dimanche 13 octobre 2024

SUBSTANCE, SUBSISTANCE, SUBSTRAT, SUBSTANTIF - I - MÉTAPHYSIQUE.

Le dictionnaire philosophique Lalande définit la substance comme ce qu'il y de permanent dans les choses qui changent : l'arbre a perdu ses feuilles, quelques-unes de ses branches mais, au fond, il reste le même arbre ; mon quartier a vu surgir de nouveaux bâtiments, de nouveaux commerces amis, au fond, il demeure le même quartier ; quant à moi-même, depuis ma conception, j'ai grandi, grossi, vieilli, etc. mais, au fond, je suis réputé toujours le même. Il semble donc évident qu'il y a, "au fond" de tout changement, une réalité homogène et permanente qui, elle, ne change pas, qui est immuable et incorruptible, un "même" qui résiste vaillamment aux assauts de l'"autre". Cependant, moi, par exemple, en quoi suis-je toujours le "même" puisque, à l'instar du bateau de Thésée, la totalité de mon matériau biologique se renouvelle en moyenne tous les 7 à 10 ans ? Et ce qui vaut pour moi ne pourrait-il pas s'étendre à toute réalité ? Se pourrait-il alors que toute permanence ne fût qu'illusion et que, comme le disait déjà Héraclite d'Éphèse (VI° siècle a.e.c.), "rien n'est permanent [πάντα ῥεῖ], sauf le changement. Seul le changement est éternel"(Héraclite, Fragments, 142). Et nous pouvons faire, quant à l'homogénéité dans l'espace, le raisonnement que nous avons fait pour la permanence dans le temps : qu'est-ce qui fait que moi, cet arbre, ce quartier, cette communauté soyons considérés comme "un" alors que nous sommes manifestement composés de substrats divers et variés. Se pourrait-il que, comme le soulignait Hume, "nous feign[i]ons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité pour aboutir aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6) ? Pour autant, il y doit bien y avoir en tout phénomène quelque chose qui, à défaut d'être homogène et permanent, soit néanmoins, à quelque degré, subsistant, faute de quoi, comment le localiserait-on, comment l'identifierait-on, comment le reconnaîtrait-on ? Et, au-delà, si tout n'est qu'apparition ou illusion, que reste-t-il de la réalité puisque, précisément, la réalité est censée être ce qui résiste à l'illusion ? Nous allons voir que c'est pour contourner ce genre de mise en abîme vertigineuse que s'est constituée une onto-théologie, la métaphysique, qui s'est donné pour mission d'imposer la notion fondamentale de substance comme une nécessité. Pourtant, en quelque vingt-cinq siècles d'existence, la métaphysique n'a jamais réussi à convaincre les sotériologies indienne ou chinoise d'une telle nécessité. On peut même dire que le riche débat qui a toujours eu lieu entre le brahmanisme et le bouddhisme à propos des notions de "soi" (âtman) et de permanence (nitya) prouve le caractère non-universel de la notion de substance. Mais, ce qui est beaucoup plus surprenant, c'est encore dans le développement de l'épistémologie occidentale depuis la fin du XIX° siècle que la notion de substance s'est révélée n'être qu'une illusion, certes nécessaire, mais une illusion tout de même.

Toutes les sagesses de l'humanité ont pour point de départ le constat de la souffrance humaine. Toutes aussi attribuent cette souffrance à l'attachement dans laquelle se complaisent les hommes à poursuivre de vaines chimères, au fait qu'ils préfèrent se bercer d'illusions plutôt que d'ouvrir les yeux sur la réalité. Toutes enfin proposent, avec des degrés de raffinement et de difficulté divers, des moyens pour tenter de résoudre ce problème. Or l'une de ces sagesses, qu'on a fini, assez tardivement, par nommer "métaphysique" en est un parfait exemple. Elle naît quelque part en Attique au V° siècle a.e.c. dans un contexte qui se caractérise d'une part par des guerres incessantes que se livrent entre elles les Cités grecques (guerre du Péloponnèse, guerre de Corinthe, etc.), d'autre part par le fait que la Cité dominante, Athènes, est une démocratie directe qui s'avère être un régime politique dont l'institution fondamentale est le débat contradictoire permanent en place publique (l'Agora) sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire, liant ainsi la Cité aux ambitions des maîtres du discours que sont les rhéteurs et les sophistes. Pour ces deux raisons, la situation géo-politique de la Grèce au sens large et d'Athènes en particulier1 est foncièrement instable comme le montre le fait qu'elle dégénère périodiquement en tyrannie. Tel est donc le problème crucial que, selon la légende, un certain Socrate2 se propose originellement de résoudre : comment donner aux Grecs le goût de la stabilité, de la permanence et leur faire détester cet éphémère manifestement facteur de destruction ?

C'est sur ce terreau socio-historique que va naître une longue tradition fondée sur le culte de la seule permanence, c'est-à-dire de l'essence, de la substance, de l'identité et, corrélativement, sur la détestation de l'impermanence sous les figures de l'existence sensible, de l'accident, de la multiplicité. Cette tradition, soit-disant inaugurée par Socrate, sera (tardivement) baptisée "métaphysique3". Cependant, bien avant l'invention de ce terme, il existe en Grèce, dès le VI° siècle a.e.c., un courant de pensée (les Éléates4) qui s'intéresse aux principes fondamentaux qui, selon eux, gouvernent toutes les choses de la nature et que Socrate (du moins le Socrate que Platon met en scène dans ses "dialogues") va trouver, en quelque sorte prêt à l'emploi. Bergson n'a donc pas tort de dire que "la métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). En effet, les Éléates professent que, là où le vulgaire croit qu'il y a du mouvement et du changement, pour le sage rien ne bouge et rien ne change. Bien que n'étant pas aussi caricaturaux, Socrate, Platon et, surtout, Aristote vont néanmoins leur emboîter le pas conformément à la préoccupation première des Éléates, à savoir l'opposition conceptuelle entre "être" et "non-être5". Aristote est néanmoins le premier, en Grèce, à avoir analysé sérieusement les tenants et aboutissants d'une telle opposition et les avoir analysés avec nuance. L'un de ses angles d'attaque favoris consiste à penser la réalité en termes d'une dichotomie entre, d'une part, la simplicité de ce qui est, à savoir la substance6 (οὐσία) dotée à la fois d'homogénéité spatiale et de permanence temporelle, d'autre part, la complexité de ce qui n'est pas, à savoir les accidents7 (σῠμβεβηκότα) manifestant à la fois hétérogénéité spatiale et impermanence temporelle. L'interrogation sur la nature de la substantialité comme principe fondamental des choses est donc, d'emblée, ontique dans le sens où elle porte sur la dichotomie radical de l'être (τὸ ὄν) versus le non-être. Plus précisément, tout ce qui "est" et qui, pour cette raison, peut être subsumé sous l'unité permanente d'une substance est réputé posséder une "essence8" simple tandis que, par contraste, participe de l'"existence9" toute irrémédiable multiplicité impermanente vouée pour cela à la multiplicité des accidents : "être, c'est être uni, c'est être un ; n'être pas, c'est ne pas être uni, c'est être multiple"(Aristote, Métaphysique, Θ10, 1051b12-13). Être, c'est donc être simple, UN, et le multiple n'EST pas puisqu'il n'est pas homogène mais hétérogène10 : il se borne à exister. Cette simplicité comme unité et permanence de la substance tend d'ailleurs vers une limite qui est celle de l'unité dans l'espace ou de la permanence dans le temps conjointes à l'unicité11 spatio-temporelle, à savoir la notion d'identité12  : "l'identité [τὸ τί ἦν εἶναι] de chaque être est ce qu'il est dit être par soi […]. Ainsi, la véritable énonciation de l'identité de chaque être, est celle qui s'exprime dans la nature de l'être défini"(Aristote, Métaphysique, Z4, 1029b ; 1029b). Par là, Aristote sur-détermine les notions ontiques d'essence-identité-substantialité en leur adjoignant la notion épistémique (ἡ ἐπιστήμη, "la connaissance") de définition comme condition d'intelligibilité de la substance appréhendée au moyen d'un critère d'identification au motif qu'"il y a seulement identité des choses dont l'énonciation est une définition"(Aristote, Métaphysique, Z4, 1030a7). Dès lors, connaître adéquatement une chose, c'est l'identifier, et l'identifier, c'est la définir, c'est-à-dire montrer en quoi elle est non seulement "UN x tel que …" mais "LE x tel que ...". Or, pour définir complètement une essence-substance, encore faut-il pouvoir en prédiquer des accidents, ce qui est une preuve irréfutable de substantialité car "si l'on dit que tout est accident, il n'y aura plus de sujet premier des accidents, tant il est vrai que l'accident signifie toujours le prédicat d'un sujet. La prédication devra donc nécessairement aller à l'infini"(Aristote, Métaphysique, Γ4, 1007a33). En gros, il veut dire que, s'il n'existait pas un noyau substantiel en toute chose, on ne pourrait jamais en parler et, a fortiori, en connaître parce qu'alors il faudrait évoquer tous ses accidents, lesquels, par hypothèse, seraient en quantité infinie car infiniment changeants. Donc, si l'on peut parler adéquatement de toute chose c'est que, d'une part il y a de la substance ontique, et, d'autre part, il existe un correspondant épistémique de la substance, à savoir le sujet (ὑποκείμενον)13 comme support langagier des prédicats (κατηγορήματα), eux-mêmes correspondants épistémiques des accidents ontiques (σῠμβεβηκότα). Du coup, connaître, c'est, dans un premier temps, évoquer la substance en en montrant l'identité et l'éternité au moyen d'une définition du sujet, et, dans un second temps, évoquer quelques-uns des prédicats du sujet14.


Notons toutefois que la notion de vérité (ἀλήθεια) n'est pas enrégimentée par Aristote sous la bannière de la permanence puisqu'"accident se dit de ce qui appartient à un être et peut en être affirmé avec vérité mais n'est pourtant ni nécessaire, ni constant"(Aristote, Métaphysique, A30, 1025a). Est vraie, en effet, une affirmation qui reflète l'état des choses, autrement dit qui prédique d'une substance permanente des accidents impermanents mais néanmoins "réels" en ce qu'ils sont bien unis par et dans ladite substance. En ce sens, "les énoncés vrais sont semblables aux choses"(Aristote, de l'Interprétation, ix, 19a), ce qui suggère d'une part l'existence d'une vérité de l'impermanence, d'autre part la faculté de l'esprit humain à refléter cette vérité à travers le langage. En redoublant implicitement son ontologie d'une épistémologie (ἡ ἐπιστήμη, la connaissance), Aristote se démarque donc par là des strictes origines éléatiques de la métaphysique pour laquelle c'est l'impermanence même du langage, le renoncement à l'ineffabilité de l'"être", qui est porteur d'illusion15. Il reste qu'à partir d'Aristote, l'argument classique des métaphysiciens en faveur de l'homogénéité et de la permanence de la substance, est donc le suivant : il faut bien qu'il y ait quelque chose d'homogène et de permanent pour recevoir la diversité et l'impermanence inhérente à tout changement empiriquement constaté dans la nature. Donc, à partir d'Aristote, l'illusion n'est pas qu'il y ait du changement dans l'espace (mouvement) ou dans le temps (génération et corruption), mais que TOUT change ainsi que nos sens auraient tendance à nous le faire croire. La permanence temporelle est donc, au même titre que l'homogénéité spatiale, une exigence logique, autrement dit de la raison ou du langage16. En tout cas, dire qu'une chose est connaissable, c'est entre autres choses, dire qu'on peut prédiquer des accidents divers et impermanents d'un sujet un et permanent. Ce qui nous intéresse pour le moment, c'est la structure logique de cet argument : 1) il doit y avoir de la permanence (sinon ... etc.) donc 2) il y a logiquement de la permanence. Et c'est cette "permanence" (per manens, "ce qui demeure à travers") qui, nous l'avons vu, va être baptisée "substance" (sub stans, "ce qui se tient dessous"), "sujet" (sub jectum, "jeté dessous"), "essence" (essentia, "ce qui est"), etc. autant de termes qui connotent le fondement ultime de la réalité intelligible au-delà ou en-deçà de la pseudo-réalité empirique toujours réputée illusoire. La structure <<"p est logique" implique "p est réel">>, le passage immédiat de la rationalité logique à la réalité physique, est, en effet, caractéristique du mode d'inférence syllogistique de la pensée métaphysique classique en ce qu'elle n'admet pas de hiatus entre la structure d'un raisonnement et celle de la réalité. En effet, "lsyllogisme [συλλογισμός]17 est un discours [λόγος] dans lequel, certaines choses [du domaine du langage] étant posées, une chose [d'un domaine extérieur au langage] distincte de celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement"(Aristote, Premiers Analytiques, 24b). Voilà bien un dogme de la métaphysique classique : l'adæquatio rei et intellectus par laquelle, comme le dira Hegel, tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel. De là, les fameuses lois de la pensée implicitement conçues par analogie avec les prescriptions de la loi civile : de ce que je dois payer mes impôts (c'est écrit dans mon avis d'imposition), il suit que je paie mes impôts. Or l'analogie n'est nullement justifiée. Deux exemples suffiront à le montrer : de ce qu'un cercle se définit logiquement comme une ligne dont tous les points sont équidistants d'un même point central, il ne s'ensuit pas qu'il y ait des cercles dans la nature ; de ce que Stevenson trace une carte géographique très précise de l'"Île au Trésor", il ne s'ensuit pas qu'il y ait une Île au Trésor ailleurs que dans l'imaginaire de l'auteur et de ses lecteurs. Allons plus loin : si l'argument <<"p est logique" implique "p est réel">> est un pur sophisme, c'est parce que sa structure réelle est <<"p est nécessaire à mon argumentation langagière" implique "p est réel">>. Bref, l'adæquatio rei et intellectus est, en réalité, une adæquatio rei et linguæ, ce qui est soit tautologique si on veut dire que le langage a pour fonction de découper pragmatiquement le réel, soit contradictoire si l'on veut dire que le langage est le reflet du réel (cf. exemples ci-dessus). Bref, l'argument "la permanence est une nécessité langagière pour notre justification du monde donc il y a de la permanence" n'a aucun sens. Il ne dit rien du tout sur l'état du monde, il évoque plutôt au moyen du langage une perplexité à propos du monde, ou, comme le disait le linguiste Alfred Korzybski, il confond la carte et le territoire. En d'autres termes, l'argument est purement rhétorique, ad hoc. Ce qui fait un peu désordre quand on se rappelle que la métaphysique se revendique d'emblée comme un antidote au pouvoir délétère de la rhétorique et de la sophistique. Ce colosse métaphysique aux pieds d'argile de la soi-disant rationalité de la permanence va donc devoir, si possible, être étayé en amont de la rationalité du discours.

C'est d'ailleurs Aristote lui-même qui va relever le défi en disant que sa propre théorie de la substance ne pouvait tenir lieu de dernier mot sur la question mais qu'il devait nécessairement y avoir en amont de celle-ci, d'une part une rigueur langagière qui serait en quelque sorte au-dessus de tout soupçon de sophistique ou de rhétorique, d'autre part, moyennant une telle rigueur, une théorie plus fondamentale, une sorte de philosophie première : "comme il y a quelque chose de supérieur aux êtres physiques [et les discours sont des êtres physiques] c'est à celui qui traite de l'universel et de la substance première [τοῦ καθόλου καὶ τοῦ περὶ τὴν πρώτην οὐσίαν θεωρητικοῦ] qu'il appartiendra aussi d'étudier ce quelque chose [et qui sera nommée] la philosophie première"(Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b). Et c'est cette "philosophie première" qui fait précisément l'objet de l'ouvrage intitulé Métaphysique et qui sera ultérieurement dénommée par métonymie "métaphysique". Las, l'argument est toujours le même, car, si la tâche d'une "philosophie première" consiste à établir qu'il doit nécessairement y avoir, sous peine de régression à l'infini et donc d'imprédicabilité, une origine absolue, inconditionnée, à toute substance, c'est encore et toujours de confusion entre la carte et le territoire qu'il s'agit.  Toujours est-il que l'on passe subrepticement d'une nécessité logique de la permanence à la nécessité logique de l'origine de la permanence : "le changement premier c'est le mouvement de translation, et le premier des mouvements de translation c'est le mouvement circulaire. Or, l'être qui imprime ce mouvement, c'est le moteur immobile [ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ]. Le moteur immobile est donc un être nécessaire"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1072 a). Or, ce "premier moteur immobile", Aristote l'appelle aussi "dieu" (ὁ θεὸς). Raison pour laquelle la "philosophie première" à laquelle Aristote fait allusion complète le discours sur l'être, l'ontologie, par un discours sur l'être premier, la théologie18. Dieu est désormais, pour la théologie, LA substance simple, homogène et permanente, qui se trouve être la garantie absolue de toute autre homogénéité et de toute autre permanence qui se trouve en quelque sorte dérivée d'elle19. De cette garantie divine finale deux conséquences majeures s'ensuivent. D'une part, il en est résulté une cosmologie (ultérieurement perfectionnée par Ptolémée) comme synthèse paradigmatique de toute la métaphysique aristotélicienne puisqu'on y trouve une hiérarchie des êtres qui va de la perfection ultime de la fixité d'un ciel comme lieu de la substantialité inconditionnée à la corruption d'un monde sub-lunaire réputé le siège ultime du tumulte et des accidents20. Plus précisément, le système cosmologique circulaire et géocentré d'Aristote et de Ptolémée va vite être considéré comme le témoignage empirique de la réalité métaphysique de la permanence absolue. Le κόσμος (littéralement, "ordre, décor", tout comme "mundus" en latin) y est constitué de 55 sphères concentriques, la première, dite "des étoiles fixes" étant réputée ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ, "le premier moteur non mû", autrement dit ὁ θεὸς, "Dieu", et la dernière, la plus éloignée de la divine substantialité-unité-permanence et par conséquent la plus dégradée, la Terre comme lieu privilégié des accidents. Et, d'autre part, il en est résulté l'idée que "l'intelligence arrive à se penser elle-même, en se saisissant intimement de l'intelligible ; elle devient intelligible, en se touchant elle-même, et en se pensant, de telle sorte que l'intelligence et l'intelligible se confondent. […] Par conséquent, ce que l'intelligence semble avoir de divin appartient plus particulièrement encore à ce principe ; et la contemplation est ce qu'il y a, dans l'intelligence, de plus parfait et de plus relevé"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1072 b). Et comme "l'intelligence en soi s'adresse à ce qui est en soi le meilleur et que l'intelligence la plus parfaite s'adresse à ce qu'il y a de plus parfait"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1072 b), naturellement, la contemplation parfaite est celle qui se tourne vers Dieu21. Raison pour laquelle l'existence humaine parfaite est, pour la métaphysique, βίος θεωρητικός, "vie contemplative"22. Nous voici donc arrivés au terme ultime de la démonstration métaphysique de la nécessité de la substance unie et permanente. Aristote résume ainsi cette démonstration : "ce qui précède suffit pour démontrer l'existence d'une substance éternelle, immobile, séparée de tous les autres êtres que nos sens peuvent percevoir. Il a été démontré aussi qu'une substance de cet ordre ne peut pas avoir une grandeur quelconque, mais qu'elle est sans parties et sans divisions possibles. Car elle produit le mouvement pendant le temps infini ; or, aucun être fini ne peut avoir une puissance infinie ; et comme toute grandeur est, ou infinie, ou finie, ce principe ne peut être, ni une grandeur finie, d'après ce qu'on vient de dire, ni une grandeur infinie, parce que nulle grandeur ne peut être infinie, quelle qu'elle soit. Enfin, ce principe doit également être, et impassible, et inaltérable, puisque tous les autres mouvements ne viennent qu'après le mouvement de locomotion"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1073 a). On comprend aisément pourquoi Aristote a toujours été et demeure encore aujourd'hui, mutatis mutandis, la référence préférée des théologiens de tout bord mais aussi de toute une lignée de philosophes, et même de la plupart des scientifiques qui, jusqu'au début du XX° siècle, seront incapables de faire de la science sans faire de la métaphysique, et faire de la métaphysique sans faire aussi de la théologie.

Pourtant, l'hégémonie aristotélicienne sur la pensée occidentale de la substantialité va être, du moins en apparence, sérieusement contestée au XVII° siècle, époque du dite "classique" du rationalisme triomphant. Notamment par Descartes qui, précisément, entendait renouveler la pensée philosophique en la débarrassant de la pesanteur du joug scolastique23 qui pré-déterminait, de fait, toute science et toute réflexion24. Voyons comment il s'y est pris et à quelles conclusions il aboutit. Il est bien connu que Descartes commence par faire du doute méthodique à l'égard de toute connaissance le cadre général de sa réflexion : "je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). À partir de quoi, dit-il, "je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Selon quel critère ? "Je pris pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). En disant que la clarté et la distinction épistémique est la signature indéfectible de la vérité, Descartes fait-il l'éloge de l'habileté rhétorique du discours ? En principe non. D'abord parce qu'il s'agit moins de convaincre autrui que d'être soi-même et au plus profond de soi-même convaincu25. Ensuite parce qu'adopter le critère de la clarté et de la distinction, c'est "rechercher ce que nous pouvons voir par intuition avec clarté et évidence, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Or, à cet égard, quoi de plus déductivement certain que "ces longues chaînes de raisons toutes simples et faciles dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations"(Descartes, Discours de la Méthode, II) ? Toujours est-il qu'une fois admis ce critère de clarté et de distinction, que ce soit sous l'aspect de l'évidence intuitive ou sous celui de la certitude déductive, "je peux feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. [Or] pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). D'où la plus inébranlable des évidences : "cette vérité : je pense, donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler. Je jugeai alors que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Voilà qui peut paraître surprenant puisque Descartes semble ni plus ni moins remplacer la garantie onto-théologique sur la substantialité de toute chose par une garantie épistémo-égologique (le fameux cogito). En réalité, c'est plus compliqué que cela. Car, "faisant réflexion sur ce que je doutais, et que, par conséquent, mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais. Et je m'aperçus évidemment que ce devait être de quelque nature qui soit en effet plus parfaite, [...] en un mot, que cela soit Dieu"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Bref, la perfection par excellence, la substance absolument inconditionnée, la synthèse éminente de l'unité et de la permanence avec l'unicité, celle qui, en tout état de cause, est garante de ma certitude en première personne, c'est Dieu. Bref, la substantialité divine demeure en arrière-plan de toute autre substantialité. Quant à la faculté de l'esprit humain à penser rationnellement cette double substantialité, à la fois ontique et épistémique, nous avons vu qu'elle était déjà en germe dans la métaphysique d'Aristote. Mais alors où est l'originalité de Descartes ?

Elle réside dans l'idée qu'il existe un double régime de substantialité selon que la substance est "pensante" (res cogitans) c'est-à-dire spirituelle, ou "étendue" (res extensa) c'est-à-dire physique. Chez Aristote, on se souvient que toute substance est un effet ontique plus ou moins dégradé d'une cause première, Dieu ou "premier moteur immobile" (ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ). Mais il n'existe pas de substantialité épistémique, il n'y a pas de "substance pensante" : c'est le langage/raison (λόγος) qui, miraculeusement, réalise l'adæquatio rei et intellectus, c'est-à-dire l'adéquation de la connaissance épistémique avec la réalité ontique sans qu'il soit besoin de postuler un sujet pensant distinct de l'objet pensant26. Mais si, pour Descartes comme pour Aristote, "la Nature, c’est-à-dire […] l’ordre et la disposition que Dieu a établis dans les choses créées"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI), cette "création" n'en procède pas de la même façon selon que la substance est spirituelle ou physique. En effet, pour Descartes, il existe deux sortes d'unité "c’est à savoir, ou en unité [...] de nature, ou seulement en unité de composition"(Descartes, Réponses aux VI° Objections) lesquelles déterminent deux sortes de substance : la substance "pensante" dont l'unité est "de nature" et la substance "étendue" dont l'unité est "de composition", ce qui suppose une hétérogénéité originelle. Ainsi l'unité de ma réalité physique (mon corps) comme "substance étendue" (res extensa), est-elle celle d'une réalité composée de parties dont l'unité a été "composée" par Dieu qui se trouve être "l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve"(Descartes, Méditations Métaphysiques, III). Donc la res extensa (le "corps") doit sa substantialité à la "création continuée" de Dieu qui, par ses décrets (les lois de la Nature) met de l'unité là où, autrement, il n'y en aurait pas. Tandis que l'homogénéité de ma réalité spirituelle (ma pensée) comme res cogitans (la "pensée") procède de la seule création originelle par Dieu, lequel, n'étant pas seulement un "moteur" comme chez Aristote mais, primordialement, un esprit, L'ESPRIT par excellence qui fait advenir toute chose. Ainsi est-ce dès l'origine que nos "idées" ont été implantées par Dieu, un peu comme des "semences de vérité [que] la nature [de Dieu] a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, IV), semences qui n'attendent que l'ondée bienfaisante d'une méthode correcte pour germer, fructifier et rendre fondamentalement raison de cette adæquatio rei et intellectus qui n'a, désormais, plus rien de mystérieuse. C'est donc par l'esprit ou l'âme27 bien plus que par le corps que nous portons originairement28 l'image de Dieu. La réalité épistémique que constitue notre âme (res cogitans) en tant qu'ego cogito ("je pense") est donc bien une substance à part entière et une substance plus éminente encore que la réalité ontique que constitue notre corps (res extensa).

Il en résulte quatre conséquences extrêmement importantes pour le développement ultérieur de la métaphysique. Premièrement, "lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui n'a besoin que de soi-même pour exister […]. À proprement parler, il n'y a que Dieu qui soit tel […]. Mais, parce qu'entre les choses créées, quelques-unes sont de nature telle qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu en nommant celles-ci des substances"(Descartes, Principes de la Philosophie, I, 51). En bref, paradoxalement, il y a une hiérarchie des substances : tout en haut, la substance divine, la seule qui, stricto sensu, en soit une ; puis viennent les substances pensantes dont l'homogénéité et la permanence n'ont besoin du concours de Dieu qu'une fois pour toutes, lors de leur création ; enfin les substances étendues, nécessairement inhomogènes et impermanentes puisqu'elles nécessitent le concours permanent de la substance divine dans le cadre de la "création continuée". De la sorte, deuxièmement, l'identité de chacun d'entre nous réside dans l'unité/permanence et l'unicité originelles de l'âme (res cogitans) et non dans la complexité/impermanence et la diversité originelles du corps (res extensa) : "je suis une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, […] ce moi, c’est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). À la question "que suis-je ?"29, il répond : "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 7) : l'être humain n'est plus simplement conçu comme ζῷον λόγον ἔχων ("un être vivant capable de raison"), mais comme un être participant originairement de la raison divine. Troisièmement, la substantialité égologique cartésienne donne un nouveau sens à la notion de sujet comme subjectivité pratique et active et non plus seulement théorique et contemplative comme chez Aristote. En effet, nous autres humains sentons et expérimentons que nous possédons une volonté comme propriété particulière de notre âme. Or, "c’est la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu"(Descartes, Méditations Métaphysiques, IV, 9), d'une part en ce qu'elle n'a pas de limites et d'autre part en ce que, à l'instar de la volonté divine, elle est capable de modifier les corps (res extensæ) conformément à la raison. De là, ce fameux idéal de maîtrise humaine du réel qui, à partir d'une connaissance adéquate, c'est-à-dire, non seulement rationnelle comme chez Aristote, mais désormais mathématisée30 de la causalité que les accidents exercent sur la res extensa, rend l'être humain capable d'utiliser méthodiquement cette causalité pour façonner à sa guise, non la res extensa dans sa globalité (seul Dieu en est capable) mais néanmoins en aménager ou en corriger quelques-uns de ses accidents. Et ce, exactement comme le font les artisans sauf que ce sera désormais sur la base d'une méthode rationnelle mathématique et non d'une vague routine empirique : "connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Par cette méthode, le comportement des corps est réputé se réduire à la seule relation de causalité, ce qui les rend, en droit sinon en fait, parfaitement prédictible et maîtrisable par la pensée consciente. En particulier les corps vivants dont "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme)31. Du coup, la "maîtrise et possession de la nature" "n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Donner la priorité à la santé du corps sur "tous les autres biens de cette vie" n'est paradoxal qu'en apparence car, nous dit Descartes, "la nature m’enseigne par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais [...] que je compose comme un seul tout avec lui"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 24). Le raisonnement de Descartes est parfaitement cohérent : ce n'est qu'en connaissant, entretenant et réparant, le cas échéant, le mécanisme corporel que l'on pourra, a minima, exercer sans entraves les facultés de l'âme qui seraient autrement perturbées par la maladie ou la douleur, et, dans le meilleur des cas, faire de son corps le meilleur instrument possible de l'accomplissement des volontés de l'âme. Enfin, quatrièmement, si "avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée"(Descartes, Entretien avec Burman) et si l'usage de cette propriété de l'âme ne dépend que de la volonté censée nous délivrer, pour peu que nous la conduisions méthodiquement, "une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison conseille"(Descartes, Discours de la Méthode, III) alors, l'esprit humain comme substance pensante est potentiellement toujours conscient, c'est-à-dire, encore une fois sur le modèle de la pensée divine, toujours parfaitement transparent à lui-même. En tout cas, il ne faut pas être dupe de la rationalité cartésienne qui consiste à penser désormais la substantialité du réel par soi-même et non plus en faisant allégeance à quelque tradition puisque la simplicité-substantialité perpétuelle de l'âme humaine n'est, au fond, qu'une théologie indirecte, une théologie par procuration. Pour Descartes, la pensée humaine, sous réserve d'être conduite avec conscience et méthode, est un prolongement de la pensée divine. De sorte que la conscience, une fois correctement éduquée, est dotée d'un pouvoir théorique qui embrasse l'ensemble de la Nature et d'une volonté pratique qui tend à sa maîtrise totale. À partir de Descartes, donc, la substantialité épistémique qui réside dans l'homogénéité et la permanence d'un esprit subjectif, rationnel, volontaire et conscient subordonne en droit, sinon en fait, la substantialité ontique à travers la maîtrise potentiellement infinie que l'homme possède désormais sur la nature. C'est donc, in fine, l'âme subjective et consciente de l'homme qui, reflétant la substance divine, révèle progressivement le sens du monde.

Toute la métaphysique ne se réduit évidemment pas à l'ébauche que nous en avons dressée. Cela dit, pour paraphraser ce que Whitehead disait des rapports de la philosophie en général avec celle de Platon en particulier32, nous pouvons dire que tous les grands métaphysiciens (Thomas d'Aquin, Leibniz, Kant, Hegel, Heidegger, etc.) n'ont fait que rajouter des notes de bas de page à l'entreprise aristotélo-cartésienne. Il va de soi qu'une telle cathédrale de la pensée va avoir une emprise considérable sur l'histoire de l'humanité dans la mesure où elle va servir à justifier la prétention universaliste hégémonique tout à la fois théorique (scientifique), pratique (culturelle) et pragmatique (technologique) de la civilisation occidentale. Dans un premier temps, en s'inféodant à l'obsession de fixité qui a toujours été celle de la théologie dominante33, puis, paradoxalement, en s'accommodant de l'idée de progrès. On dira que s'il y a "progrès", alors il n'y a, par définition, plus de fixité et donc de substantialité qui tienne. Sauf si, comme c'est le cas, implicitement depuis Platon et explicitement avec Descartes, l'impermanence est du côté de la relative faiblesse humaine et la permanence du côté de la puissance absolue de Dieu. Aussi le "progrès" consiste-t-il à découvrir progressivement les lois éternelles et immuables par lesquelles Dieu gouverne la nature. C'est là le fond de commerce de la philosophie dite "des Lumières" (Aufklärung) dont Kant va être le penseur le plus profond et le plus acharné. Ce qu'il est convenu d'appeler son "idéalisme transcendantal" va en effet le conduire à adopter des concepts qui ne sont pas, à proprement parler, "constitutifs" d'une connaissance mais "régulateurs" de connaissance dans le sens où ils n'ont aucune référence empirique, seule source de connaissance stricto sensu pour Kant34. Telles sont, notamment les trois "idées transcendantales" : "l’âme ou l’absolue (inconditionnée) unité du sujet pensant, le monde ou l’absolue unité de la série des conditions du phénomène et Dieu ou l’absolue unité de la condition de tous les objets de la pensée en général"(Kant, Critique de la Raison Pure, III 391). Ces trois "idées transcendantales" seront, pour Kant, en connexion avec celles, respectivement, de liberté, de permanence et de nécessité comme fondements de la "raison pure pratique", c'est-à-dire, de la morale, mais aussi, bien entendu, avec le mythe occidental d'un "progrès scientifique" universel. Aujourd'hui encore, bien que laïcisée et passablement écornée par les démentis de l'Histoire35, l'idée que la connaissance ultime de l'Univers est une marche triomphale vers la Vérité, est encore partagée par de nombreux scientifiques modernes. Ainsi peut-on lire dans un ouvrage écrit en 2000 et réédité en 2023, sous la plume d'un éminent astro-physicien contemporain, qu'"un ensemble de propriétés généralement admises caractérisent les lois naturelles. Ces propriétés rappellent étrangement celles attribuées à Dieu. Les lois de la Nature sont tout d'abord universelles […]. En second lieu les lois naturelles sont absolues […]. La troisième propriétés des lois [est qu']elles sont éternelles et intemporelles […]. Quatrièmement, elles sont omnipotentes […]. Enfin, elles sont omniscientes […]. Les lois naturelles […] s'expriment toutes dans un langage commun qui est celui des mathématiques. Or il y a d'excellentes raison de supposer que les mathématiques […] habitent un monde platonicien des Idées complètement indépendant du monde sensible"(Trinh Xuan Thuan, le Chaos et l'Harmonie, vii). Pourtant, de fait, ce modèle métaphysicien de substantialité ontique épistémiquement reflétée et maîtrisée de façon adéquate par la puissance épistémique de la pensée et du langage humain n'a jamais été universellement partagé. Déjà Hérodote, puis Montaigne, puis les grands voyageurs occidentaux, aux XV° et XVI° siècles, rapportaient-il périodiquement l'existence de civilisations complètement étrangères à l'idée de permanence ou de fixité du réel. Toutefois, depuis la mission jésuite de Matteo Ricci à partir de 1582, c'est d'abord à la civilisation chinoise36 que l'on pense lorsqu'on veut assigner un "Autre" à l'hégémonie métaphysique occidentale fondée sur la double substantialité ontique (l'Être) et épistémique (la Vérité).

(à suivre ...)

1 Ce que les comédies d'Aristophane illustrent admirablement.

3 On ne trouve pas trace de ce terme avant que des sages arabes commencent, au IX° siècle, sous la dynastie des Abbassides, à traduire les œuvres d'Aristote. Quant à l'ouvrage d'Aristote que nous appelons la Métaphysique, il a été nommé ainsi parce que, dans l'édition qu'en donna Andronicos de Rhodes au I° siècle a.e.c., il faisait suite à l'ouvrage d'Aristote intitulé la Physique (en grec, τά ϕυσικά ainsi nommé parce qu'il traite de la φύσις, c'est-à-dire la nature sensible), d'où τά μετά τά ϕυσικά, "après la Physique", la préposition μετά signifiant ici "après, à la suite de". Mais comme la même préposition signifie aussi "au-delà", tout était prêt pour l'ambiguïté et "après la nature" devint spontanément "au-delà de la nature". "Métaphysique" se mit alors à signifier "ce qui se trouve au-delà de la nature". Toutefois, cette ambiguïté n'a rien d'un contre-sens, comme on va le voir.

4 Ainsi nommés parce que ses principaux représentants (Colophon, Parménide, Zénon, Mélissos) sont originaires de la cité d'Élée, une colonie grecque située au sud de l'actuelle Italie.

5 "Les seules et concevables voies s'offrant à la recherche [sont], la première, à savoir que l'être est et qu'il ne peut non être [...] ; la seconde, à savoir que l'être n'est pas et qu'il est nécessaire au surplus qu'existe le non-être […] : en effet le non-être (lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable et reste inexprimable"(Parménide, Fragments, B2).

6 Passage du grec au latin justifié par l'appropriation de la métaphysique aristotélicienne à partir du XIII° siècle par le courant scolastique (Albert le Grand, Thomas d'Aquin) : sub-stans, sub-stantis, "qui se tient au-dessous" (sous-entendu, "de ce qui est perçu"), même étymologie pour le grec ὑπό-στασις qui a donné "hypostase" chez les néo-platoniciens (Plotin).

7 Accidens, accidentis, "ce qui arrive" (sous-entendu, "à la substance")

8 Essentia, de essens, essentis, participe présent du verbe esse, "être".

9 Ek-stans, ek-stantis, "qui se tient en dehors" (sous-entendu "de l'essence").

10 Du grec ὁμογενής, "de la même espèce", versus ἑτερογενής, "d'espèces différentes".

11 C'est-à-dire le fait d'être unique, pas simplement UN x, mais LE x.

12 Idem-titas, "le fait d'être le même" dans l'espace et dans le temps.

13 En latin, sub-jicere comme en grec ὑπό-κειμαι signifient "être placé en-dessous de", sous entendu, pour la substance ou hypostase (sub stans, ὑπό στασις, "qui se tient en-dessous"), en-dessous de ses accidents.

14 On dira que définir une chose en montrant sa substantialité, c'est nécessairement, déjà, attribuer un prédicat à un sujet, c'est-à-dire évoquer déjà des accidents, lesquels, avons-nous dit, sont nécessairement en quantité infinie, donc non définissables. D'où contradiction. C'est une difficulté qui ne sera jamais clairement résolue mais qui sera plutôt "contournée", notamment par Descartes ("identité formelle" versus "identité objective"), Leibniz ("notion complète" versus "notion incomplète") ou Kant ("jugement analytique" versus "jugement synthétique") lorsqu'ils distingueront des prédicats réputés inhérents au sujet et d'autres qui ne le sont pas. À noter la définition kantienne de la substance comme "nécessité de considérer [l'objet de la connaissance] comme sujet et jamais comme prédicat"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 106) qui sera, grosso modo, celle qu'adopteront tous les métaphysiciens modernes.

15 Cf. les fameux paradoxes de Zénon qu'évoque Bergson et qu'Aristote réfute au livre VI de la Physique.

16 En grec ancien, "raison", "discours", "parole" ou "langage" se disent λόγος.

17 σύν-λογισμός , "raisonnement qui réunit" (sous-entendu "le discours avec la réalité").

18 ὁ τοῦ ὄντος λόγος, "le discours sur l'être" ; ὁ τοῦ θεοῦ λόγος, "le discours sur le dieu".

19 C'est la "preuve" dite a contigentia mundi ("par la contingence du monde) de l'existence de Dieu : le monde est contingent (non-nécessaire), donc il doit exister un être nécessaire (Dieu), donc Dieu existe.

20 Notons que la cosmologie aristotélo-ptolémaïque a longtemps fonctionné comme "preuve" pshysico-théologique de l'existence de Dieu : la configuration de l'univers est parfaite, donc un être parfait (Dieu) doit l'avoir configuré, donc Dieu existe. Encore aujourd'hui, le succès de cette "preuve" (que Kant, philosophe des Lumières, considérait comme inattaquable) perdure sous divers avatars (intelligent design, principe anthropique fort, etc.).

21 En grec, "contemplation" se dit θεωρία, terme qui, initialement, signifiait "procession", sous-entendu "vers le divin".

22 Idée déjà présente chez Platon : "il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption. [Or] on ne peut s’approcher sans cesse d’un objet avec amour et admiration sans s’efforcer de lui ressembler"(Platon, République, VI, 485b-500c). Dans ces conditions, évidemment, "la pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner [...] car voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189 e).

23 La philosophie scolastique (du grec σχολή, "loisir" parce que seul le clergé régulier avait le "loisir" d'étudier) est un courant philosophique médiéval qui réalise une synthèse de la métaphysique aristotélicienne avec la révélation chrétienne conformément à l'idée que philosophia ancilla theologiae est ("la philosophie est la servante de la théologie"). Son représentant le plus éminent est Thomas d'Aquin avec sa Somme Théologique.

24 Cf. les démêlés de Galilée avec le tribunal de la Sainte Inquisition lorsqu'il s'est agi de remettre en question la permanence cosmologique héritée d'Aristote et de Ptolémée. Bertolt Brecht en donne une saisissante illustration dans sa pièce Galileo Galilei.

25 Cela dit, comme on le verra plus loin, on peut d'ores et déjà objecter que la méthode cartésienne ne fait qu'intérioriser le langage et, in fine, la tâche de convaincre soi-même comme s'il s'agissait d'autrui.

26 Sur ce point, Platon était beaucoup plus circonspect en disant que "ce serait vraiment terrible [...] si en nous, comme en des chevaux de bois, étaient installés plusieurs sens, mais que tout cela ne converge pas dans une forme unique, que ce soit l’âme ou quelque autre nom qu’on lui donne"(Platon, Théétète, 185d). Aristote va reprendre, certes, l'idée d'une âme (ψυχή) comme forme substantielle du corps (σῶμα) mais sans la développer et, surtout, en l'attribuant à tous les vivants.

27 Descartes emploie indistinctement les deux termes.

28 Bien qu'il s'en soit défendu et que certains de ses ouvrages aient été, post mortem, inscrits à l'index librorum prohibitorum, Descartes est dans la droite ligne de l'orthodoxie chrétienne de son époque. D'une part, en effet, il suggère que les "substances pensantes" que sont les esprits humains ont été créées par Dieu pour pouvoir connaître avec vérité toute la Création afin de célébrer la gloire du Créateur. D'autre part, le fait de doter l'homme d'une "volonté" infinie comme création originelle de Dieu et non pas comme "création continuée" à l'instar des corps physiques rend l'homme pleinement responsable de ses péchés. Enfin, l'idée de création "une fois pour toute" de l'âme humaine permet évidemment de comprendre le dogme de son immortalité.

29 Et pourquoi pas "qui suis-je" ? Hannah Arendt nous en fournit une explication possible en disant que "rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d’autres termes, si nous avons une nature, une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir, et il faudrait d’abord qu’il puisse parler du qui comme d’un quoi"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i), ce que fait, précisément le Dieu de Descartes. En d'autres termes, le passage du "qui suis-je ?" au "que suis-je ?" n'a de pertinence que si et seulement si le sujet du "qui" n'est pas définissable, et, en ce sens, est distinct de celui du "quoi".

30 Cf. Galilée : "la science est écrite dans cet immense livre qui demeure en permanence ouvert sous nos yeux et que j'appelle "l'univers", mais qu'on ne peut comprendre si, préalablement, on n'apprend la langue et l'alphabet dans lesquels ce livre est écrit. Il est écrit dans la langue des mathématiques et son alphabet est constitué de triangles, cercles et autres figures géométriques, moyens sans lesquels il est impossible pour un être humain d'en saisir le moindre mot ; sans cela on tourne en rond comme dans un labyrinthe obscu"(Galileo Galilei, il Saggiatore). Platon, au fond, ne disait pas autre chose : "que nul n'entre ici s'il n'est géomètre [μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω]. Il est une chose que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c'est qu'[...] on la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt. [...] Elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l'âme vers la vérité et à faire naître l'esprit philosophique"(Platon, République, VII, 526c-527ab).

31 La métaphysique aristotélicienne était, à l'égard du vivant, beaucoup moins caricaturale et réductionniste que la métaphysique cartésienne puisqu'elle reconnaissait au vivant une certaine capacité d'auto-organisation : "parmi les corps naturels, certains ont la vie et certains ne l’ont pas ; nous entendons par vie le fait de se nourrir, de croître et de dépérir par soi-même"(Aristote, de l’Âme, II, 412a). Cela dit, "par soi-même" (δι' αὑτοῦ) signifie que la matière corporelle diverse et impermanente nécessite une forme incorporelle unie et permanente pour se mouvoir : l'âme (ἡ ψυχή).

32 "The safest general characterization of Western thought is that it consists of a series of footnotes to Plato [La plus sûre description d'ensemble de la pensée occidentale est qu'elle consiste en une série d'annotations à Platon]"(Whitehead, Process and Reality).

33 La doctrine chrétienne officielle n'admet Copernic qu'en 1757 et Darwin qu'en 1996. Quant aux relations qu'elle entretient avec la psychanalyse, elles sont évidemment conflictuelles encore que certains éléments de la métapsychologie freudienne semblent plutôt bien adoptés.

34 Kant n'hésite d'ailleurs pas à parler d'"illusion" lorsqu'il s'agit, par exemple, de faire des notions de "substance" ou de "permanence", des "objets" lors même qu'elles ne sont que des catégories de pensée.

35 Comme par hasard, c'est après la Première Guerre Mondiale qu'une vague anti-métaphysicienne se fait jour en Occident, non seulement en philosophie, mais surtout dans en science et en art. Cela dit, le rejet de la métaphysique  est déjà présent chez les atomistes antiques (Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrèce), puis chez les empiristes de l'âge classique (Hobbes, Bentham, Locke, Berkeley, Hume), mais il reste marginal en Occident.

36 Deux raisons à cela. Une raison géo-politique : la Chine impériale, depuis le III° siècle, a toujours été peu perméable aux influences venant d'autres contrées. Et d'autant moins, deuxième raison, que les particularités graphiques, phonétiques, lexicales et syntaxiques de la (des) langue(s) chinoise(s) rendaient rares et difficiles les échanges culturels.

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