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jeudi 3 février 2000

L'EFFICACITE ECONOMIQUE EST-ELLE COMPATIBLE AVEC LA JUSTICE SOCIALE ?

Le dogme commun à toutes les doctrines libérales en économie est que le welfare state, l’état de bien-être, ne se décrète pas mais se mérite. C’est-à-dire qu’il est inutile, voire contradictoire pour une autorité politique de vouloir déconnecter l’exigence de justice sociale de celle d’efficacité économique. En ce sens que l’efficacité économique est la condition nécessaire et suffisante de l’accroissement des richesses, lequel accroissement des richesses est la condition nécessaire et suffisante d’une volonté généralisée de partage plus équitable de ces richesses. Mais il y a un problème : comment expliquer qu’une entreprise qui réalise des profits substantiels licencie une partie de son personnel, ou en tout cas n’améliore pas substantiellement les conditions de vie de celui-ci ? Comment plus généralement expliquer que l’efficacité économique croissante dans les pays prétendument riches s’accompagne d’un accroissement sans précédent de la misère sociale ? Le lien de causalité entre efficacité économique et justice sociale n’est-il pas un mythe ? Et au delà, l’efficacité économique est-elle seulement compatible avec la justice sociale ? L’enjeu consiste à se demander si le fait de considérer la justice sociale uniquement sous l’aspect de la nécessaire récompense à un effort collectif ne relève pas plus de l’aveuglement superstitieux que de la rigueur scientifique.


I - L’efficacité de l’économie repose sur la maximisation inégalitaire des profits.

A - la mesure de l’efficacité économique se confond avec celle du profit des acteurs.

Comment mesure-t-on l’efficacité d’un système ? Nécessairement en considérant des taux de rendement quantitativement mesurables portant sur des grandeurs jugées significatives, au sens où on mesure l’efficacité d’un système physique en évaluant son rendement, c’est-à-dire le rapport entre par exemple l’énergie primaire fournie au système et l’énergie finalement restituée (thermique ou mécanique). Et si l’on entend par économie, d’une manière très générale, les principes qui sous-tendent les échanges dans une communauté humaine (étymologiquement, depuis Aristote, “gestion des biens domestiques d’une communauté”), l’efficacité économique se mesurera en termes d’un taux de rendement calculé à partir d’un volume d’échanges entre les acteurs économiques.

C’est ce qu’en langage moderne on nomme taux de croissance (à ne pas confondre avec les concepts de progrès qui désigne l’idée d’un mieux-être moral nécessaire, celui de développement qui désigne un changement qualitatif dans les conditions d’existence, celui d’expansion qui désigne un accroissement de courte durée d’une variable significative, celui de productivité qui désigne le rapport entre un volume de production et le nombre d’unités de production impliquées, celui de rentabilité qui désigne le rapport entre la valeur d’une production et le coût des unités de production impliquées). Il s’agit donc à présent de trouver une grandeur significative du volume des échanges entre les hommes qui permette d’établir ce taux de croissance. Il est clair que si les hommes échangeaient directement des biens sous forme de troc, l’évaluation serait impossible. Or, justement, la monnaie, comme élément de rupture du troc, permet de médiatiser les échanges et, par contrecoup, d’en évaluer le volume (à prix constants, c’est-à-dire en supposant invariante la valeur de la monnaie : si Vt1=1000 et Vt2=1100, ΔV=1-[Vt2/Vt1]=0,1 ; mais si Pt1=100 et Pt2=105, ΔV=1-[Vt2/Pt2]:[Vt1/Pt1]=0,048 ; avec V pour “volume d’échange”, P pour “indice des prix” et Δ pour "différentiel").

Donc, pour mesurer l’efficacité économique d’un système, nous voilà contraints d’évaluer des volumes d’échanges par leurs coûts monétaires supposés stables. Mais supposons deux situations où on échange le même produit :
- A a acquis un produit pour 12 unités monétaires, le vend à B pour 10, B vend à C pour 8 et C vend à D pour 6
- A a acquis un produit pour 6 unités, le vend à B pour 8, B vend à C pour 10, C vend à D pour 12.
On ne peut pas se contenter de faire la somme des valeurs échangées, car les deux situations auraient la même valeur totale (36) alors que dans le 1° cas les agents s’appauvrissent tous, dans le 2° ils s’enrichissent tous. Bref, si l’on veut que le coût monétaire soit le reflet d’un volume d’échange, il faut décider de ne prendre en compte que les variations (positives ou négatives) du coût monétaire des échanges, ce qu’on appelle la valeur ajoutée des échanges:
- dans le 1° cas, ΣVa=(10-12)+(8-10)+(6-8)=-6
- dans le 2° cas, ΣVa=(8-6)+(10-8)+(12-10)=6 (avec Va pour "valeurs ajoutées" et Σ pour "somme").
C’est pourquoi le taux de croissance qui sert d’indice d’efficacité économique sera le rapport de la somme des valeurs ajoutées des échanges (ou P.I.B.) en un lieu donné pour une période donnée (en général une région et un an) sur la somme des valeurs ajoutées dans le même lieu pour une autre période.

Mais cela signifie que ce qui sert de base au calcul de l’efficacité économique (la somme des valeurs ajoutées) dépend de l’intention de chaque agent économique de réaliser une plus-value, autrement dit un profit (cf. le 2° cas) dans ses propres échanges commerciaux. Et en effet “ce n’est qu’en vue du profit que [...] chaque individu tâche, le plus qu’il peut, de diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, de sorte que chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société”(Smith, la Richesse des Nations, IV, 2). Bref, si c’est l’intention de profit qui fonde l’indice pertinent de l’efficacité économique, on devra dire qu’une économie est d’autant plus efficace que ses acteurs sont plus guidés par leur seul intérêt égoïste consistant à s’enrichir le plus possible. En quoi cette intention est-elle facteur de justice sociale ?

B - la recherche égoïste du profit entraîne un échange marchand inégalitaire.

Echanger des biens et des services, c’est vendre ou acheter, et “vendre ou acheter, c’est persuader, car une vente non consentie est nulle aux yeux du juge, mais elle l’est aussi aux yeux de l’autre contractant”(Alain, Eléments de Philosophie, VI, 5). Car qu’est-ce qu’un acte de vente (ou d’achat) sinon un acte conclu entre deux co-contractants, c’est-à-dire deux personnes supposées consentantes ? Dans le cas contraire, si l’on présume que le consentement de l’un des co-contractants a été extorqué frauduleusement (par exemple par la menace ou par la violence), l’acte n’a pas de validité juridique (art.1109 et sq. du Code Civil). Mais ce n’est pas tout, car si l’acte commercial est censé être conclu entre deux personnes consentantes, c’est parce qu’il vise la reconnaissance formelle par les deux parties que les objets échangés ont changé de propriétaire : si A vend à B un objet O contre une somme d'argent S, la validité de l’acte repose sur la reconnaissance par A et par B que O n’appartient plus à A mais à B, et que S n’appartient plus à B mais à A. Donc un acte commercial n’est pas un vol, c’est un double changement de propriétaire consenti et reconnu.

Or comment A peut-il simultanément vouloir échanger O contre S et vouloir maximiser son profit sans pour autant voler B ? Il n’y a qu’une solution : comme le dit Alain, persuader B, c’est-à-dire vanter à B les qualités de l’objet O pour en obtenir une somme S si possible supérieure à la vraie valeur V de l’objet. Il s’agit donc pour A de flatter le désir de B pour emporter son consentement sur le fait que S est supérieur à V. Car, si A cherche à exagérer les qualités de O pour le vendre plus cher qu’il ne vaut en réalité, c’est que, en employant des arguments rationnels, on n'aboutirait qu'à la conclusion que la valeur de O est V et non S. C’est pourquoi A ne cherche pas à convaincre rationnellement B mais à le persuader irrationnellement. Autrement dit, si A entend atteindre son double objectif légal d’échange et de maximisation du profit, alors il devra faire appel non à la raison de B, mais à son imagination alimentée et entretenue par ses désirs irrationnels.

De sorte que l’échange marchand est par nature inégalitaire puisqu’il suppose que l’une des deux parties à l’échange, non seulement va légalement s’enrichir, mais aussi va, tout aussi légalement, manipuler l'autre. Plus encore, la partie qui a réalisé le profit possède désormais une somme d’argent supplémentaire (S-V) qu’elle peut virtuellement faire fructifier à l’infini. Ce profit pour A correspond, en revanche, à un manque à gagner pour B qui se retrouve avec un bien qu’il ne pourra plus faire fructifier. Or il est clair que cet effet est cumulatif : plus on fait de profit, plus on peut faire virtuellement fructifier ce profit, et inversement, plus on perd de l’argent, plus on accumule le manque à gagner. D’où le conseil qu’Alain donne à ceux qui réalisent des profits : “contentez-vous d’être riches et renoncez à être juste [car] la justice, c’est l’égalité”(Alain, Eléments de Philosophie, VI, 4). Or il semble en effet que la justice sociale soit précisément autre chose que la simple légalité juridique. Ce que semble supposer la justice sociale, c’est un système d’échanges qui contribue concrètement à redistribuer une partie des profits de manière à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes personnes qui s’enrichissent et les mêmes qui s’appauvrissent, ou encore à compenser les effets socialement inacceptables du fonctionnement libre des mécanismes d’échanges économiques essentiellement inégalitaires. Et ce pour la raison, comme le précise Alain, que “la justice, c’est l’égalité” : c’est-à-dire que sans égalité de droit entre des citoyens qui savent que les inégalités de fait trop criantes vont être compensées par des mécanismes légaux, il n’y a pas de justice sociale. Or, pour quelle raison ceux qui font cumulativement du profit et donc s'enrichissent dans une économie de marché accepteraient-ils des mécanismes compensateurs qui entravent leur enrichissement ?

B - la maximisation du taux de croissance débouche sur la concurrence généralisée.

La notion de "valeur ajoutée", qui va servir de base à la mesure de l’efficacité d’un économique, n’est autre que l’aspect mesurable en termes monétaires de la production de biens ou de services en général. Mais si, en plus, l’idéal de l’efficacité économique doit consister à maximiser l’accroissement de la somme des valeurs ajoutées, alors il est clair qu’une économie efficace sera d’abord une économie marchande mais aussi et par conséquent une économie concurrentielle. Une économie efficace est d’abord une économie marchande, c’est-à-dire préoccupée par l’augmentation quantitative de la valeur des seules marchandises. En effet de quelle valeur peut-il s’agir dès lors qu’elle est censée correspondre à une certaine quantité de monnaie, sinon la valeur d’échange et non pas la valeur d’usage qui elle exprimerait plutôt la qualité d’une satisfaction : Smith dirait qu'il est plus rentable d'échanger des diamants qui n'ont aucune utilité mais une grande valeur d'échange que de l'eau qui a une grande utilité mais qui (sous nos latitudes) n'a que peu de valeur d'échange. Car le but de la production “n’est plus tel produit spécifique ayant des rapports particuliers avec tel ou tel besoin des individus, c’est l’argent”(Marx, Ebauche ...). La finalité du produit, bien ou service, n’est pas la consommation au moyen de l’échange sur un marché contre de la monnaie, c’est le contraire : la finalité du produit est d’être échangé contre de la monnaie, via l’incitation à la consommation. Le produit (but) prend alors le nom de marchandise (moyen) et la monnaie (moyen) s’appelle désormais capital (but). Il s’ensuit que seule la production marchande est valorisée dans une économie efficace, et les autres formes de productions sont systématiquement dévalorisées, voire méprisées : la production domestique de biens ou de services destinés à être directement consommés par le producteur ou troqués contre d’autres biens ou services ; la production collective de biens et de services (routes, éducation, ...) qui sont destinés à être utilisés sans transaction monétaire sur un marché par ce qu’on appelle justement des usagers. Bref, à l'aune du critère "valeur ajoutée", une économie efficace est une économie dans laquelle les seules productions significatives sont des marchandises et les seuls instruments pertinents d’évaluation sont les instruments financiers (le capital) : économie de marché, économie efficace et économie capitaliste sont alors synonymes, comme le sont aussi monnaie stable et unique et instrument fiable de mesure de l’efficacité économique (cf. les avatars de l'Euro dans le cadre de la construction Européenne).

Or une économie dont le système d’évaluation ne s’intéresse qu’à l’accroissement des performances marchandes en termes financiers est nécessairement une économie concurrentielle. La course à la maximisation de la valeur d’échange des marchandises, va déboucher sur une concurrence entre capitalistes d’abord, mais par contre-coup, entre travailleurs et capitalistes, enfin entre travailleurs eux-mêmes.

En effet, si la performance d’un système économique se mesure à l’accroissement de la somme des valeurs ajoutées, alors la valeur ajoutée, comme différence entre la valeur d’échange d’une marchandise produite et le coût de fabrication de cette marchandise (ou entre la valeur d’échange de la marchandise vendue et la valeur d’échange des biens et des services achetés pour produire la marchandise) est d’autant plus élevée que les salaires sont plus faibles. Car la course à la performance marchande engendre une course à la productivité, c’est-à-dire à l’accroissement du rapport du volume de la production à la quantité de facteurs de production engagés dans la production. Or, l'un de ces facteurs de production, c'est le travailleur employé. Il en résulte que le capitaliste, c’est-à-dire le propriétaire du capital va tendre naturellement à minimiser ses coûts salariaux en tant que coûts de production afin de rendre ses produits compétitifs sur le marché, dans le but final de maximiser son profit.

Mais la concurrence entre capitalistes pour la course aux débouchés économiques et la concurrence entre capitaliste et travailleur (la maximisation du profit de l'un, c'est la minimisation du salaire de l'autre) introduit, en outre, une concurrence entre les travailleurs eux-mêmes puisque “sous sa forme machine, le moyen de production devient immédiatement le concurrent du travailleur”(Marx, le Capital, I). En effet, l’obsession de la performance marchande, en tant qu’elle induit une concurrence entre les marchandises offertes sur le marché et donc incite à une productivité optimale des facteurs de production, tend à substituer le capital au travail, notamment, comme le dit Marx, sous forme de machines, plus performantes, à coût égal, que le travail humain. Il s’ensuit un volant incompressible de demandeurs d’emploi qui constitue “l’armée de réserve industrielle qui pèse sur l’armée active pour en réfréner les prétentions salariales”(-id-). Donc la concurrence s’étend aux travailleurs qui, lorsqu’ils sont candidats à un emploi, ont tendance à se contenter de conditions de rémunérations plus modestes par peur de se voir préférer d’autres candidats moins gourmands. Bref, on aboutit à une situation de division sociale en fonction des intérêts divergents des uns et des autres. Or en quoi une telle situation peut-elle engendrer autre chose que l’affrontement et donc, in fine,  de l’injustice ?


II - Les libéraux sont de mauvaise foi en croyant que l’efficacité économique peut se passer de justice sociale.

A - la libre concurrence économique suppose l’intervention d’une “main invisible”.

Il semblerait en effet qu’un système d’échange dont la norme d’efficacité est l’enrichissement personnel et égoïste soit source de conflits qui, à terme, devraient rendre ce système invivable : soit directement si les conflits sociaux dégénèrent, transformant le marché en champ de bataille, soit indirectement en rendant les acteurs perdants de plus en plus méfiants à l’égard des mécanismes spontanés du marché. En fait, comme le remarque Smith “l’intention de chaque individu n’est pas de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société, il ne pense qu’à son propre gain [mais] en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions”(la Richesse des Nations, IV, 2). Autrement dit, là où la recherche égoïste du maximum de profit devrait faire entrer chacun en conflit avec tous, là où la concurrence économique devrait se transformer en guerre de tous contre tous (bellum omnia contra omnes, comme dirait Hobbes), en réalité il se trouve que chacun est utile à tous. Comment expliquer ce mystère ?

Le problème que pose Smith est connu aujourd’hui sous l’appellation de "dilemme du prisonnier" (prisoner's dilemma, Luce et Raiffa, Games and Decisions) dont les principes rationnels sont les suivants :
- chacun recherche son plus grand intérêt
- or chacun sait que le plus grand intérêt de chacun pourrait être réalisé si chacun coopère à long terme, c’est-à-dire renonce durablement à la concurrence pure et parfaite
- mais chacun craint d’être seul à coopérer, c’est-à-dire à renoncer à la concurrence, et donc de perdre à court terme des profits substantiels sans aucune contrepartie à long terme
- donc chacun préfère ne prendre aucun risque et renonce finalement à la coopération à long terme pour se replier sur la concurrence à court terme.

Concrètement, chacun sait très bien qu’il faut renoncer à s’en remettre aux seuls mécanismes de la concurrence sous peine que les perdants ne puissent plus payer ou bien se révoltent. De plus, un système de concurrence pure et parfaite est auto-destructeur en ce qu’il débouche sur des conflits d’intérêts qui, à terme, ne peuvent être réglés que par le recours à la violence (ex. de l’Allemagne nazie et de la recherche du Lebensraum, de “l’espace vital”). Chacun sait donc très bien qu’il faut un système de mécanismes sociaux qui compense les effets désastreux que pourraient avoir sur certains le fait de s’appauvrir durablement. Bref, chacun sait très bien que le principe de libre concurrence doit être limité, à la fois en fixant des règles d’encadrement des prix, et en instituant des prélèvements obligatoires sur les profits afin de les redistribuer. Malgré cela, chacun préfère consciemment réaliser son profit à court terme car nul ne peut être certain de la coopération d’autrui sur le long terme. Et pourtant, la catastrophe redoutée et théorisée par le "dilemme du prisonnier" ne se produit pas, bien au contraire, tout se passe en fait comme si une bonne dose de coopération compensait les méfaits de la concurrence. Bref, tout se passe comme si l’efficacité économique s’accompagnait en fait d’une certaine dose de justice sociale qui empêche la concurrence de devenir guerre.

Or il est clair que la justice, qui est le fruit d’une coopération politique, n’est pas une conséquence de l’efficacité qui, elle, est engendrée par la concurrence économique. Il faut donc admettre que ce qui rend possible l’efficacité économique, c’est l’acceptation implicite par les acteurs économiques d’une certaine régulation des marchés. Celle-ci doit faire intervenir dans une logique économique de maximisation des profits, des préoccupations de justice sociale qui tempèrent la logique économique. Comme le dit Amartya Sen “même si l’on n’intègre pas les buts d’autrui dans ses propres buts, la reconnaissance de l’interdépendance peut suggérer le respect de certaines règles de comportement qui n’ont pas nécessairement de valeur intrinsèque, mais qui ont une grande importance instrumentale”(Ethique et Economie). Ainsi, il est tout-à-fait possible que la “main invisible” dont parle Smith ne soit rien d’autre qu’un ensemble de principes moraux qui rendent possible le cynisme économique. Quels peuvent donc être de tels principes ?

B - les principes a priori de justice sociale sont les conditions de possibilité de l’efficacité économique.

L’explication classique de la “main invisible” par la tradition économique libérale consiste à dire qu’il existe un état de nature réel “qui est celui d’une parfaite liberté d’agir, de disposer de sa personne et de ses propriétés dans les limites de la loi naturelle”(Second Traité du Gouvernement, §84). Ce que dit Locke, c’est que l’existence de l’homme est régie par une loi naturelle qui le pousse à subsister et donc à se procurer par son travail les moyens de sa subsistance : “le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles”(-id- §28). Autrement dit le fait de transformer, si peu que ce soit, par mon travail, les choses indistinctes de la nature me donne le droit de les considérer comme miennes. Or, comme naturellement il doit se produire des affrontements personnels entre les intentions d’appropriation des uns et des autres, il devient nécessaire de se doter “d’une loi commune ainsi que d’une magistrature à qui faire appel pour trancher les controverses”(-id- §87). Bref, l’homme commencerait par accumuler de la richesse par son comportement naturellement avide et, à un certain moment critique, se donnerait des lois pour tempérer ce comportement. Dit d’une autre manière, l’homme serait naturellement dans un état de concurrence économique, ce n’est que lorsque cette concurrence est devenue insupportable qu’il passerait à l’état de coopération politique qui lui donne l’occasion d’élaborer des règles de justice sociale.

Le défaut de cette argumentation est que l’état économique dans lequel l’homme jouit d’une absolue liberté de s’enrichir ne précède pas réellement l’état politique dans lequel il instaure des règles de justice. C’est même exactement le contraire car, les affrontements physiques ne débouchent sur une solution négociée que dans les sociétés humaines, non pas dans les sociétés animales. Il faut donc admettre que, si les hommes ont cette faculté de régler leurs différends par le recours au droit plutôt qu’à la seule force physique, c’est parce que l’état politique comme ensemble de devoirs précède toujours l’état économique réel. De sorte que, comme le montre Rawls, la libre concurrence économique ne peut durablement s’exercer que dans le cadre de principes a priori avec lesquels les citoyens sont nécessairement d’accord. Quelles sont donc ces règles ?

Rawls fait remarquer d’abord que “les partenaires sont situés derrière un voile d’ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la base des seules considérations universelles”(Théorie de la Justice, §24). Ce qui signifie que les exigences sociales de tout acteur de la vie politique et économique découlent du fait que personne ne sait jamais exactement ce qui va lui arriver dans la vie, de sorte que chacun souhaite un système de garanties de base universelles pour le cas où lui-même devrait en bénéficier un jour. Et le “voile d’ignorance” n’est rien d’autre que la somme des incertitudes concernant l’avenir de tout homme en général.

Ensuite, toujours en vertu de cette incertitude qui pèse sur l'avenir de chacun, chacun va exiger que “chaque personne ait un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(-id- §11). Autrement des principes a priori doivent garantir une égalité des droits, c’est-à-dire un ensemble de libertés de base qui soient telles que le résultat de l’activité économique ne soit pas une diminution de ces libertés pour certains et un accroissement pour d’autres. Cela dit, puisque l’activité économique réelle s’accompagne inévitablement d’inégalités de fait, celles-ci “doivent être organisées de façon à ce que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous”(-id-). Bref, l’efficacité économique du système de libre concurrence est conditionné par le respect de deux principes moraux : que les perdants dans le jeu économique soient indemnisés par des prélèvements sociaux effectués sur les profits des gagnants (ex. des banques qui prêtent aux pays pauvres de l’argent pour que ceux-ci remboursent l’argent qu’ils leur doivent déjà !) ; que tout le système social soit basé sur l’égalité des chances de façon à ce que nul n’ait de bonne raison de mettre ne doute l’efficacité du système de libre concurrence dans la mesure où chacun aurait a priori les mêmes chances de réussite ou d’échec.

Il faut donc traiter l’efficacité économique comme n’importe quelle situation de réussite dans un jeu ou dans un sport donné : c’est parce qu’il y a des règles du jeu que l’on peut gagner ou perdre, soit en les respectant si cela suffit pour gagner, soit, éventuellement en les contournant et en trichant si cela ne suffit pas. De sorte que le gain est toujours légitime, car même s’il est irrégulier, au nom de l’égalité des chances, après tout, “tout le monde n’a qu’à en faire autant”. Les règles de justice sociale ont donc pour effet paradoxal de libérer les acteurs économiques de tout scrupule moral, ce qui accroît évidemment leur efficacité en termes de désir d'enrichissement. Mais, en feignant de croire que c’est le seul jeu de la libre concurrence débarrassée des interventions compensatrices de l’Etat qui fait l’efficacité de ce système, les libéraux sont de mauvaise foi puisqu’ils ne font que se dissimuler les véritables raisons de cette efficacité : à savoir l’existence de règles de justice sociale supposant une intervention compensatrice de l’Etat. Finalement, ce qu'on appelle "justice sociale", n'est-ce pas l'ensemble de ces règles compensatrices qui perpétuent en les justifiant les mécanismes concurrentiels et donc inégalitaires de l'efficacité économique ?


III - Est juste ce qui rationalise a posteriori ce système de concurrence généralisée.


A - la notion de justice est déterminée a posteriori et non pas a priori. 

Si l’efficacité économique consiste en une maximisation des performances marchandes des acteurs économiques, performances mesurées en termes de valeurs ajoutées sur le marché, alors il s’ensuit une concurrence généralisée. Or une telle concurrence ne peut se limiter au strict domaine économique mais s’étend aussi à tous les aspects de l’existence sociale de l’individu. Car “ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience”(Marx, Critique de l’Economie Politique). Ce qui signifie que l’existence consciente des hommes dépend directement du réseau de rapports sociaux à l’intérieur duquel chaque individu prend conscience de ce qu’il fait et porte un jugement de valeur sur ce qu’il fait. En effet, “c’est uniquement par la conscience que la personnalité [...] devient soucieuse et comptable des actions passées”(Locke, Essay ..., II, xxvii, 26), c’est-à-dire que l’individu devenu personne juridique et morale est capable de se sentir concerné par ce qui se dit à son sujet. Tout cela suppose le primat des conditions matérielles d’existence (que Marx appelle "infrastructures") sur lesquelles viennent se greffer les institutions morales et juridiques ("superstructures") dont la fonction est de rationaliser les rapports, comme on l'a vu, toujours potentiellement conflictuels entre agents économiques préoccupés par la seule maximisation de leur profit individuel. C’est en ce sens que “l’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées”(Critique de l’Economie Politique).

Mais si les relations entre les acteurs de l’activité productive sont, afin de maximiser le taux de croissance de la somme des valeurs ajoutées, des relations de concurrence généralisée, alors on aboutit à un paradoxe : c’est que le tissu social qui résulte de telles infrastructures est en lambeaux et n’est plus donc à proprement parler un tissu. Chacun est pour chacun un concurrent avéré ou potentiel, et, dans le cas le plus simple, celui de l'économie capitaliste, deux classes sociales se font face dont les intérêts sont inconciliables (les travailleurs et les capitalistes). “La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence et, de même que dans le règne animal, c’est la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes”(le Capital, I). Ce qui est intéressant ici c’est que Marx cite Hobbes, lequel fait remarquer que cette situation de concurrence pure et parfaite à la fois pour se procurer sa subsistance vitale (rivalité), pour la conserver (méfiance) et, si nécessaire, pour se défendre (fierté) caractérise l’état de nature, c’est-à-dire l’absence de superstructures sociales. De là l'idée que l’homme est naturellement égoïste, individualiste, agressif, etc. Ce qu’on oublie de dire, c’est que, réduit à l’état de nature par une concurrence sans limite, l’individu essaie tout bonnement de survivre et non pas, comme disait Aristote, de vivre bien, de vivre le mieux possible. Et de même qu’on ne dira pas (sauf métaphoriquement) d’un être vivant qui fait effort pour survivre qu’il est injuste, de même, dans “la guerre de chacun contre chacun [...] rien ne peut être injuste [...] là où il n’est pas de loi, il n’est pas d’injustice”(Hobbes, Léviathan, xiii). Or la loi commune est incompatible avec la situation d’atomisation des individus dans une situation de concurrence pure et parfaite. Donc il n’y a aucun sens à parler de l'injustice d'une situation de concurrence pure et parfaite qui transforme les hommes en animaux préoccupés par leur seule survie. C’est une situation de fait, voilà tout. C’est la situation dans laquelle “manger, boire, procréer, etc [...] sont transformées en fins ultimes et ne sont plus que des fonctions animales”Marx, (Manuscrits de 1844).

Sauf que, contrairement au signal animal qui ne manifeste que le plaisir ou la douleur, “le langage humain existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible et par suite le juste et l’injuste”(Aristote, Politique, I, 1253a). Ce qui veut dire que le fait de posséder un langage rend l’homme apte à émettre des jugements de valeur sur sa situation, fût-elle animale. Or il va de soi que les conditions d’existence déterminées par la course à l’efficacité économique ne peuvent, sur le long terme, être jugées injustes. Sinon cela voudrait dire qu’il y a une règle qui les juge telles et alors on ne comprendrait plus comment de telles conditions aient pu perdurer sans s’accompagner de désordres sociaux majeurs. Mais alors, puisque c’est la règle humaine, inscrite dans le langage, qui fait le juste ou l’injuste, et qu’on imagine mal une infrastructure économique inégalitaire scier la branche sur laquelle elle est assise en émettant des normes qui entraveraient son propre fonctionnement, on doit admettre que la loi doit nécessairement considérer ce qui découle de la situation de concurrence inter-individuelle généralisée comme juste. Il appartient donc à la loi juridique de justifier a posteriori, c’est-à-dire de rationaliser idéologiquement l’efficacité économique pour la faire apparaître comme juste. Comment s’y prend donc la loi pour transformer un état de fait (c’est ainsi) en état de droit (c’est juste) ? 

B - ce qui est juste est ce qui correspond à l’idéologie des droits de l’homme. 

On pourrait croire que la rationalisation ou encore la justification a posteriori des conditions sociales engendrées par l’obsession de l’efficacité économique n’est qu’une version moderne de loi de la jungle, autrement dit de la loi du plus fort : “ce que la nature enseigne chez toutes les espèces animales et dans toutes les Cités, c’est que le plus fort domine le moins fort [...] voilà ce qui est juste”(Platon, Gorgias, 483c). Les plus forts étant, dans un système économique tourné vers la performance marchande, les capitalistes, c’est-à-dire les propriétaires des capitaux propres à produire une marchandise donnée, et après échange marchand, ceux à qui appartient la décision de répartir la valeur ajoutée (profits, salaires, intérêts obligataires, amortissements, impôts, taxes, prélèvements sociaux, etc.). On pourrait donc croire que la justice d'un système économique performant soit simplement imposée par la force même des capitalistes. Mais cette approche est très naïve car “sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause [...] sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement”(Rousseau, du Contrat Social, I, 3). Ce qui signifierait pour les capitalistes qu’ils imposent leur notion de justice uniquement parce qu’ils se savent les plus forts, mais qu’ils reconnaissent en même temps et tacitement la relativité et la fragilité de leur supériorité qui pourrait tout aussi bien changer de sens si par hasard des travailleurs devenaient les plus forts. Bref, cela impliquerait que le plus fort accepterait de bonne grâce de n’être plus le plus fort le cas échéant.

Donc, si la constatation du droit “ceci doit être considéré comme juste” avait le même sens que la constatation du fait “c’est ainsi mais ça pourrait être autrement”, elle serait contre-productive pour les plus forts car une domination dont les moins forts reconnaissent la nécessité est toujours plus stable et plus solide qu'une domination dont les moins forts soupçonnent la contingence. Il faut donc plutôt admettre que “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(-id-). Donc, puisque l’homme dominé par la situation matérielle qui lui est faite reste tout de même un homme pourvu de langage et donc de la possibilité d'en faire un usage conscient, il faut le conditionner à jouer des jeux de langage où il est encouragé à dire et à penser que la force qui le domine est nécessairement juste et que la soumission à cette force est nécessairement un bien. Bref, il s’agit de faire passer l’aspect a posteriori culturel et contingent du triomphe de l’économie capitaliste dans la catégorie supérieure de l’a priori naturel et nécessaire : “en disant que les rapports actuels de la production capitaliste sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développe la production conformément aux lois de la nature”(Marx, Misère de la Philosophie).

Or il n’est pas, aujourd’hui, un seul système politique fondé sur les exigences de l’économie marchande qui ne se réclame, de près ou de loin, de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dont l’article 1 proclame queles hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Et en effet,la transformation de l’argent en capital exige que le possesseur d’argent trouve sur le marché un travailleur libre”(Marx, le Capital, I) : contrairement à l’économie antique ou féodale qui considèrent explicitement le travailleur comme un esclave privé de liberté, il est essentiel à l’économie capitaliste de considérer le travailleur comme libre de ses actes et de ses pensées. Dans le cas contraire, le fait pour le capitaliste de tirer un profit privé de l’activité laborieuse du travailleur (en minimisant les salaires pour maximiser les profits par exemple) serait considéré comme de l’exploitation et ne susciterait pas l’adhésion majoritaire des travailleurs. Tandis qu’en présentant la situation comme la conséquence d’un contrat entre le travailleur et son employeur, d’une part on interdit au travailleur de se poser en victime devant un tribunal puisque “le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose”(Code Civil, art.1101) ; d’autre part, on fait du travailleur l’égal en droit de l’employeur puisque la libre conclusion de ce contrat est la conséquence logique d’un soi-disant calcul d’intérêt dont l’un et l’autre sont également co-responsables en ce qu’il maximisent tous les deux leurs utilités finales, c’est pourquoi “il n’y a point de consentement valable si le consentement n’a éta donné que par erreur ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol”(Code Civil, art. 1109). Bref, l’idéologie de la liberté et de l’égalité civiles est destinée à assurer un consensus majoritaire autour de l'idée que c'est tout à fait librement et avec fair play que les dominés et les exploités consentent à leur domination et à leur exploitation.

De même, s’agissant de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme qui proclame que “les droits naturels et imprescriptibles de l’homme [sont] la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression”, il est facile de montrer en quoi il participe au processus de rationalisation de ce qui constitue précisément les conditions d’existence humaine dans une économie capitaliste tournée vers la performance marchande : outre la liberté, la naturalisation et la sacralisation de la propriété rend licite toute acquisition onéreuse (ceux qui n'ont qu'un salaire de misère pour vivre sont mis sur le même plan que ceux qui font des profits fabuleux !) ; enfin les notions très ambiguës de sûreté et de résistance à l’oppression permettent de réprimer toute révolte qui irait à l’encontre des intérêts économiques des capitalistes (ex. du démontage du McDonald de Millau) ou au contraire d’intervenir militairement pour soutenir une révolte contre ceux qui mettraient en doute la supériorité du système capitaliste et de ses superstructures politiques (ex. de l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie). On doit donc admettre que rien, absolument rien, dans la notion d’efficacité économique en général (abstraction faite des exceptions qui justement sont là pour confirmer la règle) n’est injuste, c’est-à-dire contraire à l'idéologie des Droits de l’Homme. D’ailleurs, pour convaincre les hésitants, il est rappelé que “la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique [...] instituée pour l’avantage de tous”(D.D.H.C., art.12). Bref, comme le dit Pascal “ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste”(Pensées, B298). Dès lors, l'optimisme libéral est pleinement justifié : “les riches ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, [...] ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent : ils sont conduits par une main invisible [...] et ainsi, sans le vouloir, sans le savoir, ils servent les intérêts de la société”(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, IV, 2). La "main invisible", le "miracle économique", c'est que l’intérêt général apparaît bien comme la somme algébrique des intérêts particuliers évalués à l'aune de leur profitabilité, l’efficacité économique globale comme équivalente à la juste satisfaction des intérêts égoïstes de chacun. Et comme celle-ci consiste en “une vie de plus en plus confortable pour [des] gens [qui] ne peuvent pas imaginer un univers [...] qualitativement différent”(l’Homme Unidimensionnel, II), alors l’effet de l’efficacité économique, le progrès technologique, conditionne les individus au point de leur confisquer le pouvoir de penser autrement, en particulier celui de penser autrement le problème de la justice sociale, c’est-à-dire de la justice liée à l’efficacité économique.


Conclusion.

Nous avons donc pu voir que l’efficacité économique se confond avec l’espérance des profits réalisés par les acteurs économiques d’une communauté donnée à une époque donnée. De telle sorte que l’exigence d’enrichissement personnel et égoïste conduit à traiter autrui comme un pur concurrent commercial à éliminer plutôt qu’un partenaire avec qui coopérer dans le cadre d’une société juste où règnerait une égalité de fait. Pourtant, comme le montre Smith, la compétition économique ne débouche pas nécessairement sur un affrontement physique entre les gagnants et les perdants, preuve que les uns et les autres semblent guidés par une “main invisible”. La raison en est que le respect des principes de justice sociale n’est pas dicté a priori par le besoin de maintenir l’ordre social, mais au contraire par la nécessité d’établir a posteriori des règles efficaces qui rationalisent au coup par coup les péripéties du jeu économique. Ces règles de "justice sociale", sacralisées dans la notion de "droit de l'homme", sont donc paradoxalement les conditions de possibilité de l’efficacité économique fondée sur une soi-disant libre concurrence.

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