Dans le Cid (Acte I, sc.6), Rodrigue est partagé entre son
devoir filial qui le pousse à venger son père et donc à tuer la père de
Chimène, et son amour pour Chimène qui le pousse au contraire à épargner le père
de Chimène. La raison morale lui commande d'agir, sa passion amoureuse de
s'abstenir d'agir. La raison et la passion s'opposent ici diamétralement.
Pourtant on sait que ce conflit se résoudra par l'arbitrage du sentiment
d'honneur qui, apparemment, dépasse le conflit raison-passion, mais qui, en
réalité, privilégie la raison universelle contre la passion particulière. Le problème est donc de savoir s'il y a réellement
incompatibilité entre l'agitation désordonnée de chaque sentiment passionnel particulier
et le calme absolument ordonné d'une faculté universelle de raisonner. L'enjeu
est anthropologique : si on admet que tout homme est, à des degrés
divers, un mélange de passion et de raison, on doit en effet se demander
quelles sont les contributions respectives de l'une et de l'autre dans la motivation à
agir.
Nous verrons donc :
- que la passion contrarie la raison comme une maladie de l'âme
contrarie la santé de l'âme
- de sorte que la raison n'est une motivation pour le désir
qu'autant que la passion s'est retirée de l'âme
- car l'impression sensible causée par la passion motive
toujours mieux que celle causée par la raison.
I - LA PASSION CONTRARIE LA RAISON COMME LA MALADIE CONTRARIE LA
SANTE.
A - La passion est une maladie de l'âme.
Si l'on fait l'étymologie du mot "passion", on
trouve dans la racine grecque le verbe paskhô, c'est-à-dire "je subis", d'où
dérive le nom pathos, c'est-à-dire "affection", dans le sens d'une modification
d'état normal qui n'est que subie, non volontaire. Cela suppose qu'il existe donc un
état normal ou un état naturel des choses qui sert de référence pour évaluer
les changements qui se produisent dans la chose soumise à modifications. Cet état de référence se définit comme état d'équilibre
entre les forces
internes à la chose et les pressions externes qui s'exercent sur
elle. Par exemple, l'état normal d'une goutte d'eau est défini à partir de
l'équilibre physique des forces de Van der Waals qui lui donnent son aspect
caractéristique de goutte d'eau. Pour autant, si l'équilibre naturel est rompu, ce
sera pour un autre équilibre naturel. Le déséquilibre sera donc là une
transition et non un état durable. Pour un système simplement physique, il ne
peut pas exister d'état durable de déséquilibre.
Il ne peut exister de déséquilibre durable que chez les êtres
vivants. Leur état naturel se confondant avec la vie, tout déséquilibre va
donc en constituer une menace et cette menace peut fort bien être durable,
voire définitive dans la mort. Lorsque le déséquilibre est durable, on
parle alors de maladie. Tout corps vivant, végétal ou animal, est donc
susceptible d'être perturbé par la maladie. Il y a donc maladie d'un organisme vivant
lorsque son état d'équilibre naturel menace d'être définitivement rompu par
la mort, c'est-à-dire la disparition de l'organisme. Pourtant on ne parlera de
passion que chez l'homme.
C'est que l'homme est le seul être naturel disposant à la
fois d'un corps et d'une âme. Dès lors, parler de la passion, c'est donc
parler d'un déséquilibre durable dans l'état normal de l'âme. Parler de
passion c'est donc admettre que l'âme humaine peut, tout comme son corps, être
victime d'une maladie, c'est-à-dire de subir un état durable au cours duquel son
existence naturelle de substance spirituelle est menacée. Mais en quoi
consiste exactement cette maladie de l'âme ?
B - Cette maladie est une contrariété pour la raison.
Si l'on admet, comme les Stoïciens, que l'homme est un composé
d'âme et de corps, on est contraint d'admettre aussi qu'il existe une
différence substantielle entre le corps et l'âme. Si le corps est une substance matérielle et corruptible, l'âme se définira nécessairement comme
une substance immatérielle et immuable. Mais si l'âme est immatérielle et immuable, alors on doit
admettre aussi qu'elle ressemble à la nature. Car en effet la nature est
précisément ce qui, dans une chose quelconque, n'appartient pas à la matière et n'est
pas corruptible, par définition. Cela revient à dire que l'âme partage
avec la nature ses qualités d'immatérialité et d'immuabilité. C'est
pourquoi nous pouvons parler de la nature éternelle d'une chose. Parler de la
nature d'une chose, c'est dire ni plus ni moins que l'âme humaine, par l'exercice
de la parole et de la raison, peut connaître la nature des choses. Si
l'âme humaine peut prétendre connaître la nature des choses, c'est précisément
parce qu'elle ressemble à la nature, parce qu'elle a de l'affinité avec elle.
C'est pourquoi Sénèque, dans sa Lettre à Lucilius (LXVI) dit
la chose suivante : "Qu'est-ce donc que la raison ? L'imitation de la
nature. Et qu'est-ce que le souverain bien pour l'homme ? Se conformer aux
volontés de la nature." Autrement dit, la santé de l'âme consiste à être en
accord avec la nature, c'est-à-dire à être rationnelle. Par contraste, le fait
pour l'âme d'être passionnée manifeste le refus de la nature, autrement dit la
négation de la nature rationnelle de l'âme. Donc, si l'on considère la passion et la raison comme deux
états antagonistes de l'âme humaine, l'un étant un état de maladie,
l'autre un état de santé, on conclura nécessairement avec Zénon de Cittium (cité
par Cicéron dans la IV° Tusculane) : "La passion est un ébranlement de
l'âme opposé à la droite raison et contre nature." Mais cette opposition en termes
médicaux reste un peu théorique. Qu'en est-il d'un point de vue pratique ?
Passion et raison sont-elles ou non exclusives lorsqu'il faut agir ?
II - LA RAISON COMME MOTIVATION A AGIR DOIT ATTENDRE LE RETRAIT DE LA
PASSION.
A - La passion, contrairement à la raison, motive directement
le désir.
Les animaux n'agissent pas. Ils se bornent à avoir un
comportement instinctif. Or l'homme, même s'il se comporte instinctivement à
l'aube de sa vie, au moment où la fragilité de son corps exige que toute
l'énergie vitale lui soit consacrée, est très vite capable non plus de se comporter
mais d'agir, c'est-à-dire de se représenter un but à atteindre.
Autrement dit, il est capable de se motiver, c'est-à-dire de se représenter quelque
chose qui va être ensuite objet de désir.
Kant dit dans son Anthropologie du point de vue Pragmatique
(§73) : "Le désir est l'autodétermination du pouvoir d'un sujet par la
représentation d'un fait futur qui serait l'effet de ce pouvoir." Dire que A désire
B revient donc à dire que A se représente B de telle manière que A va agir en
fonction de B. Mais qu'est-ce qui fait que A se représente B plutôt que C,
autrement dit qu'est-ce qui motive A à désirer B ? Deux types de motivations sont possibles :
- ou bien je me détermine à agir en me représentant
matériellement un objet sensible, en sorte que cette représentation est suffisamment
séduisante pour faire comme si ce n'était pas la représentation mentale mais
l'objet lui-même qui causait un comportement instinctif
- ou bien je me détermine à agir en me représentant
formellement un objet intelligible, en sorte que cette représentation est
suffisamment convaincante pour me faire vouloir librement l'objet que je me
représente.
On constate donc qu'il y a en l'homme deux manières
antagonistes de se motiver : soit le désir est causé par une représentation sensible,
soit il est librement consenti après représentation intelligible. A la première
manière, Kant donne le nom de passion, à la seconde de raison. Ces deux
sources de motivations coexistent nécessairement dans l'esprit de l'homme dans
la mesure même où il est capable de se représenter des objets même si
ceux-ci sont absents.
Mais une telle coexistence n'a rien de pacifique puisque si la
passion est une motivation matérielle et la raison une motivation seulement
formelle, il y a nécessairement plus dans la matière que dans la forme.
Autant dire que la passion, en conflit avec la raison, est sûre de l'emporter. Kant
constate donc dans le §73 : "Etre soumis aux passions /.../ est toujours
une maladie de l'âme puisque /cela/ exclut la maîtrise de la raison." Mais
alors, demandera-t-on, pourquoi y a-t-il un tel antagonisme netre passion et raison ?
B - La passion est une ruse de la nature sur le chemin de la
raison.
Si l'on admet que l'homme est un composé d'âme et de corps,
alors, nous dit Kant, on doit admettre aussi une double destination pour l'être
humain :
- une destination empirique dans la mesure où son corps est
soumis à la causalité physique qui affecte ses organes, en particulier
sensoriels, et qui le détermine à désirer des objets sensibles par la passion
- une destination supra-sensible dans la mesure où son âme
n'est soumise à rien mais est capable d'une finalité libre, c'est-à-dire de
déterminations qui ne sont pas motivées par un intérêt sensible mais par la pure
loi de la raison.
Or, ajoute Kant, si la nature de l'homme est duale, si la
nature a doté l'homme de cette double destination, c'est que, non seulement il n'y
a pas incompatibilité entre destination empirique et destination
supra-sensible, mais que, plus probablement, il y a nécessaire complémentarité
entre les deux. C'est ainsi que la passion comme manifestation de l'intérêt
empirique de l'homme, doit s'accorder avec la raison comme expression de son
intérêt supra-sensible. Ainsi, Kant dit (au §75) : "La sagesse de la nature a
enraciné en nous cette disposition qui doit tenir les rênes provisoirement en
attendant que la raison soit parvenue au degré de force qui convient." Il y a
donc un plan caché de la nature, une finalité absolue qui fait converger les
phénomènes sans qu'on sache jamais vers quoi. On doit donc supposer un accord
final de la passion et de la raison, c'est-à-dire en fait une soumission finale
de la passion à la raison. En effet, l'accord final ne peut être réalisé qu'au profit
de la raison et d'une destination supra-sensible de l'homme. Car s'il ne
s'agissait que de privilégier sa destination sensible, son maintien en vie, le
corps se suffirait largement et l'âme avec sa faculté de raisonner serait
inutile. C'est pourquoi, dit Kant, "l'homme est la seule créature qui
doive être éduquée" (Réflexions sur l'Education, intro.). Tout le travail
de l'éducation va donc consister à désintéresser l'âme de la matière sensible
de la passion afin de l'intéresser petit à petit à la forme intelligible de la
raison pure. Car seule celle-ci pourra déterminer l'être humain à agir
librement.
Donc si l'on considère la raison comme faculté supra-sensible
de désirer, étant donné qu'aucun homme n'est raisonnable dès la naissance, la
passion est l'étape sensible obligatoire dans la formation de la volonté
raisonnable. Oui mais, reconnaître que le règne de la raison comme faculté d'agir
librement n'est possible qu'après le retrait de la passion, n'est-ce pas
reconnaître implicitement la prédominance pratique de la raison ?
III - L'IMPRESSION SENSIBLE DE LA PASSION MOTIVE MIEUX QUE CELLE DE
LA RAISON.
A - La raison n'est qu'une passion affaiblie.
Les points de vue précédents présupposent tous une dualité
irréductible : l'âme est posée comme une substance séparée du corps et possède
à ce titre une nature particulière immatérielle et immuable. De sorte que,
dans toute ontologie dualiste, la passion manifeste l'ordre corporel tandis que
la raison manifeste l'ordre spirituel. Mais alors l'opposition entre passion
et raison est présupposée puisque leurs natures sont différentes. Que se
passerait-il si l'âme n'était qu'une émanation du corps ?
Supposons qu'il n'y ait rien dans l'esprit qui ne soit au
préalable passé par les sens (nihil in intellectu quod non fuerit prius in sensu).
Supposons donc que mon âme ne soit pas une substance séparée du corps mais
seulement la collection de mes états mentaux, c'est-à-dire de mes impressions
sensorielles
actuelles, des traces que celles-ci ont laissé dans mon esprit et
des associations qui se sont faites dans mon esprit. Dans le Traité de la Nature Humaine, Hume considère que les
traces laissées dans mon esprit par mes impressions passées (ce qu'il
appelle "impressions de réflexion") sont de deux sortes :
- celles qui sont faibles et qu'il nomme raisons (attrait du
bien, rejet du mal, approbation ou désapprobation des autres) en ce qu'elles
n'ont pour effet sensible qu'une simple attirance ou répulsion intellectuelle
- celles qui sont puissantes et qu'il nomme passions en ce
qu'elles sont propres à exciter un mouvement immédiat d'attirance ou de
répulsion.
On constate alors deux choses :
- d'abord passions et raisons sont toutes des impressions de
réflexion, autrement dit des états d'âmes causés mécaniquement par des
impressions passées, comme une sorte d'écho dont la plus ou moins grande
vivacité déterminerait la capacité ou l'incapacité à faire agir
- ensuite et par conséquent, on n'est plus là dans un schéma d'opposition statique entre la raison unique et immuable d'une part,
les passions multiples et variables d'autre part, mais plutôt dans un
schéma de variation continue depuis l'absence d'effet corporel jusqu'à la
réaction violente et immédiate.
Mais alors dans quelle mesure passion et raison peuvent-elles
encore se combattre ?
B - La raison ne peut faire obstacle à la passion comme motif
d'action.
Dans le Traité de la Nature Humaine (L.II, part.III,
sect.III), Hume montre qu'il est absurde de prétendre que la raison est capable de
se soumettre la passion et ce, pour deux raisons : d'abord parce que la
raison ne peut jamais être à elle seule un motif d'action, ensuite parce que
la raison ne peut s'opposer à la passion pour diriger la volonté.
Ce qui nous fait agir, dit Hume, "c'est la perspective de
la souffrance ou du plaisir qui éveille l'aversion ou la propension à l'égard
d'un objet." En effet, c'est en tant que les objets nous affectent ou sont
susceptibles de nous affecter, que nous mettons éventuellement en route un
raisonnement qui va faire usage de raisons et d'associations d'idées dans le but de nous représenter l'objet en question. Il est donc clair que le but du
raisonnement est de produire une impression de réflexion suffisamment forte pour
nous persuader ou nous dissuader d'agir. Autrement dit, le but du
raisonnement est de susciter en nous une passion. Mais si la raison ne peut pas, par elle-même nous motiver à
agir, elle ne pourra pas non plus, bien entendu, faire obstacle à l'influence
de la passion sur la volonté. Hume souligne que "rien ne peut
s'opposer à l'impulsion d'une passion ou la retarder, si ce n'est une impulsion contraire." Autrement dit, si seules les passions constituent
des motifs pour agir, alors seules des passions pourront éventuellement faire
barrage à des passions, en aucun cas la raison, par hypothèse trop calme pour
cela.
Le combat de la raison et de la passion est absurde
précisément en ce que la puissance de la passion, et donc l'immédiateté de son effet
sur le corps, provient de ce qu'elle se donne comme existence brute,
c'est-à-dire comme une impression de réflexion qui ne prétend pas représenter
le moindre objet extérieur à soi. Quand j'ai faim ou soif, je suis sous
l'emprise de la passion parce que ni la faim, ni la soif, ne fournissent d'image
mentale du moindre objet, sinon de mon propre corps affamé ou assoiffé. A
l'inverse, une raison est toujours un certain rapport à quelque chose d'extérieur
à soi, chose qui, étant représentée, se trouve ipso facto mise à
distance de soi. Autrement dit la passion motive immédiatement l'action parce
qu'elle ne met aucune distance ni d'espace, ni de temps, entre soi-même et son
intention. C'est pour cela que Hume dit de la raison comme impression réflexive
faible "qu'elle ne peut qu'être l'esclave des passions",
c'est-à-dire au service des impressions réflexives puissantes.
CONCLUSION.
Dans la mesure où l'âme humaine est une substance distincte
du corps, alors elle partage avec la nature son caractère éternel et immuable
de sorte que toutes les affections qu'elle va subir seront des passions qui
vont contrarier la raison, c'est-à-dire des maladies qui vont contrarier
sa santé. Mais on doit remarquer que, dès qu'il faut agir, la passion
qui motive matériellement le désir est plus efficace que la raison qui ne le
motive que formellement, de sorte que l'âme humaine doit être éduquée pour
que sa tendance naturelle à désirer par passion devienne une nécessité
culturelle de désirer par raison.
Donc il faut se rendre à cette évidence que l'impression que
provoque la passion sur notre esprit est nécessairement une motivation plus
puissante que celle de la raison, de telle sorte que, à moins que l'éducation
soit capable d'abolir les passions, la raison est condamnée à leur servir
d'auxiliaires pratiques.
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