Premier argument : ce documentaire est, dès le départ, mal intentionné. Cet argument, ou plutôt, cette série d'arguments, occupe la première place, à la fois dans l'ordre chronologique de présentation du documentaire, par l'emphase des commentaires qu'il suscite et, enfin, par l'espace qu'il y occupe. Ce qui ne laisse pas de nous étonner, c'est que le jugement de valeur morale soit prioritaire de la part d'institutions spécialisées dans la connaissance informative et qui prétendent se faire un devoir de décrire des faits avant que de les commenter. C'est manifestement le contraire qui va se passer à propos du documentaire de Pierre Barnérias puisque l'argument portant sur l'erreur de fait ne vient qu'en troisième position. Mais n'anticipons pas. Ainsi, l'article de Wikipedia cité plus haut commence-t-il son analyse, après une brève présentation d'ensemble, par citer les noms des contributeurs, en agrémentant son énumération, apparemment descriptive, de quelques "explications" (au sens de Wittgenstein) ad personam : untel est "promoteur du crudivorisme [sic !] comme moyen de prévenir le cancer", ou encore "intervenant régulier sur la chaîne russe RT", telle autre encore "habituée de la « Fête du pays réel » de Civitas, association religieuse catholique traditionaliste devenue parti politique d'extrême droite, et participante en 2020 au cycle de formation d’Égalité et Réconciliation, dirigée par l'essayiste anti-sioniste Alain Soral", etc. Un article du Figaro du 13/11/2020 met en avant un mode de financement suspect pour ce documentaire en insistant sur le succès foudroyant et inespéré rencontré par le projet sur les plate-formes de financement participatif et en émettant quelques suppositions sur les raisons de ce succès : "le film affole les compteurs, et atteint finalement les 183.000 euros à la fin de cette campagne, pour 5232 contributeurs. Un succès d'envergure notamment lié aux très nombreux partages sur des pages Facebook hostiles à la gestion du Covid-19 en France comme Le réveil citoyen, L'actu citoyenne ou de nombreux groupes de gilets jaunes". Pour Courrier International du 13/11/2020, "ce qui frappe, tout au long de la vidéo, c’est la constante invocation de l’appartenance à une communauté", "quand on a passé beaucoup de temps à regarder, tel un dossier judiciaire1, des éléments qui constituent un édifice, on est entraîné dans une inclination à souscrire au complot". Pour le site internet de TV5 monde (16/11/2020), "la subjugation opérée par ce procédé a été étudiée, elle fonctionne excessivement bien sur des millions d'internautes, dont les adeptes de QAnon, de la Terre plate, des théories Illuminati ou celle des reptiliens". Arrêtons-nous là. L'échantillon nous paraît représentatif de la tendance que nous voulons souligner. À savoir que ce documentaire est, ab initio, censé être affecté d'un vice rédhibitoire : ceux qui l'ont produit/financé/diffusé/apprécié sont, au choix, des escrocs, des fachos, des Russes, des catholiques intégristes, des négationnistes, des communautaristes, des "gilets jaunes", bref, des gens infréquentables, des sous-hommes, la lie de l'humanité, l'empire du mal. Tout le contraire, on l'aura compris, de ceux et celles qui, conscient(e)s d'appartenir à l'empire du bien, se font un devoir de dénoncer et de stigmatiser les premiers nommés. Leur idée est donc la suivante : il faut être particulièrement vicieux pour penser/croire/dire que cette nouvelle convulsion de la lente agonie du capitalisme, pour l'occasion euphémisée en ce qu'il est convenu d'appeler, en français, "une crise sanitaire", obéit à une logique globale finalement assez facile à saisir. Logique qui se résume en effet à l'intuition que, dans ladite crise, tout le monde n'étant pas perdant, d'aucuns ont sans doute des intérêts éphémères et futiles quoique néanmoins objectifs à faire valoir et à défendre, intérêts dans lesquels nous nous garderons bien de voir l'effet d'un complot tout à la fois conscient et coordonné (ce serait faire trop d'honneur aux "comploteurs"!), mais qui, de toute évidence conspirent, par un pur effet d'aubaine, à enrichir et à renforcer les uns2, à appauvrir et à affaiblir les autres. L'argument moral, encore une fois partagé unanimement par tous les media éditoriaux et/ou culturels après la sortie de ce documentaire, consiste donc à asséner inlassablement que tous ceux et toutes celles qui partagent de telles intuitions sont foncièrement méchant(e)s. À supposer que cela soit exact, l'idée qu'il y aurait là, pour ces professionnels du verbe, une riche matière à réflexion, en l'occurrence un symptôme moral à questionner et à analyser, ne fait pas le poids face à la nécessité du scoop imposée par la concurrence3. Mais là n'est pas le plus intéressant. Plus significatif encore nous semble être, là encore, non pas ce qui est dit mais ce qui est montré par l'unanimité moralisante de ces réactions. À savoir, la pensée conspirante d'une part, la pensée sophistique d'autre part. D'une part, en effet, il est manifeste que toutes ces réactions, non contentes d'être elles-mêmes conspirantes, puisqu'elles vont toutes dans le même sens, présupposent massivement une conspiration, si ce n'est un véritable complot, émanant de ce que la bonne conscience bourgeoise (le camp du bien) qualifie désormais du néologisme de "fachosphère" : la planète des "fachos" ! Ce ne sont plus les petits hommes verts ni les petits hommes rouges qui menacent notre belle civilisation, mais les petits hommes bruns ! Le procédé rhétorique est tellement éculé qu'il a déjà fait l'objet de maintes d'études tant philosophiques (Leo Strauss, George Steiner) que sociologiques (Mike Godwin4). On lui a même trouvé un petit nom charmant : la reductio ad hitlerum ! On s'étonnera juste que des "professionnels de la profession", comme dirait Godard, se comportent, en l'occurrence, comme de vulgaires ados boutonneux pressés d'humilier leurs vis-à-vis en insultant leur mère. Et on s'étonnera encore plus que la présence nécessaire d'une soi-disant conspiration, voire d'un complot de l'extrême-droite, soit la prémisse incontournable de tout raisonnement critique portant sur le conspirationnisme/complotisme en général ! Par là, on comprend mieux les raisons du déni systématique de l'"éditocratie"5 à l'égard de l'abîme sémantique qui existe pourtant entre les champs lexicaux "complot/complotisme/complotiste" et "conspiration/ conspirationnisme/conspirationniste" : il est flagrant que l'un des deux champs est connoté de telle manière qu'il emporte condamnation beaucoup plus facilement que l'autre. D'autre part, celui ou celle qui, un peu versé(e) dans la logique, prend connaissance de telles "réactions" ne peut pas manquer de s'étonner du procédé inférentiel utilisé pour tirer les conclusions suggérées (encore une fois montrées et non-dites). Ce procédé, que l'on appelle, depuis Peirce, l'"abduction" réside dans le passage du constat que "la plupart des A ont la propriété p" et que "quelques B ont la propriété p" à l'hypothèse que "quelques B sont probablement des A". Ce procédé inférentiel n'est pas illégitime en soi6. Mieux encore, c'est un procédé heuristique extrêmement fécond dans la recherche scientifique7 à condition qu'il se borne … à émettre des hypothèses, justement. Le même procédé, lorsqu'il se veut conclusif, est un pur sophisme. Imaginez : les corbeaux sont noirs, mon voisin est noir, donc mon voisin doit être un corbeau ! Absurde. Or, c'est exactement comme cela que procèdent nos brillants communicants lorsqu'ils prétendent constater que les milieux conspirationnistes/complotistes font, en général, partie de la "fachosphère" et qu'ils insinuent qu'en conséquence tout conspirationniste/complotiste doit être réputé "facho" !8 Et ce sont les mêmes qui n'ont de cesse de relever avec délectations de soi-disants "biais cognitifs" dans les arguments de leurs contradicteurs9.
Deuxième argument qui peut être considéré comme une variante ou une extension du premier tant est incertaine, dans l'esprit de ces pourtant professionnels de l'information et/ou de la culture, la frontière entre morale et psychologie, d'une part, morale et droit d'autre part : les promoteurs/contributeurs/partisans de ce documentaire sont des affabulateurs reconnus, des mythomanes patentés. Ainsi, selon Wikipedia, l'un des participants à ce documentaire intervient régulièrement sur une "plateforme [sic !] par ailleurs dénoncée pour son relai [re-sic !] fréquent d'informations fausses ou trompeuses", un autre est "militant anti-vaccin et poursuivi par ailleurs pour essais médicaux clandestins, il a été interné dans un hôpital psychiatrique dans Gard en décembre 2020", un autre encore "fai[t] l'objet de poursuites par l'ordre des médecins", une autre "profileuse [re-re-sic !] autoproclamée, condamnée en 2014 pour escroquerie ". Pour le Figaro, "certains projets «sur la ligne de crête», comme le documentaire Hold-Up, parviennent à passer les étapes de modération du site en lissant leurs ambitions au moment de la présentation du projet à [la plateforme de financement participatif] Ulule". Dans une émission du 12/11/2020 sur France-Culture où le journaliste de service interroge un obscur blogueur mais néanmoins, bon sang ne pouvant mentir, petit-fils de Pierre Mendès-France, ""Hold Up" [est] un film de 2h45 qui tourne autour du fantasme de l'instrumentalisation du coronavirus par les élites mondialistes", lequel petit-fils de … évoque avec distinction et élégance le témoignage, dans le documentaire, d'une sociologue "qui part en sucette [dans un] délire toxique" et conclut en apothéose qu'"on a des individus assez folkloriques […]. Voilà le type d'intervenants qui viennent nourrir cette production documentaire". Le pompon, si l'on ose dire, revient, en matière de ratatouille mythomaniaque alliant soupçons de mensonges, de névroses et de psychoses, revient à l'article de TV5-Monde qui affirme tout de go qu'"en temps normal ce document vidéo n'aurait jamais eu de succès, ni créé de polémique. Il serait resté au fond d'Internet à côté de "la gouvernance secrète mondiale par les Illuminati" ou autres "révélations sur le plan de diminution de la moitié de la population mondiale par un groupe secret". Sa structure et son message final sont parfaitement parallèles à ces théories qui pulullent [sic !] depuis des années. Le hic dans le cas de ce document, c'est que 37 personnes dont une partie sont considérées comme sérieuses et qualifiées, sont venues alimenter la théorie du réalisateur". Ajoutons à cette énumération un symptôme (c'est le cas de le dire) qui n'a de cesse de nous questionner : la tendance à user et abuser de la métaphore médicale, notamment à travers l'adjectif "viral" employé pour qualifier quelque rumeur qui se répand à grande vitesse et à grande échelle, précisément à la manière d'un virus. Pour Wikipedia, par exemple, "le film est partagé de manière virale sur les réseaux", pour l'invité de France-Culture "cette production documentaire en ligne [...] est vraiment probablement [sic !] l'une des vidéos complotistes virales francophones [ouf !] les plus inquiétantes que j'ai [re-sic !] pu voir ces dernières années"10. On aura compris que ce que suggèrent en filigrane ces divers échantillons est l'évidence selon laquelle il faut être complètement dingue pour concevoir et/ou prêter attention à un tel documentaire, lequel ne peut être, avons-nous dit, autre chose que l'indice irréfragable d'un complot de l'extrême-droite contre nos belles valeurs démocratiques. Là encore, outre que, derechef, c'est en présupposant une conspiration/un complot (des méchants ET des malades cette fois-ci) qu'est dénoncée l'obsession des méchants et/ou des malades de voir en toute situation exceptionnelle l'effet d'une conspiration/d'un complot, il ne viendrait pas à l'idée de ces professionnels de la communication que la complexité de l'être humain est telle qu'on peut, à la limite, être de mauvaise foi11 sans pour autant ni mentir et encourir un blâme moral ou une condamnation juridique, ni être fou et faire l'objet d'un diagnostic d'insanité mentale.
Il nous reste à examiner le troisième argument, celui qui, pour ces experts en "doxopoïèse"12, constitue le jugement comminatoire par excellence même si, encore une fois, il n'est pas avancé en priorité : le contenu de ce documentaire est rigoureusement faux. Wikipedia annonce d'emblée, dès après ses 5 lignes de description dont nous parlions plus haut, que ce documentaire participe de "la théorie d'un complot mondial qui aurait créé la maladie à coronavirus 2019 pour éliminer la moitié de l'humanité et asservir les survivants […]. Les médias et les universitaires critiquent quasi unanimement son conspirationnisme du fait des nombreuses fausses informations qu'il contient et de ses conclusions complotistes. Il participe à ce titre à la désinformation sur la pandémie de Covid-19". Le Figaro avertit d'avoir "reçu un grand nombre de signalements à propos de potentielles fausses informations présentes sur cette page ou les contenus vers lesquels elle redirige". France-Culture claironne, dans le titre même de son article : "'Hold-Up' : à partir de faits, le documentaire est bâti comme une vraie [sic !] entreprise de désinformation". Puis, plus loin, qu'"il n'a quasiment rien de journalistique dans la mesure où il n'y a aucune contradiction dans les 2h40 qu'il dure. Aucun des propos avancés, aucune des théories poussées ne sont mises en contradiction avec quoi que ce soit. C'est un documentaire unilatéral […]. C'est un classique dans ce type de production complotiste". Courrier International prétend d'emblée, "au-delà des contre-vérités et des raccourcis du film, [se] pench[er] sur les ressorts qui en font l’efficacité". Enfin, TV5-Monde annonce que "ce documentaire n'est pourtant pas un simple objet délirant purement conspirationniste de bout en bout, mais il n'est pas non plus un documentaire équilibré, cohérent, aux affirmations justes et inattaquables". Puis, plus loin, l'auteur de l'article assure l'avoir "visionné, pris des notes, fait des vérifications, […] analysé la structure ainsi que ses procédés. Pour éclairer les lecteurs sur ce que "Hold-up, retour sur un chaos" tente de démontrer et surtout, comment il procède pour le faire. Entre l'utilisation de biais cognitifs et de sophismes, des détournements de faits, des affirmations parfaitement justes et vérifiées, des opinions délirantes, des techniques d'influence propagandistes, des intervenants académiques de haut niveau mélangés à des youtubeurs ou des chauffeurs de taxi, le mille-feuille argumentatif de près de trois heures de Pierre Barnérias mérite réellement que l'on se penche sur son cas". Alors, après avoir constaté que nos faiseurs de vérité officielle sont incapables d'opposer au contenu de ce documentaire le moindre argument factuel (raison pour laquelle l'argument moral et l'argument pathologique sont mis en avant), penchons-nous à présent sur le "cas" en question en procédant à une analyse, non plus lexicale, mais sémantique du corpus doxopoïétique. Sous cette approche, nous allons voir qu'on peut l'analyser à la lumière des trois régimes de vérité que nous développions dans notre article Post-vérité, Post-politique, Post-humanité, à savoir, respectivement, celui de la vérité-correspondance ("vérité1"), celui de la vérité-cohérence ("vérité2") et celui de la vérité-certitude ("vérité3").
La vérité-correspondance ("vérité1") est le régime de vérité à la fois le plus simple à concevoir et le plus facile à attester13. Même si, comme nous le verrons plus bas, son statut paradigmatique est largement usurpé, la vérité-correspondance reste cependant le paradigme tout à la fois de la vérité scientifique classique (pré-quantique), de la vérité juridique, de la vérité technique et, parfois, de la vérité pratique dans la vie de tous les jours : à l'instant t, on dispose de la représentation d'une situation possible dont on se demande si elle correspond à la réalité, à l'instant t' postérieur à t, on compare cette représentation à la réalité déjà présupposée en t quoique toujours hypothétique quant à son mode de présentation14, si et seulement le possible en t correspond au réel en t', alors la représentation prend la valeur "vrai". Autrement, elle prend la valeur "faux"15. C'est le principe le plus simple en matière de vérité : une représentation est vraie ou bien fausse. Pas de degré ni d'alternative à la bivalence. Lorsque Wikipedia ou France-Culture accusent Hold-up de "désinformation", lorsque Courrier International fait état à son sujet de "contre-vérités", ils veulent donc signifier que le contenu épistémique du documentaire (ce qu'il entend porter à la connaissance de ses spectateurs) est faux, c'est-à-dire qu'il ne correspond pas à la réalité16. Mais une seconde de réflexion à ce stade suffit pour se rendre compte que ce que l'on vient de dire, loin d'être une affirmation anodine, est au contraire un nœud de problèmes. Relevons-en deux17. D'abord de quelle "réalité" s'agit-il en l'occurrence ? Autrement dit, où, quand et comment va-t-on trouver ce qu'il s'agit de comparer aux affirmations du documentaire pour en juger la correspondance (vérité) ou la non-correspondance (fausseté), bref, le mètre-étalon de la mesure ? Cette "réalité" qui est nécessairement présupposée par et dans toute entreprise de vérification n'est-elle pas, a contrario, ce qui est en question dans le documentaire plutôt que ce qui lui pré-existerait à titre de réponse déjà pré-formée ? Concrètement, s'il est un certain nombre de personnes qui s'interrogent sur la "réalité" de la pandémie, n'est-ce pas précisément parce qu'elles ont de cette soi-disant "réalité" une perception globale qui ne correspond pas à la représentation conventionnelle qu'on leur en donne, autrement dit une compréhension qui ne correspond pas à l'information officielle ? Dans ce cas, prétendre que leur compréhension est fausse parce qu'elle ne correspond pas à cette représentation, n'est-ce pas inverser l'ordre des facteurs ? De là à induire la pensée conspirationniste selon laquelle ladite "réalité" n'est justement pas le réel in persona mais, simplement, une représentation (ou un ensemble de représentations) bien commode(s) de ce réel, représentation sans plus de légitimité que n'importe quelle autre, sauf qu'elle est imposée par la classe dominante comme LA représentation du réel réputée valoir pour LE réel lui-même, il n'y évidemment qu'un pas. Deuxième problème corrélatif au premier : à supposer même que le problème de la réalité de la situation, le modèle à quoi comparer la copie, ait été résolu, qui est habilité à juger de cette fameuse correspondance entre représentation et réalité ? Qui a la légitimité pour arbitrer entre ceux qui prétendent dire vrai et ceux qui hurlent à l'imposture, et d'où vient cette légitimité, quelles sont leurs lettres de créance ? Concrètement, entre les contributeurs au documentaire qui affirment, par exemple, que le lobby politico-scientifico-industriel a, non pas créé le Covid18 de toute pièce mais a tout de suite vu quels bénéfices il pouvait tirer du fait de son apparition et de sa dissémination, et ses contradicteurs qui voient dans cette position un simple effet de paranoïa, qui va trancher ? Ce ne sauraient être les premiers nommés, évidemment. Mais pas plus les seconds. Or qui, dans les extraits de documents que nous avons mentionnés et, plus généralement, chaque fois qu'il s'agit d'opposer un fact checking à un soupçon de fake news, s'arroge le droit d'être à la fois juge et partie ? Il est quand même tout à fait significatif que les media dominants reprochent unanimement à Hold-up sa fausseté factuelle sans jamais apporter la moindre preuve factuelle, justement, de sa non-correspondance avec la réalité. Inconséquence ? Pas nécessairement. Nous y verrions plutôt l'aveuglement de la phalange "éditocratique" de la conspiration économico-politico-scientifico-médiatique qui, confite dans son arrogance fébrile, est persuadée que ce qui fait l'objet de son entreprise d'"information" est LA seule vérité possible sur LA réalité, et peut-être même, à la manière de ces affabulateurs qu'elle voue aux gémonies, ne fait plus la différence entre réalité et représentation de la réalité. Ce qui nous amène à examiner à présent l'attitude de la pensée conspirante dominante à l'égard du documentaire sous le rapport des deux autres régimes de vérité.
En effet, nous l'avons déjà dit, la compréhension que chacun de nous a de soi-même et du monde qui l'environne dépasse largement les informations factuellement vérifiées ou vérifiables qu'il en a. Ainsi, la vérité-cohérence est-elle la valeur que nous accordons à une représentation (une image, un énoncé) qui s'insère plus ou moins bien dans un corpus de représentations déjà attestées. En ce sens, le critère de la vérité-cohérence, contrairement à la vérité-correspondance, ne peut être celui d'une expérience cruciale confrontant la représentation du réel au réel lui-même. Du coup, la vérité-cohérence est le régime favori de la métaphysique (mystique, religieuse, philosophique, psychanalytique), mais aussi, de la logique, des mathématiques19, de l'histoire et même de la physique post-classique (quantique)20. Comme le dit Quine, "la totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge"(Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2), une "étoffe tissée par l’homme" donc, effectivement, un réseau de représentations (de "perceptions", dirait Leibniz) du monde et de nous-même qui est doté d'une cohérence interne suffisamment solide pour cantonner la vérification-correspondance dans le statut d'exception. Le régime de la vérité-cohérence est donc celui qui se fonde sur l'intuition globale d'une convergence des phénomènes et de leur compréhension et dont nous disions plus haut qu'elle naturellement conspirante. Pour autant, pas plus que celui de la vérité-correspondance, le régime de la vérité-cohérence ne peut être dit régime de droit commun de la vérité humaine. Car, même si nous en sommes rarement conscients, c'est plutôt l'intuition plus ou moins claire d'une réalité singulière aux contours flous21, la vérité-certitude qui consiste à incliner à déclarer "vrai" tout ce dont nous sommes intimement persuadés, qui tient ce rôle. C'est là le régime de vérité favori de la psychologie spontanée (non-expérimentale), du mythe et de l'art22, mais aussi de la justice pénale (notion d'"intime conviction" du juge) et même, nous y reviendrons, de certains courants philosophiques. Au grand dam de l'hégémonie "éditocratique" qui usurpe hypocritement le titre de gardienne de la vérité, la vérité-certitude, tout comme la vérité-cohérence (vérité2), et contrairement à la vérité-correspondance (vérité1) ne s'accommode pas du principe de bivalence (il existe des degrés de vérité : plus ou moins vrai, plus ou moins faux) et, par conséquent, n'est pas justiciable d'une expérience cruciale censée apporter la preuve irrécusable de la vérité ou de la fausseté. Raison pour laquelle la pensée dominante, au nom du dogme de l'information factuellement vérifiée (fact checking, "décryptage") dont elle entend, évidemment, conserver le monopole dans le cadre de la "doxopoïèse", a naturellement tendance à dénigrer, voire à dénier avec mépris toute légitimité à ces deux autres régimes de vérité23 qui sont pourtant pré-éminents, en fait comme en droit, comme nous allons le voir à présent à travers une réflexion sur la notion capitale, de "confiance".
Contrairement, en effet, à ce qu'un certain positivisme simpliste contribue, depuis l'époque des Lumières, à faire accroire, "les critères qui guident la modification de notre [savoir] ne sont pas des critères réalistes de correspondance avec la réalité, mais des critères pragmatiques : efficacité de la communication et efficacité de la prédiction"(Quine, d’un Point de Vue Logique, iv, 5). Quine est un épistémologue du XX° siècle. Mais déjà, trois siècles plutôt, Pascal ne soulignait-il pas que "nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur […]. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours"(Pascal, Pensées, B282-274) ? Et Spinoza, à la même époque : "qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie, et ne peut douter de la vérité de la chose [...]. Car qui a une idée vraie n’ignore pas qu’une idée vraie enveloppe la certitude la plus haute"(Spinoza, Éthique, II, 43). Pour Quine comme pour Pascal ou Spinoza24, la vérité ne saurait se réduire à une correspondance probante entre une représentation et un modèle réputé "réel" lors d'une confrontation expérimentale cruciale. Non que cette confrontation soit défectueuse par principe. Mais parce que, de toute évidence, le régime de la vérité-correspondance ne peut revendiquer aucune hégémonie de droit dès lors que l'"on peut toujours, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination […] ; on peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). Mais, bien au-delà, le régime de la vérité-cohérence qui assure la vérité d'une représentation au moyen de sa compatibilité avec un réseau de représentations fiables ne suffit pas non plus, car "combien y a-t-il peu de choses démontrées ! […] Qui a démontré qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ? Et qu'y a-t-il de plus cru ?"(Pascal, Pensées, B252). Car, rappelons ce que nous avons dit plus haut : plus haute est la certitude d'une conviction, plus faible est l'aptitude à démontrer le bien-fondé de cette conviction. Au fond, "que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain qu’une idée vraie, qui puisse être critère de vérité ? De la même façon que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux"(Spinoza, Éthique, II, 43). Voilà pourquoi la thèse selon laquelle "une phrase vraie, c’est une phrase exprimée dans les termes d’un théorie complète avec les réalités que cette théorie postule"(Quine, le Mot et la Chose, §6) n'est pas pleinement satisfaisante. Car s'il est exact que "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6), que l'homme de science remplit, nolens volens, une fonction éminente de gardien de l'ontologie, il faut considérer que ladite fonction lui est conférée par une coutume sociale située et datée (par exemple, celle qui est hérité de la philosophie des Lumières en Occident). In fine, c'est donc "la coutume [qui] fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense […] afin de nous abreuver et nous teindre de cette créance, qui nous échappe à toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves présentes, c'est trop d'affaire. Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l'habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. [...] Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment"(Pascal, Pensées, B252). Mais si c'est bien la coutume sociale qui nous incline à croire ceci plutôt que cela, à accorder crédit à untel plutôt qu'à tel autre, à avoir foi dans tel témoignage et non dans tel autre, ce qui est en jeu, au fond, c'est toujours le sentiment intime de confiance. "Croyance", "crédit", "foi" appartiennent en effet au même champ sémantique de la confiance. D'où cette remarque fondamentale de Spinoza qui refuse de distinguer vérité, certitude et réalité : "avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien d’autre que connaître une chose parfaitement ou le mieux possible, et certes personne n’en peut douter, à moins de penser qu’une idée est une peinture sur un tableau, et non un mode du penser, à savoir l’acte même de comprendre"(Spinoza, Éthique, II, 43). Comprendre, ce n'est, ni comparer, ni analyser, c'est être intuitivement certain. Concrètement, si la plus grande partie de ce que nous savons (= de ce que nous tenons pour vrai) repose sur la confiance que nous accordons à nos semblables qui nous l'ont enseigné25, c'est parce que c'est cette confiance qui a forgé nos certitudes les plus intimes. Pascal a donc raison de remarquer qu'au fond, "tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment"(Pascal, Pensées, B274), c'est-à-dire que, quel que soit le régime de vérité que nous adoptons (correspondance et comparaison ou bien cohérence et analyse), il dérive toujours, ab initio, d'un sentiment de confiance que nous accordons spontanément aux institutions "épistémotopiques"26, que celles-ci soient formelles (la famille, l'école, la religion, les media, etc.) ou non (l'ouï-dire, le bouche-à-oreille, la lecture, etc.). Ce que rappelle la psychogenèse de nos connaissances qui s'amorcent toujours par et dans la confiance aussi naïve qu'inconditionnelle que l'enfant accorde à ses éducateurs. Ce n'est que plus tard que nous apprenons à faire la différence entre une représentation du réel et le réel lui-même, puis à nous enquérir des relations que doivent entretenir, d'une part les représentations entre elles (vérité-cohérence), d'autre part les représentations et le réel dont elles sont les représentations (vérité-correspondance). La prééminence psychogénétique du régime de la vérité-certitude sur tous les autres nous amène naturellement à poser la question qui fâche27 : que se passe-t-il lorsque disparaît la nécessaire confiance en les institutions "épistémotopiques" sur laquelle se fonde tout processus d'acculturation ?
Nous ne pouvons, dans un premier temps, que nous accorder avec Frédéric Lordon (cf. note 3) lorsqu'il écrit : "pourquoi les paroles institutionnelles s'effondrent-elles ? Parce que, dans le temps même où elles présidaient au délabrement de la société, elles auront, chacune dans leur genre, ou trop menti, ou trop couvert, ou trop laissé passer, ou trop regardé ailleurs, ou trop léché, que ça s’est trop vu, et qu’à un moment, ça se paye. Le complotisme en roue libre, c’est le moment de l’addition. Il faut vraiment être journaliste, ou expert de Conspiracy Watch pour ne pas voir ça. Trente ans de ruine à petit feu de l’autorité institutionnelle, et puis un beau jour, l’immeuble entier qui s’effondre : le discrédit"(Lordon, Paniques anti-Complotistes, souligné par l'auteur). Et plus encore lorsqu'il ajoute : "pour l’heure, incapable, la parole autorisée cherche fébrilement quelque autre ressource — mais forcément au voisinage de ses formes de pensée invétérées. Idée de génie et redéploiement pédagogique : on va aller leur parler. Mais gentiment cette fois. […] Dans la saison 2, ça donne : « Il faut réfuter par des faits, décrypter, mais sans être dans l’accusation ou la moquerie ». Voilà la solution : tout dans l’onctueux, l’humain et la bienveillance"(loc. cit.). On lui saura gré aussi de ne pas s'abaisser au ridicule de proposer SA solution pour enrayer le discrédit de "l'autorité institutionnelle", l'effondrement des "paroles institutionnelles", à juste titre persuadé qu'il est sans doute qu'en l'occurrence, de solution il n'y a point. Mais c'est là, justement que cela devient intéressant et que, malheureusement, l'article brille par son silence. Afin de clore notre "manifeste" en tentant de compléter le louable article de Frédéric Lordon, nous nous demanderons donc pourquoi il n'y a pas de solution au discrédit de LA vérité autorisée, pourquoi la perte de confiance de la masse des dominés envers les institutions "épistémotopiques" ne peut que s'accentuer comme corollaire à une prise de conscience inéluctable de la conspiration sociale dont elle fait les frais.
Dans son article, Frédéric Lordon esquisse bien une réponse : "c’est que l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements"(loc. cit.). La parole institutionnelle aurait donc manqué à un ou plusieurs de ses devoirs. De quel(s) devoir(s) s'agit-il ? "Les institutions de pouvoir mentent"(loc. cit.). En ce sens, elles manqueraient donc à un devoir de sincérité, de véracité. Or en quel sens peut-on affirmer que les "institutions de pouvoir" ont le devoir de dire la vérité, de quelque régime que relève ladite "vérité" ? Et, à supposer que ce soit le cas, à qui la doivent-elles ? Si, comme nous l'annoncions en introduction, le spectre du conspirationnisme hante l'Occident, ce n'est pas sans quelques bonnes raisons. Plus précisément, il est parfaitement compréhensible qu'au sein de la classe dominante, soit unanimement partagée la peur panique d'une pensée conspirante dominée mais prenant progressivement conscience de l'ampleur de la conspiration dont elle fait l'objet. Car, dans de telles conditions, il est clair que "tandis que les dominés ont intérêt à la découverte du mécanisme28 social comme loi historique qui peut être abolie si viennent à être abolies les conditions de son fonctionnement, les dominants ont intérêt à ce que ce mécanisme demeure caché"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii). En effet, "à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes. Autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux, qui font justement d’une classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie"(Marx, l’Idéologie Allemande). Dès lors, dans la mesure où, comme le soulignent Bourdieu29 ou Foucault30, la production du discours d'autorité, c'est-à-dire, étymologiquement, du discours autorisé, est, à travers notamment le contrôle de l'information, un ressort majeur du processus de domination, il est parfaitement rationnel que la classe économiquement dominante représentée par la conspiration politico-scientifico-médiatique qui entend formater l'opinion au mieux de ses intérêts ("doxopoïèse"), se sente menacée dans ses privilèges31 et fasse tout ce qui est en son pouvoir pour en minimiser le risque. Il faudrait donc, une bonne fois pour toutes, quitter le mol oreiller de vingt-cinq siècles de platonisme idéaliste et naïf selon lequel "tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité, [or] les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité"(Platon, République, V, 475e), pour revenir au sol raboteux de l'histoire humaine des relations politiques32, laquelle nous montre plutôt qu'"il n’est pas nécessaire [au Prince] d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt de paraître les avoir ; il s’agit, grâce à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii). Ou, comme le dit Weber plus proche de nous, "lorsqu’on dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants […] ; tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Il conviendrait donc, à présent, d'ouvrir les yeux sur le caractère faussement problématique du rapport d'une classe dominante, quelle qu'elle soit, à la parole vérace. Là où Frédéric Lordon écrit, un peu naïvement que "le capitalisme néolibéral a déchaîné les intérêts les plus puissants, or là où les intérêts croissent, la vérité trépasse"(Lordon, Paniques anti-Complotistes), il serait temps d'admettre enfin que, d'une manière générale, "il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité fonctionnant dans, à partir de et à travers ce pouvoir. Nous sommes soumis par le pouvoir à la production de la vérité et nous ne pouvons exercer le pouvoir que par la production de la vérité [...]. Nous sommes astreints à produire la vérité par le pouvoir qui exige cette vérité et qui en a besoin pour fonctionner ; nous avons à dire la vérité, nous sommes contraints, nous sommes condamnés à avouer la vérité ou à la trouver. Le pouvoir [...] institutionnalise la recherche de la vérité, il la professionnalise, il la récompense. Nous avons à produire la vérité comme, après tout, nous avons à produire des richesses"(Foucault, il faut défendre la Société), donc que ce qui est incompatible avec la vérité, ce n'est pas le seul intérêt économique des plus puissants en système capitaliste, c'est toute forme de pouvoir33. Et comme toute classe dominante est, par définition, détentrice d'un (sinon DU) pouvoir, celle-ci "n’aura comme objectif que sa propre conservation et celle de son État"(Machiavel, le Prince, xviii)34. En ce sens, elle n'a aucun devoir de vérité à l'égard de quiconque. Telle est la fonction de ce puissant ressort du pouvoir en général que, depuis Marx et Engels, nous appelons l'"idéologie" : abolir tout devoir de véracité de la part de la classe dominante. Voilà pourquoi, "à l’intérieur même de cette classe [dominante], l’une des parties présente ses penseurs attitrés, ces idéologues actifs et conceptifs dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe nourrit à son propre sujet"(Marx, l’Idéologie Allemande). Allons plus loin : ce que Bourdieu appelle des "ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir aux membres de la classe dominante la connaissance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domination"(Bourdieu, Questions de Sociologie, ii), ces professionnels de l'idéologie donc, ont même pour mission d'abolir le devoir de véracité que, pourrait-on supposer, la classe dominante s'assignerait néanmoins à elle-même. Doit-on dire alors que, par et dans l'idéologie, la classe dominante, se ment à elle-même en même temps qu'elle ment à la classe dominée ?
Dans notre article ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme, nous montrions qu'il existe bien une sorte de "mensonge à soi-même" que les anglophones appellent self deception les francophones (avec une connotation moralisante de mauvais aloi) "mauvaise foi", et la psychanalyse "imagination"35, tout simplement. Celle-ci consiste, grosso modo, à nier en pratique ce que, pourtant, nous savons pertinemment être le cas. Sans entrer dans le luxe de détails fastidieux dont nous abreuve la psychanalyse pour décrire et expliquer cette fonction psychique, par ailleurs essentielle à notre santé mentale, disons que c'est par elle que nous nous installons dans le déni dès lors que comprenons confusément que ce que nous savons est incompatible avec ce que nous avons la nécessité de faire ou d'avoir fait36. Alors, certes, même si le développement et la dégénérescence du capitalisme a grandement favorisé ce recours au "mensonge à soi-même" jusqu'à le faire coïncider, si l'on suit Deleuze et Guattari, avec la psychose schizophrénique, pour autant, le fait que "dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens-dessus-dessous"(Marx, l’Idéologie Allemande) ne prouve pas que l'idéologie soit, à proprement parler, un mensonge. Aussi ne suivons-nous pas Frédéric Lordon lorsqu'il écrit que "les institutions de pouvoir mentent"(Lordon, Paniques anti-Complotistes). Pour qu'il y eût mensonge, encore eût-il fallu qu'il y eût duperie. Or qui dit duperie dit aussi dupé, dualité du trompeur et du trompé, dirait Sartre. Mais qui est dupe de ce que le lobby "éditocratique", en sa fonction de serviteur zélé de la classe économico-politico-scientifico-médiatique dominante, a le front de "soutenir que ce qui est n’est pas (« la police républicaine ne se cagoule pas, elle agit à visage découvert »), ou que ce qui n’est pas est (on ferme des lits pour améliorer l’accueil des malades)"(loc. cit.) ? Pas la classe dominante qui est suffisamment instruite des enjeux et (auto-)informée des moyens de sa domination pour savoir que ce n'est pas le cas, même si elle s'efforce de croire le contraire afin de se donner bonne conscience, autrement dit de faire taire ses scrupules moraux. Mais, et c'est bien là le nœud du problème, ce n'est pas la classe dominée non plus qui, justement, se rend de plus en plus fréquemment compte qu'il y a derrière toute cette phraséologie mielleuse, cette pitoyable "novlangue", une conspiration contribuant à justifier et perpétuer un ordre social inégalitaire. La mauvaise foi de la classe dominante apparaît donc bien comme quelque chose d'intermédiaire entre, d'une part la sincérité, la véracité qui est une relation instaurant une confiance justifiée car sans arrière-pensée entre protagonistes, et, d'autre part, le mensonge qui instaure une confiance injustifiée de ceux qui sont dupés mais ne le savent pas à l'égard de ceux qui dupent et qui le savent. Or, on voit bien que, dans le cas du traitement idéologique de l'information autorisée, d'une part ce sont plutôt ceux qui "dupent" qui sont dans le déni de vérité/réalité tandis que les "dupés" eux, sont tendanciellement de plus en plus clairvoyants, et surtout, d'autre part, les "dupés" n'accordent plus leur confiance aux "dupeurs". La diffusion "virale" par les uns, la réception fébrile par les autres, du documentaire de Pierre Barnérias est un parfait exemple de ce phénomène : les uns savent intuitivement (vérité-certitude) que l'essentiel de l'information autorisée concernant la situation dite "d'urgence sanitaire" que nous traversons remplit une banale fonction idéologique inhérente à une tout aussi banale conspiration sociale, les autres le savent aussi mais refusent de s'avouer que cette conspiration est la condition sine qua non du maintien, voire de l'amplification de leurs privilèges de classe. Ces derniers, qui possèdent les leviers de la "doxopoïèse", préfèrent alors requalifier ladite conspiration, la leur en l'occurrence, dans la notion, idéologiquement beaucoup plus valorisante, d'"intérêt général", oubliant fort opportunément que "toute classe qui aspire à la domination [...] doit conquérir le pouvoir politique pour présenter son intérêt propre comme étant l’intérêt général […] ; l'illusion d’un intérêt général est toujours la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts"(Marx, l’Idéologie Allemande) et stigmatiser ceux qui qui prennent intuitivement conscience de cette conspiration en les accusant de conspirationnisme/complotisme. Sauf que, si nous prenons "conspirationnisme" non plus dans le sens, fort commode pour la conspiration, d'une perversion morale, d'une maladie mentale ou d'une ignorance systématique portant à adhérer à l'existence d'un complot, mais plutôt, comme nous l'avons fait depuis le début de cet article, dans le sens d'une tendance à prendre plus ou moins lucidement conscience d'une conspiration sociale aussi objective que banale, mais avec d'autant plus d'acuité que la pression idéologique avec laquelle est diffusé le flux d'informations destinées à nier cette conspiration est plus forte, nous devons alors conclure sur deux points. Premièrement, le conspirationnisme est inéluctable en ce qu'il s'inscrit dans le courant historique de prise de conscience progressive de la part de l'humanité de ses propres conditions d'existence en général et donc, en particulier, pour les membres de la (des) classe(s) dominée(s), des conditions d'exploitation dont ils font l'objet. Deuxièmement, comme le montrent avec éclat, tout à la fois la production et la réception du documentaire Hold-up, l'information autorisée, non seulement remplit de moins en moins bien sa fonction idéologique mais, de manière de plus en plus flagrante, s'avère de plus en plus souvent contre-productive. Un peu comme ces mauvais acteurs décatis qui, tout en se sachant has been, refusent néanmoins de quitter la scène et, de ce fait, finissent par ne plus intéresser grand monde, il y a fort à parier que l'"éditocratie" est tendanciellement condamnée à prêcher dans le désert, entraînant probablement dans son discrédit abyssal, l'ensemble des institutions "épistémotopiques" en général37.
Résumons notre développement, dont le but est de revendiquer et d'assumer pleinement le qualificatif "conspirationniste" dont le pouvoir économico-politico-scientifico-médiatique croit pouvoir nous affubler avec mépris. Nous avons commencé par constater que tout système social est, par nature, traversé par deux courants antagonistes : un courant centripète d'intégration par l'acculturation et un courant centrifuge de désintégration par la concurrence que se font les agents sociaux afin d'accéder aux places valorisantes et valorisées. Pour comprendre ce qui donne une consistance, si ténue fût-elle, au tissu social, nous avons convoqué les notions de "démon de Maxwell" ou d'habitus qui, l'une et l'autre, supposent une tendance des événements sociaux à converger néanmoins dans le sens de la conservation globale de l'ordre social. Et nous avons remarqué que ce phénomène de convergence spontanée, loin de se limiter au domaine de la seule sociabilité humaine, est au contraire l'un des grands invariants de la nature (notion de conatus chez Spinoza). C'est ainsi que nous avons admis, avec Leibniz, que "tout conspire" mais non pas que "tout complote", voulant dire par là que ladite convergence serait voulue et pilotée par une conscience anthropomorphe, ce qui est une conjecture parfaitement inutile dans la plupart des cas. Puis, nous interrogeant sur le mode de fonctionnement de la pensée conspirante en général, nous avons souligné qu'elle relève d'une compréhension globale et intuitive de l'environnement du penseur par le penseur, compréhension exclusive de tout processus de confirmation factuel partiel et analytique. De ce fait, et à la lumière de la réception du documentaire de Pierre Barnérias intitulé Hold-up, nous avons vu qu'elle prête le flanc au procès en sorcellerie qui lui est fait par la phalange la plus agressive de la classe dominante, en principe spécialisée dans la fabrique d'une opinion qui, désormais, lui échappe. Selon cette faction, les conspirationnistes/complotistes (il est primordial pour elle d'entretenir l'équivoque en confondant les deux termes) sont d'abord des pervers, ensuite ce sont probablement des malades et, enfin, dans tous les cas, ce sont des ignorants de LA vérité. Or, avons-nous objecté, il y a au moins trois régimes de vérité bien distincts : la vérité-correspondance (est vrai ce qui correspond au fait), la vérité-cohérence (est vrai ce qui s'accorde avec un ensemble significatif d'affirmations réputées vraies) et la vérité-certitude (est vrai ce que nous sentons intuitivement être tel). Bien plus, c'est ce dernier régime, celui de la vérité-certitude, et non celui de la vérité-correspondance, obsession de l'industrie journalistique désemparée, qui est le régime de droit commun de tout processus de compréhension par un être humain de soi-même et du monde qui l'environne. Il est alors apparu clairement que le mépris dans lequel la conspiration économico-politico-scientifico-médiatique tient cette vérité-certitude fondée sur la confiance que nous accordons ou non aux institutions du savoir, est proportionnel tout à la fois à l'imminence du danger que représente pour la classe dominante l'effondrement de la confiance que les dominés accordent à ces institutions et à l'intensité du déni dans lequel la classe dominante s'enferme à l'égard des enjeux et des limites de cette conspiration. Donc, à mesure où est de plus en plus précise et aiguë la prise de conscience par les dominés de la conspiration sociale dont ils font les frais et du rôle particulier que joue l'idéologie médiatique dans cette conspiration, le discrédit qui pèse sur l'institution journalistique mais aussi, par contagion, sur l'ensemble des institutions de savoir en général ne peut que s'accélérer et s'intensifier. Quant à la nature de la violence sociale qui s'ensuivra nécessairement, on commence à en avoir un petit aperçu avec les émeutes insurrectionnelles qui font suite au reconfinement aux Pays-Bas ou encore avec ce que l'Etat français qualifie du doux euphémisme de "séparatisme islamique" (sic).
1 On remarquera juste en passant que, contrairement à ce qui se passe dans une procédure judiciaire, fût-elle parodique et expéditive, c'est qu'on y commence toujours par un "exposé des faits" et non par la convocation des témoins de moralité à charge !
2 Le documentaire de Pierre Barnerias évoque les colossaux enjeux financiers de la crise pour l'industrie pharmaceutique mondialisée (enjeux rappelés, par exemple, le 13/12/2020, par les propos complotistes, forcément complotistes, de BBC-News, une officine notoirement inflitrée par les Illuminati).
3 Au point qu'on est agréablement surpris de lire, par exemple, l'article de Frédéric Lordon dans le Monde Diplomatique intitulé "Paniques anti-complotistes" qui, sans défendre le documentaire incriminé, se livre néanmoins à une salutaire analyse des raisons de son existence. Il est vrai qu'il est daté du 25 novembre ! Deux semaines après l'événement, quel manque de réactivité !
4 D'où la fameuse "loi de Godwin" : plus une discussion s'éternise sur Internet, plus forte est la probabilité pour qu'un locuteur en traite un autre de nazi.
5 De "éditorialiste" et du grec τό κράτος, "le pouvoir". Donc, littéralement, "le pouvoir des éditorialistes". Le terme a été forgé par le site de critique des media Acrimed. Pour comprendre le pouvoir de l'"éditocratie" sur la fabrique de l'opinion en général, il n'est que de lire, précisément, la ratatouille sémantico-historico-philosophico-scientifique de l'article de Wikipedia intitulé … Théorie du Complot.
7 C'est, par exemple, ce qui a permis à Leverrier de conjecturer l'existence de la planète Neptune.
8 Reconnaissons néanmoins que l'argument est habile puisqu'en présumant "facho" quiconque ne rejette pas la pensée conspirationniste/complotiste, il désamorce par avance toute tentation pour une quelconque mouvance de "gauche" (c'est-à-dire, en principe, potentiellement hostile à la conspiration dominante) de soutenir, voire de professer une pensée conspirationniste/complotiste. De fait, pas un syndicat, pas un parti, pas une association, pas un medium (pas même dans la catégorie "satirique"), pas une personnalité se prétendant "de gauche" n'a pris la défense du documentaire incriminé. Encore un bel exemple de ce qu'est une conspiration !
9 "Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil”, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! "(Évangile selon Matthieu, vii, 3-5 ; Évangile selon Luc, vi, 41-45).
10 Notons par ailleurs que, des cinq échantillons que nous avons sélectionnés, seuls ces deux-là, émanant pourtant de media prétendument orientés vers la compréhension au moins autant que vers l'information, se délectent de l'emploi de ce qualificatif. Cela dit, il y a fort longtemps qu'il est passé dans le langage journalistique courant et connaît évidemment, à la faveur du Coronavirus, un regain de popularité.
11 Cf. notre article ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme. Nous y reviendrons infra.
12 Du grec ἡ δόξα, "l'opinion" et ἡ ποίησις "la fabrication". La "doxopoïèse" est donc la fabrique de l'"opinion" dans le sens très étroit que possède ce vocable dans nos belles "démocraties", à savoir "les informations qu'il faut posséder pour voter (et non pas s'abstenir) et bien voter (c'est-à-dire, pas trop à gauche ni trop à droite)".
13 "Nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui correspond d’une manière ou d’une autre, tandis que, quand notre jugement est faux, aucune entité semblable ne lui correspond"(Russell, the Nature of Truth).
14 Ce qui implique qu'il n'y a pas de vérité-correspondance qui soit nécessaire (éternelle et immuable) : "la proposition affirmative doit présupposer l’existence de la proposition négative, et vice versa"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5151)
15 "Pour connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la comparer à la réalité"(Wittgenstein, Tractatus, 2.223). "La proposition [l'information] ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une représentation de la réalité [ein Bild der Wirklichkeit]"(Wittgenstein, Tractatus, 4.06).
16 On aura remarqué que le Figaro et TV5-Monde sont plus prudents (par honnêteté, par lâcheté ?) : ils insinuent plus subtilement que le contenu est "potentiellement" faux. Ce qui est tautologique de par la définition même de ce qu'est la vérité-correspondance, puisque cela signifie, ni plus ni moins, que le contenu incriminé n'a pas (encore) fait l'objet de vérifications en bonne et due forme.
17 Pour plus de détails, cf. Post-vérité, Post-politique, Post-humanité.
18 Ce que, pourtant, la pensée médiatique conspirante fait dire à ce documentaire et qui ne correspond en rien de ce qui est dit ou montré dans ce documentaire : la séquence comprise, grosso modo, entre 1:48:00 et 2:03:00 montre 1) qu'il existe bien une technologie de manipulation génétique d'un virus apparu aléatoirement et ayant pu produire le virus du Covid-19 et, 2) qu'il existe des soupçons d'une telle manipulation. Même si l'on ne partage pas de tels soupçons (ce qui est notre cas pour les raisons déjà évoquées supra) il faut n'avoir aucune notion de logique pour, de ce que x a les moyens de commettre un crime et de ce que x est soupçonné de l'avoir commis, inférer que x est réellement coupable ! "A posse ad esse non valet consequentia [on ne peut pas inférer du possible au réel]" disaient déjà les scolastiques. Ce que les media dominants n'ont pourtant aucun scrupule à faire. Encore un "biais cognitif" sans importance ...
19 "Les propositions de la logique ne disent [ne décrivent] rien [...]. C'est pourquoi il ne peut jamais y avoir de surprises en logique [...]. En logique, procédure et résultat sont équivalents. D'où l'absence de surprise […]. La mathématique est une méthode logique. Les propositions de la mathématique sont des équations et par conséquent sont des pseudo-propositions [des pseudo-informations]"(Tractatus, 6.11-6.1251-6.1252-6,2).
20 "Il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. […] Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde).
21 Souvent tellement flous qu'on n'y établit aucune distinction consciente entre l'objet de l'intuition et la représentation mentale qu'on en a. Ce qui, comme nous le soulignions dans Post-vérité, Post-politique, Post-humanité, conduit à confondre souvent "vérité" comme valeur d'une représentation et "véracité" comme expression subjective de cette valeur.
22 "Seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après"(Proust, le Temps Retrouvé, 2272). Pour saisir la relation que Proust établit entre la vérité intérieure et la littérature, cf. Proust, Leibniz et les Monades Lisantes.
23 C'est là que la notion de "décryptage" vient, hypocritement, au secours de celle de fact checking : " Il suffit d’écouter un « décrypteur » livrer aux masses abruties qu’il a la bonté d’éclairer le sens profond de la suppression de l’ISF, de la réduction de la dette publique ou du démantèlement du code du travail pour être au clair sur ce que « décrypter » signifie réellement — à savoir voiler dans les catégories de la pensée néolibérale"(Lordon, Paniques anti-Complotistes, cf. note 3). Par où l'on voit que la division du travail "informatif" au sein de la fraction médiatique de la classe dominante s'établit, à présent, non seulement entre les journalistes et les fact checkers qui seraient en quelque sorte des "méta-journalistes", mais, à un niveau encore supérieur, entre les fact-checkers et les décrypteurs dont certains, comme Médiapart, ont pignon sur rue. En effet, comme le remarque Frédéric Lordon, "« Décrypter », c’est avoir admis que les gueux ne se contentent plus d’une simple injonction, et entreprendre de leur en donner les bonnes raisons"(Lordon, Paniques anti-Complotistes). Et lorsqu'ils ne se conteront plus d'un simple "décryptage" (du grec κρυπτός , "caché", "dissimulé", "trompeur") ? Pour être convaincu de la méta-hypocrisie dominatrice et sûre d'elle de l'officine Médiapart, cf. le savoureux commentaire dont elle se fend à propos du documentaire Hold-up (ne pas manquer de lire aussi les commentaires des spectateurs Lambda audit commentaire ; là encore le doigt est plus important que la lune ...) !
24 On aura remarqué que nous nous référons, en l'occurrence, non seulement à deux époques bien différentes (avant les Lumières/après les Lumières), mais aussi à trois courants aussi différents que possibles de la métaphysique occidentale.
25 Au point que, "conceptuellement définis, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons […]. Les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère […]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi).
26 Du grec ἡ ἐπιστήμη, la connaissance et ὁ τόπος, le lieu. Les institutions "épistémotopiques" sont donc celles qui, de droit ou de fait, nous acculturent en nous apprenant précocement ce qu'il convient de savoir sur le monde et sur soi-même. Descartes ne dit pas autre chose lorsqu'il fait l'inventaire "de tous les actes de notre entendement qui nous permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans aucun crainte de nous tromper. Il n’y en a que deux à admettre, savoir l’intuition et la déduction"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Le problème, avec Descartes, c'est cette obsession du dualisme substantiel (cf. Corps et Âme) qui l'amène à conjoindre dans le même rejet la confiance dans les institutions et une soi-disant confiance dans les sens au motif que, dans les deux cas, c'est le corps et non pas l'âme qui accorde sa confiance. Ce qui l'engage donc à ajouter que "par intuition, [il] entend[...] non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mauvaises, mais le concept de l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Donc, même s'il reconnaît la prééminence et la force de l'intuition, pour autant, "pourceque nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle"(Descartes, Discours de la Méthode, II). Contrairement à ses contemporains Pascal ou Spinoza, Descartes refuse de voir une continuité entre percevoir son environnement (naturel et/ou social), en concevoir un certain ressenti et raisonner sur et à partir de ce qui est perçu/ressenti. De là, pour expliquer la genèse de la raison, une métaphysique compliquée des "idées innées [qui] sont des semences de vérité [que] la nature [Dieu] a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, IV).
27 Une autre question "qui fâche" pourrait d'ailleurs être : dans quelle mesure la notion de vérité-certitude (voire même celle de vérité-cohérence) ressortit-elle encore à celle de vérité ? Autrement dit, ne poussons-nous pas trop loin l'extension de cette notion au risque de la noyer dans l'abstraction ? À quoi nous répondrons rapidement que, 1) notre exposé se demande plutôt dans quelle mesure est légitime l'hégémonie qui est celle de la vérité-correspondance comme expression officielle de LA vérité, autrement dit dans quelle mesure cette hégémonie ne joue pas un rôle essentiel dans la conspiration sociale dénoncée çà et là 2) et après tout, pourquoi aurions-nous besoin d'une sémantique tout entière fondée sur la notion de vérité et, comme le préconise opportunément François Jullien, est-ce qu'on ne pourrait pas "substituer le concept de ressource à celui de vérité, [ce qui] n'est pas pour autant renoncer à celui-ci, mais le tenir, précisément, lui aussi, pour une ressource"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, xx) ?
28 Nous préférerions, pour notre part, parler de "mécanique" sociale plutôt que de "mécanisme" social. Cf. note 21 de la première partie.
29 "Les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, mais aussi des signes de richesses destinés à être évalués, appréciés, et des signes d’autorité destinés à être crus et obéis"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2).
30 "Il n’y a pas d’un côté le discours du pouvoir et en face, un autre qui s’oppose à lui. Les discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ des rapports de force"(Foucault, Histoire de la Sexualité).
31 Ne fût-ce qu'en raison de l'imprévisibilité des masses mues par une pensée conspirante qui serait soustraite à la convergence unidirectionnelle imposée par l'information autorisée, laquelle permet à la classe dominante de garder le contrôle sur le mouvement des masses en anticipant, à travers les fameux "sondages", la trajectoire et la vitesse de tout phénomène social (ce que, rappelons-le, en physique quantique, les équations de Heisenberg interdisent).
32 "Politiques" lato sensu, c'est-à-dire au sens aristotélicien d'après lequel l'homme est, par nature, un animal qui vit dans une Cité (πόλιϛ), c'est-à-dire une communauté sociale régulée par le langage.
33 C'est pourquoi, dans notre récent article intitulé les Cons, s'ils savaient !, nous suggérions que l'actuelle situation dite "de crise sanitaire" présente sans doute, pour la fraction étroitement politicienne de la classe dominante, une chance inespérée, à la fois de faire valoir de faire valoir son utilité publique, et de faire preuve d'une relative autonomie à l'égard des intérêts économiques. Je dis "relative" parce qu'il n'est que de voir la mollesse des réactions patronales aux mesures de blocage de l'activité économique de proximité ainsi que l'empressement de "Bruxelles" à favoriser l'industrie pharmaceutique multi-nationale pour comprendre que les intérêts économiques bien compris de la classe dominante sont loin d'être sacrifiés par sa faction politicienne !
34 Machiavel ajoute aussitôt que "les moyens qu’[elle] emploiera seront toujours approuvés du commun des hommes"(Machiavel, le Prince, xviii), ce qui, voyons-nous aujourd'hui, va de moins en moins de soi.
35 "Le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse).
36 Cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse. À cet égard, ce que Freud appelle le "complexe d’Œdipe" et que nous préférons nommer le "syndrome d'Œdipe" est tout à fait paradigmatique : dans la pièce de Sophocle, Œdipe refuse en effet d'admettre qu'il a fait ce qu'il sait confusément avoir fait (à savoir tuer son père et épouser sa mère). Lorsqu'enfin il finit par l'admettre, sa lucidité (sa santé mentale) l'abandonne définitivement (il se crève symboliquement les yeux).
37 Donnons juste trois exemples factuels de la nouveauté de ce phénomène : 1) les indices économiques publiés par l'INSEE (inflation, chômage, dette, croissance, etc.) en France apparaissent de plus en plus souvent comme de grossières manipulations ; 2) les contenus d'enseignement portant sur certains événements historiques ou certaines lois scientifiques à l'école sont de plus en plus souvent contestés au motif qu'ils seraient partiels sinon partiaux ; 3) les élections politiques dans les pays dits "démocratiques" sont de plus en plus souvent l'objet de soupçons de combines en amont (découpage électoral en France) et/ou en aval du scrutin (présidentielles 2020 aux États-Unis).
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