De nos jours la passion doit faire partie de toute expérience individuelle réussie, dans les loisirs, dans la profession, dans la vie amoureuse, etc. Cette quête de la sensation forte va de pair avec une tendance à valoriser l’intériorité psychique contre l’extériorité sociale. C’est pourquoi les règles morales prescrivent à l’individu des devoirs à l’égard d’autrui, à commencer par celui de rester raisonnable, c’est-à-dire d’éviter tout débordement émotionnel inconvenant. Or toute émotion doit-elle nécessairement réfrénée par la morale ? Doit-on, au nom de la morale, s’interdire d’être révolté par la corruption d’un banquier, ou d’être enthousiasmé par l’arrestation d’un dictateur ? De plus, n’est-ce pas la morale elle-même qui engendre certaines émotions comme la honte ou le mépris ? Bref, en quel sens la moralisté suppose-t-elle une maîtrise des émotions ?
I - A première vue, la maîtrise des passions est la condition de la moralité.
A - l’état de passion est un état narcissique.
Dans la littérature classique, l’émotion se manifeste soit par une impatiente agitation physique (ex : dans le Rouge et le Noir, Mme de Rênal dont la jalousie la pousse à dénoncer son amant Julien Sorel dont la soif de vengeance le pousse à une tentative de meurtre sur son amante), soit au contraire par un intense bouillonnement psychique qui ne laisse que peu ou pas de traces physiques (ex : dans Madame Bovary, Emma Bovary dont les fantasmes affectifs et sensuels tranchent sur la tranquillité de sa vie bourgeoise). En tout cas, on parle de passion pour qualifier un état de tension qui a tendance à mobiliser toute l’énergie du sujet dans le présent : “le passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie” (Alquié, le Désir d’Eternité, ii). Or il va de soi que ce présent est déterminé d’une manière ou d’une autre par le passé personnel de chacun. En particulier, si “toute notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur”(Freud, Interprétation des Rêves, IV), l’essentiel de nos états psychiques réside en ce que Freud appelle des pulsions. Et si celles-ci sont refoulées, “le processus n’est pas pour autant achevé, car [...] comme la voie de la satisfaction normale est barrée, [...] elle se fraye un autre accès vers une satisfaction substitutive qui apparaît sous la forme d’un symptôme”(Freud, Moïse et le Monothéisme). Or la passion est précisément un symptôme de ce type de satisfaction symbolique, détournée de son but initial.
Soient deux exemples de passions, d’états actuels de tension affective liés au passé du sujet : “l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ; l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui pourraient les apaiser” (Alquié, le Désir d’Eternité, ii). Toute passion peut s’expliquer comme ce que Freud appelle “le retour du refoulé” : elle est le symptome d’une satisfaction symbolique qui, pour cela, se déplace de l’objet censuré vers un objet de substitution. Donc l’objet réel de la passion est cet objet censuré du passé du sujet, déplacement dont l’objet actuel n’est que le prétexte. Or, comme le sujet n’a pas conscience de son déplacement, il prend l’objet actuel pour l’objet réel. “Ainsi le passionné aime-t-il, non l’être réel [...] mais ce qu’il symbolise”(le Désir d’Eternité, v) : comme limite de la passion, il y a l’amour passion qui est un amour du passé de l’amant et le but apparent consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure illusion. En d’autres termes, “en aimant le passé, nous n’aimons que notre propre passé [...] tout amour passion [...] est donc illusion d’amour et, en fait, amour de soi-même”(-id-). Bref, l’amour passion est en réalité un amour narcissique dans lequel “la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même” (Freud, Totem et Tabou, III, 3). Il semble donc que la passion soit la plus puissante des motivations présentes tournées vers la conservation de l’être, c’est-à-dire le passé de l’individu. Pourquoi alors vouloir lutter contre elle ?
B - la moralité consiste à lutter contre la violence et l’inconstance des passions.
“La passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre nature”(Cicéron, Tusculanes) : la passion est la maladie par excellence de l’être raisonnable. En effet, l’être passionné se caractérise pas un manque total de contrôle de soi : “par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Racine, Phèdre, II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un torrent irrésistible. La passion est donc essentiellement violente et “la violence de la passion vient de ce que sa source est l’égoïsme”(Alquié, le Désir d’Eternité, v), l’égoïsme c’est-à-dire le narcissisme. De plus, si la passion semble être un des ressorts essentiels de la poésie et de la musique, notamment dans leur période dite “romantique”, le problème est que, dans la réalité, l’être passionné échappe le plus souvent à la rationalité commune et, en particulier, devient imprévisible pour autrui “dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre” (Molière, le Misanthrope, I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont imprévisibles. La passion est donc essentiellement inconstante et “l’inconstance de la passion vient de ce que l’objet [...] n’est jamais que symbolique”(Alquié, le Désir d’Eternité, v), c’est-à-dire le prétexte, le moyen, et non le but de la passion. Etant égoïste et symbolique, la passion comme repli narcissique sur soi-même va évidemment poser un problème moral.
“Le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite”(Descartes, Traité des Passions, art.40). La passion et, plus généralement, toutes les émotions peuvent se comprendre comme des états affectifs associés à des comportements moteurs dont ils contribuent à maximiser l’efficacité : le sentiment de peur augmente l’efficacité du comportement de fuite, celui de hardiesse augmente l’efficacité du comportement agressif, etc. En d’autres termes, il existe une causalité émotionnelle consistant à faciliter les comportements adaptatifs : “si une figure fort effroyable a beaucoup de rapport avec les choses qui ont été auparavant nuisibles au corps, [...] cela rend le cerveau tellement disposé que les esprits animaux vont se rendre pour partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos et remuer les jambes [...] et pour partie dans ceux qui élargissent ou rétrécissent les orifices du coeur qui envoie des esprits au cerveau pour entretenir et fortifier la passion de la peur" (-id-, art.36). Donc ce pourquoi les passions posent à l’homme un problème moral, c’est qu’elles sont des stimulations mécaniques destinées au seul corps biologique. Elles sont donc des vestiges en l’homme de la nécessité animale d’assurer la survie individuelle. Or si “ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de bien vivre que les hommes s’assemblent en une Cité”(Aristote, Politique, III, 1280a) et si “alors que le cri animal est le signe du douloureux et de l’agréable [...] le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible ”(Politique, I, 1253a), alors toute forme de repli sur soi, en particulier passionnel, va tendre à éloigner l’individu de la Cité. C’est pourquoi l’éducation morale va viser la maîtrise des passions car “chaque mouvement [...] ayant été joint par la nature à chacune de nous pensées [...], on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude”(Descartes, Traité des Passions, art.50). Au point que la plus haute vertu morale (la générosité) va consister à “être entièrement maître de ses passions”(-id-, art.156). Comment la morale va-t-elle pouvoir lutter contre les passions ?
II - Prétendre lutter contre des événements psychiques rend la morale inopérante.
A - les émotions humaines n’ont pas d’effet causal sur les comportements humains.
Supposons que l’émotion de peur soit la cause d'un acte d’agression. Qu’est-ce que cela signifie ? “Une cause est un objet antérieur et contigu à un autre et tellement uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, ou l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive”(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 14). Autrement dit, A est la cause de B si et seulement si “la proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse ; celle-ci sera bien fondée si l’on a un certain nombre d’expériences qui en gros s’accordent pour démontrer que votre action est la suite régulière des causes de l’action”(Wittgenstein, the Blue Book, 15). Bref, pour que A soit dite la cause de B, deux conditions sont nécessaires : la possibilité de l’expérimentation et la régularité.
Or, premièrement, on ne peut pas expérimenter une passion attribuée à des êtres humains. Cela est possible chez les animaux, c’est-à-dire des êtres qui vivent à l’état de nature. Car alors l’enjeu est la survie, et la passion est un mécanisme causal. En effet, à l’état de nature, lorsque c’est la survie de l’individu qui est en jeu, le chemin causal qui va de A (la peur) à B (l’agression) peut être observé, c’est-à-dire que l’on peut décrire A comme série d’événements biologiques expérimentables. Or si la nécessité de survivre n’est plus l’enjeu de l’émotion, celle-ci n’a plus de conditions expérimentales : la peur de mourir dévoré par un prédateur possède de telles conditions, mais que dire de la peur de manquer d’argent à la fin du mois ou de la peur de perdre une partie d’échecs ? Dans ces conditions, dire que la peur de perdre la partie est la cause de mon agression, c’est jouer un jeu de langage qui n’a plus rien de scientifique. Dans la phrase “j’ai eu peur de perdre ma partie”, le mot “peur” n’a pas les mêmes règles grammaticales que dans la phrase “le chien a eu peur et a mordu”. En d’autres termes, nous passons subrepticement d’un jeu de langage scientifique à un jeu de langage moral en utilisant le mot “peur” dans le second comme nous l’aurions utilisé dans le premier : c’est comme si nous bougions les pions au jeu d’échec de la manière dont nous les bougeons au jeu de dames sous prétexte que nous utilisons le même terme dans les deux jeux !
Mais alors, le comportement B ne sera pas non plus l’effet de A. Supposons que A soit la tristesse et B mon abattement : si la tristesse doit être la cause de mon attitude, alors mon attitude est l’effet nécessaire de cette cause au sens où les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets. Or “qu’un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse ?”(Sartre, l'Etre et le Néant, I, ii, 2). Bref, ce que j’appelle “tristesse”, ce n’est pas une cause mécanique, c’est la situation dans laquelle je décide de me mettre à l’égard d’autrui qui s’attend à me voir triste. La preuve en est que face à celui qui ne s’y attend pas, “je lui donne [à ma tristesse] complaisamment rendez-vous tout à l’heure, après le départ du visiteur”(-id-). Donc la même tristesse n’est pas une cause de l’abattement puisqu’elle ne le produit pas nécessairement. “Soit, dira-t-on. Mais se donner l’être de la tristesse, n’est-ce pas malgré tout recevoir cet être ”(-id-). En d’autres termes, si je décide de me faire triste, si, au lieu de dire “je ne peux pas ne pas être abattu”, je dis “je ne veux pas ne pas être abattu”, mon abattement n’est-il pas l’effet de ma volonté qui en est la cause ? Non, car “l’être-triste n’est pas un être tout fait que je me donne, comme je puis donner ce livre à un ami”(-id-) : la volonté d’être triste n’est pas un objet doté de propriétés causales mais une attitude consciente et délibérée. Il reste donc à conclure que “si je me fais triste, c’est que je ne suis pas triste”(-id-) : se faire triste n’est pas une cause et “ce regard terne que je jette sur le monde, ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, cette mollesse de tout mon corps”(-id-), n’est pas l’effet d’une cause appelée “tristesse”, mais la tristesse elle-même comme conduite consciente et délibérée. Pourquoi alors prétendre rendre nos émotions responsables de nos actes ?
B - le mythe bourgeois de l’intériorité psychique est une incitation à la mauvaise foi.
Lorsque je me fais triste, “c’est la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse comme recours magique à une situation trop urgente”(-id-) : celle-ci est la situation angoissante d’avoir à me justifier en risquant une condamnation sociale. En effet, “appeler quelque chose ‘cause’ c’est comme dire ‘c’est de sa faute’, nous éloignons instinctivement la cause lorsque nous ne voulons pas de l’effet”(Wittgenstein, Cause et Raison), à savoir la condamnation. Dire que la tristesse est la cause de mon comportement, c’est dire que je mets en accusation un événement irrésistible au sens où on peut échapper à une sanction pénale si on est “atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes”(Code Pénal, art.122-1), ou à une sanction civile lorsque “par suite d’une force majeure, on a été empêché de donner ou de faire ce à quoi on était obligé”(Code Civil, art.1148). Bref, on imagine des causes exonératoires de responsabilité morale comme il existe des causes exonératoires de responsabilité juridique. C’est de la mauvaise foi au sens où “tout homme qui invente un déterminisme est de mauvaise foi”(Sartre, l'Existentialisme est un Humanisme), car un déterminisme est un remède contre l’angoisse et que “nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi” (Sartre, l'Etre et le Néant, IV, i, 3). En rendant nos émotions responsables de nos actes, nous passons subrepticement du jeu de langage moral au jeu de langage juridique qui, lui, nécessite l’existence de causes objectives.
Or on considère plutôt les règles morales comme prescrivant à l'homme privé comment s’accorder intérieurement avec autrui, alors que les règles juridiques prescrivent au citoyen public comment s’accorder extérieurement avec autrui. De sorte que si la morale a pour fonction d’accorder des consciences intérieures, alors nécessairement elle va tenter en tout premier lieu de lutter contre ce puissant facteur de repli sur soi que constitue la passion. Mais si “ce n’est pas l’homme comme citoyen mais l’homme comme bourgeois qui est pris pour l’homme proprement dit, pour l’homme vrai”(Marx, la Question Juive), bref si on considère “l’homme réel comme monade isolée repliée sur elle-même”(-id-), alors, la tendance de chacun à détourner les règles morales à son profit en étant de mauvaise foi est inéluctable. En effet, si la conscience privée est accessible seulement en première personne, chacun va chercher à fuir la condamnation morale en prétendant que la passion a causalement déterminé un acte irrésistible dont il prend le modèle dans les circonstances atténuantes objectivement reconnues par le droit. Commment éviter dès lors qu’“un jaloux par exemple tire sur son rival parce qu’il croit qu’il est dans son droit”(Sartre, Théâtre Epique et Théâtre Dramatique), faisant ainsi de la jalousie “un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes et qui, par conséquent, est une excuse”(l'Existentialisme est un Humanisme) ? La morale comme lutte intérieure de la conscience contre les passions est donc vouée à l’échec en ce qu’elle incite à la mauvaise foi, c’est-à-dire à inventer un déterminisme passionnel qui autorise à la transgresser, déterminisme aussi irrésistible qu’inaccessible puisque caché au fond de la conscience privée. Il faut donc abandonner l’idée que la morale doit lutter contre des maladies appelées passions dans le cadre d’une intériorité psychique. Est-ce à dire que la maîtrise des émotions n’est pas du ressort de la morale ?
III - La moralité suppose une maîtrise des émotions comme attitudes sociales.
A - certaines émotions sont les garanties nécessaires de la moralité des actions.
Dans l’Etranger de Camus, Meursault comparaît pour avoir commis un meurtre apparemment sans mobile. Dans son réquisitoire, le procureur essaie de montrer que cette absence de mobile n’enlève rien à l’horreur du crime. En effet, “pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait” (II, 4). De plus “le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique” (II, 3). Conclusion du procureur : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel” (II, 3). Le raisonnement du procureur est, semble-t-il, le suivant : à l’enterrement de sa mère puis au cours de son procès, Meursault aurait dû manifester certaines émotions (chagrin, remords) ; or il ne les a pas manifestées ; donc il pèse sur lui de fortes présomptions d’amoralisme ; et s’il est amoral, il est aussi asocial, ce qui en fait potentiellement une machine à tuer, même sans mobile apparent. Il y a donc des émotions nécessaires au vu des circonstances, c’est-à-dire qui doivent normalement être en corrélation (non causale) avec des actions : l’action de signer une pétition doit être accompagnée d’indignation ; l’action d’enterrer une personne proche doit être accompagnée de chagrin ; etc. La morale ne prescrit donc pas seulement les actions nécessaires (on peut me reprocher de n’avoir pas porté secours à une personne en danger) mais également les émotions qui motivent ces actions (on me reprochera certainement d’avoir porté assistance si je manifeste de l’ambition plutôt que de la compassion). Les émotions sont donc régies par des normes.
L’importance de ces normes est telle que l’on possède toute une gamme d’émotions nécessaires pour approuver ou désapprouver non seulement des actes mais aussi la émotions qui accompagnent ceux-ci. Par exemple dans le Cid ou bien Don Rodrigue tue Don Gormas (le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène, ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène : “j’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”(I, 6). Bref Rodrigue a le choix entre d’une part l’acte de vengeance lié à son propre sentiment d’honneur, mais aussi de colère de la part de Chimène, et donc de culpabilité pour lui, d’autre part l’acte de pardon lié à son propre sentiment d’amour pour Chimène, mais aussi de mépris de la part de celle-ci, et donc de honte pour lui. D’où le fameux dilemme entre “le sentiment de culpabilité et la honte qui sont l’un comme l’autre amenés par des choses qui présagent que les autres vont mal vous traiter”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, §7) : Rodrigue a le choix entre deux maux. On sait qu’il préférera la culpabilité à la honte, donc la colère au mépris car la règle morale à laquelle se réfère Rodrigue est que “la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention”(id-). Ce qui veut dire que l’émotion manifestée à l’occasion de l’accomplissement d’un acte est utilisé comme indice de normalité morale de cet acte : le sentiment de chagrin est indice de normalité de l’acte d’enterrement, les sentiments d’honneur, de colère et de culpabilité sont indices de normalité de l’acte de vengeance, etc. La moralité n’est pas l’ensemble des règles privées garantissant la pureté d’une conscience en la préservant de la contagion des émotions. Tout au contraire, “la moralité, c’est simplement la rationalité pratique”(Wise Choices ..., §3), c’est-à-dire l’ensemble des règles publiques implicites qui rendent possible la coordination sociale des actes individuels, et qui, pour cela, doivent pouvoir servir de justification rationnelle à ces actes. Est-ce à dire que les émotions se rapportent à nos actions non pas comme des causes mais comme des raisons ?
B - les émotions sont des raisons et non des causes de nos comportements.
Les émotions sont, à l’état de nature, des causes dont l’effet est le repli de l’individu sur soi pour maximiser ses propres chances de survie. Or l’espèce humaine est la seule espèce vivante dont les individus n’ont pas à maximiser leurs chances de survie. C’est pourquoi la corrélation naturelle entre les émotions et les actes demeure mais elle perd sa fonction d’adaptation biologique pour acquérir une fonction de coordination morale. Dès lors, la moralité ne consiste pas pour l’homme à lutter contre l’animalité des émotions, mais à donner à autrui des gages de la rationalité de ses actes. C’est pourquoi “une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté”(Wise Choices ..., §15). Et si on reproche à Meursault une absence de tristesse c’est qu’il aurait dû savoir qu’il faut corréler tristesse et comportement de deuil. Mais “il n’est pas plus naturel ou moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler ‘table’ une table : les sentiments et les passions sont inventés comme les mots”(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, vi), ce qui veut dire que l’éducation morale d’un individu suppose l’apprentissage des émotions dont l’absence fait peser un soupçon d’étrangeté.
L’éducabilité de l’émotion fait de celle-ci un événement social et non pas psychique : “qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur’”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257). Autrement dit, “on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui”(Wittgenstein, Fiches, §55), c’est pour cela qu’il est accessible à l’apprentissage : “un enfant s’est blessé, il crie, et maintenant les adultes lui parlent et lui enseignent des exclamations et, plus tard, des phrases : ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se comporter”(Recherches Philosophiques, §244). Il s’ensuit que la relation entre l’émotion et l’action n’est évidemment pas celle de cause à effet mais de raison à conséquence. La différence est que “une raison n’est pas une explication conforme à l’expérience mais simplement une explication acceptée”(Leçons sur l'Esthétique, II, 39). De sorte que l’absence d’émotion nécessaire n’entraîne pas, comme dans l’état de nature, un risque vital mais une gêne morale : “la gêne suggère une raison, non une cause ; l’expression de la gêne prend la forme d’une critique [...] cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans” (Leçons sur l’Esthétique, §19). Et en effet, en regardant Meursault ne pas manifester de chagrin à l’enterrement de sa mère, on est gêné, on se demande ce qui ne va pas. Si l’on voyait Rodrigue accorder son pardon à Don Gormas malgré sa propre honte et le mépris de Chimène, on serait gêné, on se demanderait ce qui ne va pas. Bref, en disant que j’ai fait l’acte B parce que j’éprouvais le sentiment A, je ne veux pas dire que A est la cause de B mais que A est la raison ou le motif de B : c’est une manière d’interpréter une action qui est exigée par le contexte culturel (la manière de voir) dans lequel elle est accomplie. Il y a avantage à ce que le motif ou la raison de l’action soit une émotion dans la mesure où celle-ci est immédiatement repérable par une certaine attitude caractéristique qui donne immédiatement aux observateurs une garantie de moralité de l’action, ce qui explique la gêne, le malaise qui s’ensuit de l’absence de cette garantie. La moralité n’est donc pas affaire d’intériorité psychique mais encore une fois d’extériorité sociale : “le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine”(Recherches Philosophiques, II), “lorsqu’on voit son comportement, on voit son âme”(Recherches Philosophiques, I, §357).
Conclusion.
L’état de passion est la réactivation symbolique d’un état affectif déjà refoulé au nom du principe de réalité et, à ce titre, est nécessairement un état narcissique qui doit être encadré par des normes morales. Pour autant, la lutte morale contre les débordements passionnels n’est pas une lutte contre les causes d’une maladie privée accessible seulement en première personne et qui, pour cela, inciterait le sujet à la mauvaise foi. En effet, les exemples de Meursault et de Rodrigue montrent qu’il existe des émotions nécessaires qu’autrui peut toujours nous reprocher de ne pas manifester au vu des circonstances. Ce qui implique que les émotions ne sont pas des états psychiques mais des critères publics de normalité dont l’apprentissage conduit à en faire des aspects indissociables de la moralité de nos actions.
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