dimanche 14 avril 2024

LA FÉCONDITÉ DU VIDE.

  (Ceci est le résumé d'une communication que j'ai faite le dimanche 7 avril 2024 au Plan d'Aups dans le cadre d'un stage organisé par l'Institut de Yoga. Cette communication reprend en le condensant notre article Vide, Néant, Absence, Chaos, Dsiponibilité).


Qui n'a pas entendu dire que "la nature a horreur du vide" ? Certes, une telle affirmation est souvent, aujourd'hui, lancée en forme de boutade, sur le mode métaphorique, voire ironique. Du coup, on ne se rend pas compte de ce qu'elle a de profondément sérieux en ce qu'elle a longtemps été (et demeure sans doute encore aujourd'hui) un dogme de la métaphysique occidentale. Depuis sa naissance en effet quelque part en Attique quelque six siècles avant l'ère commune, la métaphysique n'a eu de cesse de se revendiquer comme une pensée de l'Être plein, éternel, immuable et intelligible. Du coup, s'est trouvé rejeté dans le non-Être, c'est-à-dire, au mieux l'illusion, au pire le néant, l'inconcevable, le non-pensable tout ce qui a trait au changement, au mouvement ou au hasard, notamment les notions de temps et de vide. Au point qu'il faudra attendre le début du vingtième siècle pour que, progressivement, la pensée occidentale s'émancipe suffisamment de la métaphysique pour reconnaître non seulement la réalité du vide, mais aussi sa fécondité tout à la fois pragmatique, ontologique et éthique, rejoignant ainsi des intuitions que certaines sagesses traditionnelles expriment depuis plusieurs millénaires.


I – FÉCONDITÉ PRAGMATIQUE DU VIDE MATÉRIEL (ABSENCE).

Il appartient à un métaphysicien et théologien chrétien, Blaise Pascal, d'avoir, le premier, levé le tabou que la métaphysique imposait à la notion de vide depuis plus de vingt siècles, notamment depuis que la théologie chrétienne s'en était emparée (Augustin assimilant par exemple le vide au substrat de la Chute dans le Péché, c'est-à-dire au Tentateur). Tout le monde connaît l'expérimentation cruciale qu'il réalise en 1648 : renversant une éprouvette pleine de mercure sur une cuve remplie du même métal, Pascal constate et fait constater que le haut du tube à essai (au-dessus des soixante-quinze premiers centimètres) est vide. Non pas vide absolument, certes, non pas sujet à quelque néant, mais tout bonnement vide de quelque chose, en l'occurrence du fameux métal. Pascal qui, sans le savoir, vient d'inventer le baromètre, consignera les conclusions de ses expériences dans un Traité du Vide (dont nous n'avons conservé que la préface), notamment en soulignant que "la nature n’a aucune répugnance pour le vide, [mais que] tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur". Toujours est-il que, contre la métaphysique qui prétend qu'il n'y a là qu'illusion due à l'imperfection de nos fonctions sensorielles, Pascal vient de réhabiliter l'expression dont le commun des mortels fait ordinairement usage lorsqu'on affirme que sa maison est "vide" ou qu'on a "vidé" sa bouteille. Ou, pour employer les concepts mêmes de la métaphysique mais contre celle-ci néanmoins, il vient d'admettre qu'il pouvait exister une forme vide de matière, dit autrement encore, un contenant prêt à recevoir un contenu mais qui, circonstanciellement, en est localement et momentanément dépourvu. Bref, Pascal est le premier métaphysicien à faire droit à la banale notion d'absence de … , de manque de … , de défaut de …

Banale mais ô combien importante. Car de quoi serait-on privé si, réellement, comme le prétend la métaphysique, le vide matériel n'était qu'illusion ? D'abord, bien entendu, le mouvement serait, à l'instar de la métaphysique classique, inconcevable tant il est vrai que tout mouvement suppose des interstices, des failles, du "jeu" entre les parties mises en mouvement. Et nous ne pourrions pas non plus faire de phrase négative. Dire "il n'y a plus d'eau dans la rivière" ou bien "il n'y a personne dans cette salle" présuppose que, respectivement, la rivière ou la salle, sont considérées comme des formes vides d'une certaine matière, c'est-à-dire des entités dont on constate l'absence du contenu attendu. D'une manière générale, énoncer non-p, c'est reconnaître que p pourrait bien être le cas mais n'est pas le cas au motif qu'il manque réellement quelque chose pour que p soit le cas. Du reste, corrélativement à la possibilité de la négation logique, le vide matériel nous autorise à penser le zéro mathématique (qui, bien entendu, est ignoré par les fondements grecs de la métaphysique). Qu'est-ce donc, en effet, que le zéro sinon le cardinal d'un ensemble vide, autrement dit, le résultat du dénombrement des éléments d'un ensemble qui, précisément, en est dépourvu ?

Mais, bien plus gravement encore, sans la réalité de l'absence ou du manque, notre existence consciente serait bien différente de ce qu'elle est. Chacun connaît la satisfaction de (re-)trouver ce que l'on a espéré ou, au contraire, le déplaisir d'être confronté à ce que l'on a craint. Dans les deux cas, l'espoir ou la crainte ne sont que des noms que l'on donne à des formes provisoirement et localement vides d'une certaine matière sensible. Or, nul mieux que Proust n'a montré en quoi toute notre existence consciente est conditionnée par l'absence matérielle, en l'occurrence relative à la forme vide de l'attente, de la recherche du "temps perdu". Car une telle recherche n'est que l'attente plus ou moins consciente d'une coïncidence entre, d'une part, quelque épisode passé de notre histoire personnelle, suffisamment marquant pour avoir laissé une empreinte indélébile (et souvent inconsciente) dans notre psychisme, et, d'autre part, une perception sensible présente ayant de la ressemblance, de l'analogie avec ledit épisode qu'elle vient, en quelque sorte, réactiver, réactualiser. Tel est l'événement que l'on nomme "souvenir" et qui s'analyse comme une coïncidence entre la forme vide de l'attente qui, à la faveur d'une rencontre fortuite, se trouve brusquement comblée par une matière adéquate et dont, pour cette raison, on se "souvient" avec plus ou moins de plaisir. Sauf que, un tel événement "il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44).

Du coup, nous devons souvent ruser pour suppléer, pour bousculer le hasard dans notre recherche du temps perdu. Nous avons alors recours à des subterfuges. Par exemple, à l'imagination qui, dans ce jeu de coïncidence fortuite de la forme vide de l'attente avec quelque matière sensible, tente de substituer l'évocation d'une image mentale à la perception d'une image actuelle pour y jouer le rôle de la matière manquante. Et si cela ne suffit pas, nous parlons, nous bavardons afin que, dans le cours d'un dialogue, la forme vide de quelqu'une de nos expressions se remplisse d'une signification propre à susciter le processus imaginatif qui nous conduira, avec un peu de chance, au tissu de souvenirs que nous traquons indéfiniment et qui donne sens à notre existence. Au point même, ajoute Proust, que le talent artistique en général et littéraire en particulier n'est rien d'autre que la capacité de concentrer dans le temps et l'espace des occasions d'alimenter un tel processus en chacun d'entre nous au moyen d'expériences sensibles spéciales (picturales, musicales, littéraires, etc.). De là, la surprenante affirmation selon laquelle "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285), la littérature comme concentré de matière sensible susceptible, donc, de remplir la forme vide de notre attente.

Voilà donc quelques éléments de preuve de l'extraordinaire fécondité technique, sémantique, logico-mathématique, psychologique et esthétique du vide matériel, autrement dit de l'absence, du manque, du désir. Mais est-ce réellement la vacuité matérielle qui fait à ce point horreur à la métaphysique ? Ne serait-ce pas plutôt une vacuité bien plus radicale encore, la vacuité formelle ?

II – FÉCONDITÉ ONTOLOGIQUE DU VIDE FORMEL (CHAOS).

L'un des dogmes de la pensée métaphysique réside en effet dans l'adæquatio rei et intellectus ("adéquation des choses avec l'esprit"). La métaphysique (y compris celle de la théologie rationnelle) parie donc sur une parfaite intelligibilité de l'Être, autrement dit, une parfaite transparence de son éminent objet pour le sujet connaissant, objet et sujet étant, en l'occurrence, corrélés par les mêmes formes a priori qui pré-orienteraient systématiquement le réel et sa représentation dans la même direction. Dans ces conditions, on comprend mieux quelle sorte de vide répugne tant à la "nature" telle que la métaphysique l'envisage : c'est le vide formel, l'absence de ces formes a priori qui prédisposeraient l'esprit et l'Être à être spontanément accordés l'un à l'autre. Car alors, l'Être serait livré au "chaos" et ne serait plus parfaitement intelligible par la pensée car ce ne serait plus l'Être. C'est alors l'idéal fondateur de la métaphysique grecque comme kosmos pré-ordonné et pré-ordonnant qui s'effondrerait.

Le terme "chaos" (khaos) est d'ailleurs exactement celui qu'utilise Hésiode dans sa Théogonie pour désigner la confusion originelle d'un réel primitif qui va ensuite, par cristallisation progressive, se différencier et constituer des entités élémentaires, à commencer, d'une part par ces deux "choses" primordiales que sont la Terre (Gaïa) et le Ciel (Ouranos) et, d'autre part, ces deux "formes" primordiales que sont l'Amour (Éros) et la Discorde (Éris). À partir de quoi, tout naturellement, déterminés par Éros, Ouranos et Gaïa vont s'unir pour engendrer les Titans, puis Éris va s'en mêler et, bientôt, le conflit va s'installer, d'abord entre Ouranos et Gaïa (celle-ci va demander à l'un de ses fils, Khronos, d'émasculer celui-là !), puis, en aval de ce couple originel, à tous les niveaux du réel où Éris détruira périodiquement tout ou partie de ce qu'Éros aura engendré. Bref, le chaos originel, c'est cette situation initiale dans laquelle tous les possibles coexistent avant que, progressivement, certains d'entre eux ne s'effacent tout en laissant peser néanmoins une indétermination totale et définitive (qu'on pourrait appeler "agonie" qui, étymologiquement, signifie "combat" et dont la racine apparaît dans "Théogonie") sur l'existence de ceux qui se réaliseront. La Théogonie, surtout si on complète la lecture de ce poème par celle des Travaux et des Jours concernant plus précisément le destin, tout aussi chaotique, de l'espèce humaine, suggère donc explicitement l'existence d'un chaos originel, puis, implicitement, celle d'un chaos actuel totalement incompatible avec l'idéal métaphysique en ce qu'il dénote bien cette absence de formes a priori orientant le réel dans une direction bien déterminée et, partant, le rendant intelligible.

Certes, l'évocation du chaos par un poème épique vieux de près de trois millénaires ne pesait pas bien lourd au regard des innombrables traités que la métaphysique a produits, notamment depuis qu'elle avait été annexée par les théologies monothéistes qui ont simplifié le problème des formes a priori du réel en faisant du Dieu créateur LA forme a priori par excellence, LA forme de toutes les formes donc, que la nature de celle-ci demeurât un mystère ("le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob") ou, au contraire, qu'elle se confondît avec la plus haute rationalité ("le Dieu des philosophes"). Mais le destin de cette notion, initialement poétique, va changer lorsqu'à partir de la fin du XIX° siècle, elle va trouver une double confirmation expérimentale et scientifique dans la pensée occidentale. En effet, dès qu'il s'est agi de se pencher scientifiquement sur les débuts de l'univers et que l'on s'est avisé (d'ailleurs suivant l'intuition géniale d'un théologien jésuite !) que celui-ci devait probablement procéder d'un "atome originel" d'une taille infinitésimale (de l'ordre de 10-32 m), on s'est naturellement adressé à la branche de la physique dont l'objet est, précisément, l'étude des entités sub-atomiques (de taille inférieure à 10-12 m) : la physique quantique. Or, celle-ci nous dit, à travers, notamment, les relations d'incertitude de Heisenberg, qu'à de telles échelles le comportement des particules est imprédictible a priori et n'est connaissable que statistiquement et a posteriori. Voilà donc la version scientifique moderne du chaos originel d'Hésiode.

Mais on a aussi la version scientifique du chaos actuel, de l'"agonie", d'Hésiode. La deuxième loi de la thermodynamique (loi de Boltzmann) nous apprend en effet que tout système physique isolé (à la limite, l'univers tout entier) est soumis à l'"entropie", c'est-à-dire qu'il perd irrémédiablement de l'énergie sous forme de chaleur irrécupérable. Dit autrement, tout système se dirige nécessairement vers sa mort thermique. C'est ce qu'on appelle "la flèche du temps" : le temps c'est la dimension unidirectionnelle de la désorganisation, du désordre. Mais le plus extraordinaire, c'est que celle-ci n'est pas continue mais admet des paliers, des pauses néguentropiques qui, à l'instar de la dualité entre Éros et Éris, contrecarrent momentanément et localement l'entropie pour créer des sortes d'îlots de stabilité. De là, trois paradoxes. Premièrement, c'est l'entropie qui détermine tout système physique à s'organiser, c'est-à-dire à perdre le moins possible d'énergie lorsqu'il est perturbé (principe de moindre action). La courbe, de forme logarithmique, de l'équation de Boltzmann montre en effet que plus un système est complexe et plus il perd de l'énergie mais plus il en perd avec modération, pourrait-on dire, bien qu'il en perde indéfiniment. Deuxièmement, cette modération énergétique dans la réorganisation d'un système isolé est évidemment due à la contribution des système connexes qui lui cèdent l'énergie nécessaire à sa moindre action. Du coup, toute réorganisation localement et momentanément néguentropique contribue fatalement à alimenter et accélérer l'entropie globale. Troisièmement, la menace que fait planer l'entropie globale sur la stabilité de toute structure physique va croissant au fur et à mesure que cette structure est déjà plus complexe. C'est la dialectique du chêne et du roseau : un système relativement peu organisé est, certes, plus sensible à la perturbation entropique mais trouve plus facilement dans les systèmes connexes l'énergie qui va garantir sa subsistance moyennant une réorganisation adéquate. En particulier, l'organisation d'un système inerte qui réagit au coup par coup aux disruptions entropiques nécessite bien moins d'énergie qu'un système vivant qui anticipe intentionnellement de telles perturbations en mémorisant de l'information pertinente sur son milieu dans des structures internes infiniment plus complexes.

En tout cas, non seulement on ne semble pas devoir trouver dans la nature quelque chose comme ces fameuses formes a priori qui pré-destineraient le réel et l'esprit humain à être spontanément accordés, mais encore la fécondité ontologique d'une telle vacuité formelle (chaos) est vertigineuse puisqu'elle rend compte tout à la fois de la naissance et du devenir de l'univers tout entier. Toutefois, la dialectique du chêne et du roseau pose un problème aigu : les systèmes physiques les plus complexes que nous connaissions étant les systèmes vivants et, parmi eux, l'espèce humaine, ne serait-il pas pertinent que la conscience humaine (c'est-à-dire l'espace intentionnel proprement humain) apprenne à se rendre plus disponible au chaos, à l'accueillir avec plus de simplicité et de modestie au lieu de s'en préserver au prix d'une dépense d'énergie dont on commence à s'apercevoir à quel point elle est problématique ?

III – FÉCONDITÉ ÉTHIQUE DU VIDE INTENTIONNEL (DISPONIBILITÉ).

Là encore, il y a peu de chances que notre dessein agrée au mode de pensée métaphysique qui, tout au contraire, valorise la volonté, la fermeté, la résolution, autant de propriétés qui, nous assure Descartes, "nous rend[ent] en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres de nous-mêmes"(Descartes, Traité des Passions, art.152). Car, au fond, qu'est-ce qu'être disponible, sinon le fait d'avoir un agenda (en latin, "les choses à faire") vide, autrement dit, le fait de s'abandonner, fût-ce momentanément et localement, au chaos du monde en renonçant intentionnellement à tout ou partie des intentions énergivores qui visent à organiser, limiter, voire nier le chaos ?

Dans son roman l'Homme sans Qualités, Robert Musil met en scène une sorte d'anti-héros, de non-personnage, Ulrich, qui, littéralement, est un "homme sans qualité", c'est-à-dire sans aucune de ces propriétés morales qui nous enjoignent de nous comporter de manière à prévenir consciemment toute perturbation ultérieure qui viendrait alimenter le chaos, notamment le chaos social : "la morale, au sens ordinaire du mot, n'était plus pour Ulrich que la forme sénile d'un système de forces que l'on ne saurait, sans une réelle perte de force éthique, confondre avec […] la vie juste"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, §62). La "vie juste", juste la vie, pourrait-on dire, voilà bien en quoi consiste l'éthique, à l'opposé diamétral de la morale comme condensé d'intentions, sans doute toutes "bonnes" (c'est-à-dire rationnelles au sens de la métaphysique) prises séparément, mais dont l'accumulation entraîne néanmoins des effets délétères. En agissant, en effet, de manière conforme aux injonctions d'un espace intentionnel sur-abondant car conditionné par la morale, chaque corps individuel se comporte comme une structure locale intentionnellement parfaitement intégrée à une structure supérieure, le corps social qui, à l'instar du chêne de la fable, non seulement réclame infiniment plus de nutriments que le roseau, mais enracine plus encore l'organisation sociale … jusqu'à que le chaos global finisse par la déraciner. Tandis qu'Ulrich, à contre-courant des injonctions morales de ce que Musil appelle "l'homme moyen/médiocre", s'évertue à préserver toujours le "jeu" des possibles (au sens où l'on dit qu'il y a du "jeu" entre deux pièces en mouvement) au détriment de la stabilité, de la solidité de la réalité sociale. En un mot, Ulrich apparaît comme dépourvu de "moi" ou de "volonté" et, partant, semble imprédictible pour autrui (à commencer par le lecteur du roman).

Il est clair que la pensée occidentale, depuis toujours fortement imprégnée du dogme métaphysique de la suprématie de la volonté comme détermination unidirectionnelle (car universellement rationnelle) de l'esprit humain, déconsidère un tel modèle de comportement en le traitant, au mieux comme une pathologie, au pire comme une perversité. Ce qui n'est pas le cas pour d'autres traditions culturelles chez qui la disponibilité, au sens où nous l'entendons, constitue tout au contraire, le sommet de la sagesse. Disons toute de suite, avant d'en évoquer un paradigme précis, que toutes les sagesses de l'humanité, depuis la nuit des temps, ont eu l'intuition des risques que fait courir une hypertrophie du "moi" comme espace intentionnel rigide et saturé, celui-ci fût-il individuel ou collectif, et n'ont eu de cesse de mettre en garde les hommes contre ses dangers. Toutefois, certaines d'entre elles (occidentales pour la plupart), conditionnées par le dualisme psycho-physique de la métaphysique, ont assimilé le "moi" au seul corps matériel accablé de passions diverses et variées martyrisant un esprit réputé immatériel, voire purement formel. De telle sorte que la solution au problème se trouvait nécessairement dans la contention si ce n'est la mortification du corps et, corrélativement, la fortification de l'esprit, en d'autres termes, dans l'affaiblissement des désirs matériels au profit de la volonté formelle dans une perspective morale.

Telle n'est pas, on s'en doute, l'approche de la sagesse taoïste, laquelle naît d'ailleurs, quatre siècles avant l'ère commune, en réaction contre l'excès de formalisme de cet autre pilier de la pensée chinoise que constitue la morale confucéenne. Cela dit, l'intérêt de mobiliser les ressources conceptuelles du taoïsme ne se réduit à la seule posture anti-morale de cette sorte de sagesse. Comme l'ont déjà remarqué de nombreux scientifiques occidentaux (Jung, Bohr, Schrödinger, Capra, etc.), il existe une convergence impressionnante entre le vieux taoïsme et certains des développements les plus révolutionnaires de la physique moderne, en particulier les notions de chaos, d'entropie, de néguentropie et d'énergie. Ainsi, Lǎo Zǐ nous dit-il successivement qu'il y a quelque chose d'indéterminé (chaos) qui a présidé à la naissance de la Terre et du Ciel (Dào Dé Jīng, §25), que toute chose aspire à yīn (néguentropie) en tendant vers yáng (entropie) et que toute harmonie (organisation) suppose une libre circulation de  (énergie) entre le Ciel et la Terre (Dào Dé Jīng, §42). À partir de cela, comment s'y prend le sage taoïste pour préserver la fécondité du vide formel contre l'invasion d'une intentionnalité humaine tendanciellement aussi stérilisante que méphitique ?

Prenant acte du dogme confucéen selon lequel "le sage n'a pas d'intention, pas de détermination, pas de résolution, pas de moi" (Confucius, Entretiens, ix, 4), l'intention directrice du sage taoïste est, en ce sens, "intention de limiter les intentions", en chinois wéi wú wéi (littéralement "pour-que non pour-que"), ce qui est traduit généralement par "agir à ne pas agir". Raison pour laquelle Zhuāng Zǐ préconise de commencer par "s'asseoir et oublier tout" car, dit-il, c'est dans la position assise que le "moi" disparaît (Zhuāng Zǐ, §6). Que faisons-nous, en effet, lorsque nous offrons un siège à un visiteur, sinon l'inciter à se dépouiller, localement et momentanément, de quelques-uns de ses complexes intentionnels les plus pesantes (soucis, projets, espoirs, …) pour, le temps d'une conversation par exemple, régénérer son espace intentionnel en y laissant circuler l'énergie propre à l'échange chaotique ? On comprend dès lors pourquoi tous les sages méditent en position assise (tandis que les philosophes, eux, préfèrent déambuler). Mais la méditation n'est ici que le point de départ et non le nec plus ultra de la sagesse. Car, une fois calmées tout à la fois l'agitation mécanique du corps et l'agitation intentionnelle de l'esprit, il s'agit de rendre le corps vivant plus disponible à l'égard de la circulation, certes chaotique mais néanmoins vitale, d'une énergie préalablement entravée par l'engorgement tendanciel de l'espace intentionnel. De là les mouvements lents et répétitifs de torsion, d'étirement ou de flexion effectués en toute concentration que l'on observe dans le Qì Gōng (mais aussi dans le Tài Jí Quán ou le Yoga) et qui, en s'inspirant de ceux d'autres espèces vivantes, animales ou végétales qui nous ressemblent mais dont l'organisation, laissant une plus grande part au vide formel (au chaos) du monde, connaissent un développement plus harmonieux en nécessitant moins d'énergie néguentropique. Il est facile alors de comprendre pourquoi la sagesse taoïste tend, in fine, à s'inspirer du modèle vivant qui nous est encore le plus familier, à savoir qu'"admettant le désordre tout en chérissant l'ordre, nous devenions semblables au courant du monde, bref, que nous redevenions un enfant"(Dào Dé Jīng, 28). Vider l'espace intentionnel sur-saturé de l'adulte (ou de la société adulte, sinon sénile) que nous sommes pour retrouver l'insouciance chaotique de celui de l'enfant (ou de l'enfance sociale) que nous fûmes jadis, en d'autres termes, préférer la souplesse fragile et incertaine du roseau à la rigidité solide et (prétendument) définitive du chêne, voilà bien la voie de la sagesse.

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