mardi 5 décembre 2023

VIDE, NÉANT, ABSENCE, CHAOS, DISPONIBILITÉ (suite et fin).

(suite de ...)

 III – LE VIDE FORMEL : LE CHAOS (NE PAS ÊTRE/AVOIR ENCORE).

Qu'aurait-on en cas de ce que Trinh Xuan Thuan appelle "naissance ex nihilo" c'est-à-dire en cas d'inexistence totale de toute forme préalable ordonnant a priori le contenu matériel du réel ? On aurait, typiquement, ce qu'Hésiode nomme le "chaos" : Χάος, n'est autre, en effet, que ce tourbillon originel indifférencié d'où a surgi l'univers ordonné, le κόσμος, cosmos : "avant tout, fut Chaos ; puis Gaïa [la Terre] aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants […]. Gaïa enfanta Ouranos [le Ciel] peuplé d'astres, qui est égal à elle afin qu'elle en soit couverte"(Hésiode, Théogonie, v. 116-127). Puis naîtront Éros, l'amour, Éris, la discorde, Héméra, le jour, Nyx, la nuit, Némésis, la vengeance, puis tout le cortège des calamités de la terre qui, dans les Travaux et les Jours, viendront spécifiquement agrémenter le séjour de l'humanité, notamment sous l'aspect du travail infligé par Zeus comme contrepartie à l'offrande du feu faite à la race des hommes par le titan Prométhée. Il y a donc clairement, chez Hésiode, non seulement un chaos originel, mais aussi un chaos actuel. Ce que confirmera Ovide qui définira le chaos comme "une masse informe et confuse [...], amas en un même tout de germes disparates des éléments des choses, sans lien entre eux"(Ovide, Métamorphoses, I, 7). Bref, le chaos semble bien être une bonne représentation intuitive du vide formel que nous cherchons, que ce soit sous l'aspect absolu d'une absence totale de limitation a priori des conditions de réalisation du réel (χάος proprement dit), soit sous l'aspect relatif d'une surabondance de conditions se contrariant mutuellement (ἀγωνία, lutte, combat, radical présent dans le terme "théogonie", étymologiquement, "lutte des divinités"). Dans les deux cas, le vide formel, le chaos, l'absence donc de détermination du réel aboutit, comme l'illustreront abondamment toutes les mythologies, à l'imprédictibilité fondamentale du réel1. Or cette idée de chaos peut-elle appartenir à un autre domaine qu'à celui de la poésie épique ?

La découverte de l'expansion de l'univers en 1929 par Hubble et, corrélativement, l'invention (très métaphysicienne, sur le modèle du premier principe aristotélicien, ἀρχή) de la notion d'"atome primitif" (Big Bang) vont conduire, de proche en proche au constat suivant : nos connaissances en astrophysique, sur la base de la relativité généralisée d'Einstein, le modèle physique de loin le plus complet de description du passé et de l'avenir de l'univers, ne nous permettent pas de connaître les conditions initiales qui ont présidé à la naissance de l'univers en deçà de l'"ère de Planck"2. Or, l'inconnaissabilité de ces conditions initiales n'est autre que celle de leur forme a priori, c'est-à-dire des pré-conditions nécessaires à la formation ultérieure de l'univers. En deçà de l'ère de Planck, on est donc obligé de laisser tomber la relativité généralisée pour passer le relais à la physique quantique et, plus précisément, aux relations d'indétermination de Heisenberg. Celles-ci nous disent qu'il est impossible de définir à la fois la trajectoire d'une particule élémentaire et sa quantité de mouvement (ou impulsion), ou encore de connaître à la fois la quantité d'énergie dépensée par une particule et la durée de cette dépense d'énergie. Quoi qu'il en soit, l'action de la particule (le produit de sa trajectoire par son impulsion ou de son énergie par sa durée) est indéterminée au point qu'on ne peut être certain que d'une chose : c'est que son action ne sera jamais inférieure à un certain quantum, à une certaine valeur3. Ce qui implique, pour tout phénomène quantique (sub-atomique), d'une part l'impossibilité d'une action nulle, autrement dit du "repos" absolu, d'autre part l'absence de détermination mécanique causale au sens où il existerait une "raison suffisante" de la détermination de ce phénomène4. Bref, les relations d'indétermination de Heisenberg sont bien, apparemment, l'équation d'un chaos ou vide formel originel dans cette sorte de soupe indifférenciée que nous avons nommée "vide quantique". N'y a-t-il donc effectivement aucune pré-condition formelle à l'orientation des conditions initiales de l'univers et, a fortiori, à l'orientation ultérieure des conséquences de ces conditions initiales ? Cette conjecture, chaotique par définition, se heurte, classiquement, à trois types d'objections

Le premier type d'objections est le plus facile à balayer. Il consiste à dire que la probabilité a priori de l'apparition de la complexité, et en particulier du vivant, étant infime, il a bien fallu qu'une intervention providentielle lui donnât un coup de pouce5. Or, un tel argument, tiré de l'insignifiante probabilité a priori de l'existence d'un phénomène quelconque au vu des conditions initiales de son émergence, procède d'un sophisme relatif au mésusage du raisonnement probabiliste6. Autre type d'objection : les conditions micro-physiques initiales, fussent-elles chaotiques, de l'émergence de l'univers n'étant plus celles de son existence actuelle, la portée de la notion de chaos au sens de défaut de pré-condition dans le "vide quantique" originel ne concerne pas les objets macroscopiques actuels, lesquels ne semblent pas du tout "chaotiques" mais, au contraire, paraissent être "durs", "solides", "résistants". Or c'est précisément le principe d'indétermination de Heisenberg7 selon lequel aucune particule sub-atomique constitutive du réel n'est individuellement identifiable ni localisable qui explique la "robustesse"8 de la matière atomique bien que celle-ci soit matériellement "vide" à plus de 99,99 %. On peut donc dire que c'est l'indétermination formelle (le vide formel) qui compense le vide matériel relatif constitutif du réel en lui donnant sa "robustesse". Loin d'être, comme le pensait notamment Leibniz, un argument contre le chaos (la vacuité formelle) des conditions initiales, la robustesse du réel en est donc au contraire la meilleure confirmation. Est-ce à dire alors qu'il n'y a pas de limites au chaos absolu des conditions initiales ?

En fait, le constat du caractère non seulement robuste mais manifestement organisé de toute réalité, organisation qui rend possible sa stabilité, est l'objection la plus sérieuse. Cette objection est, notamment, l'argument favori de ceux qui considèrent, notamment, que l'apparition de la vie ne peut résulter d'un vide formel originel absolu au motif que, le phénomène vital va se perfectionnant depuis l'apparition des unicellulaires jusqu'à celle d'homo sapiens sapiens. Or, ajoutent-ils, l'organisation est, par définition, le contraire du chaos. Donc le chaos, s'il existe, n'a qu'une influence limitée sur l'existence du réel. En fait, nous allons voir que cette conclusion est juste bien que le raisonnement qui l'amène soit faux. Pour comprendre cela, abandonnons un instant la physique quantique (micoscopique) pour la thermodynamique (macroscopique), plus précisément, pour le second principe de la thermodynamique énoncé par Boltzmann dès 1877. Celle-ci dit que tout système physique isolé voit inéluctablement s'accroître son entropie, c'est-à-dire son déficit d'énergie "utile"9 et donc son désordre interne l'entraînant inéluctablement vers sa disparition, ce qui, apparemment, confirme le chaos actuel d'Hésiode mais va à l'encontre du principe que nous avons appelé "robustesse du réel". Sauf que Boltzmann et Gibbs ont montré que l'accroissement de l'entropie d'un système en fonction de sa complexité organisationnelle suit une progression logarithmique qui pré-contraint l'entropie en minimisant la différence entre l'énergie de compensation de l'entropie (l'entropie "négative" ou "néguentropie") et l'énergie supplémentaire dépensée pour parachever l'organisation10. L'organisation n'est donc que le processus macroscopique qui répète en le complétant l'état microscopique de robustesse. De là, un autre "principe" bien connu des physiciens : le principe de moindre action d'après lequel toute organisation physique tend, a priori, donc formellement, à économiser l'action consistant à s'auto-organiser11La loi de Boltzmann est donc biennolens volens, la confirmation du chaos comme vide formel actuel, sauf que celui-ci n'est pas absolu comme dans le chaos quantique originel mais contraint le réel à s'organiser, se ré-organiser, se sur-organiser sans cesse en dépensant toujours plus d'énergie quoiqu'en minimisant toujours plus son entropie marginale, c'est-à-dire l'entropie du tout dernier effort d'organisation. Comme l'a montré Henri Atlan, toute organisation12 est, en fait, auto-organisation sur fond de désorganisation chaotique préalable : "on peut concevoir l'évolution des systèmes organisés, ou le phénomène d'auto-organisation, comme un processus d'augmentation de complexité à la fois structurale et fonctionnelle résultant d'une succession de désorganisations rattrapées"(Atlan, entre le Cristal et la Fumée, I, 3). L'(auto-)organisation n'est donc rien d'autre que le chaos formel des conditions de possibilité d'un phénomène en tant que ce chaos est limité par le principe immanent de moindre action qui minimise a priori l'entropie marginale en tendant asymptotiquement vers l'équilibre, autrement dit un état où l'entropie marginale serait, théoriquement13, égale à 0. En d'autres termes, plus le réel perd de l'énergie et plus il s'organise pour en perdre localement le moins possible et plus il en perd globalement14, alimentant ainsi indéfiniment le processus de chaos relatif dont nous esquissons les contours : "nous définissons un processus d'organisation non-programmée par une variation de [néguentropie] dans le temps sous l'effet de facteurs aléatoires de l'environnement"(Atlan, entre le Cristal et la Fumée, I, 3). L'organisation d'un système est donc, paradoxalement, le corrélat de sa tendance au désordre croissant en raison de la diminution de l'énergie qui assure sa cohésion interne, désordre qui est toujours, peu ou prou, "rattrapé" en aval par une ré-organisation localement de moins en moins gourmande mais globalement de plus en plus gourmande en énergie. Voilà qui, tout à la fois, s'accorde avec l'histoire de l'univers depuis l'ère de Planck jusqu'à nos jours15 et établit la fécondité effective d'un vide formel, donc d'un chaos organisationnel auto-limitant selon le principe de moindre action, qui engendre de manière imprédictible les conditions d'existence de tout le réel, depuis les particules sub-atomiques jusqu'aux galaxies en passant par les êtres dits "vivants".

Car, même dans le cas particulier du vivant, que ce soit au niveau génétique moléculaire (celui de la constitutions des 4 nucléotides de base, des 20 acides aminés, des gènes, des chromosomes et de l'ADN), au niveau épigénétique (celui de la constitution des cellules, des tissus, des organes et des individus biologiques), au niveau éthologique (celui des comportements individuels), au niveau sociologique (celui des interactions sociales), nous sommes parfaitement fondés à voir dans l'organisation du vivant l'expression la plus aboutie du chaos auto-organisant. En effet, du vivant comme de l'inerte, il n'y a d'organisation qu'a posteriori, en ce sens, non-prédictible (chaotique) mais statistiquement constatable néanmoins. Pour le vivant, on appelle ce processus d'organisation "la sélection" ou "l'évolution", laquelle, rappelons-le, "opère sur les produits du hasard et ne peut s'alimenter ailleurs"(Monod, le Hasard et la Nécessité, vii). Mais, parler de "sélection" ou d'"évolution" dans le cas du vivant, n'est-ce pas là ajouter subrepticement une nouvelle pré-condition formelle au principe de moindre action ? Pourtant, à y regarder de plus près, on se rend compte que ce que Monod et, dans son sillage, la plupart des biologistes appellent "sélection" (ou "évolution") naturelle du vivant n'est qu'un aspect particulier du principe de moindre action consistant à minimiser la dépense marginale d'énergie nécessaire pour contrecarrer l'entropie donc, s'agissant d'un être vivant, pour se complexifier en maintenant invariante sa propre organisation, c'est-à-dire en auto-(re-)produisant cette organisation16. Si alors des organisations vivantes se révèlent "inadaptées" et sont éliminées par la "sélection naturelle", c'est justement parce que leur bilan énergétique est différentiellement plus négatif, donc plus difficile à rattraper par une organisation pertinente que celui des organisations réputées "adaptées". On qualifiera donc d'"adaptées à leur milieu" ou de "sélectionnées par l'évolution" les organisations qui, étant marginalement les plus économes17 en énergie, deviennent de facto majoritairesvoire hégémoniques sous l'effet du différentiel d'efficacité que leur procure un meilleur ajustement de leur (auto-)organisation18 au principe de moindre action. Et, corrélativement, d'"inadaptées" celles qui, comme le château de sable qui s'écroule parce que son architecture trop ambitieuse réclame une énergie qui fera défaut dès que les mains qui l'ont façonné se seront retirées, se révèlent les plus gourmandes en énergie donc aussi les moins viables. Certes, l'(auto-)organisation néguentropique du château de sable qui s'écroule et finit par stabiliser sa matière dans un petit tas grossièrement conique est accidentelle, tandis que celle du vivant qui maintient son métabolisme en se procurant de la nourriture est intentionnelle19. Et c'est même en cette auto-(re-)construction intentionnelle permamente20 que consiste la spécificité du vivant. Il reste que l'adaptation et la sélection naturelles sont le résultat de l'(auto-)organisation immanente de structures qui coopèrent pour minimiser leur entropie locale en vertu du principe de moindre action. De là, l'illusion consciente de la "nécessité" a priori des conséquences de l'évolution alors qu'a priori, il n'y a que du chaos organisationnel, illusion qui provient de ce que la conscience humaine ignore ou oublie qu'il y a eu des scénarios alternatifs qui se sont auto-détruits21On peut donc dire que, si c'est le principe de moindre action comme réaction au chaos qui explique la robustesse du réel en général, c'est l'intentionnalité comme anticipation du chaos qui explique celle du vivant. 

C'est donc bien dans ce chaos organisationnel que consiste le "vide formel" que nous cherchions comme défaut de direction privilégiée qui serait, a priori, imprimée à tout phénomène. Toutefois, ce chaos n'est pas absolu mais relatif, car le vide formel ne peut engendrer de la réalité physique, biologique ou humaine que moyennant la tendance de toute réalité à résister à sa déréalisation via le respect différentiel du principe de moindre action d'après lequel les organisations réelles sont d'autant moins robustes qu'elles s'y conforment moins. La sélection, qu'elle soit physique, biologique ou sociale, n'est donc pas du tout un concours qui choisit positivement les candidats les plus aptes mais le résultat de l'effacement spontané des candidats les moins doués à déjouer les effets délétères du chaos. La sélection n'opère pas par addition du meilleur (ce soi-disant struggle for life qui déboucherait sur the survival of the fittest22) mais par soustraction tendancielle du pire23. En particulier, chez les êtres vivants, toute organisation et, par conséquent, toute information et toute connaissance24 procèdent toujours selon un schéma essai aléatoire-erreur-correction aléatoire intentionnel, certes, mais tributaire du seul hasard des rencontres dans un environnement chaotique qui, tout à la fois, tend à désorganiser l'organisation préalable et la pousse à se sur-organiser en accumulant de l'information de viabilité destinée à "instruire" les structures qui, en amont comme en aval de toute organisation particulière, œuvrent à l'invariance générale du grand continuum de la Vie25. Sauf que "toutes les religions, toutes les philosophies, une partie même de la science, témoignent de l'inlassable, héroïque effort de l'humanité niant désespérément sa propre contingence"(Monod, le Hasard et la Nécessité, ii), confirmant ainsi, et à leur corps défendant, la phobie métaphysique du vide assimilée ici au hasard et à la mort et son corrélat, celui de l'idéal métaphysique d'une identité soi-disant éternelle et immuable, idéal qui n'est, au fond, que l'expression consciente d'une intentionnalité naturellement orientée vers la maîtrise du chaos, à la limite, vers son déni. Or ce déni conscient se traduit, à peu près dans toutes les civilisations, par une intentionnalité d'autant plus pesante qu'elle est plus consciente d'elle-même et donc, comme y a insisté Marx, qu'elle tend à faire illusoirement disparaître le chaos par une organisation toujours plus complexe destinée à adapter la nature à l'humain plutôt que le contraire. De là, le vieux mythe de Prométhée, autrement dit le mythe, typiquement occidental, d'un "progrès technique"26 qui, comme l'a montré Heidegger, trahissent une intentionnalité obsédée par une maîtrise du chaos naturel (Heidegger parle d'"arraisonnement", Gestell, de la nature)Tout en restant tout à fait naturels, car plus une organisation est complexe, plus elle est sujette à l'entropie et plus elle requiert d'énergie pour s'organiser à lutter contre l'entropie, ce déni de chaos entropique, cette obsession de l'ordre néguentropique, n'en demeurent pas moins problématiques car, potentiellement auto-destructeurs. En ce sens, on pourrait dire que le caractère soi-disant prométhéen de l'humanité n'est qu'un déni de son caractère fondamentalement œdipien dans la mesure où elle ne fait que hâter la survenance de son destin en prétendant le maîtriser pour lui échapper.  Cette tendance est si manifeste que même certains penseurs occidentaux27 ont repris à leur compte les mises en garde intuitives que les sagesses ancestrales ont, de tout temps, formulé contre les dangers engendrés par cette dérive de l'intentionnalité humaine. Bref, ne se pourrait-il pas que l'"esprit", qui n'est autre que le nom de l'espace intentionnel spécifiquement humain, ait tout à gagner à limiter son excès tendanciel à accumuler de l'ordre par la réintroduction intentionnelle d'une sorte de vide formel salutaire ?

IV – LE VIDE INTENTIONNEL : LE VIDE COMME DISPONIBILITÉ (NE PAS ÊTRE /AVOIR TROP).

Tout le monde connaît cette réplique, répétée trois fois par Anna Karina dans le film de Godard Pierrot le Fou : "qu'est-ce que j'peux faire ? J'sais pas quoi faire". Or, que veut-on dire lorsque nous disons que nous n'avons n'a rien à faire ? Ce cas est très différent des précédents : le vide dont il s'agit à présent n'est ni un néant effrayant, ni une attente de quelque chose, ni un processus chaotique où (presque) tout est possible, mais un état qui peut être intentionnellement et complaisamment, sinon créé, du moins entretenu. D'abord parce que, contrairement à ce que pense Pascal, l'ennui comme haine de soi peut tout aussi bien surgir d'un trop-plein que d'une absence de "divertissement"28. Ensuite parce que dire, par exemple, "mon agenda (du latin agenda res, "les choses qui doivent être faites") est vide aujourd'hui", c'est généralement dire avec satisfaction "aujourd'hui, je suis disponible". La disponibilité, c'est penser "je pourrais, certes, faire ceci ou cela mais je peux tout aussi bien ne pas les faire". Un bon exemple de ce genre de disponibilité nous est fourni par l'Homme sans Qualités de Robert Musil. Le problème de son (anti-)héros, Ulrich, est, en un sens, l'inverse de celui du Narrateur de Proust : il ne s'agit plus de combler, au hasard des rencontres, les innombrables formes vides dont est constitué le temps de l'existence consciente, à commencer par la forme du moi, mais, tout au contraire, de s'en prémunir en se complaisant dans la vacuité comme dans un océan de possibilités. D'où le refus par Ulrich de toute identité personnelle, de toute nécessité morale ou sociale d'être prédictible pour soi-même et pour autrui en suivant un chemin tracé d'avance. Pour l'essayiste qu'est aussi Robert Musil, la littérature29 pèche justement en ce qu'elle ne s'intéresse qu'à l'homme prédictible, ce qu'il appelle "l'homme réel" et qu'elle néglige "l'homme potentiel". Pour lui, l'homme prévisible, "l'homme réel", qu'il soit historique ou fictif, c'est l'homme médiocre (mediocris, "de qualité ou de quantité moyenne") : "l’histoire du monde n’est une histoire du génie et de ses œuvres que dans ses extrémités, pour ne pas dire dans ses excroissances ; pour l’essentiel, c’est une histoire de l’homme médiocre"(Musil, l'Homme sans Qualités, II, 44), voulant dire par là que l'histoire du monde est celle du conformisme intentionnel des hommes plutôt que de leur conscience critique, celle de ce qu'ils font plutôt que de ce qu'ils ne font pas, bref, celle du réel plutôt que du possible. Aussi, Musil fait-il faire à son lecteur l'expérience littéraire déroutante d'une sorte de non-personnage, un homme sans propriétés identifiables, bref, sans ego. De fait, "Ulrich se sentait capable de toutes les vertus et de toutes les bassesses"(Musil, l'Homme sans Qualités, I, 62), un être capable de "découvrir sans cesse de nouvelles solutions, de nouvelles constellations, de nouvelles variables, établir des prototypes de déroulements d'événements, des images séduisantes des possibilités d'être un homme, inventer l'homme intérieur"(Musil, Essais). En d'autres termes, l'Homme sans qualités de Musil30 manifeste une disponibilité qui démocratise, en quelque sorte, cette virtù principesca dont Machiavel a fait l'éloge : "la fortuna de ces grands hommes naquit donc des occasions. [...] Sans cette occasion, leur virtù serait demeurée inutile ; mais aussi, sans cette virtù, l'occasion se serait vainement présentée"(Machiavel, le Prince, vi). L'occasion (fortuna) est donc toujours occasion de faire valoir une disponibilité (virtù) à l'égard de l'occasion et la disponibilité, ouverture au surgissement aléatoire de l'occasion d'être disponible. La vacuité intentionnelle peut donc être envisagée en première approximation comme une prise de distance intentionnelle et consciente31 à l'égard de la routine, de la prévisibilité, de l'affairement, de l'agitation d'une intentionnalité concentrée en un ego sclérosé qui tend à diminuer, voire à étouffer, la disponibilité à l'aléa de l'occasion.

Il saute aux yeux que, ce qui, dans la littérature occidentale, apparaît comme une bizarrerie, une étrangeté éthique, voire une pathologie psychique (disponibilité = pas de personnalité = faiblesse, paresse, opportunisme, etc.) devient, dans d'autres traditions culturelles, l'expression de la suprême sagesse. De tout temps, la sagesse part du constat que l'intentionnalité humaine a une fâcheuse tendance à se retourner contre sa nature auto-limitante d'impulsion à agir dans un monde relativement chaotique. Car, à trop vouloir, consciemment et rationnellement, limiter l'entropie, donc à ordonner le chaos, l'organisation humaine finit par se fermer à l'aléa, donc à se priver de la virtù machiavélienne, et donc, in fine, à augmenter les besoins néguentropiques dans des proportions déraisonnables. Il se pourrait donc bien que trop d'intentions d'économie d'énergie engendrent, de facto, du gaspillage d'énergie. C'est typiquement le cas au niveau des organisations sociales occidentales qui, à travers des formes d'organisation qui, accumulant indéfiniment des normes (morales, légales, esthétiques, sanitaires, etc.) qui entravent a priori l'action spontanée de ceux que Hannah Arendt appelle les "nouveaux venus" (c'est-à-dire les étrangers, les jeunes, les artistes, les artisans, etc.) et qui, du coup, y empêchent le renouvellement de l'énergie vitale, sont plus (auto-)régulation (du latin regula, "baguette") qu'(auto-)organisation (du grec ὄργανον, "ouvrage"). Ainsi, là où le savant/puissant occidental se voit assigner la tâche infinie d'agir toujours plus pour, sait-on depuis Aristote, combler le vide effrayant de la Nature, le Sage taoïste, au contraire, constatant que "c'est le vide central des trente rayons autour du moyeu qui fait l'utilité du chariot"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §11), s'évertue plutôt à préserver la productivité du vide, en l'occurrence, à "agir à non-agir pour que tout soit en ordre32"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §2). Conforme au principe de moindre action de Boltzmann ou à celui d'action minimale de Heisenberg33, cette formule n'incite d'ailleurs pas à s'abstenir d'agir mais, tout au contraire, à agir, en l'occurrence, à agir à ne pas trop agir, c'est-à-dire à s'efforcer de dépenser le moins possible d'énergie pour favoriser la régénération vitale de l'énergie et être ainsi en accord avec l'ordre (la santé) de la Nature tout entière. L'impulsion spontanée à agir est alors subordonnée à une impulsion à ne pas trop agir contrôlée par la conscience. Pour le Sage, en particulier taoïste, l'ordre naturel ou la santé consiste dans l'intuition que la vie spécifiquement humaine repose, comme tout autre phénomène naturel, sur la possibilité d'une récupération spontanée de l'énergie dissipée par l'entropie. Cette énergie, les taoïstes l'appellent , , que l'on traduit en général par "souffle-énergie", d'abord par ce que , , a cette double signification en chinois et ensuite pour insister sur l'analogie entre la circulation de l'énergie en général et le processus spontané de respiration (en chinois 呼吸hū xīlittéralement "expir-inspir") des organismes aérobies. Plus précisément, pour le Tao, , , circule entre , yīn, pôle de la détermination stable et , yáng, pôle de l'indétermination chaotique : "un Yin, un Yang, voilà le Tao34"(Grand Commentaire du Yi-Jing). Car, dit-on, "le Tao  [dào] engendre Un, Un engendre Deux [, yīn et , yáng], Deux engendre Trois [, ] et Trois engendre toute chose35"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §42). Toute chose, vivante ou non, possède donc un ordre, une santé naturels conjoignant en permanence organisation et chaos, yīn et yáng, pour peu que la circulation de , , "ce souffle-énergie qui infuse harmonieusement36"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §42), ne soit pas entravée. De quoi il résulte, s'agissant en particulier des vivants humains, que "toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle-énergie [, qì]. Si ce souffle-énergie n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles corporels ou spirituels"(Zhuāng Zǐ, §26). Mais en quoi, précisément, consistent ces obstacles que le Sage dénonce ?

Même si nous avons préféré privilégier le point de vue taoïste en raison de sa convergence avec la physique moderne, nous savons à quel point le taoïsme, le bouddhisme et le brahmanisme se sont mutuellement influencés. Or, la nature de notre problème est limpide à la lumière des quatre Nobles Vérités (catvâri âryasatyâni)37 du bouddhisme : duhkha, trishnâ, nirvâna, astânga mârga. On y part en effet du constat de l'omniprésence de l'entropie (duhkha, littéralement "souffrance", "mal-être") et on l'explique par l'intentionnalité débridée (trishnâ, littéralement, "soif", "avidité"d'une organisation humaine trop impatiente pour accepter l'impermanence (samsâra) de l'ordre de son écosystème (dharma). Résoudre le problème passe alors nécessairement par la disparition (nirvâna, littéralement "extinction") de sa cause (trishnâ) dont la toute première condition est de calmer l'agitation entropique du corps. Voilà pourquoi, dans toutes les civilisations, le Sage préconise toujours de commencer par s'asseoir. Car s'asseoir est, y compris d'ailleurs chez bien des espèces animales, la première étape d'un apaisement à la suite d'une agitation forcenée (qu'on songe à la valeur conviviale de l'invite à s'asseoir faite à un hôte). S'asseoir est donc le tout premier acte intentionnel de rupture avec le karma, l'enchaînement effréné des intentions. Aussi l'assise (âsanaest-elle toujours la posture préférée du Sage. Grâce à elle, "dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à ce qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout [坐忘, zuò wàng]. C’est là la transformation, dans laquelle l’ego [自我, zì wǒse perd"(Zhuāng Zǐ, §6). Le Sage, nous dit Confucius, c'est d'abord celui qui, intentionnellement, "bannit l'intention, la nécessité, la résolution, le moi38"(Kǒng Zǐ, Lún Yǔ, ix, 4). C'est pourquoi cette posture intentionnelle est celle de la "méditation" (dhyânaen chinois 冥想míng xiǎng, 静心, jìng xīn ou chán), exercice consistant à faire intentionnellement le vide (sunyatâ, en chinois , ) dans un espace des intentions dont l'ego (âtman自我, zì wǒ) est lforme limite que prend, chez l'homme, l'engorgement intentionnel faisant obstacle à la libre circulation du souffle-énergie. Cependant il s'agit là d'un effort incertain car chaotique de réhabilitation dans les intentions humaines du principe de moindre action. De sorte que l'esprit a beau viser ce "vide à usage inépuisable39"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5) n'est jamais pour autant un état absolu et définitif mais un effort relatif et permanent pour limiter autant que possible l'espace des intentions à un niveau compatible avec la circulation harmonieuse de , , Voilà pourquoi "la méditation du Sage40, parfaitement calme, est comme un miroir, qui reflète le ciel, la terre et tous les êtres"(Zhuāng Zǐ, §13). Or, dire que la méditation est un miroir du Tao, c'est dire qu'elle n'en est jamais une image stable, un portrait41. De sorte que calme, paix, équanimité, silence, indifférence sont autant de termes synonymes de "disponibilité" lorsque celle-ci est vécue moins comme un état de vacuité statique que comme un processus dynamique d'évacuation, de purgation intentionnelle42, autrement dit de desserrement de l'étau d'une intentionnalité hypertrophiée. Un tel processus ne peut donc être qu'une ascèse infinie de réactualisation de ce principe vital de moindre action dont la spontanéité est suffisante pour tous les êtres vivants autres que le vivant humain. Car, en effet, seul homo sapiens43 est doté d'une intentionnalité si problématique qu'il prend périodiquement conscience de devoir intentionnellement s'appliquer à la limiter. Intentionnalité dont la surabondance finit par figer ses structures dans un ego stéréotypé et obsédé par son identité, que cet ego soit individuel ou collectif (qu'on pense aux ravages que l'ego nationaliste a causé et continue de causer)c'est-à-dire dans des actes figés qui entravent la libre communication entre les structures de l'organisme vivant et donc, in fine, la lutte de celui-ci contre l'entropie.

Toutes les sagesses de l'humanité s'accordent sur ce point. Mais où elles divergent notablement, c'est que certaines, essentiellement en Occident, vont assimiler ego et corps d'une part, sagesse et esprit d'autre part, et vont, par conséquent, circonscrire la sagesse dans les strictes limites d'une intentionnalité prétendument incorporelle, voire anti-corporelle44, sagesse qui va, pour cette raison, se réduire à l'exercice solitaire de la méditation dont une condition nécessaire est non seulement l'immobilité du corps, mais aussi, le plus souvent, sa mortification45. D'autres sagesses, orientales pour la plupart, vont au contraire, considérant l'immobilité comme une illusion, voient au contraire la matière corporelle comme le "champ de l'alchimie" (丹田, dān tián, le hara des Japonais), c'est-à-dire le théâtre de toutes nos transactions énergétiques dont nous avons vu plus haut qu'elles ne peuvent se propager que dans le vide et moyennant, littéralement, des inter-actions, c'est-à-dire des mouvements de flux et de reflux entre pôles opposés. Raison pour laquelle, se rappelant que le "vide est inépuisable mais d'autant plus productif qu'il est plus souvent mis en mouvement46"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5), la méditation assise (坐禅, zuò chánza-zen en japonais) n'est pas le dernier mot de la sagesse taoïste qui, au contraire, trouve son prolongement naturel dans un enchaînement de mouvements intentionnels destinés à "nourrir le principe vital"(Zhuāng Zǐ, §3). Parce que c'est bien de rétablir la circulation harmonieuse des flux énergétiques dans un corps préalablement purgé de son trop-plein d'intentions sclérosantes par la méditation assise qu'il s'agit. De là, des séries lentes de torsions, d'étirements, de flexions, mouvements toujours synchronisés avec les mouvements respiratoires (气功qì gōng, en chinois, tout comme prânâyâma en sanskrit, signifient "maîtrise du souffle") et qui "donnent du jeu" à des structures entravées par une sur-accumulation néfaste d'intentions. De là aussi, l'insistance du Sage sur la perception réflexive du bien-être procuré par la réactivation progressive de ces parties du corps trop longtemps ou trop souvent négligées. Voilà pourquoi ces pratiques spirituelles-corporelles qui ont nom, notamment, 气功qì gōng, 太极 拳tài jí quán ou yoga s'inspirent volontiers de quelques organisations vivantes qui ressemblent à la nôtre sans pour autant être aussi lourdement intentionnées qu'elle47Il est particulièrement significatif que le terme par lequel les taoïstes désignent le vide spirituel, , , soit composé de , , "le tigre" et de , , "la vertu" : la "vertu du tigre", c'est l'alliance féline de la puissance (yánget de la patience (yīn).

Voilà qui nous rappelle que la fluidité, la souplesse, la polyvalence dans le mouvement sont les principaux caractères macroscopiques de l'intentionnalité vivante en général et donc de sa disponibilité naturelle à la libre circulation des énergies48. Tout le monde connaît l'importance de la souplesse dans les cultures asiatiques49. En chinois, le caractère , róu, "souple, souplesse", est formé de , máo, la lance du guerrier, et de , , l'arbre, illustrant encore et toujours cette complémentarité de la force, , yáng et de la souplesse, , yīn. Ce qui n'est pas sans évoquer le vivant qui est sans doute le plus proche de l'homme civilisé, à savoir l'enfantD'ailleurs, le même terme , , "vide spirituel", désigne aussi, en chinois, la fragilité, la légèreté, l'insouciance. Car telle est, en effet, la vitalité, la souplesse l'insouciance enfantines dans le grand bain du chaos tout à la fois dévoreur et pourvoyeur d'énergie (cf. la figureidéalisée par Victor Hugo, de Gavroche, cet enfant qui tombe et se relève inlassablement sous la mitraille en n'ayant de cesse de chanter et de danser). Aussi le Sage prendra-t-il, in fine, modèle sur l'enfant : "connaître la créativité chaotique, conserver la réceptivité ordonnée, voilà le flux universel. Devenu le flux universel, tu n'abandonnes jamais la vertu, celle du retour à l'enfance50"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §28)Voilà bien, au fond, le véritable "paradigme perdu" dont parle Edgar Morin : l'enfance avec toute sa fragilité, sa souplesse, sa légèreté, sa robustesse, bref, sa disponibilité51. Disponibilité enfantine qui sert aussi de modèle au prophète Zarathoustra, "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV). Car la longue vie 长生, cháng shēng, n'est rien d'autre, au fond, que la vie disponible, c'est-à-dire la vie allégée du fardeau d'un trop-plein d'intentions. Aussi, "la règle du  Sage est-elle de vider son esprit mais de remplir son ventre, d'affaiblir sa volonté mais de fortifier ses os [...]. En ne faisant rien de trop, tout sera en ordre"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §3)52.

Nous avons donc vu que le souci métaphysique d'une plénitude de l'Être récuse naturellement comme absurde toute conceptualisation du vide ou du non-être immédiatement assimilé au néant, que ce soit sous son aspect ontologique, théologique, existentiel ou romantique. La conception métaphysique du vide ne nous est donc d'aucune utilité si l'on veut tenter d'appréhender la nature du vide. En revanche, en nous tournant vers la physique, la littérature ou les mathématiques nous comprenons qu'il existe un vide matériel qui n'est pas un néant mais simplement une absence. De même, en convoquant la physique quantique, la physique statistique et la biologie, nous pouvons envisager le chaos comme réalité d'un vide formel relatif, c'est-à-dire d'un chaos limité seulement par le principe général de moindre action, c'est-à-dire, pour les êtres vivants, par l'intentionnalité. Enfin, en donnant la parole aux sagesses, notamment orientales, se fait jour la possibilité d'un processus spirituel d'évacuation intentionnelle entendu comme rétablissement d'une disponibilité spécifiquement humaine à l'égard d'un échange énergétique vital compromis par la civilisation.


1 Contrairement à la définition standard du déterminisme par Laplace, cette imprédictibilité n'est pas épistémique ou technique (inhérente à un défaut dans nos capacités cognitives ou instrumentales) mais ontologique (inscrite dans la réalité des choses). Nous dirons donc qu'un phénomène est chaotique dès lors, soit qu'il n'a pas du tout de conditions initiales (chaos originel d'Hésiode), soit qu'il en a mais que la moindre modification dans ses conditions initiales entraîne une croissance exponentielle des conséquences possibles (chaos actuel, "agonie", d'Hésiode). Dans tous les cas, le propre du phénomène chaotique est d'être imprédictible car tout y est possible (chaos originel) ou presque (chaos actuel). Toutes les mythologies du monde, et pas seulement celle de la Grèce antique ont abondamment illustré les conséquences "tragiques" pour nous autres humains du caractère fondamentalement chaotique de la réalité (Clément Rosset parle de "cruauté du réel").

2 Soit 10-43 sec après le Big Bang, instant où l'univers mesure 10-33 cm de diamètre avec une densité de 1093 gr/cm3 et une température de 1032 °K !

3 L’inégalité de Heisenberg est : Δe × Δt ⩾ k (où Δe est l'incertitude statistique -on dit aussi "variance"- sur l'énergie d'une particule, Δt l'incertitude sur sa durée, k = h/2π et h "la constante de Planck" qui représente le quantum minimal d'action c'est-à-dire 6,626 070 15 × 1034 J.s). Or, l'action d'un corps ayant la dimension ML2T-1, soit, indistinctement, le produit d'une énergie (ML2T-2) par une durée (T) ou bien le produit d'une distance (L) par une impulsion (MLT-1), une autre formulation de l'inégalité de Heisenberg est : Δx × Δp ⩾ k (avec Δx l'incertitude sur la position d'une particule, et Δp l'incertitude sur son impulsion). Sous ces deux versions, l'absence d'incertitude, soit la précision absolue sur l'un des deux facteurs conjugués impliquerait un Δ = 0 pour ce facteur et donc une valeur nulle (une action nulle) pour le produit des deux facteurs.

4 De là, le "chaos quantique" : "le « principe d'incertitude » de Heisenberg [...] est inhérent[...] au monde des atomes. Quoi que nous fassions pour accroître la sophistication de notre instrument de mesure, nous buterons toujours contre cette barrière élevée face à la connaissance. Le flou quantique envahit le monde subatomique, chassant le déterminisme si bien chanté par Laplace. La Nature nous demande d'être tolérant et de renoncer au vieux rêve humain du savoir absolu"(Trinh Xuan Thuan, le Chaos et l'Harmonie, v). Le problème qui est posé là est, typiquement, ce que Bachelard appelle un "obstacle épistémologique" : tout raisonnement déterministe (mécaniste/ causaliste) présuppose des "choses" qui, en s'"entrechoquant", se communiquent mutuellement de l'énergie, de telle sorte que, connaissant l'énergie cinétique de chaque "chose", on pourrait en prédire, de proche en proche, tout un schéma d'actions et de réactions (le vieux rêve de Laplace). Or, il est facile de comprendre qu'avec le principe dit "de complémentarité" de Bohr selon lequel toute particule matérielle est en même temps une onde qui remplit tout l'espace, donc n'est nullement localisable, cet "obstacle épistémologique" tombe et entraîne dans sa chute le raisonnement mécaniste et ses soi-disants certitudes prédictives (le "savoir absolu").

5 On qualifie généralement une telle position de "principe anthropique fort" : l'ordre de l'univers est ce qu'il est POUR QUE nous autres humains en bénéficiions. C'est la position standard des théologiens monothéistes, des partisans actuels de l'intelligent design (dont certains astro-physiciens comme Trinh Xuan Thuan), mais aussi des partisans d'une soi-disant volonté humaine à l'image de celle de Dieu (cf. Descartes vs Spinoza). Cette position se distingue de celle du "principe anthropique faible" selon lequel l'ordre de l'univers est ce qu'il est PARCE QUE nous autres humains sommes là pour l'ordonner (cf. note 19).

6 Soit un jeu de 52 cartes : je peux dire que l'apparition d'un arrangement particulier (appelons-le A) de ces cartes n'a, a priori, qu'une chance sur factorielle 52, soit à peu près une chance sur 8,0658175 × 1067 de surgir lorsque ces cartes sont dûment mélangées. Or, premièrement je peux dire cela parce que je connais correctement les conditions initiales d'apparition de tel ou tel arrangement (nombre total de cartes, équiprobabilité, sincérité du mélange, etc.). Rien de tel à propos des conditions initiales de la naissance de l'univers et, partant, de l'apparition du vivant et de l'homme, conditions qui sont, pour les raisons déjà évoquées, non seulement inconnues mais inconnaissables. Ce qui rend absurde l'idée de "probabilité a priori" (raison pour laquelle les probabilités quantiques ne sont pas a priori mais statistiques, donc a posteriori). Deuxièmement, à supposer que ce soit ma combinaison préférée (A) qui sorte après avoir battu les cartes dans des conditions normales, j'aurai beau crier au miracle, ledit "miracle" ne sera jamais que l'autre nom du hasard. Troisièmement, a priori ou a posteriori, la probabilité d'un événement quelconque croît au fur et à mesure que les conditions de sa réalisation se ... réalisent : ainsi, la probabilité conditionnelle de l'arrangement A est, certes, infiniment proche de 0 (8,0658175 ×10-67) avant que j'aie commencé à aligner les cartes, mais, à supposer que les 51 premières cartes soient déjà sorties dans l'ordre que nous appelons A, la probabilité qu'il en soit ainsi aussi pour la 52° est égale à 1 ! Enfin, quatrièmement, dire qu'il est très peu probable que l'arrangement A se produise sans intervention providentielle n'est pas comme dire qu'il est très peu probable que les statues de l'île de Pâques aient été érigées sans intervention humaine : car dans ce dernier cas, la relation causale mécanique entre l'existence de l'artisanat humain et la sculpture comme résultante de cet artisanat est déjà établie, tandis que, dans le premier cas, une relation de même type entre Dieu et un phénomène extraordinaire quelconque n'est que postulée (la "preuve" dite "physico-théologique" de l'existence d'une providence divine n'est qu'une pétition de principe).

7 Conjugué, il est vrai, avec le principe d'exclusion de Pauli selon lequel deux ondes/particules de matière ne peuvent se trouver au même endroit au même moment.

8 Ce que nous appelons "robustesse" (et que Spinoza nomme "conatus" et Leibniz "antitypie") n'est synonyme ni d'impénétrabilité, laquelle ne concerne que les fermions ou particules de matière (cf. note ci-dessus) et non les bosons (deux ondes sont, par définitions, inter-pénétrables), ni d'inertie qui ne concerne que les entités dotées de masse (un photon n'a pas de masse). C'est plutôt, comme l'explique Spinoza, une tension de toute entité vers la conservation de son existence.

9 Est dite "utile" toute catégorie d'énergie convertible en "travail", c'est-à-dire en énergie organisatrice, et "inutile" l'énergie thermique dispersée en pure perte (loi de Carnot énoncée en 1827 et qui a fourni à Clausius la base de la première théorisation de l'entropie en 1865. De là, la "flèche du temps" qui fait que le processus entropique et ses conséquences sont irréversibles (le temps, contrairement à l'espace, ne se parcourt que dans un seul sens). Notons que si l'irréversibilité du temps nous paraît macroscopiquement évidente, elle est cependant niée par la physique déterministe (notamment par la relativité qui fait du temps la quatrième dimension de l'espace).

10 Cette équation est : S = k ln Ω , avec k = 1,380 649.10-23, Ω représentant le nombre de configurations possibles (la complexité, c'est-à-dire le niveau d'organisation) d'un phénomène, ln étant la fonction "logarithme népérien", et S la mesure de l'entropie (ML2T-2Q-1du système en joule par degré kelvin (J.K-1). Cf. Vivre : Régulation et Circulation des Energies, en particulier, note 36.

11 L'action étant le produit d'une énergie par une durée, sa minimisation suppose, soit la minimisation de la dépense d'énergie à durée constante, soit la minimisation de la durée à dépense d'énergie constante, soit, évidemment, la minimisation des deux à la fois, étant entendu que l'action minimisée ne peut être inférieure à h, la "constante de Planck" (6,626 070 15 × 10-34 J.s). Cf. note 3.

12 Nous entendrons désormais par "organisation" le fait que deux ou plusieurs structures physiques, en droit indépendantes l'une de l'autre (deux atomes, deux molécules, deux tissus, deux organes, deux organismes, deux "morceaux de matière" quelconques), se trouvent, en fait, corrélées par des pré-conditions communes qui les contraignent à s'unir pour limiter leur entropie marginale. L'organisation est donc une propriété émergente dynamique du processus d'union effective des parties, non de chacune d'entre elles en particulier ni même de leur simple réunion comme état.

13 "Le désordre [l'entropie] maximal[e] étant atteint[e] lorsque le système atteint son état d'équilibre [c'est-à-dire] tel qu'aucun flux de matière ni d'énergie ne peut s'écouler d'une partie à l'autre du système"(Atlan, entre le Cristal et la Fumée, I, 2) soit, à la limite, à la température de 0°K (le "zéro absolu") à laquelle il n'y a, par définition, plus aucun flux de matière ni de rayonnement. Limite qui n'est que la valeur théorique, inatteignable en pratique, à laquelle, donc, l'entropie d'un système physique serait nulle (troisième principe de la thermodynamique énoncé par Planck en 1912) et le système en question serait parfaitement cristallisé. D'où le paradoxe selon lequel l'entropie nulle de l'ordre absolu (le cristal) ne peut être atteinte que via l'entropie maximale du désordre absolu (la fumée) ! Autre paradoxe : aux températures proches du "zéro absolu", le système macroscopique adopte le comportement quantique des systèmes microscopiques (troisième loi de la thermodynamique).

14 L'exemple le plus simple, pour comprendre à la fois cette dialectique local/global et le paradoxe du désordre tendant vers l'ordre, c'est celui du réfrigérateur. D'une part, en refroidissant localement l'aliment (c'est-à-dire en réduisant sa vitesse moléculaire moyenne), donc en accélérant son entropie, le système réfrigérant le contraint à s'"organiser" (en abaissant sa température, il va d'ailleurs tendre à se cristalliser). Mais, d'autre part, en réchauffant globalement l'atmosphère ambiante (en augmentant sa vitesse moléculaire moyenne), la désorganise néanmoins en lui fournissant un surcroît d'énergie thermique "inutile" (inconvertible en travail). Sans compter qu'il aura déjà fallu, en amont de ce processus, puiser de l'énergie dans le système global pour concevoir, construire, transporter et, bien entendu, faire fonctionner ledit réfrigérateur.

15 On pourrait montrer que la courbe de refroidissement de l'univers depuis les 1032 °K à ses débuts jusqu'aux 3°K de température moyenne actuelle ou celle de dilution de sa densité des 1093 gr/cm3 initiaux jusqu'à 10-31 gr/cm3 aujourd'hui sont, grosso modo, superposables à la courbe logarithmique d'augmentation de l'entropie tracée par Boltzmann et Gibbs (cf.  Vivre : Régulation et Circulation des Énergies, note 36).

16 La spécificité du vivant dans le monde physique se trouve en effet dans le fait que "son comportement est tel que toutes les transformations et tous les changements qu'il peut subir sont subordonnés à la conservation de son invariance"(Varela, la Clôture Opérationnelle, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant), son "invariance" et non son "identité", l'invariance étant précisément la conservation de l'organisation locale  malgré des modifications, parfois profondes, dans les structures qui la constituent. À cet égard, Monod (l'inventeur de la notion de "code génétique") a tort d'ajouter qu'"une fois inscrit dans la structure de l'ADN, l'accident singulier et, comme tel, essentiellement imprévisible, va être mécaniquement et fidèlement répliqué"(Monod, le Hasard et la Nécessitév). Car la "réplication" génétique n'est ni "mécanique", ni "fidèle" puisqu'elle reste très largement tributaire du hasard, ce que prouve le phénomène dit de la "pléiotropie génétique" (de πλείων, "multiple", et τροπή, "orientation") notoirement responsable des mutations génétiques aléatoires. C'est évidemment cet immense réservoir de mutations aléatoires qui explique l'efficacité de la sélection naturelle. Pour toutes ces raisons, plutôt que de "réplication" ou de "reproduction", nous préférons parler de "pro-poïèse" (πρός ποίησις, "production vers l'avant" ; cf. Portée et Limites du Paradigme Varélien d'Auto-poïèse).

17 Prenons un exemple : chacun de nous autres humains avons en moyenne 4.1013 cellules ; or chaque cellule a, statistiquement, une probabilité de 10-11 de voir son ADN muter par hasard. Probabilité très faible car les organismes dotés d'une probabilité sensiblement plus élevée ont été éliminés en raison de leur trop forte complexité et donc de leur trop forte entropie. Cela dit, l'espérance mathématique de mutations génétiques lors de la vie d'un organisme particulier est tout de même de 4.1013 x 10-11, soit environ 400. Ce qui, multiplié par 8.109 d'êtres humains, représente un potentiel colossal de 3,2.1012 mutations possibles par génération. La plupart de ces mutations génétiques, soit ne codent aucune manifestation épigénétique, soit en codent une qui est neutre (inutile) à l'égard de l'adaptation de l'organisme, soit encore en codent une qui désadapte l'organisme et tend donc à l'éliminer. Mais supposons que, parmi tous ces possibles surgis au hasard des mutations génétiques, il existe, dans l'ADN de certains organismes humains, une mutation qui code la multiplication par 10 du taux d'hématocrite (taux de globules rouges sanguins). Dans le biotope humain moyen actuel, une telle mutation serait pathologique et de tels organismes s'auto-élimineraient (leur sang serait beaucoup trop visqueux). Mais dans un environnement devenu très pauvre en oxygène et moyennant la possibilité (par exemple à la faveur d'une autre mutation génétique) d'une dilution sanguine suffisante, ils seraient peut-être les seuls à pouvoir assurer leur invariance organisationnelle, donc à assurer leur descendance, et, partant, à "imposer" sélectivement leur mutation génétique aléatoire qui deviendra alors nécessité, quoique nécessité a posteriori.

18 En d'autres termes, de la sur-natalité et/ou de la sous-mortalité qui en résulte.

19 "Intentionnel" s'oppose à "accidentel" : est accidentelle l'organisation qui maximise au coup par coup la néguentropie de chacune des structures concernées en vertu du principe de moindre action sans se préoccuper d'invariance locale à quelque niveau que ce soit ; est intentionnelle, au contraire, l'organisation concertée qui, tout à la fois, anticipe la perturbation entropique (par des effets de cognition, de mémoire) et tend à maximiser localement la néguentropie d'une collectivité de structures intégrées, fût-ce en augmentant l'entropie d'une ou plusieurs d'entre elles (allant jusqu'à en supprimer certaines) et, par conséquent, qui est tendue (in tensio) vers l'invariance commune du tout collectif (cf. Portée et Limites du Paradigme Varélien de l'Autopoïèse). Physiquement, une intention s'analyse comme une impulsion (MLT-1) qui, une fois déployée dans l'espace (MLT-1 x L), devient une action (ML2T-1). Mais, dans la mesure où elle est concertée, donc intentionnelle, c'est cette sorte d'action déployée par le vivant qui crée de l'ordre, lequel n'est rien d'autre qu'un arrangement de l'écosystème (Umwelt) conformément aux besoins néguentropiques de l'organisation vivante. En ce sens, l'ordre est toujours particulier (intra-spécifique), tandis que l'organisation est un processus universel (inter-spécifique). Il va de soi enfin que l'intention ne se réduit pas à la volonté qui est une sorte proprement humaine d'intention tout à la fois consciente et rationnelle (la βούλησις aristotélicienne).

20 Ce que Varela nomme "auto-poïèse" et Monod "téléonomie". Notons que de tels processus d'auto-organisation intentionnelle sont très gourmands en énergie, tout particulièrement chez les animaux dits "homéothermes".

21 Illusion que Bergson appelle fort justement "illusion rétrospective" et qui est à la base de la pensée tragique grecque. En grec ancien,  ἀνάγκη c'est, tout à la fois, la nécessité impérieuse et le hasard malheureux. Nécessité lorsqu'on imagine, a posteriori, qu'étant donné l'enchaînement causal des circonstances (les jours du bouillant Achille, avec soixante-douze meurtres à son actif, étaient comptés ...), l'issue était fatale (... aussi, est-il finalement victime de son ὕϐρις). Hasard lorsqu'on considère contrefactuellement qu'une variation minime dans cet enchaînement (si la flèche de Pâris le justicier n'eût pas été guidée par Appolon ...) eût entraîné une tout autre issue (... Achille n'eût pas été atteint au talon et ne serait pas mort). D'où, premièrement, l'idée que, comme l'exprime joliment Clément Rosset, "le réel est idiot", c'est-à-dire, étymologiquement, n'a pas de double, pas d'alternative. Et, deuxièmement, le "principe anthropique fort" (cf. note 5) sous toutes ses déclinaisons. Comme le dit encore Henri Atlan, "les processus d'auto-organisation qui apparaissent a posteriori comme la réalisation d'un projet, sont en réalité les effets de facteurs aléatoires de l'environnement que n'importe quel système peut utiliser de cette façon à partir d'un certain degré de complexité structurale et fonctionnelle"(Atlan, l'Organisation Biologique et la Théorie de l'Information).

22 Ces expressions ne sont d'ailleurs pas de Charles Darwin mais du révérend Thomas Spencer. L'idée que c'est toujours le plus fort qui triomphe n'est rien d'autre que la projection sur l'entièreté de la nature de l'illusion typiquement occidentale qu'on ne peut vaincre un adversaire qu'en accumulant plus de forces que lui. Ce principe a été érigé en dogme absolu par nombre de stratèges militaires (cf. Clausewitz). Pour Sūn Zi (VI° siècle a.e.c.), au contraire, "知天知地,勝乃可全, zhī tiān zhī dì, shèng nǎi kě quán [connais le ciel, connais la terre et ta victoire sera complète]"(l'Art de la Guerre), ce qui n'est pas du tout une profession de foi mystique mais une exhortation à agir conformément aux principes fondamentaux de toute réalité, notamment conformément au principe de moindre action qui favorise toujours l'organisation la plus économe en énergie. Pour Sūn Zi, le meilleur stratège est donc celui qui vainc sans avoir à combattre du fait qu'il a placé son adversaire dans des conditions telles qu'il ne peut que s'effondrer.

23 Pour contredire Leibniz, disons que le monde réel n'est pas le meilleur possible mais un parmi une multitude de mondes possibles dans la mesure où les mondes "impossibles", c'est-à-dire non-viables, se sont effacés d'eux-mêmes. De là le "principe anthropique faible" : le monde réel n'est que l'un des mondes possibles dans lesquels nous autres humains existons (cf. note 6) et, par conséquent, organisons notre Umwelt selon notre complexion.

24 Cf. Entropie, Information, Communication, Langage et Vérité.

25 À cet égard, nous inclinons à penser que le sujet de la vie (qu'est-ce qui est vivant ?) c'est la Vie elle-même dont toutes les structures sont initialement identiques (les 20 acides aminés et les 4 bases nucléotides) et organisationnellement clôturées, exactement au sens où Spinoza parle de la Nature comme Tout auto-organisateur (causa sui) et invariant. Sauf que la Nature de Spinoza, c'est le grand Tout de l'univers (= Dieu) que Spinoza supposait, avec les connaissances de son époque, invariant. Mais si nous n'accordons l'invariance intentionnelle et non-accidentelle qu'aux seules organisations vivantes, alors le Dieu de Spinoza n'est pas l'autre nom de la Nature mais celui de la Vie (cette idée m'a été suggérée par la lecture d'Henri Atlan).

26 Rappelons que Prométhée (dont le nom, en grec, signifie "prévoyant") est le Titan qui dérobe le feu aux dieux de l'Olympe pour en faire don à l'homme afin que celui-ci puisse se rendre, selon la célèbre formule de Descartes, "comme maître et possesseur de la nature". Il n'est certes plus nécessaire aujourd'hui de rappeler à quel point ce mythe s'est révélé catastrophique, mais évoquons-en juste un critère. On appelle "jour du dépassement" le jour de l'année à partir duquel l'organisation humaine dépense plus d'énergie que la quantité d'énergie qu'elle a produite, donc, à partir duquel elle ne peut plus compenser son entropie sans contrarier la néguentropie des autres organisations, vivantes ou non. Or, ce "jour du dépassement" qui tombait fin décembre dans les années 70, se situe désormais fin juillet ! Et encore, n'est-ce là qu'une moyenne, car si l'on considère les 38 pays les plus riches (OCDE), soit 1/7 de l'humanité totale, le "dépassement" a désormais lieu au mois de mars (ce qui veut dire que cette frange de l'humanité consomme quatre fois plus d'énergie qu'elle n'en produit) ! Dans tous les cas de figure, la courbe de l'entropie marginale a beau être logarithmique (cf. par exemple la courbe de la "gestion" des déchets sur le site de la CNUCED qui montre que les pays les plus polluants sont aussi ceux qui recyclent le mieux leurs déchets !), elle n'en tend pas moins vers l'infini.

27 Par exemple, Rousseau pour qui "c’est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère […] ; la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur [...] est de diminuer l’excès de désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, ii). Rousseau est sans doute le premier penseur occidental du "nihilisme des faibles" (cf. première partie, note 10).

28 C'est ce que Thomas Mann fait dire à son personnage Hans Castorp : "un contenu riche et intéressant est sans doute capable d’abréger une heure, ou même une journée, mais, compté en grand, il prête au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, de telle sorte que des années riches en événements passent beaucoup plus lentement que ces années pauvres, vides et légères que le vent balaye et qui s’envolent. Ce qu’on appelle l’ennui est donc, en réalité, un semblant maladif de la brièveté du temps pour cause de monotonie ininterrompue"(Mann, la Montagne Magique, iv).

29 Mais on pourrait en dire autant de la musique tonale ou de la peinture figurative.

30 On pense aussi au Zadig de Voltaire ou à des figures de l'indécision tels que le Bartleby de Melville, l'Oblomov de Gontcharov ou les personnages flottants de James Joyce ou de Virginia Woolf, a fortiori des personnages vides du théâtre de Beckett ou d'Ionesco ou à ceux des romans de Modiano. Tous ces "personnages" manifestent peu ou prou ce que nous avons appelé "l'éthique de la sérendipité" (cf. l'Enjeu Éthique de la Littérature).

31 Par "conscience", nous entendrons la perception réflexive par l'humain de ses propres intentions, ou, si l'on préfère, le retour réflexif de l'intentionnalité sur elle-même au moyen d'une méta-intention, que celle-ci soit privée (dans le cas de la conscience individuelle) ou publique (dans le cas de la conscience collective). La réflexivité (on parle aussi de récursivité, de fractalité ou de circularité) étant à entendre là au sens mathématique où la relation R est réflexive si et seulement si, pour tout x, xRx, ou, dans un sens grammatical, lorsque le sujet se prend pour objet. Cette capacité réflexive inhérente au langage est rendue possible par la configuration spécifiquement humaine des structures du néo-cortex cérébral.

32 三十幅共一毂,当其无,有车之用, sān shí fú gòng yī gǔ, dāng qí wú, yǒu chē zhī yòng. 为无为, 则无不治, wéi wú wéi, zé wú bù zhì (en chinois, 治, zhì a le double sens d'ordonner et de rétablir la santé, tout comme les termes "prescription" ou "ordonnance" en français). Notons que si la métaphysique a été un effort pour mettre de l'ordre dans un contexte grec relativement chaotique (cf. le premier chapitre de notre exposé), à l'inverse le taoïsme est né dans le contexte de l'organisation administrative très tatillonne de la dynastie impériale des Hans (fin du III° siècle a.e.c.).

33 Nombreux ont d'ailleurs été les scientifiques occidentaux (notamment Schrödinger, Bohr, Jung ou Capra) qui, au XX° siècle, ont été frappés par la convergence du taoïsme avec les découvertes les plus révolutionnaires de la physique moderne.

34 一阴一阳之谓道yī yīn yī yáng zhī wèi dàoEn ce sens, le 道 dào comme processus unique et unitaire de flux et de reflux perpétueldu souffle/énergie (, entre yīn et yáng se trouve être "有物混成先天地生 [yǒu wù hún chéng xiān tiān dì shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5)quelque chose d'inaccompli qui accomplit le ciel et la terre. La co-réalité de , hún (inaccompli, virtuel, continu) et de chéng (accompli, actuel, discontinu) dans un processus perpétuel de formation/dé-formation/trans-formation (doit donc s'entendre non pas tant comme succession dans le temps (d'abord 有, yǒu, "il y a", ensuite wú, "il n'y a pas" et inversement), mais plutôt comme simultanéité chaotique de yǒu ("il y a") et dewú ("il n'y a pas"), de chéng (accompli, actuel, discontinu) et de , hún (inaccompli, virtuel, continu), de yīn (ordre, néguentropie) et de yáng (désordre, entropie).  C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce qu'il est convenu d'appeler "conciliation des contraires" et qu'illustre le très célèbre 太极图tài jí tú ("image du grand retournement"). Cf. Vie, Energie, Chaos et Douceur.

35 道 生一一生二二生三三生万物dào shēng yī, yī shēng èr, èr shēng sān, sān shēng wàn wù.

36 冲气以为和chōng qì yǐ wéi hé. La trilogie taoïste 阴, yīn阳, yáng气, , fait évidemment penser aux trois guna (tamas, rajas, sattva) de l'hindouisme.

37 Sauf exception, les quelques termes sanskrits que nous allons employer dans ce paragraphe sont tous à prendre dans leur acception bouddhiste.

38 毋意、毋必、毋固、毋我, wú yì, wú bì, wú gù, wú wǒ.

39 虚而不屈, xū ér bù qū.

40 Le problème se pose de savoir si la méditation en ce sens est compatible avec la pratique de ce que l'Occident appelle "philosophie". Outre que le philosophe occidental préfère déambuler que s'asseoir, le terme "méditation" employé par certains d'entre eux (Descartes ou Husserl ont chacun intitulé "méditations" un de leurs ouvrages) ne semble pas avoir le sens du 坐忘, zuò wàng de Zhuāng Zǐ. Leur obsession de la complétude du "vrai" s'inscrirait même plutôt dans la droite ligne des fondements grecs de la métaphysique (cf. partie I de notre exposé sur la conception métaphysique du vide). Par ailleurs, si les pré-socratiques, les épicuriens, les stoïciens, les pyrrhoniens et, plus près de nous, Spinoza ou Wittgenstein, se sont préoccupés d'alléger l'existence humaine d'un trop-plein d'intentions, on ne peut que constater la pauvreté de leur modus operandi incapable de s'affranchir du support du langage ordinaire (au même titre, d'ailleurs, que les soi-disants "mysticismes" chrétiens ou juifs). Ce qui contraste avec la richesse des techniques méditatives léguées par les traditions indiennes (ekagrat, mandala, mantra, mudrâ, yantra, yoga, etc.), chinoises (poésie, peinture, musique, arts martiaux, etc.) ou arabes (calligraphie, danse, poésie, musique, etc.). 

41 Rappelons-nous ce qui se passe lorsque le portrait de Dorian Gray devient le miroir de son âme.

42 En grec, κάθαρσις. Aristote, dans la Poétique, assigne exactement cette fonction à la tragédie ! Ce qui inclinerait à penser que, dans la civilisation occidentale, c'est l'art en général qui accomplit le mieux la fonction méditative dévolue à la sagesse dans d'autres civilisations.

43 Homo sapiens-demens écrit Edgar Morin dans le Paradigme Perdu : la Nature Humaine. Par ailleurs, nul mieux que Franz Kafka n'a décrit la "démence" de l'homo occidentalis englué dans ses normes et perdu dans le maquis de ses institutions.

44 Réaffirmant encore et toujours cette funeste "horreur du vide" que la métaphysique a assise, nous l'avons vu (cf. le premier chapitre de notre première partie), sur le rejet de la soi-disant perversité du trio vacuité/mouvement/non-Être au profit de la soi-disant vertu du trio plénitude/stabilité/Être

45 L'idée de mortification s'est d'ailleurs sécularisée. Dans son dernier roman la Danseuse, Patrick Modiano parle de mortification lorsqu'il évoque les efforts ascétiques d'une modeste danseuse pour discipliner son corps afin de tenter de le soustraire à la pesanteur. On pourrait certainement étendre ce constat, symbolique, à de nombreuses activités, sportives, professionnelles, etc., consistant à célébrer les vertus d'un effort pénible se surajoutant aux contraintes d'une vie déjà pénible.

46 养生焉, yǎng shēng yān ; 虚而不屈, 动而愈出, xū ér bù qū, dòng ér yù chū.

47 Par exemple l'enchaînement de qì gōng connu sous le nom de 五禽戏, wǔ qín xì, "jeu des cinq animaux" (tigre, cerf, ours, singe, grue). De même certaines postures de yoga (sauterelle, chat, crocodile, serpent, chameau, cobra, grue, etc.).

48 Ce qui explique l'abondance des références métaphoriques à l'eau , shuǐ ou au vent , fēng dans les textes taoïstes.

49 Le judo, par exemple, c'est la "voie de la souplesse", en chinois , róu dào.

50 知其雄,守其雌,为天下谿为天下谿,常德不离,復归於婴 zhī qí xióng, shǒu qí cí, wéi tiān xià xī, wéi tiān xià xī, cháng dé bù lí, fù guī yú yīng'ér. "Le Temps est un enfant jouant à un jeu de hasard" dit aussi Héraclite (Fragments52).

51 Chez Nietzsche, la dualité d'Apollon et de Dionysos recoupe celle de , yīn et de , yáng. Ainsi, dans la parabole des "trois animaux" : "lesprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I).

52 是以圣人之治, 虚其心, 实其腹, 弱其志, 强其骨 […] 为无为, 则无不治, shì yǐ shèng rén zhī zhì, xū qí xīn, shí qí fù, ruò qí zhì, qiáng qí gǔ […] wéi wú wéi, zé wú bù zhì.

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