Oedipe,
dans les pièces de Sophocle, est le parfait représentant du héros
tragique accablé par son destin, c’est-à-dire par un déterminisme
inflexible que des forces naturelles supérieures (les dieux) font
peser sur lui : comme un oracle le lui a prédit, en effet, il tue
son père et épouse sa mère, sans le savoir puisque ceux-ci l’ont
jadis abandonné. L’homme antique se reconnaît en général dans
le héros tragique qui ne peut échapper au déterminisme naturel. A
l’inverse, l’homme moderne se reconnaît plutôt dans le héros
libéral informé, conscient, volontaire, conformément à l’idéal
cartésien consistant à être “comme
maître et possesseur de la nature”(D.M.,
VI). Or l’homme peut-il se soustraire à l’ordonnance générale
des lois de la nature ? L’homme est-il une exception dans la nature
? Bref, peut-il échapper au déterminisme naturel ?
I - La
dualité du corps et de l’esprit est un préjugé superstitieux.
A
- il n’y a pas de privilège de l’esprit sur le corps.
Descartes
établit une stricte distinction entre deux substances
: la pensée
(l’âme)
et l’étendue
(le corps). En effet, dans la deuxième Méditation,
Descartes montre qu’il m’est possible de douter
de mon
corps et de tout ce qui lui est relié, sans pour autant cesser
d’être soi-même, car “qu’est-ce
donc que je suis ? Une chose qui pense”
(II, 9) : le moi est une substance pensante
tandis que tout corps est une substance étendue.
Or, s’il y a indépendance
des deux substances
que sont le corps
et l’esprit,
cela implique que l’homme, par la rationalité
de son
esprit,
est capable de s’opposer
à la causalité
physique qui
gouverne son corps
: “l’homme
dans la Nature est comme un empire dans un empire”(Ethique,
III, préf.), l’homme est une exception
dans la nature. Or, pourquoi, serions-nous les seuls
êtres vivants à être dotés d’un esprit
et à pouvoir contrarier la causalité
naturelle
? Réponse : “je
tiens de Dieu tout ce que je possède”(M.M.,
IV, 4) : tout ce qui est vraiment moi,
mon esprit,
cette chose pensante,
vient de Dieu.
Bref, “nous
sommes obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile
de l’ignorance”(Ethique,
I, app.) : pour justifier
un tel privilège,
nous avons recours à la volonté
divine. Ce
qui d’abord est le comble de l’obscurantisme
ignorant, puisqu’il faut un miracle surnaturel pour que Dieu ait
doté l’homme et lui seul d’un esprit. Ce qui ensuite est le
comble de l’incohérence
logique
car, en supposant que c’est Dieu qui a miraculeusement
doté l’homme du privilège
de l’esprit,
“on
détruit la perfection divine, car si Dieu a agi pour nous, c’est
qu’il a désiré quelque chose dont il était privé”(-id-),
et il n’est alors ni infini
ni parfait.
Or,
si Dieu
doit être le nom que l’on donne à l’infini
et la perfection,
cela implique d’abord que Dieu
se confond avec la Nature
toute entière. Car si la Nature
ou univers
est tout ce qui existe, a existé ou existera, on n’a aucune raison
de penser que ce tout
soit fini
: bien au contraire la perception
comme le
raisonnement
répugnent à limiter
la Nature.
La perception
d’abord
: depuis que Galilée (1610) a introduit l’usage de la lunette
astronomique, on constate que l’univers ne connaît pas de bornes.
Le raisonnement
ensuite :
“est dite
finie la chose qui peut être limitée par une chose de même nature”
(Ethique
I, déf.2) : or par quelle chose pourrait être limitée la Nature
si, par définition, c’est tout
ce qui existe ? Donc la Nature ne peut être conçue que comme
infinie.
Mais alors, il s’ensuit que la Nature
est l’autre nom de Dieu,
sinon cela signifierait qu’il existe réellement
deux infinis
: Dieu et la Nature. Or cela est impossible car si deux
infinis
coexistent, ils se contrarient, donc se limitent
mutuellement, ce qui contredit la définition de l’infini.
Donc Dieu ou la Nature sont la même substance
infinie
et unique.
Dès lors, toute partie
finie de
la Nature,
tout homme en particulier, est déterminée
à exister et à agir par la nécessité
naturelle. Il y a nécessité
en ce qu’il ne peut rien exister
en dehors de la Nature et rien ne peut agir
qu’en vertu des lois de la Nature : “dans
la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont
déterminées par la nécessité de la nature divine”
(Ethique
I, 29). Mais, si l’homme n’est pas une exception dans la Nature,
pourquoi a-t-il un esprit ?
B
- l’esprit est le corps sont deux points de vue sur une même
partie de la Nature.
Spinoza
propose de considérer que “l’esprit
et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous
l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée”
(Ethique,
III, 2). Un attribut,
c’est “ce
que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son
essence”(Ethique,
I, déf.4), c’est un point
de vue
possible par lequel on peut décrire complètement quelque chose
(comme quand on décrit une classe en extension
ou en intension).
Comment appliquer cette dualité d’attributs
à la connaissance des choses de la Nature
? Disons d’abord que toute chose est à la fois passive
et active.
Ce par quoi elle est passive,
c’est sa tendance à subir un certain nombre d’affections
communiquées
de l’extérieur
et qui tendent à la détruire. Mais ce par quoi elle est active,
c’est son effort
(ou
conatus)
qui, de l’intérieur,
lui permet de résister
à toute affection extérieure.
Par là, “chaque
chose s’efforce de persévérer dans son être”(Ethique
III, 6). Autrement dit, une chose n’est jamais complètement
passive,
sinon elle ne viendrait même pas à l’existence,
mais elle n’est jamais non plus complètement active,
sinon elle serait unique
(ce serait
la Nature ou Dieu). Appelons donc un corps
une chose qui peut être décrite à la fois en termes d’intériorité
(activité) et d’extériorité
(passivité). Donc tout corps
est une modification
partielle
de la Nature en relations
causales
avec
d’autres modifications partielles de la Nature.
C’est
pour cela que l’expérience
sensible
que l’on a d’un corps,
c’est son abstraction
ou encore
sa contingence.
Percevoir une goutte d’eau par exemple, c’est se représenter
un corps
isolé qui
aurait pu ne pas être là, et qui n’existait
pas avant que certaines causes
externes (la condensation, par ex.) aient concouru à son apparition,
et qui n’existera
plus lorsque d’autres causes
(l’évaporation, par ex.) l’auront fait disparaître. Or “une
chose n’est dite contingente que par rapport à un manque de
connaissance”(Ethique,
I, 33). C’est-à-dire que le même corps,
au lieu d’être décrit comme une goutte d’eau contingente,
pourrait être décrit, avec d’avantage de connaissance,
comme un phénomène général
qui a lieu nécessairement
quand des molécules d’eau s’agglomèrent sous l’effet de la
pression et de la température. Mais alors, la goutte d’eau n’est
plus l’effet
contingent
d’autres causes
contingentes,
mais devient la conséquence
nécessaire
d’une raison
nécessaire
(la théorie scientifique) portant sur la totalité
des corps en général, sans se soucier des conditions
spatio-temporelles
contingentes,
en ne tenant compte que des conditions logiques
nécessaires.
Il
y a donc deux points
de vue
différents sur les relations
entre parties
finies de
la Nature :
-
le point de vue contingent
de la relation
causale,
nous sentons
alors que
notre propre corps
est affecté par un ou plusieurs autres corps,
cette affection
prenant alors pour nous le nom d’image,
car “il
dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses
comme contingentes”(Ethique,
II, 44)
-
le point de vue nécessaire
de la relation logique,
nous connaissons
alors que notre propre esprit
est affecté par une ou plusieurs idées,
il se fait une représentation
rationnelle d’un
phénomène nécessaire, car “la
nature de la raison est de considérer les choses comme
nécessaires”(-id-).
Il
s’ensuit que que “l’ordre
et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la
connexion des choses”(Ethique,
II, 7) : notre esprit
est affecté de manière nécessaire
par les relations logiques
entre des idées
là où notre corps est affecté de manière contingentes
par des relations causales
avec des corps.
Donc “l’esprit
est l’idée du corps”(Ethique,
II, 11) comme “le
corps est l’objet de l’esprit”(Ethique,
II, 13). Et de même que le corps
a des sens pour percevoir les corps
extérieurs, de même “les
yeux de l’esprit par lesquels il voit et observe les choses, ce
sont les démonstrations elles-mêmes”(Ethique,
V, 23) : l’esprit est affecté par ses démonstrations
(ou raisonnements), de même que le corps est affecté par ses
organes
sensoriels.
Or la connaissance rationnelle n’est-elle pas un instrument de
liberté pour la volonté ?
II - La notion de volonté libre est un préjugé superstitieux.
A
- la liberté humaine ne réside pas dans un décret de la volonté.
On
a tendance à croire que liberté
humaine consiste à faire des choix.
Or si tel est le cas, c’est que l’homme libre ne tient nul compte
de la nécessité
naturelle
s’exprimant par les relations causales.
La liberté
humaine consisterait en un “libre-arbitre,
c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés”(P.A.,
art.152). Le libre-arbitre
interposerait entre les déterminations
causales
de notre corps et nos actes comme effets
de ces déterminations, une transition
sous la forme d’un choix,
c’est-à-dire d’un décret
de la
volonté
: “la
liberté et la volonté ne sont qu’une même chose”(III°Réponses),
c’est une action
de l’esprit
opposable à la passion
du corps
réagissant passivement
aux
circonstances extérieures. C’est pourquoi “c’est
la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la
ressemblance de Dieu”(M.M.,
IV, 9). Etre libre,
c’est avoir une volonté
d’essence divine, alors que le corps
qui, est causalement
dépendant des autres corps, ne peut être libre,
sauf dans le cadre des choix
que lui impose l’esprit.
Or, si le corps
et l’esprit
ne sont que deux points
de vue sur
la même chose, “ni
le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne
peut déterminer le corps au mouvement ou au repos”(Ethique,
III, 2) : le corps et l’esprit ne s’influencent
pas plus que la goutte d’eau n’influence H2O..
Pour faire comprendre cela, Spinoza invente une fiction : supposons
une pierre qui “reçoit
d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de
mouvement et que, l’impulsion venant à cesser, elle continue à se
mouvoir [...] ; ce mouvement est une contrainte [...] parce qu’il
doit être défini par l’impulsion d’une cause extérieure [...]
; concevez maintenant que cette pierre [...] pense et sache qu’elle
fait effort pour se mouvoir [...] ; puisqu’elle a conscience de son
effort [...] elle croira qu’elle est très libre et qu’elle ne
persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut”(Lettre
à Schuller).
Le problème que pose Spinoza est donc le suivant : en quoi le fait
de prendre conscience
d’une détermination causale affectant le corps
peut-il réduire cette détermination ? Comment une activité
de l’esprit
telle que la volonté
est-elle possible si elle correspond à une passivité
de la part du corps
? Car si être libre,
c’est prendre conscience
d’une
contrainte, alors tout choix
consiste à choisir de se résigner
à cette contrainte.
On voit mal alors en quoi consiste la prétendue liberté
du choix.
Et
“ce qui
est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose
singulière”(Lettre
à Schuller),
en particulier du corps
humain. En
effet, “l’homme
soumis aux affections ne dépend pas de lui-même mais de la fortune”
(Ethique,
IV, préf.). Qu’entend-il par là ? D’une manière générale,
“l’effort
par lequel chaque chose s’efforce de persévérer en son être
n’est rien que l’essence de cette chose”
(Ethique,
III, 7) : l’essence,
la nature,
l’être
d’une chose, c’est le conatus,
cette tendance naturelle à s’opposer aux affections
qui
tendent à le détruire. En tant que corps,
l’homme subit perpétuellement l’affection
extérieure
d’autres corps
contre lesquels il lutte de l’intérieur pour persévérer
en son être. Spinoza nomme appétit
le type particulier d’effort
que déploie tout corps
vivant
pour survivre. Et, dans le cas particulier de l’être humain, cet
appétit
s’appelle
désir
c’est-à-dire “l’appétit
accompagné de la conscience de lui-même”
(Ethique,
III, 9). Autrement dit, le désir
est
l’essence
même de l’homme, c’est-à-dire son conatus.
C’est dire qu’il n’y a pas de différence entre le désir
conscient
qui caractérise l’homme et l’effort
(inertie) que fait la pierre pour poursuivre sur sa lancée. L’un
et l’autre sont causalement déterminés
par la nécessité
de compenser la pure passivité
qui détruirait leur être. Mais alors quel est l’avantage du désir
conscient sur l’effort
inconscient ? Spinoza remarque qu’en général “les
hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorent les causes
qui les déterminent”(Lettre
à Schuller)
: l’esprit perçoit l’appétit
du corps pour se conserver, s’en fait une idée
contingente,
c’est-à-dire coupée des idées qui lui sont nécessairement
associées, à savoir les idées des causes
de cet appétit. Résultat : il prend ses appétits
déterminés
pour des volontés
libres. Ainsi “la
volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause
nécessaire”(Ethique,
I, 32) car ce que nous appelons volonté,
n’est que “l’effort
lorsqu’il se rapporte à l’esprit seul”(Ethique,
III, 9). Bref, la volonté,
n’est que le nom de l’effort
de l’homme pour exister, donc l’appétit,
en tant que cet effort est expliqué du point de vue de l’esprit
au lieu de l’être du point de vue du corps.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de liberté possible ?
B
- être libre, au sens strict, c’est être Dieu.
A
cette conception de la liberté
comme illusoire absence de nécessité
ou libre
décret d’une
volonté,
Spinoza objecte : “je
ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans
une libre nécessité”(Lettre
à Schuller)
: la liberté
n’est pas là où on croit la trouver, elle se trouve même à
l’opposé de ce que considère l’opinion supersititieuse.
Plus précisément, “j’appelle
libre une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature
; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et
à agir”(Lettre
à Schuller).
En quoi consiste le fait d’agir selon la seule nécessité
de sa propre nature
? Si Dieu ou la Nature, c’est la même et unique
substance
infinie,
tout arrive en Dieu ou dans la Nature et, du point de vue de ce tout,
ce qui a lieu dérive nécessairement
de son essence
sans pouvoir être contrarié par rien d’autre car rien ne peut
s’opposer à l’existence
du tout. De ce point de vue Dieu est infiniment libre
: il est “cause
de soi, ce dont l’essence enveloppe l’existence”(Ethique,
I, déf.1). C’est pour cela qu’il agit “par
la seule nécessité de sa nature”.
Il est libre
parce que tout ce qui suit de sa nature
(ou
essence)
ne dépend de rien d’autre que lui-même. On objectera que la
liberté
qui
consiste à agir selon la seule nécessité
interne de sa propre essence
est en ce sens une sorte de liberté
totale qui
ne convient qu’à l’être
total que
constitue Dieu, c’est-à-dire la Nature infinie.
Or, un homme, comme n’importe quel corps,
n’est qu’une partie
finie de
la Nature. Bref, si l’homme est réduit à sa seule contingence
biologique,
il ne peut qu’être dépendant
des autres parties
de la Nature, il ne peut qu’être relativement passif
: “nous
sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature
qui ne peut être conçue sans les autres parties”(Ethique,
IV, 2). Et on ne voit pas comment sa volonté,
autrement dit son désir,
pourrait lui permettre de surpasser sa passivité
relative : “la
force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est
limitée, elle est surpassée infiniment par la puissance des causes
extérieures”(Ethique,
IV, 3). Est-ce à dire que la partie finie de la Nature qu’est
l’homme est condamnée à la même passivité que toutes les autres
parties finies ?
III -
la compréhension rend l’homme moins dépendant des affections
naturelles.
A
- la diminution des contraintes passe par la compréhension des
contraintes.
Faire
consister la liberté
dans un libre
décret de
la volonté
est un préjugé superstitieux.
Or “ce
préjugé étant naturel, les hommes ne s’en libèrent pas
aisément”(Lettre
à Schuller).
Il est une tendance naturelle,
car le fait d’ignorer
est générateur de tristesse,
c’est-à-dire d’une affection telle que “l’esprit
passe à une perfection moindre”
(Ethique,
III, 11). A l’inverse, le fait de savoir
entraîne
une joie,
par laquelle on sent que “l’esprit
passe à une perfection plus grande”
(-id-). La joie
et la tristesse
sont “des
affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est
augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces
affections”(Ethique,
III, déf.3). Et comme la joie,
indice d’un surcroît de puissance d’agir
du corps
et de puissance de penser
de l’esprit,
l’emporte sur la tristesse
comme indice de leur affaiblissement, il s’ensuit que “l’esprit
s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la
puissance d’agir du corps”(Ethique,
III, 12) : l’idée
de l’esprit est une image,
“une idée
nous représentant un corps extérieur comme présent”(Ethique,
II, 17). Le fait de forger l’image
d’une chose présente,
donc en interaction
causale avec le corps biologique, permet d’espérer
pouvoir augmenter la puissance
d’agir du corps au moyen de cette chose. Ce qui procure une joie,
certes, mais une joie
éphémère
(plaisir) car l’augmentation de la puissance
d’agir qui s’ensuivra prendra fin lorsque l’interaction
causale
entre le corps biologique et la chose aura cessé. Or “plus
nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une
perfection plus grande, [...] plus nous participons à la nature
divine”(Ethique,
IV, 45) : plus un être éprouvera de joie,
plus augmentera la puissance
de penser
de son esprit et la puissance
d’agir
de son corps, et plus il ressemblera à Dieu.
En
effet, plus un corps
est actif,
plus son esprit
est rationnel,
et plus l’être est libre.
Par exemple dire que Dieu n’existe que par la seule nécessité
de sa nature,
c’est dire que Dieu est infiniment
libre, ou
infiniment
rationnel,
ou infiniment actif.
En effet, Dieu est, par définition, infiniment
actif,
puisque rien ne vient contrarier sa nature. Infiniment actif
du point de vue du corps,
puisqu’il est la totalité infinie des relations
causales
entre ses parties, ou bien infiniment rationnel
du point de vue de l’esprit
puisqu’il
est la totalité infinie des relations
logiques
entre les idées de ses parties. Or, même s’il est vain pour
l’homme de vouloir être infiniment
libre,
actif ou rationnel, il est toujours possible d’être plus
libre, actif ou rationnel. Car “l’esprit
humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et
d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus
grand nombre de façons”
(Ethique,
II, 14). Donc plus notre esprit comprend
d’idées,
plus notre corps comprend
de choses, et plus l’individu est libre
: “plus
nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu”
(Ethique,
V, 24), ce qui suppose :
-
un esprit
composé d’un certain nombre d’idées,
de choses logiques
en
relation de dépendance rationnelle,
qui est capable de comprendre,
c’est-à-dire d’augmenter sa puissance de
penser
-
un corps
composé d’un certain nombre d’objets,
de choses physiques
en
relation de dépendance causale,
qui est capable de comprendre,
c’est-à-dire d’augmenter sa puissance d’agir.
Cela
dit, en quoi consiste concrètement la liberté relative de l’homme
qui comprend ?
B
- la compréhension, c’est la connaissance intellectuelle plus
l’association politique.
Plus
notre esprit comprend
d’idées
rationnellement
liées, plus notre corps comprend
de choses
causalement
liées. Le plus bas degré de la compréhension
sera celui où l’esprit n’a que l’idée contingente
(image)
d’un corps affecté
par une
seule cause extérieure (ex. de la pierre). Le plus haut degré de la
compréhension
sera au contraire celui où l’esprit est capable de comprendre une
infinité d’idées nécessaires
correspondant
à un corps infiniment
actif,
auquel cas l’individu est alors absolument libre.
Ce degré supérieur caractérise Dieu ou la Nature. Entre les deux,
il y a l’homme qui peut augmenter sa liberté,
c’est-à-dire la puissance d’agir
de son
corps ou la puissance de penser
de son esprit. La liberté,
loin d’être le résultat d’une vaine volonté
d’échapper
à la nécessité de la Nature, suppose au contraire une
compréhension
la plus
large possible de cette nécessité comme condition de libération
à l’égard des affections
passivement
subies par le corps : “dans
la mesure où l’esprit comprend toutes les choses comme
nécessaires, il a sur les affections une puissance plus grande,
autrement dit, il est moins passif”(Ethique,
V, 6). Ce qui, encore une fois, suppose le double point de vue de
l’esprit
et du corps.
Du
point de vue du corps,
cela veut dire que je ne suis pas libre
si j’augmente la puissance d’agir de mon corps
en affaiblissant celle d’autrui. Dans ce cas, j’augmente
inutilement
la puissance d’agir de mon corps, car “est
réellement utile ce qui conduit à la société commune des hommes,
autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde ; et
au contraire est nuisible ce qui introduit la discorde”(Ethique,
IV, 40). Donc si je réduis l’objet de mon esprit
à un moi,
ici et maintenant,
excluant par là-même les autres corps,
je me prive d’une coopération qui eût augmenté durablement ma
puissance
d’agir
et je passe à côté de ce qui m’est réellement
utile. Je
suis alors le jouet d’un désir
dont j’ignore la cause,
mais qui me fait imaginer
ce qui pourrait éphémèrement
augmenter
la puissance
d’agir
de mon corps réduit à un objet contingent.
Certes je satisfais un besoin
du corps et corrélativement j’éprouve du plaisir,
mais cette joie
est contingente,
et je n’ai pas durablement
augmenté la puissance
d’agir
de mon corps
biologique. Dès lors, ne prendre en considération que mon corps
biologique abstrait,
c’est signe de d’incompréhension
à l’égard de ce qui m’est réellement
utile, à
savoir la puissance
d’agir du
corps
social
dont je pourrais faire partie et donc, au bout du compte, celle de
mon corps
biologique que
je contribue à rendre plus vulnérable
aux circonstances extérieures. Dès lors, “plus
nous considérons l’homme comme libre, moins il peut s’abstenir
de raisonner et choisir le pire au lieu du meilleur”(T.P.,
II, 7). Et en effet, nul n’est réellement libre
de faire le pire
: “est
libre celui qui est conduit par la raison seule”(Ethique,
IV, 68). Or “la
raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche
ce qui lui est réellement utile”(Ethique,
IV, 18). Dès lors, seule la vertu,
c’est-à-dire le meilleur, est réellement
utile car
“la vertu
est l’effort même pour conserver son être”(Ethique,
IV, 18) : être libre,
être rationnel
ou être
vertueux,
c’est tout un.
C’est
pourquoi, du point de vue de l’esprit,
l’augmentation de la puissance
d’agir
du corps social correspond à une augmentation de la puissance
de penser
de la raison commune. Et c’est cela qui nous est réellement
utile dans
la mesure où “la
vie humaine ne se définit pas par la circulation du sang et les
autres fonctions du règne animal, mais par la raison”(T.P.,
V, 5). C’est pourquoi “le
suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu est de
comprendre les choses rationnellement”(Ethique,
V, 25). Autrement dit, chercher à être plus libre,
c’est chercher, par l’en chaînement rationnel
des idées,
à considérer les choses sous l’angle de la nécessité.
Par là, “nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels”(Ethique,
V, 23) : la joie
ou l’augmentation de la puissance
de penser
qui s’ensuit nous montre ce qu’est l’éternité.
Celle-ci n’a bien entendu rien à voir avec la croyance
superstitieuse
en une âme soi-disant immortelle,
qui est celle des esprits qui imaginent
faute de savoir. L’éternité
n’est rien d’autre que les relations nécessaires
qu’entretiennent les idées
d’un esprit rationnel
car “il
est de la nature de la raison de considérer les choses sous une
certain espèce d’éternité”(Ethique,
II, 44). L’éternité,
c’est l’augmentation
illimitée
de notre puissance de penser
qui est rendue possible par la coopération
entre les hommes et qui aboutit à l’accumulation des connaissances
: “l’homme
est un dieu pour l’homme”(Ethique,
IV, 35). Ce qui explique que l’association politique
des corps
passe nécessairement par l’éducation
comme association des esprits
: “les
hommes ne naissent point membres de la société, mais s’éduquent
à ce rôle”(T.P.,
V, 2). Les hommes naissent physiquement isolés,
ce sont des corps
impuissants à lutter contre le déterminisme
naturel,
sinon en défendant aléatoirement leur vie
biologique.
C’est par l’éducation
qu’ils deviennent aptes à augmenter leur puissance
de penser
en étant des esprits
compris dans une raison
commune,
et corrélativement, d’augmenter leur puissance
d’agir
en étant des corps
compris
dans une société
commune.
Conclusion.
La
liberté ne peut consister en une indépendance de l’esprit à
l’égard du corps car l’esprit n’étant pas réellement
distinct du corps, il ne peut échapper à la nécessité naturelle.
Le corps et l’esprit sont plutôt deux attributs sur la même
chose, tantôt considérée du point de vue physique et contingent,
tantôt du point de vue logique et nécessaire. D’où il suit que
l’esprit ne peut pas dicter au corps une volonté qui n’est
elle-même que l’idée d’une affection nécessaire que la prise
de conscience ne modifie en rien. Dès lors, la liberté n’est pas
l’indépendance à l’égard de la nécessité naturelle, mais au
contraire la conformité à la nécessité d’une nature non
contrariée par la nature des objets extérieurs. Nous augmentons
alors notre liberté par la joie qui accompagne l’augmentation de
la puissance d’agir de notre coprs et corrélativement, de la
puissance de penser de notre esprit. Se libérer relativement du
déterminisme, c’est donc être éduqués à associer politiquement
notre corps à une société commune et intellectuellement notre
esprit à une raison commune.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?