Suivant la loi de Boltzmann (seconde loi de la thermodynamique), tout système physique perd tendanciellement de l'énergie et se dirige inéluctablement vers sa mort thermique. En ce sens, tout système physique souffre d'entropie. Toutefois, dans la mesure où un système est thermodynamiquement ouvert, son entropie peut être compensée par des systèmes connexes, l'énergie perdue par les uns étant, pour partie, localement et momentanément récupérée par les autres. À cet égard, Francisco Varela définit le vivant comme un système thermodynamiquement ouvert mais cognitivement clos. Cela veut dire qu'un système est vivant si et seulement si les structures physiques dont il est constitué s'organisent intentionnellement pour faire circuler entre elles de l'information sur l'état énergétique de l'organisation et tenter, autant que possible, de maintenir cette organisation invariante. Cette "clôture cognitive du système", Varela l'appelle le Soi. Dès lors, si tout système physique souffre (d'entropie), tout système physique vivant souffre et perçoit qu'il souffre. Cette souffrance est donc une souffrance DU SOI. Si, maintenant, on s'intéresse aux organisations vivantes dotées de conscience et de langage que sont les entités humaines, on est obligé d'admettre que leur Soi, en tant qu'il est conscient, non seulement souffre et perçoit qu'il souffre mais, de plus, est conscient de percevoir qu’il souffre. La souffrance DU SOI devient alors souffrance PAR SOI, en l'occurrence, par le fait de posséder un Soi cognitif conscient qui permet aux humains, certes, d'examiner certaines causes de souffrance pour tenter de les supprimer, mais aussi de représenter leur propre souffrance et donc, sinon de l'augmenter, du moins de la prolonger. Et d’autant plus que le Soi humain a beau être "conscient" par définition, il ne se rend pas toujours compte qu’il s’accroche désespérément à l’illusion d’une invariance in fine toujours vaincue par l’entropie et la mort. C’est en raison de cette illusion que la souffrance infligée PAR certains SOI conscients à d'autres Soi, conscients ou non, dégénère parfois en massacre et en destruction. La question est donc clairement de savoir si l’idée d’un Soi en général n'est pas tout à la fois le générateur et le produit d'une illusion plus ou moins funeste. Mais, si tel était le cas, quel serait alors le sujet de la souffrance, le sujet de l’illusion ? Nous verrons qu’à ces questions des doctrines de salut (sotériologies) telles que la philosophie, le Yoga, le Taoïsme ou le Bouddhisme apportent des réponses radicalement divergentes.
Quand on évoque les doctrines de salut, on pense inévitablement, comme l'a fait Max Weber, aux trois monothéismes occidentaux et à leur Dieu personnel. De fait, les trois monothéismes sont de parfaits exemples de sotériologies "positives" dans le sens où il existe un Soi humain fondamentalement incomplet qui a besoin d'être complété par un ou plusieurs Soi/objet(s). Ce qui est loin d'être absurde puisque, avons-nous dit, tout système physique, et pas seulement l'homme ni les seuls êtres vivants, voit son organisation tendre vers le chaos puis vers le délitement complet. Cela dit, bien avant d'en arriver à ce constat scientifique, la pensée occidentale s'est toujours évertuée à envisager ce dont manque le Soi humain en tant que sujet de souffrance afin, du moins, d’atténuer la souffrance, voire d’y mettre fin et de le rendre immortel.
Au V° siècle a.e.c., les comédies d'Aristophane mettent en scène une histoire grecque en proie aux guerres fratricides et au chaos politique. Quant aux tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, en évoquant ce climat délétère hanté par la faillite de la vie, elles illustrent à merveille l'équivalence du phénomène de la vie et de celui de la souffrance. C'est dans ce contexte que naît la philosophie dont l'intention n'est pas seulement cathartique comme l'est le spectacle théâtral, mais qui, d'emblée, se veut explicitement thérapeutique. Car tel est le problème crucial qu'elle se propose originellement de résoudre : comment donner aux Grecs le goût de la stabilité et de la permanence en leur faisant détester l'agitation manifestement facteur de destruction ? Malgré des prémices déjà présentes deux siècles avant lui avec les fameux paradoxes éléatiques sur la soi-disant impossibilité du mouvement en général, c'est la métaphysique d'Aristote qui va jeter les bases de la philosophie occidentale avec ses concepts fondamentaux d'essence, de substance, d'identité, de sujet, de Dieu, de conscience et de bonheur. L'un de ses angles d'attaque favoris va consister à penser la réalité en termes d'une dichotomie entre, d'une part, la simplicité de ce qui est, d'autre part, la complexité de ce qui n'est pas. Le principe de la métaphysique aristotélicienne consiste, en effet, à s'interroger sur l'Être des choses, leur en-Soi par-delà ce qu'elles paraissent pour nous dans leur existence phénoménale (en grec, τὰ φαινόμενα, "ce qui apparaît"). En ce sens, l'origine de la métaphysique se confond avec celle de l'ontologie (ὁ τοῦ ὄντος λόγος, "le discours sur l'être"), lequel présuppose un dualisme de l'homogénéité et de la permanence essentielle de l'Être (en latin essentia, de essens, essentis, participe présent du verbe esse, "être") versus l'hétérogénéité et l'impermanence existentielle du non-être (τὸ μὴ ὄν). À partir de là, tout ce qui "est" sera subsumé sous l'unité permanente d'une "essence" simple tandis que, par contraste, se bornera à "exister" (de ek-stans, ek-stantis, "qui se tient en dehors", sous-entendu "de l'essence") toute collection vouée à la multiplicité et à l’impermanence : "être, c'est être uni, c'est être un ; n'être pas, c'est ne pas être uni, c'est être multiple"(Aristote, Métaphysique, Θ10, 1051b12-13). Cette simplicité de l'Être comme unité et permanence tend d'ailleurs vers une limite : la synthèse de l'unité dans l'espace, de la permanence dans le temps et de l'unicité (le fait d'être unique, non pas UN x, mais LE x). Cette limite, c'est l'identité (idem-titas, "le fait d'être le même") : "l'identité [τὸ τί ἦν εἶναι] de chaque être est ce qu'il est dit être en soi et par soi"(Aristote, Métaphysique, Z4, 1029b) : l'en-Soi, c'est l'unité et la permanence, le par-Soi, c'est l'identité. Est donc réputée Être toute entité homogène et permanente supposée subsister en et par Soi-même et non en et par autre chose. Voilà donc posée la définition du concept métaphysique du Soi : une essence dotée d'identité, c'est-à-dire homogène, permanente et unique.
Or, "il y a seulement identité des choses dont l'énonciation est une définition"(Aristote, Métaphysique, Z4, 1030a7). Dès lors, connaître adéquatement une chose, c'est l'identifier, et l'identifier, c'est la définir. Or, pour définir complètement un en-Soi par-Soi, encore faut-il pouvoir en prédiquer des accidents (σῠμβεβηκότα), ceux-ci n'étant que les apparences phénoménales sous lesquelles se manifeste l'intériorité profonde de la substance (οὐσία). Aussi, "si l'on disait que tout est accident, il n'y aurait plus de sujet premier des accidents, tant il est vrai que l'accident signifie toujours le prédicat d'un sujet. La prédication devrait alors nécessairement aller à l'infini"(Aristote, Métaphysique, Γ4, 1007a33). Aristote veut dire par là que, s'il n'existait pas un noyau substantiel en toute chose, on ne pourrait jamais en parler et, a fortiori, en connaître parce qu'alors il faudrait évoquer tous ses accidents, lesquels, par hypothèse, seraient en quantité infinie car multiples, changeants et sans frontière. A contrario, si l'on peut parler adéquatement de quelque chose c'est que, non seulement il y a de l'en-Soi par-Soi mais qu'il doit exister, dans le langage, un correspondant exact à cet en-Soi par-Soi, à savoir le sujet (en latin, sub-jectum vient de sub-jicere comme, en grec, ὑπο-κείμενον vient de ὑπό-κειμαι signifiant "être placé en-dessous de", sous-entendu, de ses accidents). Le sujet (ὑποκείμενον) est donc désormais, dans le langage, le support des prédicats (κατηγορήματα), tout comme la substance (οὐσία) est, en dehors du langage, le support des accidents (σῠμβεβηκότα). Le sujet est le nom épistémique (ἐπιστήμη, "connaissance") du Soi, la substance, son nom ontique (τὸ ὄν, l'Être).
Par ailleurs, du point de vue ontique, il faut bien, toujours sous peine de régression à l’infini, qu'il y ait une origine absolue à la fois à la permanence et à l'impermanence. Aussi "le premier des mouvements c'est le mouvement circulaire. Or, l'être qui imprime ce mouvement, c'est le moteur immobile [ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ]. Le moteur immobile est donc un être nécessaire"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1072 a). On comprend intuitivement comment ce qui est premier, c'est-à-dire absolument homogène, permanent et unique, donc substantiel, peut, néanmoins engendrer de l'hétérogénéité et de l'impermanence : il suffit, d'une part, que ce "premier moteur" soit circulaire, donc tout à la fois mouvant et immobile, et, d'autre part, que la perfection de ce qu'il engendre se dégrade à mesure qu'on s'en éloigne. Or, ce "premier moteur immobile", Aristote l'appelle aussi "dieu" (ὁ θεὸς). Raison pour laquelle la métaphysique aristotélicienne complète l'ontologie (ὁ τοῦ ὄντος λόγος, "le discours sur l'être"), par un discours sur l'Être absolu, premier, la théologie ( ὁ τοῦ θεοῦ λόγος, "le discours sur Dieu"). Dieu est donc désormais, LA substance unique, homogène et permanente, le Soi parfait qui se trouve être l'origine absolue de toute chose. De là, le système cosmologique circulaire d'Aristote et de Ptolémée va, jusqu'au début du XX° siècle, être considéré comme le témoignage empirique de la réalité métaphysique de la permanence absolue. Le κόσμος (littéralement, "ordre, décor", tout comme "mundus" en latin) y est constitué de 55 sphères concentriques, la première, dite "des étoiles fixes" étant réputée ὃ οὐ κινούμενον κινεῖ, "le premier moteur non-mû", autrement dit ὁ θεὸς, "Dieu", et la dernière, la plus éloignée de la divine substantialité-unité-permanence et par conséquent la plus dégradée, la Terre comme lieu privilégié des accidents. Pour autant, l'être vivant particulier vivant sur la Terre qu'est l'être humain, est un ζῷον λόγον ἔχων, c'est-à-dire un être doté de conscience et de raison et/ou de langage (c'est le même mot en grec). Ce qui explique que "l'intelligence [νοῦς] arrive à se penser elle-même, en se saisissant intimement de l'intelligible ; elle devient intelligible, en se touchant elle-même, et en se pensant, de telle sorte que l'intelligence et l'intelligible se confondent. […] Par conséquent, ce que l'intelligence semble avoir de divin appartient plus particulièrement encore à ce principe ; et la contemplation est ce qu'il y a, dans l'intelligence, de plus parfait et de plus relevé"(Aristote, Métaphysique, Λ , 1072 b). Donc, l'intelligence humaine (νοῦς) est, potentiellement, sous réserve de rigueur logique dans le raisonnement et dans le langage, celle d'un spectateur (θεωρός), d'un témoin impartial capable de s'absorber dans la contemplation (θεωρία) parfaite, celle qui se tourne vers Dieu comme origine absolue et inconditionnée de l'Être. Malgré tous ses défauts liés à son éloignement par rapport à ce "premier moteur non-mû", l'existence humaine est donc dotée d'une mystérieuse faculté qu'il nomme "intelligence" (νοῦς) et qui, sans être elle-même substantielle possède néanmoins de l'affinité avec la substantialité en ce qu'elle aime l'homogénéité et la permanence. À ce titre, elle peut et doit tendre vers un idéal d'humanité : une "vie contemplative" (βίος θεωρητικός), c'est-à-dire une activité de l'intelligence qui s'emploie à connaître rigoureusement la raison dernière des choses et, en même temps, à se connaître récursivement, consciemment, comme participant à quelque degré de la substantialité divine. Raison pour laquelle Aristote nomme εὐ-δαιμονία, littéralement "bonne conduite" le principe éthique lié à la vie contemplative : "la bonne conduite [εὐδαιμονία] ne doit avoir besoin de rien, elle doit se suffire parfaitement"(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1176b). Par là, le Soi de l'homme guidé par le principe éthique de bonne conduite n'a plus besoin de rien puisqu'il participe à l'immuabilité et à l'éternité de l'Être absolu. À noter que le terme εὐδαιμονία a été, par la suite, traduit, en latin, par beatitudo, autrement dit par "bonheur", "félicité".
Il est inutile d'insister sur l'extraordinaire autorité que cette métaphysique de l'Être, relayée par les trois théologies monothéistes, va exercer de manière à peu près hégémonique sur la pensée occidentale pendant près de dix-huit siècles au point de retarder ou d'empêcher toute nouveauté conceptuelle, non seulement en philosophie, mais aussi en science (cf. le procès de Galilée) et même en art (cf. le chant grégorien). Ce n'est qu'à partir de la Renaissance et, plus encore, de l'Âge Classique, que, sans pour autant remettre en question les fondements de la métaphysique aristotélicienne, deux courants très importants d'innovations conceptuelles vont se faire jour : l'existentialisme et le cartésianisme.
Là où la métaphysique ne se fie, nous l'avons vu, qu'au raisonnement, il s'est manifesté, à l'égard des mêmes problèmes et en s'appuyant sur les mêmes concepts, une démarche consistant à partir de la souffrance de l'existence humaine en tant que vécue. Dans cette perspective "existentialiste", en effet, chacun sent que "le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable [est tel que ] que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près"(Pascal, Pensées, B139). Il s'ensuit un malaise que Pascal nomme "ennui" et qui est justiciable de deux remèdes possibles : "[les hommes] ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors [...] ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte"(Pascal, Pensées, B139). Chaque homme sent donc confusément que sa substance présente, actuelle, son Soi, manque de quelque chose pour être heureux et que la complétude ne peut être trouvée que dans le tumulte ou la paix, autrement dit, dans le divertissement ou bien, conformément à notre essence humaine (notre "première nature"), en Dieu mais pas dans ce tædium vitæ dont parle Augustin et qui constitue notre ordinaire. En effet, "le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. […] Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent [...]. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais"(Pascal, Pensées, B172). Le divertissement tumultueux n'est donc qu'un déni, une fuite en avant et non pas un remède au mal qui nous ronge. Par là, il se révèle illusoire. D'où la nécessité de parier sur la présence, tant en nous qu'en dehors de nous, dun Dieu éternel et tout-puissant : "misère de l'homme sans Dieu, grandeur de l'homme avec Dieu"(Pascal, Pensées, B389). Dans les deux cas, cependant, le moyen, qu'il soit réel ou illusoire, de combler ce manque existentiel est ressenti et non déduit spéculativement. Cette approche existentielle de la nature défectueuse du Soi humain en manque de Dieu est la version laïque de la problématique typiquement chrétienne de l'incarnation d'un esprit dans un corps. Celle-ci est pensée, en effet comme une existence de souffrance et d'expiation temporaire (cf. Augustin) potentiellement rédimée par l'essence divine éternelle, laquelle, étant inconditionnée, précède et détermine le sens de l'existence humaine comme cheminement vers une transcendance (en tout cas jusqu'à ce que les existentialistes modernes inversent la direction du cheminement en affirmant que c'est l'existence qui précède l'essence). De là, le mépris pascalien pour le Moi qui diffère du Soi comme le corps diffère de l'esprit, comme l'existence diffère de l'essence : "le moi est haïssable"(Pascal, Pensées, B455). Bref, une inflexion conceptuelle apparaît clairement dans la perspective "existentialiste" : la notion d'un Soi qui n'est plus seulement le nom qu'on donne à une substance homogène et permanente en général, mais qui devient un Soi/sujet par le fait que l'individu humain souffre et est conscient de souffrir en tant qu'il se sait en manque d'Être et donc qu'il a besoin de combler ce manque d'une manière ou d'une autre.
À la même époque que Pascal, Descartes parvient aux mêmes conclusions quoique par des moyens assez différents. En effet, tout en empruntant à Aristote les notions de Soi substantiel, d'identité, de conscience et de complétude (bonheur), Descartes, à l'instar de Pascal, postule d'emblée, non seulement l'intérêt de l'intelligence (qu'il renomme "raison" ou "bon sens") pour la substantialité ultime des choses, mais aussi pour sa propre substantialité comme res cogitans, "chose pensante". À la question "que suis-je ?", Descartes répond : "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 7). Et si, comme chez Aristote, une propriété importante de cette "chose qui pense" (res cogitans) réside dans sa rationalité (son goût pour la rigueur logique) et dans son caractère conscient (récursif), en revanche, Descartes va la doter de propriétés spécifiques, ce que ne fait pas Pascal. Héritant de dix-sept siècles de théologie chrétienne, Descartes, tout comme Pascal, sait que le Dieu du monothéisme est, non seulement "esprit", donc res cogitans, mais esprit créatif (et créateur) car doué de volonté. Dieu reste bien, si l’on veut, "premier moteur", mais moteur spirituel, L'ESPRIT par excellence (rappelons que ce terme, à l'origine et dans de nombreuses langues, désigne le "souffle") qui fait advenir toute chose par la puissance de sa volonté. Or Descartes va considérer cette volonté comme un modèle à imiter plutôt que comme une omnipotence à laquelle s'abandonner. En effet, nous sommes conscients, nous autres res cogitantes, "choses pensantes", de posséder cette volonté qui fait défaut aux corps matériels (res extensæ, "choses étendues"), y compris aux corps vivants, lesquels, c'est bien connu, ne sont que des agrégats mécaniques. Dès lors, il y a tout lieu de dire que "c’est la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu"(Descartes, Méditations Métaphysiques, IV, 9) en ce que la res cogitans constitutive de notre Soi s'avère capable de modifier intentionnellement les corps physiques (res extensæ), à commencer par le nôtre propre, à l’instar de Dieu qui a créé et continue de créer le monde. Dès lors, le Soi/sujet humain n'est plus simplement un être de raison et/ou de langage, mais Sujet individuel dans un sens pragmatique et non plus seulement logique (support de prédicats) comme chez Aristote, ni même existentiel (sensibilité souffrante) comme chez Pascal. Car avec Descartes, le Soi/sujet devient une substance dotée d'une volonté directement créative et productive là où Aristote, comme Pascal, méprisaient ouvertement la production (esclavage pour l'un, divertissement pour l'autre) et cantonnaient la "bonne conduite" à la contemplation pour l'un, au pari pour l'autre. De là, ce fameux idéal de maîtrise humaine des corps matériels en général et selon lequel, "connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). On a donc désormais clairement, avec Descartes, affaire à une hiérarchie entre deux sortes de Soi substantiels : en haut, le Soi/sujet individuel conscient (res cogitans) actif, productif, participant originellement de la substance pensante divine, en bas, le Soi/objet indifférencié inconscient et inerte participant de la substance matérielle (res extensa) dans le cadre de la création divine continuée et non originelle. La connaissance consciente et rationnelle des interactions entre les Soi/objets et les Soi/sujets, rend alors ceux-ci capables de détourner volontairement ces interactions à leur guise dans l'optique de "l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, [et] principalement aussi pour la conservation de la santé"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Avec Descartes, la conscience rationnelle et volontaire de chacun des individus humains conçus comme des Soi/sujets substantiels est donc désormais invitée à remédier aux inévitables écueils de l'existence en y imprimant une direction optimale par l'accumulation et la transformation des Soi/objets matériels pertinents et par la destruction de ceux qui ne le sont pas.
Avec Pascal et avec Descartes, la notion de Soi reçoit donc désormais deux sens bien différents : d'une part celle d'un Soi/objet comme manifestation phénoménale de ce qui est supposé être une substance homogène et permanente ; d'autre part le Soi/sujet humain comme clôture cognitive (consciente) du vivant pensant et souffrant qu'est l'individu humain, clôture agrémentée des remparts physiques et/ou spirituels derrière lesquels il entend se protéger des écueils de la vie. Il n'est pas nécessaire, ni d'ailleurs possible, ici, de faire l'inventaire des souffrances PAR SOI qu'ont engendrées les doctrines du salut par la complétion forcenée du Soi/sujet individuel aux moyens, soit de l'accumulation de Soi/objets matériels, soit de la fusion mystique du Soi/sujet avec un Être transcendant, Dieu ou homme providentiel. Très tôt, pourtant, en Occident comme ailleurs, il s'est fait jour un soupçon : et si ce n'était pas en augmentant le Soi/sujet mais, tout au contraire, en le diminuant, qu'on avait quelques chances de lui épargner de la souffrance ? De là, les fameux exercitia spiritualia, qui ont connu un certain succès dans la mystique occidentale, par exemple chez Ignace de Loyola, et qui consistent en "différents modes de préparer et de disposer l'âme à se défaire de toutes ses affections déréglées"(Exercices Spirituels, 1° annotation), ceux de l'empereur Marc-Aurèle qui se prescrit à soi-même d'"efface[r] cette représentation, arrête[r] cette agitation de marionnette"(Pensées pour moi-même, VII, 29) ou ceux du sociologue Georges Friedmann qui préconise de "s'efforcer de dépouiller [s]es propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de [son] nom (qui, de temps à autre, [le] démange comme un mal chronique)"(la Puissance et la Sagesse). Pour autant, la portée de ces exercices spirituels a toujours été très faible dans la mesure où il s'est toujours agi, in fine, de mortifier le corps pour préparer le terrain à une complétion matérielle et/ou spirituelle ultérieures. Bien différent a cependant été le destin des sotériologies apophatiques (restrictives) dans d'autres cultures, d'autres civilisations que la nôtre, qui ont développé des doctrines de salut fondées sur le postulat radicalement opposé à celui de la métaphysique et de l'existentialisme occidentaux, à savoir celui de la nécessité d'une véritable ascèse qui ne soit pas simplement un renoncement intellectuel à l'action spontanée du corps.
Ainsi, dans la pensée indienne, par exemple, trouve-t-on l'idée que "le yoga est l'arrêt de l'activité automatique du mental [Yogascittavrittinirodhah]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M), I, 2). Pourquoi faut-il procéder à cet arrêt ? Pour répondre à la question, il convient d'abord de replacer l'école du Yoga dans le contexte des six conceptions doctrinales orthodoxes (darshana âstika) qui constituent le corpus brahmaniste fondé sur l'autorité des Veda et des Upanishad, chacune le faisant d'un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Or, le Vedânta exerce, à travers l'épopée narrée dans la Bhagavad Gîtâ et le commentaire qu'en fera Shankara, une influence lexicale décisive sur les Yoga-Sûtra. En effet, il impose d'emblée le terme yoga comme synonyme d'ascèse par l'action, par opposition au renoncement (sannyâsa) à agir et, à l'instar de la métaphysique aristotélicienne, au refuge dans l'étude des textes sacrés. L'idée d'ascèse est, en effet, assez courante dans la littérature des Veda et des Upanishad, laquelle entend enseigner aux hommes les actes sacrificiels à accomplir pour entrer en communication avec les dieux, à l'instar de la pratique des moines errants (shramana). D'une part, en effet, "il existe, à la source des philosophies indiennes un postulat partagé […] : l'existence humaine est marques par la misère (duhkha)"(Ballanfat, Philosophie Indienne, intro.) et, d'autre part, ces philosophies "répondent toute à un objectif unique : réintégrer l'âme (âtman) dans son unité première et originelle avec l'Absolu (brahman)"(Vivenza, Nâgârjuna et la Doctrine de la Vacuité, I, i, 1, n3). De là, la valorisation de l'ascèse dans l'idéal brahmanique.
Cela dit, c'est le Samkhya qui se trouve être la principale source d'inspiration de l'école du Yoga. Le Samkhya postule, un peu à la manière de Descartes, un dualisme ontologique entre deux principes qui cohabitent en tout être humain : prakriti, la matière active mais inconsciente, purusha l'esprit inactif et conscient. Ces deux principes, qui cohabitent en chacun d'entre nous, entretiennent donc nécessairement une relation asymétrique en ce que l'activité karmique, c'est-à-dire productive à long terme, de prakriti à travers ses guna, c'est-à-dire ses modus operandi, masque naturellement notre identité humaine, notre véritable Soi/sujet substantiel, qui réside, comme chez Descartes, dans notre conscience individuelle (purusha). Le problème, c'est que celle-ci est absorbée spontanément par la manifestation de prakriti qui lui ressemble le plus, à savoir le mental (citta) tout particulièrement lorsque ce mental est éclairé par la qualité (guna) dite "lumineuse" (sattva). Il en résulte une confusion permanente entre citta et purusha et un malaise existentiel diffus du fait de l'instabilité naturelle du mental (citta) qui, ballotté par les guna, tantôt est "lumineux" et heureux ou malheureux, tantôt "passionné" et actif ou passif, tantôt "ténébreux" et ignorant ou paresseux. Car, comme l'explique aussi la Bhagavad Gîtâ, composée vraisemblablement à la même époque que les Yoga-Sûtra, les trois guna sont les trois qualités fondamentales de cette matière corporelle (prakriti) dont tous les humains sont pétris et qui, par conséquent, conditionnent leur existence. Plus précisément, "les trois qualités [guna] engendrées par la nature enchaînent la conscience impérissable au corps [âtman] : elles se nomment le "lumineux", le "passionnel", le "ténébreux". [De sorte que] le "lumineux" [sattva] induit la conscience à s'investir dans le bonheur, […] le "passionnel" [rajas] pousse la conscience à s'investir dans l'action, […] le "ténébreux" [tamas] est responsable de l'ignorance et de l'illusion"(Bhagavad Gîtâ (B)1, XIV, 5-9). Certes, le Soi/sujet peut toujours s'abandonner au tumulte des processus karmiques sur le modèle du divertissement pascalien, en acceptant de vivre l'alternance aléatoire et éphémère de satisfactions et d'insatisfactions qui en résulte, mais il peut aussi essayer de se libérer de cet engrenage en tâchant de trouver une solution à ce problème. Telle est, justement, la raison d'être du yoga comme ascèse. L'école dite du Yoga résume donc parfaitement le problème telle qu'il se pose dans le contexte brahmanique en disant que "pour le sage, tout est douleur/misère [duhkha], parce que nous sommes soumis aux empreintes [samskâra] nées de l'activité des guna et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), II, 15). Voilà donc identifiés explicitement l'origine du problème : les trois guna qui laissent des empreintes indélébiles (samskâra) dans le mental (citta). Ce qui désigne implicitement la nature du salut final : désintriquer la conscience (purusha) du mental (citta) comme support des conséquences objectives des trois guna, à savoir les samskâra. Il va donc s'agir de pratiquer une ascèse nommée yoga afin de sauver du tumulte de l'existence un Soi/sujet assimilé à "la conscience impérissable". La solution va donc consister, pour le Soi/sujet individuel substantiel et conscient, à se libérer de l'emprise naturelle du mental (citta) en dé-couvrant, dans les deux sens du terme, sa propre identité (purusha) censée être recouverte par le mental (citta) agité par les samskâra. Par là, il conviendra, au moyen du yoga, d'inverser le sens de l'absorption (samâdhi) en favorisant celle de citta dans purusha plutôt que le contraire. Et comme "rien ici-bas ne purifie autant que la connaissance. Celui qui atteint de lui-même la perfection de l'ascèse [yoga] finit par trouver en lui-même la connaissance"(Bhagavad Gîtâ (B), IV, 38), il semblerait que l'ascèse proposée soit du type des exercitia spiritualia propres à la mystique monothéiste, consistant à se tourner vers la contemplation au mépris de l'action. En fait, il n'en est rien.
Compte tenu du fait que la Bhagavad Gîtâ est une partie de la grande épopée guerrière du Mahâbârata, il existe apparemment trois voies possibles de salut pour le prince Arjuna : renoncer à agir et se réfugier dans la connaissance (jñâna), renoncer à agir et se réfugier dans la dévotion à la divinité (bhakti), ou encore agir purement et simplement (karma) en assumant son rôle de guerrier. Or, on sait que le dilemme entre agir et renoncer à agir sera tranché par Krishna qui expliquera à Arjuna, d'une part qu'il est impossible d'étudier ou de se dévouer sans agir en quelque façon, d'autre part qu'il est possible d'agir dans le renoncement, en l'occurrence, en renonçant à s'approprier les fruits de l'action. Dès lors, il existe trois formes d'actions réellement ascétiques : l'ascèse dans la connaissance (jñânayoga), l'ascèse dans la dévotion (bhaktiyoga), et l'ascèse dans l'action désintéressée (karmayoga). Naturellement, on retrouve cette tripartition aussi dans les Yoga-Sûtra de Patañjali, "l'étude en soi [svadhyâya], l'abandon de soi au Seigneur [ishvara pranidhâna] et l'effort [tapas], sont les moyens de réaliser le yoga de l'action [kriyâyoga]"(Patañjali, Yoga-Sûtra (B)*, ii, 1). On en déduit que jñânayoga correspond à l'étude (svadhyâya), et que bhaktiyoga correspond à la foi (ishvara pranidhâna). Quant à l'idée d'action désintéressée (karmayoga), centrale dans le contexte du conflit guerrier généralisé narré par le Mahâbârata, elle fait place, dans les Yoga-Sûtra de Patañjali, à celle d'une discipline, d'un effort (tapas) propre au "yoga de l'action". Ce "yoga de l'action" (kriyâyoga) suppose, dans un contexte beaucoup moins dramatique, l'impossibilité ou l'échec de l'absorption (samâdhi) du mental (citta) dans le principe conscient (purusha) par la simple connaissance (jñânayoga) ou par la dévotion (bhaktiyoga) telles que définies dans la première partie des Yoga-Sûtra, l'une et l'autre ascèse étant censées produire la résorption directe (nirodah) du mental (citta). Dans le "yoga de l'action" (kriyâyoga, Shivananda dit sâdhanâyoga, ce qui correspond exactement au titre de la 2° partie des Yoga-Sûtra), à l'inverse, au lieu de "rendre le mental complètement inactif, comme s'il n'existait plus, [on] le laisse actif [en donnant] une place importante au corps, [ce qui] inclut un perfectionnement technique, objet d'un apprentissage progressif"(Ballanfat, une Lecture Historique et Philosophique des Yoga-Sûtra). De là, les huit "degrés" (ashtangâni) du yoga tels qu'énoncés dans le sûtra ii, 29 des Yoga-Sûtra (yama, niyama, âsana, prânâyâma, pratyahârâ, dhâranâ, dhyâna, samâdhi) qui ont donc l'absorption (samâdhi) du mental (citta) dans le principe de conscience (purusha) pour but ultime. Outre les deux premières étapes, qui sont des pré-requis moraux à l'égard d'autrui et éthiques à l'égard de soi-même, ce qu'on a coutume d'appeler yoga commence à la troisième (âsana), celle dite de la "posture". Elle s'enchaîne à celle du contrôle du souffle (prânâyâma) puis du retrait des sens (pratyahârâ), sous-entendu, des objets extérieurs pour les diriger vers l'"intérieur", préalablement à l'exercice du complexe concentration-méditation-absorption (dhâranâ, dhyâna, samâdhi) aussi dénommé samyama (littéralement "maintenir ensemble, attacher, lier"). Pour faire court, "le chapitre initial montre comment l'ascète résorbe son mental avant de s'absorber dans sa conscience, tandis que le chapitre 2 progresse à partir de la confusion entre principe de conscience et mental pour aller, par degré, vers l'isolement libérateur (kaïvalya) du premier"(Ballanfat, une Lecture Historique et Philosophique des Yoga-Sûtra). On voit par là tout ce qui sépare la véritable ascèse psychophysique propre à l'école du Yoga de la contemplation intellectuelle ou des exercices spirituels prônés par la métaphysique puisque, loin de mépriser notre matière naturelle, on va au contraire s'en servir comme d'une échelle pour parvenir à un sommet d'où on pourra, en quelque sorte, la repousser du pied.
Cela dit, outre que l'école du Yoga, sous l'influence de la Bhagavad Gîtâ, réconcilie l'action et la connaissance dans une perspective de salut individuel parfaitement compatible avec le cartésianisme, l'école du Yoga partage aussi avec la pensée philosophique occidentale les notions fondamentales de substance et d'essence. En effet, "l'autre doctrine avec laquelle les Yoga-Sûtra entretiennent une relation inspiratrice est le Vaïsheshika. Cette école […] se définit par son postulat réaliste, à savoir l'idée que les choses perçues ou pensées reposent sur une réalité indépendante de la pensée humaine. [Aussi] les Yoga-Sûtra font appel au concept de substance (dravya) élaboré par le Vaïsheshika"(Ballanfat, une Lecture Historique et Philosophique des Yoga-Sûtra). Par ailleurs, comme le souligne Marc Ballanfat, "presque tous les ouvrages consacrés à la philosophie des Upanishad partent d’une équation métaphysique : brahman=âtman, ce que l’on peut traduire ainsi : chaque être humain est en soi (âtman) l’inconditionné (brahman)"(Ballanfat, Philosophie Indienne, intro.). On y retrouve donc deux des fondements de la métaphysique aristotélicienne, l'idée d'essence et celle de substance. Mais aussi le fondement principal de la métaphysique cartésienne : l'idée que le Soi/sujet est une substance dotée d'identité individuelle. Disons tout de suite que les Yoga-Sûtra n'offrent aucune occurrence, ni de dravya ("substance"), ni de brahman ("essence inconditionnée") tout en les suggérant fortement l'un et l'autre. "Substance" soit au moyen de la notion de "forme propre" (svarûpa : 9 occurrences), soit au moyen de la notion d'"esprit, âme, souffle" (âtman : 8 occurrences). "Essence inconditionnée", soit par assimilation avec le principe de conscience (purusha : 7 occurrences), soit par assimilation avec la fonction de "témoin" ou de "voyant" (drashtri : 4 occurrences).
Reprenons donc depuis le début : "le yoga est l'arrêt/la résorption [nirodhah] de l'activité automatique/des opérations du mental [cittavritti]. Alors se révèle notre centre/ce qui voit [drashtuh], établi en lui-même/dans sa forme propre [svarûpe]. Dans le cas contraire, il y a identification de notre centre/ce qui voit [drashtuh] avec l'agitation/les opérations du mental [vritti]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M/B), I, 2-3-4). Le yoga consiste donc à faire lâcher prise au mental (citta) en proie à l'agitation (vritti) due aux conflits de ses habitus (samskâra) fain d'isoler le Soi/sujet individuel substantiel et conscient, le principe proprement humain (svarûpa) de l'identité individuelle et dont l'activité est, à l'instar de la contemplation aristotélicienne, simplement de voir en étant désengagé du spectacle vu (le non-Soi/objet). Raison pour laquelle cette identité, cette forme propre, est, comme chez Aristote ou Descartes, analogiquement assimilée à un témoin, un spectateur neutre. Ce qui se confirme parce que "le non-attachement [vaïrâgya] est induit par un état de connaissance totale [samjñâ] qui libère du désir [trishna] face au monde qui nous entoure, le plus haut degré dans le lâcher-prise, c'est se détacher des guna grâce à la conscience du Soi/du principe conscient [purusha]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M/B), I, 15-16). La "forme propre", l'identité personnelle, c'est donc le Soi/sujet conscient et volontaire et non le mental (citta) obscur et inerte auquel, pour son malheur, le Soi/sujet se trouve intriqué. Dès lors, si, comme nous l'avons dit, le problème majeur réside, pour l'école du Yoga comme pour celle du Sâmkhya ou pour la Bhagavad Gîtâ, dans l'intrication de la matière relationnelle objective (prakriti) avec la conscience subjective absolue (purusha), cette dernière ne pourra s'établir dans sa forme absolue (svarûpa), c'est-à-dire dans son essence absolue de "témoin" (drashtuh) qu'à condition de se désintriquer d'une forme relative qui lui ressemble sans s'identifier à elle : le Moi, c'est-à-dire, comme chez Pascal ou Descartes, le non-Soi/objet, même si celui-ci n'est pas, comme chez ces derniers, assimilé au corps mais au mental (citta). Car "le sentiment de l'ego [asmitâ] vient du fait que celui qui voit et ce qui est vu semblent avoir la même essence [âtman]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B)*, II, 6), tandis que "le principe conscient a pour nature d'être témoin, isolé, impassible, d'être spectateur et de ne pas être agent"(Ishvarakrishna, Sâmkhyakârikâ, xix). En fait, le Moi n'est qu'un non-Soi/objet qui, contrairement au Soi/sujet, n'a pas d'essence mais simplement une existence consistant à "être vu", c'est-à-dire à faire partie du spectacle du monde en tant que conditionné par les qualités (guna) de la matière (prakriti). Le Moi n'est à ce titre qu'une ombre, une illusion, une chimère. Du coup, "l'identification/la mise en relation [samyoga] entre ce qui voit [drashtuh, le Soi] et ce qui est vu [drishaya, le Moi] constitue la cause première de la douleur qui peut être évitée"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), II, 17). De là, "la souffrance [duhkha], l'angoisse, la nervosité, une respiration accélérée, sont les compagnons de cette dispersion mentale"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), I, 31) dans la mesure où l'agitation incessante du Moi, c'est-à-dire du non-Soi/objet absorbe, dissimule la quiétude essentielle du Soi/sujet (âtman) et, pour cette raison, lui est cause de désillusion perpétuelle dans la mesure où le Soi/sujet se rend bien compte qu'il est contraint par un non-Soi/objet sans consistance à s'agripper à d'autres objets sans consistance également conditionnés par les trois guna de prakriti et leurs samskâra.
Or, comme le meilleur remède à l'agitation et à la dispersion reste le calme et la concentration, alors, naturellement, "il faut centrer sa pratique/discipline [abhyâsa] sur un seul principe [ekatattva] à la fois"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), I, 32). En l'occurrence, l'expérience de cette conscience du Soi en tant que sujet percevant volontairement et non en tant qu'objet involontairement perçu car si "l'expérience, qui renvoie à un autre qu'elle, confond en une seule représentation la qualité lumineuse [sattva] de la pensée et le principe conscient [purusha] bien qu'ils soient absolument distincts, [en revanche] en pratiquant le contrôle sur ce qui ne renvoie qu'à soi-même [samyama], il y a connaissance du principe conscient/Soi [purusha]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (B, M), III, 36). De là, pour qui est incapable de réaliser l'absorption (samâdhi) directement par l'étude des textes ou par l'abandon au Seigneur, les huit degrés (angani) du yoga qui conduisent indirectement le yogin à ce que "le mental [citta] coloré par le Soi [drashtar] et par ce qui est vu [drishya] devient conscience totale/comprend tout [sarvârtham]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), IV, 23). Cela commence par "la posture [âsana qui est] stabilité et confort"(Patañjali , Yoga-Sûtra (B), II, 46) puis, "la posture acquise, la régulation du souffle [prânâyâma] est l'arrêt des perturbations de la respiration"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), II, 49), puis "quand le mental [citta] n'est plus identifié avec son champ d'expérience, il y a réorientation des sens [pratyahârâ] vers le Soi [svarûpa]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), II, 54), enfin s'installe le champ de la méditation avec ses trois étapes (dhâranâ, dhyâna, samâdhi) qui conduisent au samyama dont "la pratique […] donne l'éclat de la connaissance [prajñâ]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M), III, 5). C'est alors que "la régression des guna, privées de leur raison d'être par rapport à purusha, marque l'état d'isolement libérateur [kaïvalya] de la conscience/du principe conscient [purusha] dans sa forme originelle [svarupa]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B)*, IV, 34). Ainsi, "à mesure qu'on gravit les degrés du yoga, ce qui a pour effet de faire disparaître l'impureté [ashuddi], la lumière de la connaissance [jñâna] resplendit jusqu'au discernement absolu [viveka]"(Patañjali , Yoga-Sûtra (B), II, 28). Et c'est ce discernement absolu qui est censé mettre un terme à l'intrication du Soi/sujet d'avec le non-Soi/objet et aux souffrances subséquentes puisque, "pour celui qui est capable de la discrimination [vishesha] du mental [citta] et du principe conscient [purusha], cessent les doutes et les interrogations sur l'existence et la nature du Soi"(Patañjali , Yoga-Sûtra (M, B), IV, 25). Il en résulte une sorte d'état d'apesanteur graduelle du Soi/sujet individuel substantiel et conscient (purusha, âtman) échappant au conditionnement du non-Soi/objet (prakriti) avec lequel il est naturellement intriqué. À cet égard, l'immobilité des postures (âsana), tout particulièrement des postures d'équilibre, auxquelles s'astreint le yogin sont, non seulement des indices de son degré de maîtrise ascétique mais aussi une image où le non-Soi/objet (le corps) donne une représentation allégorique de l'impassibilité du Soi/sujet.
Pour résumer, tout comme la métaphysique ou l'existentialisme, l’école du Yoga attribue l’origine de la souffrance humaine à la confusion qu'on fait spontanément entre un Moi ou non-Soi/objet relatif et propre à s’illusionner car produit par la Nature mais auquel on s'attache néanmoins et le véritable Soi/sujet (âtman) inconditionné (brahman) et conscient (purusha) étranger aux vicissitudes de la Nature. L'école du Yoga adopte donc lui aussi une forme de dualisme psycho-physique. Pour autant, ce dualisme y est bien moins rigoureux que dans la métaphysique puisque ce Soi/sujet absolu est, dans le Yoga, dé-couvert graduellement par et dans la pratique d'une ascèse (yoga) qui n'oppose pas le corps-objet du Moi et la conscience-sujet du Soi mais les associe au contraire. Le Soi/sujet substantiel et conscient, tout en restant, comme dans la philosophie occidentale, un Soi à la fois spirituel et individuel, se voit donc encouragé au détachement (vaïrâgya) progressif à l'égard de ses habitus (samskâra) qui voilent le principe de conscience (purusha) et induisent de douloureuses confusions (duhkha), d'une part sans faire violence au corps, d'autre part sans acquérir quoi que ce soit en compensation de cette déprise. Cela dit, la démarche intellectuelle qui sous-tend l'école du Yoga soulève exactement les mêmes difficultés que celle de la métaphysique et de l'existentialisme : difficultés ontologiques quant au statut d’un Soi/sujet individuel absolument dégagé du conditionnement objectif, qu'il soit naturel ou social ; difficultés phénoménologiques s’agissant de la possibilité d'une perception discriminante des contenus de conscience illusoires dans l'état de méditation. Nous allons à présent engager le débat avec deux autres écoles sotériologiques, l'école du Tao pour le point de vue ontologique, l'école bouddhiste du Mâdhyamaka pour l’aspect phénoménologique.
1 (B) : traduction Ballanfat ; (M) : traduction Mazet ; * : traduction légèrement modifiée.
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