’imiter B, C, D, etc. et que ses tentatives soient socialement sanctionnées positivement ou négativement. Objection : si A apprend à dire M en présence régulière de S, il faut bien que A perçoive S correctement et donc qu’il ait une image mentale (rétinienne) de S ; or une telle image est un objet privé accessible seulement à A ; donc pour A, percevoir S (un objet rouge) ou concevoir I (l’image d’un objet rouge) reviennent au même. Non, parce que si A est daltonien et si B ne l’est pas, si M est “rouge”, l’image rétinienne I dans le cerveau de A est par hypothèse différente de l’image rétinienne I’ dans le cerveau de B. Ce qui n’empêche pas A et B de prononcer le même mot M en présence de la même situation S. C’est donc le critère public S et non pas l’image mentale privée I ou I’ qui commande l’usage du mot M. Il s’ensuit que “plusieurs individus élevés dans le même milieu linguistique se ressembleront comme se ressemblent ces arbustes que l’on taille selon une forme géométrique : le détail anatomique diffère avec chaque buisson, mais de l’extérieur le résultat est le même”(le Mot et la Chose, §2). Donc si le langage est le propre de l’homme, ce n’est pas en tant qu’expression d’opérations intérieures mais plutôt en tant qu’expression d’une conformité sociale. Mais cela ne ramène-t-il pas le langage humain à la communication des animaux dits sociaux ?
 

III - Finalement le langage est l’expression de la pensée comme loisir politique.

    A - l’homme est un “animal politique” capable d’avoir loisir.

 

    “Plutôt que de dire ‘sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’, nous devrions dire ‘sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement’”(Recherches Philosophiques, §491). Mais si l’apprentissage du langage est un conditionnement social à réagir de manière normalisée à des situations pertinentes pour le groupe social, alors la fonction du langage humain est au fond la même que la communication des animaux sociaux. Or, certes, “la nature animale est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement”(Aristote, Politique, I, 1253a). Mais un tel système de communication est une forme sociale de l’adaptation à la nécessité vitale qui maximise les chances de survie du groupe social tout entier en informant les membres du groupe de ce qui est dangereux (douloureux) ou au contraire désirable (agréable). Tandis que “ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de vivre bien que les hommes s’assemblent en une Cité”(Politique, III, 1280a). Ce qui veut dire que la faim, la soif, le besoin de protection et de reproduction tenaillent dans l’urgence l’animal tout autant que l’homme qui vit comme une bête traquée, c’est-à-dire “celui qui par nature ou par le hasard des circonstances vit en dehors d’une Cité’(Politique, I, 1252b). Alors que c’est la vie bonne et non pas la vie tout court qui caractérise l’homme proprement dit. Bref, la différence essentielle entre l’homme et l’animal, ce n’est pas que l’homme possède un espace spirituel de liberté intérieure, mais qu’il a le loisir de s’affranchir de l’esclavage de la nécessité vitale au moyen d’une organisation politique, c’est-à-dire tournée vers le bien-vivre. L’organisation politique, c’est l’organisation de la Cité, donc une organisation sociale proprement humaine libérée du souci de la survie. Or si “l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire”(Politique, I, 1253a), c’est qu’il a loisir là où les animaux sont perpétuellement tyrannisés par la nécessité vitale : “la vie se divise en loisir et en labeur, en guerre et en paix, en ce qui est une nécessité et en ce qui est un bien”(Politique, VII, 1333a). Et c’est pour conditionner l’homme à viser la paix et le bien que “le but principal de l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir”(Politique, VIII, 1337b), ce qui explique qu’il n’y ait pas de Cité sans école (de skhôlè, “loisir”). A cette fin “alors que le cri animal est le signe du douloureux et de l’agréable [...] le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible ”(Politique, I, 1253a) : l’homme utilise sa voix non pas seulement pour signaler le douloureux et l’agréable, mais aussi pour partager des règles communes qui ont pour fonction de rendre la vie bonne. Finalement, si le langage est le propre de l’homme, n’est-ce pas parce que l’absence d’enjeu vital l’empêche d’être un système de communication mécanique rigide et restreint ?

    B - la souplesse et la puissance du langage rendent possible la pensée comme calcul.


    “On dit parfois que les animaux ne parlent pas parce que les facultés intellectuelles leur font défaut, qu’ils ne parlent pas parce qu’ils ne pensent pas ; en fait, s’ils ne se servent pas du langage comme forme de communication, c’est qu’ils ne sont pas capables de commander, d’interroger, de raconter, de bavarder, de mentir, etc.”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §25). Bref, si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils n’ont pas le loisir de faire ce que les hommes font lorsqu’ils parlent, c’est-à-dire penser, comme Aristote et Descartes l’ont remarqué. C’est pourquoi “ces systèmes de communication, nous les appellerons ‘jeux de langage’ car ils sont apparentés à ce que nous appelons ‘jeu’ dans le langage ordinaire, en particulier on apprend aux enfants leurs langue maternelle au moyen de tels jeux qui ont en effet le caractère divertissant des jeux”(le Cahier Brun, 81). Ce qui est significatif dans l’expression “jeu de langage”, c’est qu’elle suggère à la fois le loisir, la paix, le temps libre, et à la fois l’existence de règles. Car “on apprend un jeu en observant la manière dont d’autres le jouent, mais nous disons qu’on le joue d’après telle ou telle règle parce qu’un observateur peut discerner ces règles dans la pratique du jeu”(Recherches Philosophiques, §54). Autrement dit la production du mot M par A dans une situation identifiable S appartient à un jeu de langage si et seulement si A aperçoit une liaison régulière entre M et S, autrement dit une règle du jeu. Et “à quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur critère même s’il se trouvait embarrassé si on l’interrogeait sur les règles”(Grammaire Philosophique, I, 26). Bref, l’on comprend les règles d’un jeu lorsqu’on est capable, non de les énoncer explicitement, mais de continuer à jouer à son tour sous le regard bienveillant des autres participants. Or comme la connexion entre S et M est régulière sans être vitale, aucune réaction mécanique n’est biologiquement exigée et “la règle du jeu de langage se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre”(Recherches Philosophiques, §85). Donc même si l’apprentissage des jeux de langage repose sur un conditionnement social, dans la mesure où, comme tous les jeux, ils sont l’indice du loisir et non de la nécessité vitale, la connexion qui relie S à M n’est pas mécanique mais grammaticale : “la grammaire décrit l’usage des mots dans le langage, sa relation au langage est semblable à ce que les règles du jeu sont au jeu”(Grammaire Philosophique, I, 23). Les règles grammaticales ne sont pas des lois mécaniques parce que “c’est seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été établies”(Grammaire Philosophique, I, 26) : les règles se dégagent peu à peu, après coup, et ont parfois besoin d’une interprétation (arbitre, juge, etc.) pour s’appliquer. Du coup, “ce qui est remarquable avec le langage, c’est que nous pouvons faire des choses que nous n’avons jamais apprises”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Et c’est cela qui caractérise la pensée comme marque du loisir et de la liberté humaine : lorsque nous pensons, nous enchaînons des termes selon des règles grammaticales implicites et nous aboutissons parfois à des conséquences imprévues comme lorsque nous découvrons le résultat surprenant d’un calcul. Bref, Descartes a raison de dire que “la pensée ne fait pas partie d’un mécanisme mais d’un calcul”(Grammaire Philosophique, I, 63), c’est-à-dire d’une activité étrangère à la nécessité biologique. Mais il a tort de croire que la pensée suppose un ensemble d’opérations internes, car “c’est à l’extérieur que le calcul de la pensée se rattache à la réalité”(Grammaire Philosophique, I, 110), plus précisément “l’harmonie entre la pensée et la réalité est à découvrir dans la grammaire du langage”(Grammaire Philosophique, I, 112).
 
 

Conclusion.

    A première vue, si l’homme parle, c’est qu’il signifie volontairement par le langage les opérations intérieures qu’il pratique sur les idées contenues dans son esprit, alors que l’animal est mécaniquement déterminé à communiquer des signaux sur l’état de son corps. Seulement, les idées ne pouvant être des entités privées, ni les pensées des processus internes, sous peine de n’être jamais assuré de leur correction ni de leur compréhension, le langage est essentiellement déterminé par une exigence de coordination sociale. Cela dit, là où la communication sociale animale est une nécessité biologique commandée par l’urgence vitale, le langage humain reflète le loisir d’une organisation politique dont les jeux de langage possèdent des règles, qui ont la souplesse et la puissance d’un calcul et non une rigidité et une homogénéité mécaniques.

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