lundi 25 novembre 2024

SOUFFRANCE DE SOI ET SOUFFRANCE PAR SOI - 2 - TAOÏSME ET BOUDDHISME.



Pour le profane, rien ne ressemble plus à un mouvement de yoga qu'un mouvement de qi gong ou de tai ji quan : même fluidité, même lenteur, même douceur, même concentration. De plus, lorsqu'il s'agit de faire la promotion de l'une ou l'autre de ces activités, on insiste dans tous les cas sur la nécessité d'harmoniser le corps et l'esprit, de se reconnecter à soi-même, de trouver une voie simple et authentique de bien-être et de santé. Ce qui est loin d'être absurde parce que l'on doit les arts martiaux chinois (武术, wǔ shù), pour une part aux moines bouddhistes de Shaolin (气功, qì gōng), pour une autre part aux moines taoïstes du mont Wudang (功夫, gōng fu), les uns et les autres considérant leurs pratiques respectives comme des pratiques de santé. Voilà pourquoi, comme dans le yoga, la méditation taoïste insiste sur l'importance du souffle vital. Littéralement, tout comme prânâyâma en sanskrit, 气功, qì gōng, en chinois, désigne également une "maîtrise du souffle" et se revendique comme 内功, nèi gōng ("travail interne"). Ce qui se justifie par l'attention accordée à la respiration au cours des séries lentes de torsions, d'étirements, de flexions, mouvements toujours synchronisés avec les mouvements respiratoires. Maître Zhuang Yuanming donne d'ailleurs pour consignes de "pratiquer [le qi gong] avec lenteur, fluidité, en expirant et en inspirant, en donnant au mouvement une ampleur maximale. Insister sur l'intériorité, la douceur et la circulation énergétique [锻炼缓慢连贯叶和呼吸, 动作正确幅度要大。强调内进客气喂养, duàn liàn huǎn màn lián guàn xié hé hū xī, dòng zuò zhèng què fú dù yào dà。qiáng diào nèi jìn kè qi wèi yǎng]"(Zhuang Yuanming, Méthode des dix-huit Exercices, préambule). La circulation de l'énergie vitale, tel est le pivot de l'argumentation taoïste puisqu'il s'agit, in fine, d'"alimenter le principe vital [养生焉, yǎng shēng yān]"(Zhuāng Zǐ, §3).

Cette énergie vitale, les taoïstes l'appellent 气, . Plus précisément, pour le Tao, 气, , circule entre 阴, yīn, pôle de la détermination stable et 阳, yáng, pôle de l'indétermination chaotique : "un yin, un yang, voilà le Tao [一阴一阳之谓道, yī yīn yī yáng zhī wèi dào]"(Grand Commentaire du Yi-Jing). En effet, dès son ouverture, le Classique des Transformations (易 经, yì jīng), le plus ancien des ouvrages chinois, définit le 道, dào comme une processus de circulation d'un souffle-énergie (气, ) entre deux pôles extrêmes, le Ciel, pôle virtuel de toute créativité 阳, yáng et la Terre, pôle actuel de toute réceptivité 阴, yīn. Les taoïstes diront à sa suite que "le Tao engendre Un [道, dào lui-même], Un engendre Deux [阴, yīn et 阳, yáng], Deux engendre Trois [阴, yīn , 阳, yáng et 气, qì] et Trois engendre toute chose [道 生一, 一生二, 二生三, 三生万物, dào shēng yī, yī shēng èr, èr shēng sān, sān shēng wàn wù]"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §42). Toute chose, vivante ou non, se définit non comme un Être, une essence homogène et permanente, mais, au contraire, comme un processus de circulation ininterrompue du souffle-énergie 气, , entre le pôle 阴, yīn et le pôle 阳, yáng (ces deux termes désignent, à l'origine, l'ubac 阝 + 月, "montagne + lune" et l'adret 阝 + 日, "montagne + soleil", quant à易, , "changement", il se décompose en 日 + 勿, "soleil + négation") pour peu, cela va de soi, que cette circulation ne soit pas entravée. En cela consiste donc son ordre (道, dào), sa santé naturels. De là le souci taoïste, d'entretenir et de purger périodiquement les canaux énergétiques (nâdî en sanskrit, 经, jīng en chinois) par une hygiène corporelle appropriée et l'idée, commune aux pensées indienne et chinoise, que la maladie (en chinois 生病, shēng bìng, littéralement, "défaut de vie") est toujours corrélée à une obstruction des-dits canaux. Car, s'agissant en particulier des êtres vivants, "toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle-énergie [气, qì]. Si ce souffle-énergie n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au Ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles [阻碍, zǔ ài] corporels ou spirituels"(Zhuāng Zǐ, §26). On retrouve là les principes fondamentaux de la médecine traditionnelle chinoise et d'ailleurs aussi de la médecine traditionnelle indienne (médecine ayurvédique) et, implicitement, de l'école du Yoga (les samskâra comme entraves à la bonne santé). Dans la mesure où "le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie, [et que] ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort"(Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.), il est naturel que l'effet escompté d'une pratique telle que le qi gong soit "la prévention et la guérison des maladies, sous réserve de persévérance [防病, 治病, 贵在坚持, fáng bìng, zhì bìng, guì zài jiān chí]"(Zhuang Yuanming, Méthode des dix-huit Exercices, préambule).

Or, malgré ces incontestables proximités entre yoga et qi gong ou tai ji quan, tout dans l’arrière-plan ontologique qui justifie ces pratiques ressemblantes séparent et même opposent les deux écoles. Car l'ontologie de l'école du Yoga est, à l'instar de la métaphysique cartésienne, un dualisme comprenant d'une part des Soi/sujets substantiels et conscients (purusha, brahman, âtman), d'autre part des non-Soi/objets accidentels et inconscients car conditionnés par les propriétés matérielles (guna) de la Nature (prakriti). Celle de l'école du Tao, en revanche, est une ontologie moniste où rien n'est ni sujet ni objet mais où tout est processus, transformations, changements perpétuels (易, ). Pour autant, si "toute chose tend vers yin en recherchant yang, c'est qi qui y infuse l'harmonie [万物负阴而抱阳。冲气以为和,wàn wù fù yīn ér bào yáng. chōng qì yǐ wéi hé]"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §42). En termes brahmanistes, on dirait que 气, 阳 et 阴 (qui ne sont pas sans rappeler les trois guna : sattva, rajas et tamas), conditionnent toute réalité sans exception. Certes, mais alors, comment cette tendance perpétuelle de qi (l’énergie) à se diriger de yang vers yin qui constitue le 道, dào comme flux et reflux perpétuel du souffle/énergie peut-il bien "infuser l'harmonie" (和, ) ? Il peut paraître paradoxal de qualifier d'"harmonie" une agitation incoercible là où on s'attendrait plutôt à y trouver quelque chose comme la quiétude paisible et immobile de l’absolu dont nous parlent la métaphysique ou l'école du Yoga, autrement dit, sinon la complétude métaphysique, du moins la cessation de l'agitation au sens du Yoga. Sauf que, dans la logique taoïste, c'est l'inter-connexion de tous les êtres, l'absence d'obstruction (无阻, wú zǔ), qui permet la libre circulation du souffle/énergie (气, ), de sorte que, sauf à être malade ou mort, il n'y a jamais non seulement de complétude mais encore d'immobilité pour aucune chose, le yin de l'une étant toujours affectée par le yang de l'autre et réciproquement. L’harmonie, la plus haute vertu du Tao (d'où le titre 道德经, dào dé jīng, "classique de la vertu du Tao"), s'explique donc, paradoxalement, parce que "c'est quelque chose d'indéterminé qui accomplit le Ciel et la Terre [有物混成先天地生, yǒu wù hún chéng xiān tiān dì shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §25). Il y a donc une co-présence perpétuelle de 有, yǒu ("il y a") et de 无, ("il n'y a pas"), de 成, chéng (déterminé) et de 混, hún (indéterminé), de 阴, yīn (stabilité) et de 阳, yáng (agitation). L’harmonie taoïste s’entend donc toujours comme conjonction ontologique de flux contradictoires, à la fois vers yin ET (和, , c’est aussi "et" ou "avec") vers yang. Voilà pourquoi la peinture chinoise conjoint toujours la montagne ET l’eau, l’arbre ET le vent, l’ouvrage d’art ET la lumière, le plein ET le vide, l'homme ET la nature, bref, le déterminé solide et immobile ET l’indéterminé fluide et insinuant, l’un et l’autre se conditionnant mutuellement. On comprend alors pourquoi c’est l’idée d’un absolu inconditionné, et non pas celle d’un relatif indéterminé, qui est, pour le taoïsme, la plus funeste des illusions. Voilà pourquoi aussi il n'y a pas, dans le qi gong ou le tai ji quan à proprement parler, de "posture" comme immobilisation du mouvement (l'âsana du yoga), mais seulement des mouvements très lents : c'est que toute immobilité s'y apparenterait à un blocage, à une obstruction à la circulation de 气, .

De plus, pour qu'un mouvement se déploie et soit le moins possible entravé, encore faut-il qu'il y ait du "jeu", donc du vide qui permette au souffle-énergie (气, ) de circuler librement. A contrario, si tout est plein, plus rien ne circule, tout est bouché : c'est l'état pathologique, voire létal. Ainsi le vide (虚, ), ou, plus précisément la vacance, le fait, pour une entité donnée, d'être vacante, disponible, est-elle une condition nécessaire de la vie. Le vide dont il est question ici n’est donc pas un néant absolu, ni un défaut de quoi que ce soit, mais la souplesse, la fluidité patiente des choses (虚, , c'est 虍 + 业, "tigre + vertu") à l'égard de leur indétermination ontologique fondamentale. Le vide taoïste, c'est donc l'absence de toute nature, de toute essence, de toute forme limitant, a priori, la circulation du souffle-énergie. Cet aspect du taoïsme est manifeste dans la méditation. Là où, avons-nous vu, la méditation du yogin s'évertue, par degré (pratyahârâ, dhâranâ, dhyâna, samâdhi) à dépouiller son Soi/sujet authentique (âtman, purusha) des scories du conditionnement objectuel par les guna, "la méditation [心斋, xīn zhāi, "jeûne de l'esprit"] du Sage, parfaitement harmonieuse, est comme un miroir, qui reflète le Ciel, la Terre et tous les êtres"(Zhuāng Zǐ, §13), autrement dit, l'ordre naturel des choses, le Tao. Or, dire que la méditation est le miroir du Tao, c'est dire, précisément, qu'elle n'est jamais l’image statique d’un état, mais plutôt l’évocation cinétique d’un courant. Là encore, il faut se souvenir que même la peinture chinoise ne doit pas être vue comme la représentation de quoi que ce soit, mais comme la suggestion d'un flux jamais achevé dans un espace hanté par le vide. À ce stade, il convient d'opérer un rapprochement inattendu du Tao et de la métaphysique artistotélicienne : dans les deux cas, on est méfiant à l'égard du pouvoir illusionniste du langage qui se prétend toujours le fidèle reflet de la réalité. Dans les deux systèmes de pensée, la rigueur logique du discours est la contrepartie épistémique de la substantialité ontique du réel. Sauf que ce qui est une vertu d'un côté, est un vice de l'autre, car l'indétermination taoïste de l'ordre des choses s'accommode mal des découpages catégoriques propres à tout langage savant. Le premier aphorisme du Dào dé jīng est, à cet égard, une mise en garde significative : "le Tao n'est qu'à peine le Tao, son nom n'est qu'à peine un nom [道可道,非常道。名可名,非常名, dào kě dào, fēi cháng dào. míng kě míng, fēi cháng míng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §1). Ce qui se confirme un peu plus loin : "l'abondance verbale est extrême pauvreté, mieux vaut se maintenir au milieu du courant [多言数穷, 不如守中,duō yán shù qióng, bù rú shǒu zhōng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5), ce que, pour les taoïstes, la peinture réalise mieux que le langage, et le langage poétique mieux que le langage scientifique. Voilà pourquoi le calme, la paix, l'équanimité, le silence, bref, l'harmonie (和, ) que vise le Sage sont ceux, non d'une plénitude immobile, mais, tout au contraire, ceux d'une vacance mouvante (虚, ), d’une disponibilité totale, donc d'une parfaite indifférence (淡, dàn) à l'égard des transformations (易, ) du réel (道, dào). Cette indifférence n'est donc pas un détachement au sens du vaïrâgya du Yoga, mais un non-attachement, non un relâchement mais une absence de crispations, de scléroses. De là l'importance et la fréquence de l'allusion métaphorique à l'eau qui s'écoule, car tout, pour le Sage taoïste, est fluide, fluent, rien n'est solide, immobile. Rien n'est donc plus étranger à ce mode de pensée que l'idée, partagée par la métaphysique et le Yoga, d'un Soi/sujet individuel spectateur (θεωρός, drashtu) impassible et dont le corps/objet serait immobile à l'instar du yogin en posture d'équilibre. Car, l'idée même du Soi/sujet individuel [自我, zì wǒ] qui s'évanouit lorsque, par la fluidité du corps comme de l'esprit, le Sage se dissout dans le Tao. Même lors de la méditation assise, "dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à ce qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout [坐忘, zuò wàng]. C’est là la transformation, dans laquelle le Soi [自我, zì wǒ] se dissout"(Zhuāng Zǐ, §6). La méditation assise taoïste (坐禅, zuò chán, qui préfigure le bouddhisme za zen) est donc aussi un mouvement, un processus de dissolution qui ne nécessite pas de posture (âsana) et peut tout aussi bien s'exercer en marchant, tant il est vrai que "l'homme qui marche en faisant le vide en lui, nul ne peut lui faire de mal"(Zhuāng Zǐ, §20). De même, comme le revendique le père du qi gong moderne, Liu Guizheng, "le qi gong est une méditation en mouvement [气功是一种动人的冥想, qì gōng shì yī zhǒng dòng rén de míng xiǎng]". La méditation taoïste, en tant que "recherche du vide suprême [致虚极, zhì xū jí]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §16), tend donc vers une limite : la dissolution du Soi individuel comme principale entrave à la fluidité naturelle du 道, dào.

Toutefois, il convient de ne pas confondre fluidité et inconsistance, patience et passivité. À ce propos, Liè Zǐ raconte l'allégorie suivante : "Confucius revenant de Wei à Lou, s’arrêta pour contempler la cascade de Holiang, laquelle tombant de deux cent quarante pieds de haut, produit un torrent qui bouillonne sur quatre-vingt dix stades de longueur, si fort qu’aucun poisson ni aucun reptile n’y peut séjourner. Or, sous les yeux de Confucius, un homme traversa ces eaux tumultueuses. Confucius le fit féliciter par ses disciples, puis il lui dit lui-même : — Vous êtes très habile ; avez-vous une formule qui vous permette de vous confier ainsi à ces eaux ? — Avant d’entrer dans l’eau, dit l’homme, j’examine ma parfaite rectitude [正直, zhèng zhí], puis je me laisse aller. Ma parfaite rectitude unit mon corps aux flots. Comme je fais un avec eux, ils ne peuvent pas me nuire"(Liè Zǐ, Classique du Vide Parfait, 8). L’indifférence (淡, dàn) du Sage n’est donc ni la rigidité du roc battu par les flots, ni la passivité de la feuille morte emportée par le courant, mais la rectitude consciente du plongeur sous la cascade. En ce sens, elle s'apparente à la discipline (abhyâsa) du Yoga. Pour autant, l’exemple de l'"ancrage", attitude commune aux arts martiaux et au yoga, est, à cet égard, significative de la relation qu'établit le Tao entre la rectitude et la vacance et non, comme le Yoga, entre la rectitude et l'ascèse. En effet, "le point de départ du yoga est la concentration sur un seul objet […]. L'ekâgratâ, la concentration en un seul point, a pour résultat immédiat la censure prompte et lucide de toutes les distractions et de tous les automatismes qui […] font la conscience profane"(Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). Apparemment, dans les arts martiaux aussi, "la concentration sur le hara vise à faire prendre intérieurement conscience à l'homme de l'unité originelle dans laquelle tous les contraires sont fondus"(Karlfried Graf Dürckheim, Hara, Centre Vital de l'Homme, IV, 3). En fait, la notion de hara ("ventre" en japonais, en chinois 丹田, dān tián, littéralement, "champ des transformations") n'est qu'une interprétation anthropomorphique de la notion de "centre de gravité" comme point d'application de la résultante des forces qui s'exercent sur un système physique donné. De sorte que, lorsque toutes les forces s'appliquent à ce point, le système se conforme au principe de moindre action et, lorsque la somme algébrique de ces forces est nulle, alors le système est dit "en équilibre" et semble immobile par rapport à un référentiel donné. Dans la logique brahmaniste, on va considérer que "le développement de la conscience intérieure dépend étroitement du déplacement du centre de gravité vers le bas. "Être ancré dans le centre vital est la condition nécessaire pour que la conscience siégeant dans la tête lâche prise"(Karlfried Graf Dürckheim, Hara, Centre Vital de l'Homme, IV, 6) et, par conséquent, soit, par un effort de volonté, canalisée vers le centre de gravité, celui dont le parfait équilibre assure l'immobilité posturale du non-Soi/objet (prakriti) comme image du Soi/sujet (âtman, purusha, brahman). Dans la pratique du yoga, la posture (âsana) doit, certes, être stable et confortable (sthirasukham âsana, Patañjali, Yoga-Sûtra, II, 46), mais ce confort et cette stabilité sont le résultat d'une contention morale (yama, niyama) puis respiratoire (prânâyâma, contrôle du souffle), puis perceptive (pratyahârâ, congé des sens, concentration sur un seul objet). Tandis que la rectitude (正直, zhèng zhí) du Sage taoïste n'est pas une posture mais un va-et-vient incessant de rectification de la position qui dissout, au contraire, toute intention de constituer un Soi/sujet individuel doué de volonté, notamment de celle de maîtriser à son profit un (non-)Soi/objet. Bref, son équilibre n'est pas obtenu par un effort de concentration de l’énergie vitale en un point de l’espace-temps (hic et nunc) mais, à l'inverse, par l'élimination de tous les mouvements parasites propres à contrarier l'établissement spontané de cet équilibre momentané. Le Sage taoïste ne "cherche" pas le hara, il s'y installe progressivement par la rectification de son schéma corporel (notamment sa colonne vertébrale, 脊, ) jusqu'à se constituer en simple "intermédiaire entre le Ciel et la Terre [天地之间, tiān dì zhī jiān]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5). De même qu'un fluide s'écoule toujours mieux dans un conduit "droit" que dans un canal sinueux, de même, c'est la rectitude du Sage, la justesse ou, mieux, l'ajustement souple de son attitude au flux énergétique, qui lui permet une parfaite immersion dans le Tao. En bref, sa pratique est une connivence consciente avec l'aisance, le non-agir (为无为, wéi wú wéi).

La formule 为无为, wéi wú wéi, "ne pas agir" a été souvent mal comprise, mal traduite, voire caricaturée. Il ne s'agit ni d'une contemplation métaphysique (θεωρία), ni d'un renoncement (sannyasa) brahmanique consistant, l'un et l'autre, à s'absorber dans l'étude puisqu'aucune école autant que celle du Tao n'est aussi méfiante à l'égard de la pensée conceptualisante. Il n'est pas question non plus de se rendre inerte (le plongeur de Liè Zǐ ne se "jette" pas dans la cascade, il ne se suicide pas), mais, tout au contraire de se rendre vacant afin d'éviter de composer un Soi/sujet individuel doté d'une volonté qui, dans le meilleur des cas, serait inopérante, et, au pire, irait à contre-courant du Tao. La vacance (虚, ) taoïste est donc bel et bien une action, mais une action minimaliste, régulatrice, rectificatrice, destinée à maintenir un flux d'énergie locale (un corps humain) en adéquation optimale avec le flux énergétique global du Tao. Dans la perspective taoïste, il n'y a pas d'ascèse, juste une régulation vigilante fondée sur l'observation, donc sur la connaissance du Tao, ce "grand procès de la nature simple et aisé. [Car] la vertu du Tao est plate et indifférenciée, […] le 阴, yīn et le 阳, yáng communiquent spontanément entre eux"(Ruan Ji, Traité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Du coup, même si, bien entendu, l'immersion dans le Tao comporte des degrés, il ne saurait y exister une méthode graduelle d'apprentissage du salut telle que la métaphysique ou le Yoga nous en donnent des exemples. La seule consigne pertinente au regard du Tao est en effet : "suivez la règle du Sage, videz votre esprit, remplissez votre ventre, affaiblissez votre volonté, renforcez vos os. […] En vous abstenant d'agir, tout sera parfaitement gouverné [是以圣人之治,虚其心,实其腹,弱其志,强其骨 […] 为无为,则无不治, shì yǐ shèng rén zhī zhì, xū qí xīn, shí qí fù, ruò qí zhì, qiáng qí gǔ […] wéi wú wéi, zé wú bù zhì ]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §3). En fait, 为无为, wéi wú wéi, c'est la version taoïste du principe physique dit "de moindre action" d'après lequel tout système naturel minimise spontanément sa dépense d'énergie. Par où l'on voit que l'éthique taoïste, est, un peu comme l'éthique aristotélicienne, une affaire de "bonne conduite" (εὐδαιμονία), une préférence pour la facilité (易, , en chinois signifie "transformation" ou "facilité") plutôt que pour l'effort. Encore une fois, la rectitude (正直, zhèng zhí) y est une affaire de vacance (虚, ), de disponibilité (淡, dàn), de non-agir (为无为, wéi wú wéi) et non d'ascèse. Mais, là où la métaphysique ou l'existentialisme profitent de la quiétude ainsi induite pour combler l'humain, le Tao vise au contraire, à l'instar du Yoga, à l'installer dans la quiétude. Sauf que, contrairement au Yoga, il n'y a pas, dans le Tao, de Soi/sujet individuel à qui épargner le tumulte puisque toutes choses sont exemptes de Soi (诸行无我, zhū xíng wú wǒ). C'est donc en tant que partie indivise de l'ordre des choses (道, dào) qu'il est sage de libérer l'être humain de quelques-unes de ses entraves à la libre circulation du souffle-énergie (气, ). Car c'est en l'absence de Soi substantiel que tout phénomène conforme à cet ordre des choses est libre, c'est-à-dire impermanent (诸行无常, zhū xíng wú cháng). Mais comme "le Tao infuse toute chose sans jamais les combler [道冲而用之或不盈,dào chōng ér yòng zhī huò bù yíng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §4), cette liberté n'est jamais complète, et c'est l'incomplétude même de tout phénomène qui, ainsi que nous l'apprend la thermodynamique, est souffrance (一切行苦, yī qiè xíng kǔ).

De toute évidence, les orientations du Tao, comme l'ouvrage de Fritjof Capra, le Tao de la Physique en donne maintes preuves, ont l'avantage sur les doctrines de la métaphysique, de l'existentialisme ou du Yoga, d'être très largement confirmées par les découvertes de la physique moderne. Mais, justement on reprochera au Taoïsme d'être trop généraliste et, à ce titre, d'ignorer la spécificité du vivant dans le monde physique et donc aussi la spécificité des illusions dont se berce le vivant doté de conscience et de langage qu'est l'être humain, notamment le besoin de constituer un Soi/sujet individuel comme support substantiel des accidents de l'existence. Aussi paraît-il légitime, si on veut l'aider à combattre certaines de ses illusions spécifiques, plutôt que de dissoudre le Soi/sujet comme le fait le Tao, d'essayer de s'interroger, à l'instar de l'existentialisme pascalien, de la métaphysique cartésienne, de l'école du Yoga, ou, plus récemment, de la biologie varélienne, sur sa nature et son origine, celles-ci fussent-elles illusoires. C'est ce que nous allons faire à présent en essayant de concilier l'idée taoïste de la vacance du Soi en général (anâtman) avec les idées métaphysique ou brahmaniste d'une incontournable spécificité de nos contenus individuels de conscience afin de montrer en quoi l'illusion du Soi (âtman) est nécessaire même si elle ne peut engendrer que de cruelles désillusions. Et, pour ce faire, nous allons nous inspirer des enseignements de la pensée bouddhiste, notamment sa version Mâdhyamaka.

Nous avons vu que c'est à la suite d'une ascèse méditative que le yogin est censé découvrir un Soi/sujet (âtman) réel et profond sous un Soi/objet (citta) fictif et superficiel. Or c'est précisément ce que tente de faire Siddhârta Gautama pendant les six années de son exil volontaire jusqu'à ce qu'il se persuade, vers l'âge de trente-cinq ans sous l'arbre de la bodhi à Bodhgâya, de la vanité de ses efforts et qu'il atteigne l'Éveil (bodhi). Ce mythe fondateur, qui s'inscrit dans la tradition shramanique des moines errants, nous indique d'emblée que le Bouddhisme, à l'inverse du Taoïsme, va nous inciter à l'ascèse. Comme le Yoga et le Tao, le Bouddhisme se pose d'emblée comme une sotériologie qui localise l'origine de la souffrance humaine dans l'attachement inconscient à ce qu'on croit indûment être la réalité. Telles est la première des quatre Nobles Vérités (catvâri âryasatyâni) du Bouddhisme : l'omniprésence de la souffrance (duhkha) en raison de l'attachement irréfléchi (trishnâ) du vivant à des chimères. À quoi, comme le Yoga et le Tao, le Bouddhisme se propose de remédier par le tarissement (nirvâna) de la source de ces chimères. Telle est la fonction du Noble Octuple Sentier (ashtângamârga) qui, tout comme les huit degrés de l'ashtângayoga de Patañjali, est une ascèse graduelle. Celle-ci commence par la justesse de la connaissance (prajñâ), se poursuit par la justesse morale (shîla) et débouche sur la justesse méditative (samâdhi). À l'instar du Tao, le Bouddhisme insiste donc sur la rectitude (sammâ) d'une démarche qui, de bout en bout, est contrôlée par une conscience individuelle en acte. Cependant, celle-ci n'est jamais hypostasiée comme l'est le Soi/sujet de la métaphysique, de l'existentialisme ou du Yoga. Car, à la manière du Tao, le Bouddhisme identifie la racine de la souffrance spécifiquement humaine à l'attachement d'un Soi/sujet individuel (âtman) à l'illusion de sa propre substantialité, donc de sa propre identité. Le cœur du problème qui se pose au bodhisattva ("celui qui est en marche vers l'Éveil") est en effet le suivant : "nous agissons tous comme si nous avions des Soi durables, séparés et indépendants que nous avons constamment à protéger et à entretenir. C'est une habitude irréfléchie que la plupart d'entre nous serions normalement bien en peine de mettre en question ou d'expliquer. Pourtant, toute notre souffrance est associée à cette préoccupation"(Tsultrim Gyamtso, cité par Francisco Varela in l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4). Voyons à présent, en suivant l'exemple du courant Mâdhyamaka, quel est le modus operandi de l'esprit d'éveil (bodhicitta).

Comme toutes les sotériologies apophatiques (Yoga, Tao), le salut bouddhique commence dans une méditation comme exercice de conscience lucide à l'égard de notre condition souffrante. La méditation bouddhique (samâdhi, bhâvanâ) comprend, en général, deux étapes. Dans la première, shamatha bhâvanâ (littéralement "existence calme"), le (la) pratiquant(e), comme dans le Yoga, apaise son mental en se faisant spectateur de ses propres pensées. Ce n'est, toutefois, que dans une seconde étape, vipashyanâ bhâvanâ (littéralement "vue profonde de l'existence"), que le (la) méditant(e) est en mesure d'accéder à bodhicitta, "l'esprit d'Éveil". Pourtant, si le même terme (samâdhi) est utilisé dans le Yoga et dans le Bouddhisme pour désigner le cœur du processus de méditation, "calmer l'esprit, dans le bouddhisme, n'a pas pour but de l'absorber mais de le mettre en mesure d'être attentif à lui-même assez longtemps pour acquérir un discernement quant à sa propre nature et à son propre fonctionnement"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, I, 2). Or, ce que Varela nomme "fonctionnement" de l'esprit n'est autre que "ce courant souterrain d'agitation, d'avidité, d'anxiété et d'insatisfaction qui envahit toute l'expérience, [...] surgit tout à fait naturellement et se développe à mesure que l'esprit cherche à nier qu'il est par nature pétri de fugacité et dénué de soi"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4), c'est-à-dire une clôture cognitive chaotique et confuse. Certes, on retrouve là la notion de cittavritti développée par Patañjali, mais l'interruption salutaire de cette agitation (cittavrittinirodhah) par quoi se définit le yoga ne saurait ici passer ni par la dévotion (bhaktiyoga) et l'abandon au Seigneur (ishvara pranidhana), ni par la répudiation des données sensibles (pratyahârâ) au profit de l'étude des textes (svâdhyâya). Tout au contraire, il s'agit de prêter une attention scrupuleuse aux dharma, c'est-à-dire aux phénomènes. Le dharma, c'est un peu l'équivalent bouddhique du 道, dào, mais en tant qu'expérience vécue. À cet égard, Francisco Varela a beaucoup insisté sur la proximité de la shamatha bouddhiste avec l'un des rares courants philosophiques occidentaux à s'être intéressé aux contenus de conscience en tant que tels (et non en tant qu'obstacles à la pensée comme chez Aristote ou dans le Yoga), à savoir le courant philosophique dit "phénoménologique", courant qui s'éloigne autant à la métaphysique (en grec, τὰ φαινόμενα, c'est "ce qui apparaît", par opposition à τὸ ὄν, "ce qui est") que de la psychologie (on s'intéresse à l'aspect intentionnel et non causal de ce qui est perçu). La phénoménologie entend porter une attention à ce qui est perçu en tant que perçu. Pour cela, il convient donc de "suspendre l'attitude naturelle" consistant, soit à laisser errer spontanément sa conscience, soit à porter un jugement sur son contenu comme le font la métaphysique, l'existentialisme, le Yoga ou le Tao, afin de prendre conscience que "dans la vie normale, habituelle, ordinaire, il y a un manque d'éveil ou de présence dans les expériences que nous vivons"(Varela, le Corps et l'Expérience Vécue, in Y. Tardan-Masquelier, les Chemins du Corps). Le point de départ de shamata, comme celui de la phénoménologie, consiste, non à analyser le flux de conscience, ni à l'épurer, ni à l'orienter, ni à le dissoudre, mais à l'installer dans sa propre présence réflexive hic et nunc, bref, à en prendre intentionnellement conscience. Notons au passage que la présence (hic et nunc, ici et maintenant) ne se réduit pas au seul moment présent pascalien (nunc, maintenant). Voilà pourquoi la présence attentive de la conscience individuelle à ses propres contenus, ne nécessite nullement un témoin (drashtuh) détaché du spectacle conditionnant de la nature (prakriti), bref, un Soi/sujet détaché d’un non-Soi/objet. Tout au contraire, car tel est précisément le cœur de l'illusion dualiste qu'une première intuition peut déjà commencer à dissiper dans shamata puisque, lorsque le (la) méditant(e) "essaie d[...]'isoler [le Soi/sujet] de toutes ses autres expériences, […] il [elle] a beau essayer, il [elle] ne trouve rien qui corresponde au Soi"(Tsultrim Gyamtso, cité par Francisco Varela in l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4). En d'autres termes, la conscience fait elle-même partie du spectacle dont elle est spectatrice. Comme dans le Tao, l'absence de séparation entre acteurs et spectateurs, entre la salle et la scène ou, si l'on préfère, l’absence d’un Soi/sujet substantiel et témoin détaché, rend caduques ipso facto les notions de "sujet" et d'"objet". Cette perpétuité englobante d'un intarissable flux de conscience est une preuve de l'impermanence (anitya) de toutes les expériences vécues (dharma). Sur ce constat au moins, shamata, phénoménologie et ontologie tombent d'accord.

Cela dit, il appartient à vipashyanâ d'aller plus loin que ce constat et de nous faire prendre conscience de l'inter-dépendance de quatre notions que le bouddhisme appelle les "quatre sceaux du Dharma" (dharma mudra) : anityaanâtman, duhkha et nirvâna. Le courant Mâdhyamaka, notamment, relie ces quatre notions à une cinquième, la plus fondamentale : celle de "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda) : "jamais, nulle part, rien qui surgisse, ni de soi-même, ni d'autre chose, ni des deux à la fois, ni sans cause"(Nâgârjuna, Mulamadhyamakakarika, I, 1). Bref, rien ne s'auto-produit, rien n'est produit, rien n'est à la fois produit et auto-produit, rien n'est ni produit ni auto-produit. Dire que les choses ne sont jamais produites n'est pas dire qu'elles n'existent pas ni qu'elles ne font pas l'objet d'une production mais, d'une part qu'elles ne sont jamais produites en soi, elles ne sont jamais un "produit" doté de quelque permanence temporelle ou de quelque homogénéité spatiale que ce soit, d'autre part qu'il n'y a pas lieu d'établir une distinction entre l'agent producteur et le patient produit. En fait, produit, producteur et production sont dans la même relation que l'itinéraire, le marcheur et la marche ou bien le fils, le père et la procréation et, d'une manière générale, la cause, l'effet et la transformation : on ne peut isoler l'un des trois termes sans abolir les trois à la fois. Apparemment, comme pour le Tao, toute "chose" est prise dans un flux perpétuel (易, ) dont on ne peut jamais isoler ni, a fortiori, quantifier les facteurs de production et à quoi on ne peut jamais assigner une origine ou un terme, sauf que l'on ne peut parler de "flux" sans présupposer des "choses" dont elles sont le flux, ce qui est contradictoire. C'est en ce sens radical que tous les phénomènes (dharma) sont réputés impermanents (sarvam anityam). S'ensuivent trois conséquences. Premièrement, tous les phénomènes étant co-produits, donc en interaction perpétuelle les uns avec les autres, se trouve confirmée et généralisée l'impossibilité phénoménologique d'isoler un Soi (atmân), ni en tant qu'agent (sujet, cause) ni en tant que patient (objet, effet). Deuxièmement, dans la mesure où ils sont toujours impermanents (sarvam anityam), il sont tous aussi souffrance (sarvam duhkham) dans le sens d'une passivité totale à l'égard de leur co-production conditionnée (pratîtyasamutpâda) dans l'espace et dans le temps. Tout existant est pris dans le tourbillon incessant d'une réalité symbolisée par les douze facteurs de la roue du karma (en chinois, samsâra se dit 轮回, lún huí, "retour de la roue"). Une troisième conséquence d'anitya est que tout dharma est spatialement composé, aucun n'est homogène, simple, composé d'atomes (dhâtu), contrairement à ce que professent certains courants hînayâna (Sarvâstivâda, Sautrântika). À quelque échelle qu'on le conçoive, chacun est irrémédiablement un agrégat, un amalgame (skandha). Il existe cinq niveaux d'agrégation (pañca skandha) imbriqués les uns dans les autres avec, par ordre de complexité croissante, le niveau matériel (rûpa skandha) qui est celui de tout existant, puis le niveau des sensations diffuses (vedanâ skandha), celui des perceptions objectuelles (samjña skandha), celui des habitus intentionnels (samskâra skandha) qui concerne tous les existants vivants, enfin celui, spécifiquement humain, des états et processus de conscience (vijñâna skandha). Ces cinq agrégats sont, comme le confirment la biologie et l'éthologie modernes (Varela, von Uexküll) générateurs de l'illusion par excellence, celle qui consiste à simplifier la complexité du réel en conférant homogénéité, permanence et complétion à des phénomènes du monde familier élevés au statut d'"objets". C'est d'ailleurs parce qu'ils génèrent spontanément l'illusion selon laquelle le vivant pourrait s'approprier définitivement ces soi-disant "objets" (exemple de la nourriture) qu'ils sont qualifiés d'"agrégats d'attachement" (pañca upâdâna skandha). Bref, à travers les trois premiers dharma mudra (anitya, anâtman, duhkha), vipashyanâ s'apparente au "jeûne de l'esprit" (心斋, xīn zhāi) du Tao. Mais tel ne va pas être le cas pour le quatrième (nirvâna).

L'extinction (nirvâna) de la souffrance consiste, nous dit Nâgârjuna, à "obtenir la noble et vraie sagesse, c'est-à-dire détruire le poison de l'ignorance, connaître le vrai caractère des dharma, acquérir la sagesse du Non-soi, de l'Impermanence, de la Souffrance et du Vide"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). On remarque qu'entre la connaissance des trois premiers dharma mudra (anitya, anâtman, duhkha) et celle du quatrième (nirvâna) s'intercale une condition supplémentaire : le vide (sûnyatâ). Le terme "sûnyatâ" est difficile à traduire car le vide dont il est question ici n'est pas un vide absolu, un néant, mais un vide relatif. Celui-ci n'est pas, toutefois, une vacance au sens taoïste (虚, ) qui dissoudrait l'esprit dans l'indifférence (淡, dàn) aux transformations (易, ) puisque, avons-nous dit, le Bouddhisme, comme le Yoga, est une ascèse, donc un effort intentionnel. Or, tout effort suppose, nolens volens, l'existence de quelque chose qui s'efforce, ce "quelque chose" fût-il incorporel, illusoire, onirique, etc., en tout cas dépourvu de Soi substantiel (anâtman) comme nous l'avons vu. "La meilleure définition [de sûnyatâ] est, à mon avis, "interdépendance", ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. [...] Tout est par nature interdépendant et donc vide d'existence propre"(Ringou Tulkou Rimpotché, et si vous m'expliquiez le Bouddhisme ?). Sûnyatâ c'est donc l'absence de nature propre (svabhâva) et non pas l'absence de nature tout court (abhâva) comme dans le Tao : les choses en général et le Soi individuel en particulier existent bien comme phénomènes (dharma) pourvus de qualités qui sont celles que nous autres, humains, leur attribuons intentionnellement. En fait, sûnyatâ, c'est "l'absence de fondements absolus"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, V, 10), et rien de plus. Du coup, l'expérience humaine de sûnyatâ, notamment en tant que vécue lors de la méditation profonde (vipashyanâ), c'est celle de l'absence, pour tout dharma, d'une nature (bhavâ) indépendante des illusions essentialistes et substantialistes que le cinquième agrégat (upâdâna skandha), à savoir la conscience (vijñâna skandha), projette intentionnellement au-delà d'elle même. Bref, les dharma ne sont pas absolument vides de nature (abhâva) comme l'est le 道, dào, mais vide d'une nature en soi (svabhâva) dans le sens où ils n'ont de formes que celles que forgent nos samskâra humains. Rappelons que la conscience (vijñâna) se nourrit de l'habitus (samskâra) qui objective la perception (samjña) qui unifient les sensations (vedanâ) qui opèrent une sélection dans le divers des formes matérielles (rûpa). Bref, la prise de conscience qui fait suite à la méditation bouddhique n'est ni dissolvante comme dans la méditation du Tao, ni transcendante comme dans la méditation du Yoga mais auto-référentielle : la conscience (vijñâna), en tant qu'agrégat spécifiquement humain, se rend compte qu'elle est elle-même un agrégat capable, autant de s'illusionner elle-même que de se rendre compte qu'elle s'illusionne. Il s'ensuit que "ce monde phénoménal issu des idées illusoires étant de la nature des illusions, c'est donc le bannissement des idées illusoires sans exception qui est le suprême nirvâna"(Atisha, Bodhipâthapradîpa, §55). Bref, le nirvâna n'est pas la disparition du samsâra et de son cortège d'illusions douloureuses. Nirvâna et samsâra sont, pour l'école Mâdhyamaka, une seule et même chose, avec ou bien sans la conscience de l'illusion formelle (sûnyatâ) projetée sur toute chose. En cela consiste bodhicitta, "l'esprit d'Éveil" : prendre conscience que le réel est in-forme, amorphe. Mais encore ne s'agit-il ici que de "l'esprit d'Éveil d'aspiration" (pranidhâna bodhicitta), une première étape dans le perfectionnement éthique du bodhisattva.

Car, au fond, le problème final de la misère comme emballement d'un samsâra monopolisé par un Soi (âtman), individuel ou collectif, tyrannique car doté d'une identité fantasmée n'est nullement résolu. En effet, "les dharma, quoique vides, ne sont ni tranchés ni détruits. […] Bien que les dharma soient impersonnels, on n'échappe pas au péché ni au mérite [personnels], on n'échappe pas aux actes qui sont causes et conditions d'innombrables existences"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). Dans le nirvâna, il n'y a, certes, plus de Soi/sujet pour souffrir ni de Soi/objet pour engendrer ou effacer la souffrance, mais la souffrance, individuelle comme collective, n'est nullement abolie. La vie, la mort, la (re-)naissance, la vieillesse, la maladie, la souffrance, comme tout dharma, n'appartiennent à aucun Soi, individuel ou collectif. Mais dans la mesure où l'illusion, notamment celle du Soi (âtman), s'enracine dans les formations karmiques les plus profondes et les plus anciennes (samskâra) où s'agrègent la perception (samjña), la sensation (vedanâ) et la matière (rûpa), les contenus de consciences (vijñâna), fussent-ils "éveillés", n'effacent en rien les contenus archaïques accumulés par l’ontogenèse individuelle, naturelle ou sociale, et, plus encore, par la phylogenèse spécifique, naturelle ou historique (samsâra). Cependant, le nirvâna comme prise de conscience de la "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda) et de la vacuité formelle (sûnyatâ) dont elle s'accompagne implique aussi trois conséquences importantes des points de vue phénoménologique, logique et éthique. D'abord la prise de conscience du caractère phénoménologiquement intermittent de la conscience, individuelle ou collective, qui se rend compte que ses vécus pourraient tout aussi bien être autres qu'ils ne sont dans la mesure où "dans sûnyatâ il n'y a ni forme, ni sensation, ni notion, ni résidu, ni conscience individuelle [...] ; il n'y a ni connaissance, ni obtention, ni non-obtention"(Nâgârjuna, Mahaprajnaparamitasastra, II). En d'autres termes, il n'existe aucun privilège d'aucune sorte de la conscience sur les autres dharma. Ensuite la prise de conscience du caractère logiquement inconsistant des vécus de la conscience comme de ses co-productions dans la mesure où "tout est vrai, ou non-vrai, et aussi vrai et non vrai à la fois, de même ni non-vrai et ni vrai à la fois"(Nâgârjuna, Mulamadhyamakakarika, xviii). Car en effet, si la consistance logique est l'impossibilité d'affirmer simultanément et localement que l'objet a possède la propriété p ET qu'il ne la possède pas, ce principe n'est plus valide dès lors que l'identification d'une entité, qui, avons-nous dit, présuppose homogénéité, permanence et unicité, n'a plus de sens. En d'autres termes, il n'existe aucun privilège de la clôture cognitive consciente et rationnelle héritée de l'habitus ontologique sur les autres formes de clôtures cognitives manifestées par le vivant. Enfin une conséquence éthique, la plus importante de toutes : "ayant commencé par une pensée de bienveillance [karunâ] envers tous les êtres sensibles, on prendra en considération tous les migrants [c'est-à-dire tous les êtres soumis au samsâra] sans exception qui souffrent de choses tels que les tourments […] ou d'avoir à mourir et transmigrer"(Atisha, Bodhipâthapradîpa, §10). En d'autres termes, il n'existe aucun privilège de l'espèce humaine sur les autres espèces vivantes. Par là, l'éthique du bodhisattva rejoint le constat physicaliste de l'égalité de tous les existants à l'égard de la souffrance et de tous les vivants à l'égard du sentiment de souffrance. Tel est le sens final de "l'esprit d'Éveil d'engagement" (prasthâna bodhicitta) en quoi consiste le cœur de l'ascèse du bodhisattva.

Nous avons donc vu que si la souffrance DU SOI ne saurait être évitée dans l'absolu, puisque c'est en tant que Soi perceptivement clos que tout vivant souffre, c'est-à-dire perçoit qu'il doit lutter contre la mort, en revanche une telle souffrance peut être minimisée et, a fortiori, empêchée de dégénérer en souffrance PAR SOI. La pire des solutions, la plus contre-productive à cet égard, nous a semblé être celle que préconise depuis toujours la pensée occidentale en général et qui consiste à renforcer le Soi/sujet individuel, à le blinder en lui adjoignant de multiples artefacts. La pensée occidentale ne se trompe donc pas en considérant le Yoga, le Taoïsme ou le Bouddhisme comme des doctrines de retour à la simplicité naturelle. L'école du Yoga, la plus idéaliste, entend y pourvoir par la (re-)découverte d'un principe conscient réputé pur et originel dans le cadre d'une ascèse conjoignant corps et esprit. Celle du Tao, la plus radicale, par la dissolution de tous les Soi conçus comme autant d'entraves à la circulation des énergies, au moyen d'une connivence non ascétique avec le flux général des phénomènes. Celle du Bouddhisme, enfin, la plus pragmatique, par une prise de conscience de la vacuité et de l'impermanence de tous les phénomènes au moyen d'une ascèse méditative faisant apparaître la conscience humaine pour ce qu'elle est : un phénomène parmi d'autres.

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