lundi 14 octobre 2024

EST-CE AINSI QUE LES HOMMES VIVENT (ET MEURENT) ?

Dès 1945, Hannah Arendt prophétise l'avenir du sionisme.

"[Le sionisme est] un nationalisme inspiré de l’Allemagne, [qui] soutient qu’une nation est un corps organique éternel, le produit de la croissance naturelle et inévitable de qualités inhérentes et [qui] explique les peuples non pas en termes d’organisations politiques mais de personnalités biologiques supra-humaines, [...] un chauvinisme raciste [qui] ne diffère pas d’autres théories de la race des maîtres [...].

[Dans un foyer national juif] "les Juifs “victorieux” vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur auto-défense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire [...].

L’unanimité de l’opinion est un phénomène très inquiétant, caractéristique de notre âge moderne. Elle détruit la vie sociale et la vie personnelle, qui sont fondées sur le fait que nous sommes différents par nature et par nos convictions […] l’unanimité de masse n’est pas le résultat d’un accord, mais l’expression du fanatisme et de l’hystérie"(Hannah Arendt, Zionism Reconsidered (1), août 1945).

dimanche 13 octobre 2024

SUBSTANCE, SUBSISTANCE, SUBSTRAT, SUBSTANTIF - I - MÉTAPHYSIQUE.

Le dictionnaire philosophique Lalande définit la substance comme ce qu'il y de permanent dans les choses qui changent : l'arbre a perdu ses feuilles, quelques-unes de ses branches mais, au fond, il reste le même arbre ; mon quartier a vu surgir de nouveaux bâtiments, de nouveaux commerces amis, au fond, il demeure le même quartier ; quant à moi-même, depuis ma conception, j'ai grandi, grossi, vieilli, etc. mais, au fond, je suis réputé toujours le même. Il semble donc évident qu'il y a, "au fond" de tout changement, une réalité homogène et permanente qui, elle, ne change pas, qui est immuable et incorruptible, un "même" qui résiste vaillamment aux assauts de l'"autre". Cependant, moi, par exemple, en quoi suis-je toujours le "même" puisque, à l'instar du bateau de Thésée, la totalité de mon matériau biologique se renouvelle en moyenne tous les 7 à 10 ans ? Et ce qui vaut pour moi ne pourrait-il pas s'étendre à toute réalité ? Se pourrait-il alors que toute permanence ne fût qu'illusion et que, comme le disait déjà Héraclite d'Éphèse (VI° siècle a.e.c.), "rien n'est permanent [πάντα ῥεῖ], sauf le changement. Seul le changement est éternel"(Héraclite, Fragments, 142). Et nous pouvons faire, quant à l'homogénéité dans l'espace, le raisonnement que nous avons fait pour la permanence dans le temps : qu'est-ce qui fait que moi, cet arbre, ce quartier, cette communauté soyons considérés comme "un" alors que nous sommes manifestement composés de substrats divers et variés. Se pourrait-il que, comme le soulignait Hume, "nous feign[i]ons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité pour aboutir aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6) ? Pour autant, il y doit bien y avoir en tout phénomène quelque chose qui, à défaut d'être homogène et permanent, soit néanmoins, à quelque degré, subsistant, faute de quoi, comment le localiserait-on, comment l'identifierait-on, comment le reconnaîtrait-on ? Et, au-delà, si tout n'est qu'apparition ou illusion, que reste-t-il de la réalité puisque, précisément, la réalité est censée être ce qui résiste à l'illusion ? Nous allons voir que c'est pour contourner ce genre de mise en abîme vertigineuse que s'est constituée une onto-théologie, la métaphysique, qui s'est donné pour mission d'imposer la notion fondamentale de substance comme une nécessité. Pourtant, en quelque vingt-cinq siècles d'existence, la métaphysique n'a jamais réussi à convaincre les sotériologies indienne ou chinoise d'une telle nécessité. On peut même dire que le riche débat qui a toujours eu lieu entre le brahmanisme et le bouddhisme à propos des notions de "soi" (âtman) et de permanence (nitya) prouve le caractère non-universel de la notion de substance. Mais, ce qui est beaucoup plus surprenant, c'est encore dans le développement de l'épistémologie occidentale depuis la fin du XIX° siècle que la notion de substance s'est révélée n'être qu'une illusion, certes nécessaire, mais une illusion tout de même.

samedi 15 juin 2024

THERMODYNAMIQUE DES CONFLITS : I - ENTROPIE ET ATTRACTION.

 

L'un des paradoxes de la civilisation occidentale, c'est sa dissociation entre, d'une part un idéal intellectuel de luxe, de calme et de volupté, et, d'autre part, une histoire toute faite de misère, de chaos et de violence. On dira sans doute avec raison qu'il ne faut pas chercher plus loin la consubstantialité de l'Occident global avec la théologie monothéiste qui prend acte de l'indépassable conflictualité d'ici-bas tout en proclamant néanmoins un irénisme compatible seulement avec quelque improbable au-delà de la corporéité. Pourtant, la plupart des civilisations n'ont jamais cultivé cette sorte de schizophrénie et se sont, au contraire, trouvées très à leur aise avec une pensée structurée par des cosmogonies dans le cadre desquelles les puissances supérieures de l'univers se livrent perpétuellement un combat sans merci1. Ce qui, d'ailleurs, est aussi pressenti par l'un des courants de la pensée grecque présocratique qui admet que "le conflit est le père de toutes choses, le souverain de toutes choses, qui fait apparaître les uns comme des dieux, les autres comme des hommes, qui fait les uns libres et les autres esclaves [πόλεµος πάντων µὲν πατήρ ἐστι, πάντων δὲ βασιλεύς, καὶ τοὺς µὲν θεοὺς ἔδειξε τοὺς δὲ ἀνθρώπους, τοὺς µὲν δούλους ἐποίησε τοὺς δὲ ἐλευθέρους]"(Héraclite, Fragments, 53). Nous allons essayer de montrer que la science occidentale moderne, tout particulièrement la thermodynamique, tourne le dos à l'optimisme métaphysique et s'accorde pleinement avec la pensée héraclitéenne du conflit comme matrice universelle. Puis nous tirerons quelques conséquences pratiques, notamment écologiques et géo-politiques, de la thermodynamique des conflits.

dimanche 14 avril 2024

LA FÉCONDITÉ DU VIDE.

  (Ceci est le résumé d'une communication que j'ai faite le dimanche 7 avril 2024 au Plan d'Aups dans le cadre d'un stage organisé par l'Institut de Yoga. Cette communication reprend en le condensant notre article Vide, Néant, Absence, Chaos, Dsiponibilité).


Qui n'a pas entendu dire que "la nature a horreur du vide" ? Certes, une telle affirmation est souvent, aujourd'hui, lancée en forme de boutade, sur le mode métaphorique, voire ironique. Du coup, on ne se rend pas compte de ce qu'elle a de profondément sérieux en ce qu'elle a longtemps été (et demeure sans doute encore aujourd'hui) un dogme de la métaphysique occidentale. Depuis sa naissance en effet quelque part en Attique quelque six siècles avant l'ère commune, la métaphysique n'a eu de cesse de se revendiquer comme une pensée de l'Être plein, éternel, immuable et intelligible. Du coup, s'est trouvé rejeté dans le non-Être, c'est-à-dire, au mieux l'illusion, au pire le néant, l'inconcevable, le non-pensable tout ce qui a trait au changement, au mouvement ou au hasard, notamment les notions de temps et de vide. Au point qu'il faudra attendre le début du vingtième siècle pour que, progressivement, la pensée occidentale s'émancipe suffisamment de la métaphysique pour reconnaître non seulement la réalité du vide, mais aussi sa fécondité tout à la fois pragmatique, ontologique et éthique, rejoignant ainsi des intuitions que certaines sagesses traditionnelles expriment depuis plusieurs millénaires.

dimanche 18 février 2024

DIRE ET MONTRER : LE "MYSTICISME" DE WITTGENSTEIN.

Je me propose, dans cet article, de clarifier la relation que Wittgenstein établit, dès le Tractatus, entre les verbes "dire" et "montrer" et, ce faisant, d'essayer de dissiper la confusion qui, alimentée notamment par un contre-sens total à propos de la formule qui clôt cet ouvrage ("Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen [à propos de ce dont on ne peut rien dire, il faut se taire]"), a fait attribuer à son auteur un "mysticisme" assimilé à tort à un mutisme.