Commençons
par rappeler que, bien avant de devenir une notion philosophique, la notion d'intentionnalité a
commencé par être une notion juridique
fondamentale.
Si
l'intentionnalité
civile
(celle
qui fonde la notion de responsabilité)
est un
élément moral que le juge présume de la part du prévenu en vertu
de l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi, donc, en
particulier, celle qui interdit de nuire à
son prochain1,
en revanche, lorsqu'il s'agit d'un
acte délictueux ou criminel, l'intentionnalité
pénale (celle
qui fonde la notion de culpabilité)
se prouve
en vertu de l'art.9 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen qui dispose que "tout
homme [est] présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré
coupable"2.
La
charge de la preuve de l'intentionnalité
de
l'acte imputé au prévenu appartient donc à l'accusation3.
Or,
il est clair qu'elle
ne peut le faire qu'en
s'appuyant sur des données factuelles concernant le comportement
effectif
du
prévenu. Raison
pour laquelle, d'une
manière générale,
"si
vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les
intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera
d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de
faire"(Anscombe,
l'Intention,
§4). L'intention,
et par conséquent l'esprit
ou
encore le mental
à
quoi nous l'avons ci-devant
réduit,
doivent
donc, de ce point de vue, être
considérés
comme des
processus
nécessaires et dualistes à la fois.
D'abord,
en effet, ce sont,
non des
états
mais
des
processus
qui
autorisent
une société donnée à
imputer
à un agent
social donné
la responsabilité
et/ou
la culpabilité
de
ses actes.
Il
va de soi qu'une telle
imputation ne suppose,
quant à la nature
des
processus
en
question, aucune assomption métaphysique autre
que leur pure et simple manifestation
par et
dans des
actes en général, c'est-à-dire par
et dans ce
que tel ou tel individu accomplit
en tant
qu'agent
social.
Ensuite,
elle
ne
présuppose
non plus aucune configuration
sociale ou politique particulière : on est, encore une fois,
face à un invariant anthropologique, une forme
nécessaire
sans laquelle il n'y a pas de société
humaine envisageable4.
Enfin,
et c'est cela le plus important pour notre propos,
l'imputation de responsabilité
et/ou de
culpabilité
ou
encore,
si l'on préfère, d'intentionnalité
comporte deux aspects complémentaires et
indissociables :
un aspect objectif
(en
3° personne) et un aspect subjectif
(en
1° personne). L'aspect objectif
consiste
à admettre que "quand
nous décrivons une action comme intentionnelle, nous ne lui ajoutons
pas quelque chose qui s'y rattacherait au moment de son
accomplissement"(Anscombe,
l'Intention,
§19). L'action,
c'est, par définition, quelque chose qui est fait
par
un agent,
par opposition à quelque chose qui arrive
à
un patient.
Or il
n'est pas de collectivité humaine proprement dite sans ce que les
anglo-saxons appellent l'"agency", c'est-à-dire la qualité
d'agent,
la propension à agir,
autrement dit à prendre des initiatives
attribuées à des individus humains. À cet égard, Hannah Arendt se
plaît à citer Saint Augustin en disant que "les
hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action :
initium
ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit (pour
qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y
avait personne) dit Saint Augustin dans sa philosophie politique [de
Civitate Dei,
xii, 20]"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
v, 1)5.
Ce
caractère objectif
de
l'intentionnalité
se
manifeste, entre autres manières, par le compte-rendu
descriptif possible
d'une action
donnée.
Cette possibilité est, évidemment, essentielle dans le cadre d'une
imputation pénale : lorsque
Violette Nozière se procure des barbituriques pour la première
fois, est-ce qu'elle entend6
se
suicider ou bien empoisonner ses parents ? Étant
donné le contexte, les deux descriptions
sont
pertinentes (et
ne seront d'ailleurs jamais tranchées).
De fait,
"il
y a [plusieurs] descriptions possibles pour une seule action, chacune
dépendant de circonstances plus larges, et chacune est reliée à la
suivante comme une description de moyens en vue d'une fin"(Anscombe,
l'Intention,
§26). Ici, les deux descriptions
s'excluent
mutuellement, mais dans le cas d'Ulysse exécutant un par un tous les
prétendants, elles peuvent, au contraire, se compléter de telle
sorte qu'"en
faisant de [telle] intention le dernier terme de notre série, nous
avons reconnu qu'il était [...] l'intention dans laquelle a été
accomplie l'action sous ses autres descriptions"(Anscombe,
l'Intention,
§26) : Ulysse entend
se
venger des prétendants de Pénélope en ayant l'intention,
d'abord de tuer Antinoos, puis de révéler son identité, puis
d'abattre Eurymaque, etc., jusqu'à l'intention
finale d'accomplir
sa vengeance.
Cette
possibilité essentielle de rendre-compte
d'un comportement
comme d'une
action
en
en donnant une certaine description
intentionnelle permet
d'appréhender
également l'aspect subjectif
de
l'intention
dans
la mesure où le compte-rendu
peut
toujours être fait pour soi-même, de manière réflexive, par
l'agent qui est censé "savoir ce qu'il fait".
En effet, aux "actions
[intentionnelles
par définition]
s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce
sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle
est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à
cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e)
que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait
qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous
laquelle il le sait"(Anscombe,
l'Intention,
§§5-6). Or,
et Elizabeth
Anscombe fait, ici, directement référence à un des leitmotive
de
la philosophie de Wittgenstein, le
mode de connaissance par soi-même de sa propre raison
d'agir
est tout à fait particulier en
ce qu'il ne peut être confondu avec le mode de connaissance d'une
cause
de
son propre mouvement.
Wittgenstein
remarque en
effet
qu'"une
confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est
conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi
[…].
La
proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est
une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre
d’expériences qui, grosso
modo,
s’accordent à montrer que votre action est la conséquence
régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de
l’action,
mais
s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire
d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et
l’énoncé de votre raison n’est plus une
hypothèse"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
15). Un
comportement réputé
intentionnel doit donc être imputé à un être doté de conscience et
pas simplement de
vie
biologique,
si et seulement si 1) ledit comportement peut faire l'objet d'une
description
intentionnelle objective
au
sens où nous l'avons définie supra,
donc en termes d'ordre chronologique et nomologique des mouvements accomplis mais aussi, 2) ledit comportement peut
être assumé,
subjectivement,
en première personne par
l'agent
lui-même
lorsque, répondant à la question "pourquoi as-tu fait cela ?",
il excipe d'une raison
et
non d'une cause
de
son agissement.
Si, pour reprendre l'exemple d'Ulysse, celui-ci, supposé
qu'il ait eu une
parfaite connaissance neuro-scientifique
des
mécanismes biologiques qui gouvernent ses mouvements, avait répondu
par "eh bien voici le schéma causal qui conduit de ma
perception visuelle des prétendants jusqu'à leur mort, via
les
connexions nerveuses et musculaires de mes membres entre
eux et avec
mon système nerveux central", il aurait donné une (ou plutôt
des) cause(s)
à
son comportement. En revanche, lorsque,
s'adressant aux prétendants encore vivants
enfermés
dans son palais,
il leur lance : "ah
chiens, […] vous pilliez ma maison ! vous entriez de force au
lit de mes servantes ! et vous faisiez la cour, moi vivant, à
ma femme ! […] sans penser qu'un vengeur humain pouvait
surgir !"(Homère,
l'Odyssée,
chant XXII, 35-40), il expose la raison
ou
le motif
de
ce qu'il s'apprête à
accomplir : la vengeance. La différence saute aux yeux :
il ne s'agit pas, pour l'agent
supposé
"savoir" ce qu'il fait et sollicité
par la question "pourquoi ?", de s'observer
afin
de s'analyser
en
produisant un schéma
causal,
mais de se justifier
afin
de répondre
de
ses actes. D'où "la
différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon
suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie
essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la
recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est
une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de
l’intérieur7"(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge1932-1935).
Bref, un acte A
est,
pour un agent déterminé a,
un acte
intentionnel ou
une action,
à la double condition 1) qu'un observateur o
puisse
décrire A
en
disant "a
fait
(ou a fait, ou fera)8
A
pour
la raison r"
et
2) que a
lui-même
puisse décrire A
en
disant "je
fais
(ou ai fait ou ferai) A
pour
la raison r".
Entendons-nous bien : il n'est pas nécessaire que o
et
a
donnent
d'emblée, la même raison r.
On
comprend
que, dans le cas d'une imputation pénale, la probabilité d'une
telle occurrence puisse
être,
originairement,
très faible. En revanche, il est nécessaire
que, étant donné le contexte socio-historique partagé par a
et
o,
il y ait possibilité de
convergence, voire d'accord,
en usant simplement de rhétorique
à
l'exclusion de tout recours à un processus expérimental9.
Nous
rejoignons là, apparemment, l'empirisme classique de Locke qui
déclare que "s’il
ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel
des actes passés, [un individu donné] ne pourrait pas plus s’en
soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis
[…].
Partout
où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre
homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, xxvii, 26) et donc qui fait de la récapitulation possible en
première personne des imputations en troisième personne qui
lui sont faites la condition première de l'agency10.
Sauf que, nous l'avons dit, pour Locke, la conscience
est
une sorte de scène de théâtre intériorisée, une représentation
par laquelle l'agent
peut
"réflexivement"
s'observer11
tout à loisir. Tandis que, pour Wittgenstein, "ce
qui caractérise [l'imputation d'intentionnalité] c’est que la
troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais
non la première"(Wittgenstein,
Fiches,
§472). Plus précisément, "pourquoi
voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que
j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque
chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer
quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit. Je
lui révèle mon intérieur dès que je
lui
dis ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une
auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§659). Pour
Wittgenstein, donc, s'auto-attribuer
un
acte en le justifiant,
cela consiste non pas à s'observer
sous "l’œil de l'esprit", comme dirait Platon, mais à
réagir
d'une certaine manière, en l'occurrence, en produisant une raison
d'agir,
à une sollicitation sociale. Anscombe est plus précise en ce
qu'elle n'hésite pas à parler à
cette occasion de
connaissance
sans observation :
"un
homme connaît souvent la position de ses membres sans observation.
Nous disons "sans observation" parce que rien ne lui montre
la
position de ses membres [...]. L'observation suppose que nous ayons
des sensations descriptibles séparément, et que les avoir soit en
un sens notre critère pour en dire quelque chose. En général, ce
n'est pas le cas quand nous savons quelle est la position de nos
membres. Pourtant, nous pouvons
le dire
sans qu'on nous le souffle. Je dis cependant que nous le savons
et non pas, simplement, que nous pouvons
le dire,
parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper"(Anscombe,
l'Intention,
§8). Réfutant
le représentationnalisme
de
Locke, Anscombe définit donc la conscience
en
général comme l'ensemble des processus kinesthésiques et
cœnesthésiques
par lesquels chacun d'entre nous à connaissance
de soi,
mais intuitivement, sans le moins du monde s'observer.
Voilà
pourquoi "la
classe des actions intentionnelles est un sous-ensemble [de
l'ensemble des choses connues sans observation]"(Anscombe,
l'Intention,
§8) et
donc aussi de l'ensemble des connaissances
sans observations que
chacun a de soi-même.
En
effet,
la propension spontanée à se justifier
par
telle ou telle raison,
tel ou tel motif,
fait
partie de cet ensemble de processus sensibles
associés
à l'histoire de notre corps
sans
se confondre avec ces
processus biologiques qui
se décrivent au moyen d'un enchaînement causal
et
qui obsèdent les neuro-sciences.
Wittgenstein
insiste souvent sur l'effet
que cela fait (le
quale
au
sens de Nagel) de prononcer tel ou tel mot : "quand
je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis
à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette
lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les
propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles
contiennent [...]. Je puis par exemple lire une phrase de façon plus
ou moins émouvante. Je m'efforce de trouver exactement le ton juste.
Ce faisant, il est fréquent que je voie une image devant moi, une
sorte d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot,
ton que sa signification appelle, presque comme si le mot était une
image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture,
dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins,
ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous
soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons
formellement sur un piédestal"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1059). Pour
autant, l'aspect subjectif
de ce qu'Elizabeth Anscombe appelle "connaissance de soi sans
observation"12
n'a rien à voir avec le subjectivisme
ineffabiliste
commun à la philosophie classique,
à
la phénoménologie et à la philosophie des qualia13.
Cette
conception, nous l'avons vu tout particulièrement avec Nagel,
consiste
à admettre que l'état
ou
processus
mental de
a,
seul a
peut
être
dit en
avoir connaissance.
La philosophie classique
et
la phénoménologie
en
infèrent que
seul a
peut
en avoir conscience
dans
le sens où une
telle
connaissance
est
et ne peut être que
réflexive.
D'où le problème psychologique
que
nous avons relevé : comment
a
peut-il
parler de ce qu'il "connaît" de cette manière et, plus
encore, être compris lorsqu'il en parle ?
Sauf
que le
problème psychologique
est
mal posé.
Car,
comme
l'avait déjà montré Durkheim, "ce
n’est pas la psychologie qui peut nous apprendre comment les idées
se forment et se développent, [...] car si c’est un fait psychique
à sa base, c’est un fait social à son sommet"(Durkheim,
Éléments
d'une Théorie Sociale),
et
comme y insiste Descombes, "la
psychologie est une science sociale, une science d'une conduite qui
doit être apprise, et qui le sera conformément aux mœurs et aux
habitudes d'un groupe"(Descombes,
la
Denrées Mentale,
vii,
4).
En
effet,
si
"tout
mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre esprit
enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo'' d'emplois à
peine suggérés […]
si,
dans un tableau, chaque personnage était entouré de scènes
délicatement et comme nébuleusement dessinées, qui se trouveraient
pour ainsi dire dans une autre dimension, et comme si nous voyions
ici les personnages dans différents contextes […] si
les choses se passent d'une façon telle que les emplois possibles
d'un mot nous viennent à l'esprit en demi-teinte pendant que nous
parlons ou écoutons, s'il en est effectivement ainsi, ce n'est que
pour nous. [Or] nous
nous faisons comprendre des autres sans savoir s'ils vivent, eux
aussi, ces expériences"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, vi).
Prenons
l'exemple d'un quale familier,
celui
d'une douleur : "qu’en
serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne
gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? Dans
ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de
l’expression ‘douleur’"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§257) ? En
clair, comment un enfant pourrait-il apprendre l'expression "j'ai
mal (à) …" et
l'utiliser à bon escient s'il
n'avait jamais connaissance de ses propres
douleurs qu'en
première personne et de manière privée ?
Or,
il est manifeste que l'on
voit (et, souvent, on entend) la douleur
d'autrui.
Si ce n'était pas le cas, si, d'une
manière générale,
les sensations
et
les émotions
n'étaient
pas objectivement
perceptibles par
nos semblables à des fins de communication mutuelle, on comprend mal
pourquoi et comment l'évolution aurait sélectionné ce
que, s'agissant de l'être humain, nous nommons états
mentaux.
Bien
plutôt, comme
le souligne Allan Gibbard, "une
personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement
inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font
partie de l’équipement normal dont l’homme est
doté"(Gibbard, Sagesse
des Choix, Justesse des Sentiments,
§15). Les exemples de "psychopathes" en ce sens abondent
dans la littérature (Meursault) ou dans le cinéma (Hannibal
Lecter).
De
fait, l'état
mental de
douleur, par exemple, ne
procède pas d'une re-présentation14
mais
d'une présentation,
c'est-à-dire d'une manifestation,
de
sorte qu'il
est objectivement
perceptible,
ne
fût-ce que parce qu'il
s'accompagne de manifestations comme les cris, les rictus, les gesticulations, etc.
Dès lors, "comment
apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ?
En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie
; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle
manière de se comporter face à la douleur"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§244). Par
exemple,
"l’expression
"aïe
! ça fait mal !"
[laquelle]
n’a
pas de signification, si ce n’est comme cri de
douleur"(Wittgenstein,
Carnets
de Cambridge et de Skjölden).
Bref,
mettre des mots sur une douleur, ce n'est pas, pour celui qui
souffre, décrire
quoi que ce soit. C'est exprimer
ou
manifester
sa
douleur de manière substitutive
et appropriée,
étant donné le contexte socio-historique de l'expression ou de la
manifestation.
Wittgenstein
remarque que,
d'une manière générale, "ce
qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [des
mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est
enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste. Dans ce
cas, les gestes, l’intonation, la voix, etc., sont des
manifestations d’approbation. Qu’est-ce qui fait du mot une
expression d’approbation ? C’est le jeu de langage15
dans lequel il apparaît"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I). Toutefois,
il y a deux cas à considérer dans le cadre de l'apprentissage
verbal : le cas où le mot enseigné est le nom
propre ou
bien la description
définie16
d'un objet extérieur au(x) locuteur(s), auquel cas il acquiert,
pour l'enfant en situation d'apprentissage, la
fonction de désigner
ledit objet extérieur dans des propositions vraies ou fausses ;
le
cas où "l’expression
verbale [par
exemple] de
la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§244), auquel
cas, il est simplement
associé,
pour un individu
donné, à
la fois à
la perception des comportements typiques qui, chez autrui, ont
justifié et
justifient encore
l'emploi
de ce terme, et
à
la perception de
ses propres sensations
kinesthésiques
et cœnesthésiques
lors
de la
manifestation objective desquelles
ses
éducateurs ont,
jadis,
jugé pertinent d'introduire ledit terme. Les mots "table",
"chien", "arbre", Papa", etc. font partie de
la première catégorie nominative
ou
descriptive
et,
pour cela, sont réputés termes physicalistes.
En revanche, les
termes comme
"douleur",
"haine",
"plaisir",
"désir",
"angoisse",
etc. font partie de la catégorie expressive
ou
monstrative
et, pour cela, seront
dits
termes mentalistes.
Il
est donc clair que "ce
qui caractérise les concepts
mentalistes17,
c’est que la troisième personne peut être vérifiée par
l’observation, mais non la première"(Wittgenstein,
Fiches,
§472) : je
peux justifier la validité de la proposition "vous avez mal"
au moyen de quelque observation que vous
avez
mal, mais je ne peux pas justifier la validité de "j'ai mal"
par une auto-observation. Je
suis conscient
que j'ai mal, autrement dit, je sais
sans observation que
j'ai mal, et c'est tout18.
Ce qui n'implique ni que ma conscience
appartienne à un mystérieux
monde
métaphysique
(être
conscient
d'un objet O,
c'est percevoir O
au
moyen de ses facultés sensibles),
ni qu'elle doive me représenter
"intérieurement"
son objet (être
conscient
d'un objet O,
c'est percevoir O
par
sensations
kinesthésique et cœnesthésiques
évocables
dans le champ lexical du "ressenti" et non dans celui du
"représenté"),
ni que ledit objet soit incommunicable
(être
conscient
d'un objet O,
c'est percevoir O
avec,
comme
pour toute perception,
une possibilité contingente19
d'en
rendre compte).
Finalement,
nous voyons que le mental
ou
la conscience
n'est
que l'autre nom de la
connaissance
sans
observation
que
nous avons, en première personne, de
nos qualia
ou de nos intentions, tandis
que notre corps
reste,
par excellence, un
objet
de connaissance par observation que,
corrélativement, autrui peut aussi
décrire
en troisième personne.
Comme Wittgenstein l'a remarqué, "que
reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que
je lève le bras ?"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§621).
Autrement
dit, que reste-t-il de mon intention
de lever le bras, ou
de mon
quale
par lequel je sens que je fais
effort pour lever
le bras, si
je retire le
fait physique et observable que mon bras se lève ?
Bref,
que reste-t-il de mon état-processus
mental en première personne si
je lui retranche l'état-processus
physique en troisième personne ?
La réponse est : rien du tout. Connaissance
par observation en première personne ("mentale")
et connaissance
empirique en troisième personne ("physique") des intentions ou des qualia sont
strictement corrélatives ou immanentes l'une à l'autre20.
Spinoza
n'a
donc pas
tort
d'assimiler
physique
et
mental,
sauf
que cela ne vaut, paradoxalement, que
pour le cas de l'être parlant
qu'est
l'homme seulement. Quant
à la
phénoménologie
et
la
philosophie
des qualia,
elles
seraient
fondées à envisager la spécificité irréductible de la première
personne si
elles
n'avaient
pas dissocié conscience
et
langage
pour
la première, première
personne et
troisième
personne pour
la seconde.
Nous
devons donc confirmer la position d'Elizabeth Anscombe et
de Vincent Descombes selon
laquelle la
déclaration d'intention
en première personne
nous
fournit, à travers la connaissance
pratique de
nos actions,
dont
l'acte
de langage consistant
à commenter pertinemment un quale
n'est que le
cas général21,
une
explication nécessaire et suffisante du
mental.
Il
s'agit par là de justifier,
au
moyen d'un jeu
de langage approprié,
la
connaissance
sans observation que
nous avons de certaines
positions,
de certains états et de certains mouvements
de notre propre
corps.
C'est
pourquoi, "dans
cette optique, la mentalité – ce qui fait que quelque chose ou
quelqu'un possède un esprit – est à concevoir comme le pouvoir de
produire quelque part un ordre de sens"(Descombes,
la
Denrées Mentale,
i, 6) : un
ordre
nomologique dans
tous les cas,
un
ordre
chronologique pour
les cas les plus complexes,
lequel
ordre nous est nécessairement
suggéré
par des règles
qui nous ont été socialement
inculquées
et que nous sommes
spontanément
enclins
à mobiliser en les appliquant
à
nous-mêmes.
L'analyse
que nous faisons
de la
pensée
comme
commentaire
nécessaire de
certains mouvements, positions
ou
états de notre
corps,
nécessaire
car expressions ou manifestations de ceux-ci,
revient
à évoquer une spécificité
humaine. Or
si
c'est à
travers et par la parole que
nous pensons,
si
c'est
cela qui fait de nous une
espèce à part, c'est
parce
que,
comme
y insistera Marx,
"l’essence
humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est,
dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx,
Thèses
sur Feuerbach,
VI). C'est
donc
parce
que "l’“esprit”
est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il
emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la
forme du langage"(Marx,
l’Idéologie
Allemande)22que
nous sommes une
espèce d'animaux
politiques23 ,
comme
nous définissait Aristote. Cela dit,
"il
n’y a aucun mal à dire que penser est un processus incorporel,
mais à condition de distinguer la grammaire du mot ‘‘penser’’
de celle du mot ‘‘manger’’
par exemple
[…].
Penser
n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la
parole"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§339). Autrement
dit, pour
comprendre la nécessité d'un
dualisme
corps-esprit,
au
sens où l'esprit
est
nécessairement
autre
chose que
le corps,
il
faut commencer par
distinguer
soigneusement les règles grammaticales
d'utilisation
des termes mentalistes
(e.g.
"penser")
et des termes physicalistes
(e.g.
"manger") :
c'est ce que nous avons fait supra
en
décelant, chez les premiers nommés, une asymétrie entre la
première et la troisième personne du singulier qui
n'existe pas chez les seconds24.
L'idée
sous-jacente à tout cela est que "l’importance
de la considération des jeux de langage réside dans le fait que les
jeux de langage ne cessent de fonctionner, que donc leur importance
réside dans le fait que les hommes se laissent dresser à réagir de
cette manière à des sons"(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
208), donc
que l'éducation
humaine est toujours, d'une part, indissociable de l'apprentissage du
langage,
d'autre
part, nolens
volens,
affaire de conditionnement
psychologique
au
sens où nous avons défini la psychologie
comme
une science
sociale. Nous
avons dit que penser
revient
à justifier
pour
soi-même ou pour autrui
sa
propre intention
ou
son propre quale
par une règle.
Or
"se
justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver
un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste
qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
I , §61). Ce que la psychologie
va
nous apprendre sur l'état-processus
de
pensée ne peut donc s'étendre au-delà de l'étude du contexte
socio-historique
de
la production des règles
de
la grammaire
au
sens général de ce terme, au sens où "la
grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire
est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
II, 23), usage qui est nécessairement public et social et jamais privé et individuel :
"pourrait-il
exister une arithmétique sans unanimité sur ceux qui comptent, un
homme seul pourrait-il compter, un homme seul pourrait-il suivre une
règle, un homme seul peut-il faire du commerce ?"(Wittgenstein,
Remarques
sur le Fondement des Mathématiques,
349). Bourdieu,
après Aristote, Spinoza, Marx,
Freud
ou
Wittgenstein,
notamment, remarque que, dans
ces conditions, le microcosme corporel
est nécessairement le reflet du macrocosme social :
"tout
le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du
jeu exprime tout le rapport au monde social"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2). Loin
de s'analyser en injonctions purement formelles (morales ou
juridiques, par exemples), de telles exigences
sociales
sont, au sens de Spinoza, des causes
matérielles25
qui
laissent des empreintes dans le corps
qui
en est l'objet en en modifiant le conatus,
c'est-à-dire les dispositions.
De la sorte, ces exigences
sont
intériorisées ou, mieux, incorporées
dans
les dispositions
ainsi
modifiées26 :
"tous
les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire,
leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que [d]es signes
extérieurs, [ce sont d]es signes incorporés"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
ii, 2)27.
Ces
dispositions,
que Bourdieu, à la suite d'Aristote, appelle des habitus
(hexéïs,
en grec) ont exactement la fonction que leur assigne Spinoza, à
savoir conserver le conatus
de
l'être social
tout
entier : "l’habitus
est le produit de l’incorporation des structures objectives de
l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde
social tel qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre
lui"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
iii, 5). Il
en va évidemment de même pour cette catégorie
particulièrement importante d'habitus28,
l'habitus
linguistique qui
est tel que "les
structures objectives auxquelles il est confronté coïncident avec
celles dont il est le produit, de telle sorte que l’habitus
devance les exigences objectives du champ"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2) en
nous faisant penser, sentir et commenter notre monde social comme il
est préférable de le faire afin de le préserver.
Ce
qui fait que la grammaire,
autrement dit les règles
des
jeux
de langage
par l'application desquelles nous sommes spontanément disposés à
commenter pertinemment une action
ou
un quale
sont
une question d'habitus
linguistique
et
non pas, comme le prétendent les cognitivistes29
une question de génétique.
Pour
expliquer en quoi consiste, pour un individu soumis à un
conditionnement social déterminé, ce résultat en termes d'habitus,
c'est-à-dire de dispositions
comportementales modifiées,
Bourdieu emploie parfois la métaphore sportive du "sens
du jeu" :
"l’habitus,
nécessité faite vertu, produit des stratégies qui, bien qu’elles
ne soient pas le produit d’une visée consciente de fins
explicitement posées sur la base d’une connaissance adéquate des
conditions objectives, ni d’une détermination mécanique par des
causes, se trouvent être objectivement ajustées à la situation.
L’action que guide le "sens du jeu" a toutes les
apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur
impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe.
Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis
qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a
rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur,
après analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager
des leçons communicables"(Bourdieu,
Choses
Dites).
Et parfois la métaphore musicale de l'ensemble orchestral :
"les
conditionnements associés à une classe particulière de conditions
d’existence produisent des habitus,
systèmes de dispositions durables et transposables [...]
en
tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de
représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur
but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise
expresse des opérations nécessaires pour les atteindre,
objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit
de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela,
collectivement orchestrées sans être le produit de l’action
organisatrice d’un chef d’orchestre"(Bourdieu,
Choses
Dites). Dans
les deux cas, il y a l'idée que l'habitus
linguistique,
à
la fois vecteur
principal et
premier objet de
son conditionnement,
n'est pas une simple habitude au
sens banal du terme, encore moins un conditionnement
opérant au
sens skinnerien. Il produit, certes, des dispositions
durables à
agir et, en particulier, à agir en parlant, mais, à tout prendre,
s'il fallait le rapprocher d'une notion déjà employée dans le
champ lexical de l'éthos,
c'est
à la coutume
pascalienne
qu'il faudrait se référer : "les
pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle
est donc cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une
seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature ?
Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand peur que
cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature"(Pascal,
Pensées,
B93). Si,
comme le dit Wittgenstein, "obéir
à une règle n’est pas une question de mécanisme causal mais de
justification ou de raison d’agir selon une règle"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§217) donc, derechef, de disposition
à commenter pertinemment ce que nous faisons ou sentons, c'est bien
que "la
règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à
l’infini"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§218) et
ce, même si "quand
je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle
aveuglément"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§219).
La boucle est donc bouclée : l'esprit,
c'est l'habitus
intentionnel30
du
mouvement ou du quale
en tant qu'il nous a été inculqué et se trouve en permanence
réactivé par "le
monde social […] parsemé de rappels à l’ordre qui ne
fonctionnent comme tels que pour ceux qui sont prédisposés à les
apercevoir"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
iv), en
l'occurrence, ceux, parmi les êtres humains, qui, en raison de leur
âge, de leur sexe, de leur classe sociale, de leur culture et, bien
entendu, de leur langue, sont
déjà enclins à être informés,
modifiés
par
de tels "rappels à l'ordre".
En
d'autres termes, l'esprit
n'advient
au corps
que
si et seulement si celui-ci est pré-disposé
à
le recevoir. Nous ne pouvons donc plus faire l'économie, à ce stade
de notre réflexion, et
si nous voulons lui conserver son caractère conceptuel
et
non empirique,
d'une interrogation métaphysique
sur
l'origine de la pré-disposition
du
corps
humain
à se spiritualiser.
Elizabeth
Anscombe puise
sa notion de connaissance
de soi sans observation en
empruntant
à Aristote la distinction entre deux formes de connaissance :
"se
peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une
chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux
entendaient par connaissance
pratique ?
Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance
une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux
connaissances : l'une par observation, l'autre par
intention"(Anscombe,
l'Intention,
§32). En
effet, Aristote remarque que "deux
facultés [désir -orexis-
et intellect -noûs-]
sont donc principes du mouvement local. [...] L’intellect qui
raisonne en vue d’un but [logizomenos]
c’est-à-dire l’intellect pratique [noûs
praktikos]
se distingue de l’intellect théorique [noûs
theoretikos]
par sa fin [telei]"(Aristote,
de
l'Âme,
433a). Autrement
dit le mouvement que nous faisons vers quelque chose est toujours
motivé (comme chez Spinoza ou Freud) par le désir,
lequel, dans le cas spécifique de l'homme, est guidé par
l'intellect.
Sauf
que ce quelque chose vers quoi nous nous mouvons, soit il existe déjà indépendamment de nous et il est à l'origine
du mouvement, soit il n'existe pas encore ou, du moins, pas comme
nous le souhaiterions et il est alors la fin
du
mouvement. Dans ce cas, que "le
terme final du raisonnement est le point de départ de
l’action"(Aristote,
de
l'Âme,
433a), puisqu'il peut être envisagé, soit de modifier, soit de détruire, soit même de créer un objet qui, avons-nous dit, pourrait être autre qu'il n'est au moment où nous le désirons. Tandis que dans l'autre cas, notre mouvement vers lui se bornera donc,
par définition, à une contemplation
("théoria")
au
moyen de
l’intellect théorique ("noûs
theoretikon").
Aussi, la vertu,
l'excellence de l'intellect
guidant
le désir
ne
peut être la
même dans les deux cas. Aristote les nomme, respectivement excellence théorique
("sophia")
et excellence pratique
("phronèsis") :
"l'excellence théorique consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel
et nécessaire, […] tandis que l'excellence pratique
consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut
être bon et utile"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b). Il
va de soi que le succès de l'entreprise vengeresse
d'Ulysse doit être rapportée à son excellence pratique,
car "l'excellence pratique, c’est ce mode d’être qui […]
détermine
notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour
l’homme en général"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140b)31.
Or,
l'excellence pratique est
une
vertu
("arétè")
au
sens où Aristote dit que "la
vertu est un juste milieu […] entre deux vices, l'un par excès et
l'autre par défaut.Voilà pourquoi aussi c'est tout un travail que
d'être vertueux. En toute chose, en effet, on a peine à trouver le
moyen : par exemple trouver le centre d'un cercle n'est pas à la
portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait. Ainsi
également, se livrer à la colère est une chose à la portée de
n'importe qui, et bien facile, de même donner de l'argent et le
dépenser ; mais le faire avec la personne qu'il faut, dans la mesure
et au moment convenables, pour un motif et d'une façon légitimes,
c'est là une œuvre qui n'est plus le fait de tous, ni d'exécution
facile, et c'est ce qui explique que le bien soit à la fois une
chose rare, digne d'éloge et belle"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
II,
1109a). De
fait, la colère d'Ulysse, tout comme celle d'Achille, sont, à cette
aune, des colères éminemment vertueuses.
La
difficulté d'être vertueux
réside
dans l'aspect périlleux, voire franchement aléatoire, du choix des
moyens
d'atteindre
le but
fixé
dans
un mode sublunaire gouverné par l'incohérence
des dieux, autrement dit par le destin
("tukhè").
Encore une fois, si la
fin visée existait déjà, il n'y aurait pas vraiment de problème : soit on serait capable de la
viser par la seule force de l'intellect théorique, soit on n'en serait pas
capable. En revanche, c'est parce qu'elle n'existe pas encore qu'elle est contingente et que les difficultés s'amoncellent parce que rien ne garantit à l'agent, quelque vertueux qu'il soit, que
ladite
fin,
action
ou production, de possible
("dunamis")
qu'elle
est au moment de la visée intentionnelle
("prohairèsis")32
devienne une réalité
("énergéïa").
C'est pourquoi "nous
ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons,
c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire
[…]. La
fin qu’on poursuit étant l’objet de l'intention, les moyens qui
mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et
à notre décision"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
III, 1112b-1113b). Or,
parmi les risques que court l'agent
qui
choisit ses moyens d'agir
ou
de produire,
il y en a un qui l'emporte en gravité sur tous les autres :
manquer l'occasion
("kaïros"),
rater le moment opportun.
Car, au fond, la connaissance
pratique ("noûs
praktikos"), contrairement à la connaissance
théorique (noûs
théorétikos), "n'a
rien de stable [puisque] c'est aux agents eux-mêmes qu'il appartient
de tenir compte de l'opportunité [ton
kaïron],
comme
c'est aussi le cas pour l'art médical et pour celui de la
navigation"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
II, 1104a).
Les
exemples du médecin et du navigateur que prend Aristote pour
illustrer son propos sont très significatifs. De même, le
succès de l'entreprise
d'Odusséus
Polumètis, ("Ulysse aux mille ruses") dépend,
entre autres choix, de celui, crucial, du moment
opportun
pour se saisir de l'arc, décocher la flèche, viser une autre
victime, se déclarer auprès d'elle, l'invectiver, la tuer, etc., le
tout dans un ordre
chronologique déterminé
tout en étant parfaitement aléatoire quant à son issue.
Nous
sommes à présent en mesure de fonder, par
et dans la
métaphysique
d'Aristote,
l'irréductible dualité
de
l'âme
et
du corps33
en considérant, précisément, le corps,
non pas dans l'absolu comme chez Spinoza ou les phénoménologues,
mais en situation dans un biotope déterminé quoiqu'inachevé et,
par là, incertain, et l'âme
non plus comme une substance éthérée et
supérieure en dignité comme
chez Platon ou Descartes, ni comme une fonction représentative comme
chez la plupart des philosophes, mais comme la forme
que
prend le corps,
en
situation,
dans
ledit biotope, bref,
comme une in-formation
du
corps.
Dans
un article déjà
un peu ancien34,
nous
montrions, à
la lumière de la philosophie de Spinoza et, surtout, de celle
d'Aristote,
que
l'information
est
essentielle à la matière,
tout particulièrement à la matière vivante,
sans pour autant être une représentation
de
quoi que ce soit. Dans
un passage célèbre
mais un
peu obscur du livre II de la
Physique,
Aristote écrit qu'"en
un premier sens, on appelle cause [aitia]
ce
dont provient une chose et qui est en elle, ainsi l'airain est, en ce
sens la cause de la statue […] ; en un autre sens la cause est
la forme et le modèle des choses, c'est la notion qui détermine
l'essence d'une chose, par exemple, en musique, la cause de l'octave
est le rapport de deux à un"(Aristote,
Physique,
II, 194b). Et
de continuer en disant que
"dans
une troisième acception, la cause est le principe premier d'où
vient le mouvement et le repos, [en ce sens], ce qui produit le
changement est cause du changement produit […] ; en dernier
lieu, la cause signifie la fin et c'est alors le "en-vue-de-quoi"
de la chose, ainsi la santé est la cause de la promenade"(Aristote,
Physique,
II, 194b). D'où
les quatre sens de la notion de causalité :
le
sens matériel,
le
sens formel,
le
sens mécanique35
et le
sens final.
Les
deux premiers sens de la notion de "cause"
fondent
ce qu'il est convenu d'appeler l'hylémorphisme,
c'est-à-dire
l'idée qu'il n'y a pas de matière
(en
grec "hulè")
sans
forme
(en
grec "morphè")
ni de forme
sans matière. Les
deux derniers participant de ce qu'on pourrait appeler, par
parallélisme étymologique, le poïétotélisme,
à savoir l'idée qu'il n'y a pas non plus de fin
("télos")
sans moyen
("poïèsis")
et inversement. En tout cas, forme
et
matière
sont
mutuellement immanentes
l'une
à l'autre : la forme
n'est
pas une option pour la matière,
pas plus que la matière ne se
surajoute à une forme
pré-existante. Les
deux exemples qu'il donne sont, à cet égard, parfaitement clairs :
la matière
de
la statue a toujours déjà une certaine forme,
de la même manière qu'il n'y a pas de musique sans un certain
rapport réglé (forme) entre les notes de la gamme (matière) et
vice
versa.
À cet égard, Gilbert
Simondon fait l'hypothèse que "ce
n'est pas seulement l'argile et la brique, le marbre et la statue qui
peuvent être pensés selon le schéma hylémorphique, mais aussi un
grand nombre de faits de formation, de genèse et de composition,
dans le monde vivant et dans le monde psychique [...]. Le rapport
même de l'âme et du corps peut être pensé selon le schème
hylémorphique"(Simondon, l'Individu
et sa Genèse Physico-Biologique).
Comment, en effet, Aristote, pense-t-il le vivant ? "Parmi
les corps naturels, certains
ont la vie et certains ne l’ont pas"(Aristote,
de
l’Âme,
I, 412a). Or,
d'une
part, "l’être,
pour les vivants, c’est la vie"(Aristote,
de
l’Âme,
II, 415b), et,
d'autre part, "nous
entendons par vie [zôè]
le
fait de se nourrir, de croître et de dépérir par
soi-même"(Aristote,
de
l’Âme,
II,
412a). D'où
l'on peut comprendre que la nutrition, la croissance et même la mort
sont à
la fois les causes mécaniques
du
corps
vivant et,
dans la mesure où elles sont aussi
"le en-vue-de-quoi" du
corps
vivant,
ses causes
finales36.
Si
maintenant "l'âme
[psukhè]
n'est pas le corps [sôma]
mais quelque chose du corps"(Aristote,
de
l’Âme,
II, 414a),
elle
n'est donc ni cause
matérielle du
corps
(sinon
elle se confondrait avec lui), ni sa cause
mécanique ou
sa cause
finale (sinon
elle se confondrait avec la nutrition, la croissance et la mort).
Puisque
l'âme
est
néanmoins
"quelque chose du corps", il reste à conclure qu'elle est
la
forme
du
corps
vivant.
Mais
ce n'est pas tout car, si l'âme
n'était que la forme
du
corps,
comme il n'existe pas de matière
sans
forme,
on pourrait généraliser
à tout corps
ce
qui a été dit du
corps
vivant.
Certes,
tout corps
peut
et doit être dit, au sens étymologique du terme, in-formé
dans
le sens précis où, en physique, une information
est
le contre-effet
causal d'une
augmentation de l'entropie37
dans
un contexte spatio-temporel bien déterminé.
Mais
Aristote
utilise le raisonnement contrefactuel suivant : si nous (nous
autres humains, mais peut-être bien aussi tous
les vivants) vivions dans l'Île des Bienheureux38,
autrement dit, si
nous étions immortels comme les dieux ou inertes comme les pierres,
nous n'aurions nul besoin de nous nourrir, nous déplacer, nous
protéger, nous soigner et même, à cet effet, percevoir quoi que ce
soit. Si, tout au contraire, nous éprouvons de tels besoins, c'est
parce que, mortels
et non inertes,
nous avons à nous adapter
à
un milieu dans lequel nous
allons
naître, croître, dépérir et mourir. Comme l'écrira plus tard
Karl Popper, "la
sélection darwinienne apprend aux différentes espèces vivantes
à
conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes
qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques
qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la
Quête Inachevée,
xxxvii). Bref,
l'âme
est,
non seulement la forme
du
corps
vivant,
mais aussi, en tant que vivant,
corps
in-formé en
permanence de la relation immanente qu'il entretient avec son milieu.
Donc,
en termes aristotéliciens, l'âme
n'est pas seulement forme
d'un
corps
vivant,
mais aussi et surtout, forme
d'un corps vivant en acte39,
c'est-à-dire en mesure d'affronter les problèmes liés à son
caractère vivant.
"En
conséquence l'âme est la réalisation première d'un corps naturel
qui a potentiellement la vie"(Aristote,
de
l’Âme,
II, 412a),
autrement
dit, c'est
cette forme
du
corps
que
l'on nomme l'âme
qui
rend le corps
vivant40.
En
ce sens, seuls
les corps
vivants
sont animés,
c'est-à-dire, littéralement,
dotés d'une âme
dans la simple mesure
où ce sont des systèmes physiques dont la particularité est de
conserver
et
organiser
(ontogénétiquement
ou phylogénétiquement)
dans
un milieu "intérieur"
des
informations
sur
leur milieu
"extérieur",
et
pas seulement de les
recevoir
passivement
de
celui-ci.
Est-ce
à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme
humaine ?
Pas
du tout puisque "ce
n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien,
qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité
d’animaux"(Aristote,
Politique,
III, 1280a). Or
"il
est évident que la Cité [polis]
est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis],
que l’homme est naturellement un animal politique [zôon
politikon]
destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non
par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité
[polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il
mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans
famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature
est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se
soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente pourquoi
l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les
abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature [phusis],
comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux,
l’homme a l’usage de la parole ; le cri [phonè]
est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il
a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à
éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire
comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos]
a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par
conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles
notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos]
et une Cité [polis]"(Aristote,
Politique,
I, 1252b, 1253a). Bref,
la
Cité
et
le
langage
appartiennent
à la nature41 humaine. Or,
si
l'âme
est
la forme
du
corps
vivant en acte,
alors la Cité
et
le langage
sont
les deux aspects spécifiques
de
l'âme
humaine,
c'est-à-dire sont les deux causes principales
qui façonnent, qui modèlent la
nature
humaine.
En ce sens,
l'âme
humaine n'informe
pas
seulement le corps
humain en
vue de vivre,
mais aussi en vue de vivre
bien,
autrement dit, de vivre
de
manière vertueuse
dans le sens où "l'homme
vraiment vertueux [agathon]
[...] sait toujours tirer des circonstances [tas
tukhas]
le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de
la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres,
comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir
qu'on lui donne, comme font, chacun en leur genre, tous les autres
artistes"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
I, 1101a). Donc,
vivre
bien,
c'est, pour
un corps
humain,
vivre
de manière vertueuse
ou encore, nous l'avons dit, en tirant le meilleur parti possible des
occasions
("kaïroï")
qui se présentent aléatoirement dans notre milieu politique42.
En
effet,
"le
trait distinctif de l’homme excellent [est d'] être capable de juger et de vouloir comme il convient les
choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […]
c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140b). "Comme
il convient", c'est-à-dire, comme
le
soulignera
aussi
Machiavel, que
la
vertu
pratique par
excellence, la
forme
parfaite
d'un corps
humain
en
acte, la
conditio
sine qua non du
bonheur,
c'est
par-dessus
tout
la
saisie intuitive du bon
moment pour agir ("kaïros"),
saisie aléatoire s'il en est, ainsi que le rappelle le terme italien
pour kaïros,
à savoir la fortuna43.
Dans
deux
de nos précédents articles44
nous
avons donné le nom d'"éthique de la sérendipité"45
à la manière d'envisager l'existence sous cet aspect déterminant
en
tenant compte du
caractère fondamentalement tragique
de
l'existence humaine. Or,
ce que vise implicitement l'âme
vertueuse,
autrement dit sage,
ce
n'est rien d'autre que vivre heureux,
tant il est vrai que "l’acte
unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous
appelons le bonheur [eudaïmonia]"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
I, 1099b). En
ce sens, paradoxalement, en raison du caractère tragique
de
l'existence humaine46,
le bonheur
est quelque chose qui nous arrive par accident, comme le rappelle l'étymologie, tout en étant quelque
chose que nous recherchons intentionnellement
en
tant que nous sommes des animaux
politiques ou,
ce qui revient au même, des animaux
parlants :
"le
bonheur [eudaïmonia]
est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [psukhès
energeïa kat' aretèn]"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
I, 1100b). On
comprend donc en quoi c'est la Cité
ou
le langage
qui
vont guider
l'âme
vertueuse
à
travers la maîtrise
("connaissance")
d'un
certain nombre de principes (de "valeurs") enseignés par
la Cité et véhiculés par le langage, à
viser
le juste ou
l'injuste, l'efficace ou
le nuisible, etc. On
comprend aussi en quoi de tels
objets
non seulement inexistants,
mais, de plus, hautement
aléatoires,
sont fonction d'une recherche
pratique
et
non théorique
consistant,
non à décrire
précisément ("observer")
quand
et comment le corps
de
l'agent
entre
en relation avec eux, mais
à en ressentir
sans
observation
le
succès relatif,
étant donné le contexte d'action. Dire que le
bonheur
est
l'expression de cette
vertu
de
l'âme
que
nous avons nommée
excellence pratique ("phronèsis")
et
qui
donne au corps
humain sa
forme
la
plus accomplie, c'est
dire
qu'une telle recherche
est aussi difficile dans son déroulement qu'improbable quant à son
terme.
Voilà
pourquoi,
d'une
part on peut sans difficulté
parler du caractère anthropo-centré du lexique mentaliste47,
d'autre part Aristote, tout comme Spinoza ou
Wittgenstein,
est l'auteur d'une éthique
et
non d'une morale48 :
une
éthique
est
une manière de construire
sa vie,
une forme
de vie,
en
l'orientant
vers le bonheur,
c'est-à-dire vers le succès d'une démarche parsemée d'embûches.
Nous
avons montré par ailleurs49
en
quoi la pratique de la musique
participe
de la mise en œuvre d'une telle éthique,
en quoi
elle
nous fournit
un
sentiment de gaieté
tragique,
donc
une sorte de bonheur
grâce
à quoi,
comme le dit Nietzsche, "en
dépit de la terreur et de la pitié [que
nous inspire notre existence],
nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus,
mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa
joie créatrice"(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
xvii). Il
semblerait donc que le paradigme aristotélicien qui fait de l'âme
la
forme actuelle du corps
vivant
soit
d'une grande pertinence. Le
problème, cependant, c'est que ce paradigme en fait
passer
un autre, en quelque sorte en contrebande : l'idée que, si "la
nature [phusis]
d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè]
qui est tirée de sa matière [hulè]"(Aristote,
Physique,
II, 193b), alors "la
nature, comme nous disons, ne fait rien en vain"(Aristote,
Politique,
I, 1252d). En d'autres termes, le dualisme hylémorphique
dont
nous avons évalué le bien fondé se double d'un dualisme
poïétotélique
qui
semble plutôt relever de la pensée magique. Concrètement, sauf à
abonder dans le sens de l'idéologie libérale, nous ne voyons pas
très bien pourquoi l'intentionnalité
constitutive
du mental
devrait
être réduite à un de ces cas particuliers, en l'occurrence la
capacité à envisager rationnellement
une
fin
en
se donnant les moyens
de
l'atteindre. Ou bien, dit d'une autre manière encore, on ne voit pas
pourquoi l'âme
humaine
(pour ne rien dire d'une éventuelle âme
non-humaine)
ne pourrait in-former
le
corps
humain
qu'en lui assignant le bonheur
pour
fin
et
l'éthique
pour
moyen de l'atteindre. En ce sens, nous allons, à présent, discuter
la possibilité qu'existe une
autre voie d'excellence
pour l'âme
en
tant que forme
et acte premier d'un corps vivant,
une
voie plus modeste qui ignore, précisément, l'injonction de viser le
bonheur et que nous appellerons, faute de mieux
"spiritualité".
Dans
son roman Siddhartha, Hermann
Hesse conte l'histoire d'un
personnage éponyme, un jeune
brahmane hindou qui
abandonne les privilèges de sa caste pour se mettre, par
idéalisme,
à
la recherche de la sagesse. Pour
cela, en compagnie d'un ami, il se fait moine errant et mendiant. Au
cours de ses pérégrinations, il rencontre le
Gautama (Bouddha) qui lui enseigne sa doctrine consistant à
combattre la souffrance existentielle en dissolvant son propre moi et
en
abolissant la
tyrannie de ses désirs. Tout
en rendant hommage au Maître, Siddhartha
avoue
néanmoins être déçu par cette doctrine : ce n'est pas tant
la doctrine du Sublime qui l'intéresse que le cheminement personnel
qui l'a conduit à la doctrine.
Aussi
décide-t-il d'accomplir seul
ce cheminement en reprenant tout à zéro et
en commençant par vivre pleinement la vie que
sa
jeunesse et son
rang social
lui
autorisent.
Une
fois saturés de mondanités et de plaisirs, de vices et de débauche,
il
décide d'abandonner
la civilisation et
d'aller vivre au bord du fleuve. Il
se fait alors
passeur et
n'aime
plus rien tant que
méditer en écoutant le "AUM"
que font "les
dix-mille voix du fleuve".
Là il comprend
que la sagesse consiste
en la recherche de la paix
intérieure plutôt
qu'en
la recherche
du bonheur : "peu
à peu se développait et mûrissait en Siddhartha la notion exacte
de ce qu'était la sagesse proprement dite, qui avait été le but de
ses longues recherches. Ce n'était, somme toute, qu'une
prédisposition de l'âme, une capacité, un art mystérieux qui
consistait à s'identifier à chaque instant de la vie avec l'idée
de l'Unité, à sentir cette Unité partout, à s'en pénétrer comme
les poumons de l'air qu'on respire"(Hesse,
Siddhartha,
iii, 3). Pour
cet amoureux des sagesses orientales et, plus particulièrement, de
l'hindouisme que fut Hermann Hesse, ce
Bildungsroman
n'est
rien d'autre que le récit de la découverte par son personnage principal des
fondements du Yoga. Si l'on se réfère, en effet, aux
Yogas
Sutras
de Patanjali, "le
yoga50
est la cessation de la fragmentation mentale"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
i,
2), voulant dire par là que la recherche de
la sagesse
doit commencer, d'emblée, par un renoncement, une phase négative : l'arrêt
("nirodhah") de ce qui nous perturbe, de
ce
qui nous fait souffrir ("vritti")51.
Jean
Bouchart d'Orval commente ainsi Patanjali en disant que le terme
"mental" est un "concept
pour décrire une suite d'actions, de réactions, d'impressions,
d'émotions, de pensées et de sensations données qui n'ont de lien
entre elles que le sentiment d'être ressenties par une entité
particulière qui se désigne elle-même par le vocable "je"
mais qui ne possède, en fait, aucune existence réelle"52(in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
iv,
5).
Apparemment
donc,
pour Patanjali, le mental
("citta")
est conçu exactement de la même manière que chez les
empiristes
classiques et
à l'opposé des cartésiens
ou
des phénoménologues,
c'est-à-dire
comme essentiellement fractionné et non unitaire. Sauf
que, chez les empiriste, le mental
est
présupposé en tant que
réalité
normale co-présente
au
corps,
tandis
que Patanjali
en
fait,
d'emblée, la forme dissolvante ou pathologique, du corps. Bref,
d'un côté on a un mental
comme
réalité fractionnée, de l'autre un fractionnement qui donne
l'illusion d'une réalité distincte du corps. Car toute
souffrance ("dukha") est souffrance d'un
corps
en
tant qu'il est coupé de ce qui lui donne sa réalité. Donc,
le mental,
pour Patanjali, c'est le corps
fractionné
par
"l'errance,
l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et la peur de la
mort"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
3),
autrement
dit, par
ce
qui fait que notre corps
vivant se
coupe de son milieu, soit en ne se reliant à rien (errance), soit en
se reliant à un objet unique (attachement), soit en n'entretenant de
relation qu'avec soi-même (égoïsme), soit en anticipant sa propre
dissolution (peur de la mort). Cette
irréalité du mental fait
encore songer à Pascal
qui dit que "le
membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a
plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un
tout, et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne
dépendre que de soi, et veut se faire centre et corps
lui-même"(Pascal,
Pensées,
B483). Or,
pour Pascal, "la
vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par
sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable,
pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de
nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas
nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y
a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en
nous : le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas
nous"(Pascal,
Pensées,
B485).
S'unir
à Dieu, pour Pascal, c'est retrouver l'unité du soi véritable par
la participation au corps mystique du Christ,
c'est pourquoi il faut "se haïr", c'est-à-dire tâcher de se débarrasser de cela
même qui fait souffrir le corps
en
le fractionnant. De
même, pour Patanjali, "nous
atteignons l'état de parfait samâdhi53
en
nous abandonnant totalement au Divin"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
45).
Ce
que Bouchart d'Orval commente de la manière suivante :
"l'abandon
au Divin ne
constitue pas un exercice délibéré ou volontaire […]. C'est le
relâchement complet de toute emprise sur la rive du connu"(in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
45). Il
ne s'agit donc pas, pour le yogi, de tendre
intentionnellement
vers le bonheur comme fin
d'une
recherche qui
se donne des moyens
aléatoires
de l'atteindre. On voit en quoi la démarche yogique
consistant,
au
contraire à
se dé-tendre,
à
s'abandonner
à ce qui, de toute façon, nous dépasse, tourne
le dos à la philosophie aristotélicienne.
Voilà
sans doute le propre de ces pratiques que nous désignons,
aujourd'hui, par le terme de "spiritualité" et
qui se démarquent assez nettement des pratiques philosophiques ou
théologiques occidentales fondées sur l'ontologie,
sur
la science de l'être
réel
(théorique) ou possible (pratique).
Le
problème qu'essaient de résoudre les spiritualités,
c'est, pour le dire vite, l'extinction du désir
comme
abîme entre
le moi-sujet
et
le non-moi-objet
pour
la raison que "en
celui dont le mental s'attarde sur les objets des sens, il se forme
un attachement à ces objets, de l'attachement naît le désir, du
désir naît la colère […] et la colère conduit à
l'égarement"(Bhagavad
Gitâ,
ii, 62-63). Il
s'agit donc moins pour nous autres, humains, d'accomplir notre nature
(phusis)
en faisant
extérieurement
(sur
des objets)
ce qu'elle permet
que de la
laisser
faire en nous
(sans
distinction du sujet
et
de l'objet).
Certes,
les spiritualités,
en particulier la pratique du yoga,
partagent avec toutes les
conceptions philosophiques
l'idée
que le bien-être du corps
propre
de l'agent
est
une
conséquence plus
ou moins immédiate de la manière avec laquelle il se relie à son environnement. Et
ce,
pour
la raison
que le corps
vivant reste
une matière infiniment déformable (ou in-formable) que la
spécificité humaine rend, en
un certain
sens,
déformable (ou in-formable) de "l'intérieur". Dès
lors, dans
tous les cas,
la réalisation de la vertu,
l'excellence,
le divin,
c'est
le soi
authentique.
Or,
dans le yoga
comme
chez Pascal, "s'abandonner
au divin ne signifie pas s'abandonner à un autre être, mais bel et
bien s'abandonner au seul être, à son être"(Bouchart
d'Orval, in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
45),
ce
que les yogis
appellent
"atman". Donc
l'"être" en question n'est pas transcendant,
c'est-à-dire séparé du corps,
mais immanent
au corps.
Voilà pourquoi, comme
chez Aristote, Pascal ou Spinoza, le
but
de la quête spirituelle
est
à comprendre comme l'expression
et non pas la récompense de
l'excellence :
il
n'est pas "donné par" l'être divin
mais
"à (com-)prendre
dans" l'être divin54.
Plus encore,
comme chez Pascal, et contrairement à Aristote ou Spinoza, et même
Wittgenstein ou Bourdieu, cette
quête de la sagesse
spirituelle
ne
consiste pas en la recherche
active et positive d'une vertu55,
mais en
l'abandon,
le relâchement, le lâcher-prise (ce que les jazzmen appellent le being cool) à l'égard de ce qui nous
perturbe, à
savoir, la fragmentation
mentale. En effet, dans
la mesure où "tout
mental est une création de l'ego"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
iv,
4),
l'esprit
("purucha")
incline donc, par nature, à se départir du mental,
à se débarrasser du moi
pour s'atteindre soi.
Il y a donc, chez Patanjali, un double dualisme, si l'on peut dire : un dualisme primitif corps-mental,
c'est-à-dire corps-forme
pathologique du corps,
et un dualisme raffiné corps-esprit,
c'est-à-dire corps-forme
accomplie du corps qui
suppose une ascèse
("samyama").
Finalement, l'histoire de Siddhartha n'est que le récit du passage
réussi d'un dualisme à l'autre.
Mais
ce que Siddartha accomplit, en quelque sorte, spontanément, les
spiritualités,
et, en particulier, le yoga,
proposent des exercices
("yâmas")
pour
laisser
le
corps
prendre
la
forme
du "samâdhi" qui
est sa forme
authentique
et excellente qu'il n'aurait jamais abandonnée, n'eussent été ces perturbations
mentales
qui
l'accablent.
Nous
en citerons deux exemples : la méditation
("dhyâna") et la respiration
("prânâyâma").
Par
le premier exercice,
le pratiquant s'évertue à ne plus penser56,
donc
à
ne
plus pratiquer cette division sujet/objet qui le coupe du tout dont il fait partie : "seule
la méditation dissout cette idée que
nous sommes une entité séparée, un ego, un mental"(Bouchart
d'Orval, in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
iv,
6).
À
travers le second, il contient
et maîtrise son souffle, lequel est à la fois symboliquement et
matériellement le vecteur non
seulement de la vie mais aussi de la vie bonne au sens d'Aristote. Symboliquement en ce que
"le
mot hébreu rouha,
le grec pneuma
et
le latin spiritus
désignent
tout à la fois le souffle et l'esprit"(Bouchart
d'Orval, in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
49). Matériellement
en ce que, si
une respiration courte, désordonnée, irrégulière est
irrécusablement
le signe de ces troubles que le yoga
a
pour finalité d'éliminer,
à
l'inverse, l'aisance respiratoire est toujours la preuve de la santé
et de la maîtrise.
Rien
d'étonnant alors que cette maîtrise s'éprouve tout
particulièrement dans le chant et que, par le
"mantra" AUM, le pratiquant ne fasse
rien d'autre que prêter à son souffle la forme du
divin : "on
l'évoque par le son sacré AUM"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
i,
27)57.
Pour
tous ces exercices,
il convient que "l'assise
soit stable et facile"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
46),
dans la mesure où "quand
tout va bien dans le
corps,
quand il n'y a rien à signaler, il n'envoie aucun signal et le
relâchement s'installe […].
L'assise parfaite est celle de l'être sans effort, de l'être libéré
de toute contrainte"(Bouchart
d'Orval, in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
ii,
46).
Ainsi,
l'enjeu de l'assise
("âsana") est-il, comme
celui de
la méditation
("dhyâna")
ou de
la respiration
("prânâyâma"),
symbolique (la stabilité, voire l'immobilité, comme image de l'éternité) autant que
matériel (la stabilité, a fortiori l'immobilité, comme négation
du déséquilibre). Si,
maintenant, nous donnons le nom de "sagesse" à la pratique
de la spiritualité
telle
que nous essayons de la circonscrire, nous comprenons en quoi la
sagesse orientale est
à la fois proche et éloignée d'une éthique au sens
occidental
de
ce terme. Proche
en ce que
l'esprit
demeure,
dans les deux cas,
la forme
et
la réalisation éminente
d'un corps
vivant.
Éloignée
en ce que l'esprit reste, pour
la
spiritualité
orientale, une
sorte de principe
de moindre action58,
autrement dit une tendance à minimiser l'énergie
dépensée
ou, ce qui revient au même, maximiser l'énergie
accumulée
par le corps,
dans l'instant.
C'est
de cette manière que les corps
inertes luttent
contre l'entropie,
tandis que les corps
vivants,
nous l'avons dit, essaient de résoudre les
problèmes
que
leur pose cette
lutte sur un terme d'autant plus long et
avec une quantité d'informations
d'autant
plus importante qu'ils
sont plus complexes. Les spiritualités
confirment
donc tout à la fois Freud pour qui tout vivant tend à "rétablir
un état qui a été troublé par l'apparition de la vie [...].
Aussi, tout ce qui vit retourne à l’état
inorganique"59(Freud, Essais
de Psychanalyse)
et Nietzsche
pour qui "l'esprit
le plus profond doit être également le plus léger"(Nietzsche,
Fragments
Posthumes,
xiv) c'est-à-dire rendre le corps
"léger
comme le coton"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
iii,
42)
par
le fait que "les
énergies fondamentales […] retournent à leur état latent
originel"(Pantanjali,
Yogas
Sutras,
iv,
34)60.
Dès lors, être sage, c'est (tendre à) manifester une vertu
de l'esprit
propre
à la forme la plus accomplie ("svarupe"
qui
signifie "forme propre" autant que "couleur propre") du
corps
en acte qui ne s'apprécie plus à l'aune de la recherche aléatoire du bonheur
comme c'est le cas pour les éthiques
philosophiques,
mais
à l'aune de la paix
("shanti",
"vairâgya"),
autrement dit, de l'extinction ("nirvâna") des désirs61 dont
le premier, le principal et le plus problématique est le désir d'être ce que l'on n'est
pas. Car "toutes
les existences obéissent à leur nature ["dharma"].
À quoi bon la forcer ? Même l'homme qui sait agit selon sa
propre nature"(Bhagavad-Gîtâ,
iii,
33)62.
Les grandes philosophies
dualistes
s'illusionnent
donc
tout
autant que les prétendues
monistes.
Celles-ci
parce qu'elles
montrent toujours le contraire de ce qu'elles
disent,
incapables qu'elles
sont d'éliminer
l'idiome
mentaliste
quand bien même elles
entendent le réduire à une simple manière de parler. Celles-là
parce que,
obnubilées par l'ontologie,
elles
traitent
l'âme et le corps comme des choses hétérogènes (des substances) dont la rencontre
et la coexistence sont aussi accidentelles que mystérieuses.
Or,
tournant le dos à l'impasse ontologique (substantialiste), nous
pensons avoir donné suffisamment d'arguments tirés
de la phénoménologie, de l'éthologie et de la physiologie pour
être autorisés à conclure que le dualisme
corps-esprit
est
une
nécessité
au sens logique du terme : il ne peut pas en être autrement
parce
que l'âme
est
une propriété interne ou immanente
du
corps
vivant et
vice
versa.
L'esprit
(ou
l'âme
ou, en général, tout terme mentaliste)
est le nom que l'on donne à la forme
actuelle du corps,
sinon
dans
le cas de tous les corps
vivants,
du moins dans celui des corps
humains. N'impliquant
aucun parti
pris
ontologique,
notre point de vue
fait
droit, au
contraire,
à ce
grand invariant anthropologique
selon lequel
la forme d'un corps
vivant,
en particulier celle
d'un
corps
humain,
est
un problème qui dépend de
la nature
des
relations qu'il entretient avec son bio-(socio-)tope. Une
preuve de sa pertinence est sans doute sa compatibilité
à la fois avec la conception d'une nature
humaine
tournée vers la maîtrise
de la nature et
la recherche éthique
du
bonheur
qui
est celle des philosophies
occidentales, et
en
même temps avec
la conception d'une humanité
dont procèdent les
sagesses
orientales et
qui fait de la
correspondance
avec LA
et
avec
SA
nature
à
travers la maîtrise
des
désirs
la
condition de la paix et de l'équanimité.
1"Tout
fait de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la
faute duquel il est arrivé à le réparer"(Code
Civil, art. 1382) ; "chacun
est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son
fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence"(Code
Civil, art. 1383).
2Dès
lors, le
droit français actuel, par
exemple,
reconnaît qu'"il
n'y a point de crime ou de délit sans intention de le
commettre"(Code
Pénal,
art.121-3) et admet qu'"il
n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment
des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle
de ses actes"(Code
Pénal,
art.122-1).
3Notamment
dans le cas de l'imputation aggravée de préméditation (art.
132.72 du Code Pénal)
ou lorsqu'il s'agit
d'établir que tel homicide n'est pas dû à l'imprudence ou la
négligence mais procède
d'une intention de
donner la mort (art. 221.6).
4Comme
le souligne Hannah Arendt,
"l’action
humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a
partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des
conditions fondamentales de la vie humaine"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
II, i).
5A
contrario, cette qualité,
cette compétence est, a priori,
niée par les régimes totalitaires, c'est-à-dire des organisations
dans lesquelles
"les
hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et
que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans
les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un
règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel
les hommes sont de trop"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
iii). De telles organisations ne sont donc pas "politiques"
mais, tout au contraire, en sont la négation : ce
ne sont plus des collectivités
humaines.
Comparer avec ce qu'en dit Spinoza : "une
vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et
les différentes autres fonctions du règne animal"(Spinoza,
Traité
Politique,
V, 5).
6Notons
qu'avoir "l'intention
de faire a" ou
"entendre faire
a" sont
expressions non seulement synonymes mais qui
ont aussi la même racine.
7Wittgenstein
réfute donc Spinoza pour qui les causes et
les raisons sont un
seul et même processus considéré, tantôt sous l'attribut de
l'étendue, tantôt
sous celui de la pensée
(cf. Éthique,
IV, préf.).
8Le
passage au futur pose un certain nombre de difficultés que nous
n'examinerons pas ici.
9Même
si, dans le cadre juridique en particulier, un tel processus
expérimental peut, bien entendu, finir par confondre le prévenu
qui, dès lors, avoue, c'est-à-dire tombe d'accord avec son
accusateur. On peut songer, par exemple, à l'utilisation qui est
faite des images lorsqu'il
s'agit de persuader un interlocuteur récalcitrant. Il reste que,
dans tous les cas, comme le souligne Davidson, "la
fonction légitime de l’explicitation propositionnelle d’une
image est de permettre au spectateur ignorant ou paresseux d’avoir
une vision semblable à celle du critique compétent"(Davidson,
Enquête
sur la Vérité et l’Interprétation,
xvii).
10Voilà
qui réfute le cognitivisme d'un
Dennett, par exemple, qui réduit,
dans la
Stratégie de l'Interprète,
l'intentionnalité à
une simple posture interprétative (an
intentional stance)
en troisième personne de la part de l'observateur.
11Vincent
Descombes note dans le Complément de Sujet que l'aspect
réfléchi de la construction grammaticale est souvent trompeuse :
tandis que l'on se soigne ou se coiffe de la même
manière que l'on soigne ou coiffe autrui (constructions réellement
réflexives), en revanche, ce
n'est pas le cas lorsqu'on se
lève ou que l'on s'imagine
(constructions faussement réflexives).
Quant à s'observer,
c'est un verbe réfléchi s'il
s'agit de s'observer dans un miroir, mais non pas s'il s'agit de
concentrer son attention sur ce que l'on fait ou sent. Comme
en mathématiques, il n'y a réflexivité que
là où la symétrie est
possible (a R a
suppose, en effet, a
R b,
b R a et
a = b).
12Wittgenstein
ne parle pas exactement en ces termes : il est plutôt question,
chez lui, de monstration ou
de manifestation, en
anglais "avowal", en allemand "Äusserung". Mais nous pouvons négliger cette
subtilité pour la suite de notre propos.
13Wittgenstein leur oppose qu'"il
y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’
ou ‘moi’
: l’utilisation comme objet et l’utilisation comme
sujet"(Wittgenstein,
le Cahier
Bleu, 66) et que, "dans
le cas où ‘je’
[...] ne désigne pas une
personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée
l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à
quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein,
le Cahier
Bleu, 69). Dès lors, certes, "nous
parlons d’esprit’,
de ‘mental’
pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés,
mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de
ces mots, et non l’inverse [...]. C’est
à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les
sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de
quelque chose qui est caché à l’intérieur de
l’esprit"(Wittgenstein,
l’Intérieur
et l’Extérieur).
14"C'est
un malentendu de dire ''l'image de la douleur entre dans le langage
avec le mot douleur''.
La représentation [Vorstellung]
d'une douleur n'est pas une image [Bild]
et cette représentation ne peut être remplacée dans le jeu de
langage par ce que nous nommerons une image. Sans doute la
représentation d'une douleur entre-t-elle dans le jeu de langage,
en un certain sens ; mais non pas en tant qu'image"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§300). Ce qui renvoie, encore une fois, à la polysémie de la notion de "représentation".
16Nous
avons analysé la distinction que Russell, notamment, établit entre
ces deux expressions dans la
Théorie Russellienne des Descriptions.
17En
anglais, "psychological concepts", littéralement donc
concepts psychologiques. Le
terme "psychologique" est
inapproprié dès
lors que la psychologie est
définie comme une science sociale. Le terme
"psychologiste", parfois proposé comme traduction, nous
paraît inélégant. C'est
pourquoi nous
préférons traduire
par "mentaliste" par opposition, précisément, à
"physicaliste".
18La
raison pour laquelle Wittgenstein répugne à parler, dans ce cas,
de "connaissance", c'est que l'erreur d'identification sur
le sujet du
quale n'est pas
possible : je peux me tromper en pensant que c'est Pierre qui
souffre, mais non en pensant que c'est moi qui souffre (Descombes
parle même, ici, d'une absence de sujet).
Tandis qu'Anscombe, nous l'avons dit, fait
de la relation du sujet à
ses intentions un cas
particulier de sa relation à ses qualia en
général. Or, dans le cas d'une intention,
je peux faire erreur en pensant (sincèrement) que c'est moi qui ai
l'intention de faire
A alors qu'en réalité
je ne suis que l'instrument d'une volonté tierce.
19Contingente
parce que la pertinence d'y
associer un jeu de langage déterminé dépend de conditions
socio-historiques elles-même contingentes.
Ainsi, "décris
l’arôme du café !
Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que les mots nous
manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où la pensée
qu’une telle description devrait bien être possible ? Une telle
description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à décrire
l’arôme sans y réussir ? […]
J’aimerais
dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe,
mais je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne
puis en donner aucune explication ». Un hochement fort grave de la
tête. James : les mots nous manquent. Pourquoi alors ne pas
les introduire ?"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§610). Après
tout, il
existe bien un riche lexique destiné à décrire
l'arôme du vin, alors pourquoi pas celui
du
café ?
20Pensons
à la connaissance sans observation que
nous avons de notre propre
voix lorsque
nous parlons, laquelle est indissociable, quoique très différente,
de la connaissance empirique qu'autrui
en a simultanément (ou que
chacun peut en avoir, après s'être enregistré).
21En
un sens,
on peut même parler,
en dépit du paradoxe apparent, d'intentionnalité
de la perception.
Wittgenstein préfère
dire que
tout
"voir" (sehen)
est d'emblée un "voir-comme" (sehen-als)
qui
nous détermine a
priori à
faire un certain
compte-rendu
de ce qui est "vu".
Dans l'expérience du
cube
de Necker,
par
exemple, nous
voyons et
disons voir
le cube comme ayant le
carré
de droite en guise de face frontale, ou bien ayant le carré de
gauche comme face frontale. De même, dans l'expérience
du
canard-lapin
de Jastrow, nous
voyons et
disons voir
le dessin comme un
canard ou bien comme un lapin : "la
question
que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir
la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce
que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne
fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? –
Je pencherais pour la première réponse"
(Wittgenstein, Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
I, §1). Cf.
sentir
et percevoir : une Distinction Problématique.
22Cf.
aussi Nietzsche : "toute
pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du
langage"(Nietzsche,
Werke,
II, 2) et, bien qu'il s'en défende, Freud
lorsqu'il
déclare que "le
surmoi
qui est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience
morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et
les éducateurs […]. Le surmoi
de l’enfant ne se forme donc pas à l’image des parents mais à
l’image du surmoi
de ceux-ci, il s’emplit du même contenu, devient le représentant
de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent
ainsi à travers les générations"(Freud,
Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse).
23Wittgenstein
demande ironiquement :
"pourquoi
un chien ne peut-il simuler la douleur ? est-ce parce qu’il est
trop sincère ?"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§250).
24Du
coup, seuls les verbes physicalistes peuvent
avoir une construction réellement réfléchie
(cf. note 11).
25Aussi
sont-elles analysables en termes purement physicalistes,
mécaniques si l'on
préfère, et sont-elles, à ce titre, quantifiables dans
une certaine mesure. Sauf
qu'elles ne sont mesurables et
prédictibles que par et
dans l'outil statistique sur
la base de l'étude d'une population et
ne peuvent, en aucun cas, faire l'objet d'une
mesure ou d'une prédiction pour un individu donné comme le
prétendent les cognitivistes.
Dire qu'à la suite d'une campagne de publicité, les membres d'un
groupe ont n % de
chances d'acheter tel produit ne permet absolument pas de prédire
ce que moi, membre de ce groupe, suis personnellement disposé à
faire à la suite de cette campagne.
26Pour
une description physicaliste de
la modification de ces dispositions corporelles chez
Spinoza, cf. les
Grands Thèmes de l'Éthique de Spinoza : le Corps et l'Esprit,
notamment §6.
27Cet
aspect de l'habitus pourrait
faire penser au dualisme bergsonien dans le cadre duquel l'esprit
est mémoire, par opposition au
corps qui est
matière. Sauf
que Bergson, loin d'envisager l'enjeu fondamentalement social de la
mémoire, en fait au contraire une mystérieuse composante
métaphysique qui, dit-il, "s'insère"
dans la matière pour la créer et la recréer en permanence. Le
champ lexical de la volonté et de la liberté du moi-esprit
est, en définitive, très
proche de celui de Descartes : "la
conscience retient le passé, l'enroule sur lui-même au fur et à
mesure que le temps se déroule et prépare avec lui un avenir
qu'elle contribuera à créer [...]. Elle accomplit par une espèce
de miracle, cette création de soi par soi [qui] a tout l'air d'être
l'objet même de la vie humaine [...]. Cette chose qui déborde le
corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à
nouveau elle-même, c'est le "moi", c'est l'"âme",
c'est l'"esprit""(Bergson,
l'Âme et le Corps).
28"On
n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps par la
transsubstantiation qu’opère la persuasion clandestine d’une
pédagogie implicite [...] à travers des injonctions aussi
insignifiantes que "tiens-toi droit !" ou "ne tiens
pas ton couteau de la main gauche !""(Bourdieu,
le
Sens Pratique).
29Notamment
Chomsky et Fodor.
30Bourdieu
répugne manifestement à établir une connexion entre l'habitus
et la conscience
(comme d'ailleurs Descombes
entre intentionnalité et
conscience).
Il dit, par exemple, que
"l'habitus
est une connaissance sans conscience"(Bourdieu,
Choses
Dites).
Or, lorsqu'il précise que les habitus
"éveillent
les dispositions corporelles profondément enfouies, sans passer par
les voies de la conscience et du calcul"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
iv), on
comprend une
des raisons
probables
de
sa
réticence : pour lui, le terme "conscience" est
définitivement marqué du sceau de l'infamie cartésienne et/ou
lockienne qui
réduit la conscience
à
une computation.
Nous espérons avoir montré à quel point une telle réduction est
le
propre d'un scientisme
absurde.
Cela dit, il y a peut-être une autre raison à cette hostilité
lexicale. Lorsqu'il définit, en se référant à Marx, l'habitus
comme
"plus
proche d’un inconscient de classe que d’une conscience de
classe"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
iii, 5) ou,
en évoquant à la fois Marx et Freud, "l’habitus
linguistique [comme] un aspect de l’habitus
de classe […]
; tel est le fondement de la forme la plus fréquente et la mieux
cachée de la censure"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2), il
insiste plutôt
sur
ce que l'habitus
nous
interdit
de
dire, donc de penser, "et
d'inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de
la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales, le
principe fondamentaux de l'arbitraire culturel, ainsi placés hors
des prises de la conscience et de l'explicitation"(Bourdieu,
le
Sens Pratique).
De même, pour Descombes, "si
l'inconscient, au sens d'un indicible pour le sujet, n'était pas en
même temps un dicible à son insu, il n'y aurait pas
d'inconscient"(Descombes,
l'Inconscient
malgré lui,
ix). Cf. Freud,
Métapsychologie et Psychanalyse.
31Pour
être tout à fait exact, il faudrait ajouter qu'Aristote distingue
la faculté d'agir ("praxis")
de la faculté de produire ("poïèsis")
en ces termes
: "parmi
les choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont, qui
peuvent indifféremment être ou ne pas être, il faut distinguer
deux modalités : d’une part la production […], d’autre part
l’action. […] Tout art [tekhnè],
quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des
principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître
[poïein]
quelque
chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit
et non point dans la chose qui est produite. […] L’art est donc
un certain mode d’existence orienté vers une production dirigée
par des règles correctes, alors que le défaut d’art est au
contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des
règles incorrectes. Quant à la sagesse pratique [phronèsis],
elle tend à faire agir [praxein].
[…] Le but de la production est toujours différent de la chose
produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que
l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut
être que de bien agir"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VI, 1140a-b). Toutefois, cette distinction n'est pas d'une
grande pertinence
pour notre propos.
32L'intention
("prohairèsis"), par définition,
vise le possible.
Cela la distingue de la volonté ("bouleusis")
qui peut, sans contradiction, porter sur l'impossible.
Qu'on se rappelle, à titre d'exemple, les propos d'un certain
candidat élu qui déclarait, dès après son succès en mai 2017 :
"je veux que, d'ici la fin de 2017, plus personne en
France ne dorme dans la rue"
! Plus formellement, on s'aperçoit que la volonté,
en tant qu'elle n'envisage que des fins, ne
dit rien des moyens de les atteindre, contrairement à l'intention
qui, nous l'avons vu, se donne
implicitement l'agent lui-même
pour vecteur. On peut dire à
son fils "je veux que
tu aies ton bac", mais non "j'ai l'intention que
tu aies ton bac".
33Précisons
que, pour Aristote, "on
n'a même pas besoin de se demander si le corps et l'âme font
un"(Aristote,
de
l’Âme,
II,
412a).
35Il
est remarquable que la science moderne ne
retienne, aujourd'hui, que ce seul sens.
36De
ce double point de vue, Aristote est plus proche de Freud que de
Spinoza. Pour Spinoza, en effet, "s’il
était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements
que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme
lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il
existerait nécessairement toujours"(Spinoza, Éthique,
IV, iv). Anticipant
la mise en évidence expérimentale par Kerr,
Wyllie et Currie
en
1972 de ce qui est connu, depuis, sous l’appellation de phénomène
de l’apoptose (destruction
cellulaire programmée), Freud affirme au contraire que "la
fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est
l’effet de causes internes"(Freud, Essais
de Psychanalyse).
Cf. Natalité
et Mortalité sont-ils de Phénomènes Biologiques ?
37"Le
terme entropie a
été forgé en 1865 par le physicien allemand Clausius [...]. Il
introduisit cette grandeur afin de caractériser mathématiquement
l'irréversibilité de processus physiques tels qu'une
transformation de travail en chaleur [...]. La notion de quantité
d'information, utile en théorie de la communication ou en
informatique, est étroitement apparentée à celle
d'entropie"(Roger
Balian, les
Etats de la Matière).
38Aussi
appelées, chez Homère, par exemple, Îles Fortunées ou
Champs-Elysées.
39Rappelons
que, chez Aristote, l'acte ("énergéïa")
s'oppose à la puissance
("dunamis") comme ce qui est bien réel
se distingue
de
ce qui n'est que possible.
40Ce n'est pas un hasard
si Aristote voit dans la reproduction sexuée le paradigme du
cractère biologique de l'hylémorphisme
: "la
matière est à la forme ce que la femelle est au mâle dans la
génération"(Aristote,
de
la Génération et de la Corruption,
732b).
41Pour
Aristote, nature
s'oppose
à violence
dans
le sens où "la
violence [bia]
permet de mettre en mouvement ce qui ne possède pas en soi-même le
principe de son propre mouvement"(Aristote,
Physique,
II, 192b).
42Hannah Arendt fait
justement remarquer à ce propos qu'Aristote distingue la vie en
général ("zôè") et la vie spécifiquement humaine ("bios") dont
la maxime est toujours, souligne-t-elle, "aeï
aristeuéïn" ("toujours
être le meilleur possible", "just improve
yourself" disait aussi
Wittgenstein).
43"Moïse,
Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables [...]. On
verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortuna,
ce fut l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils
purent donner la forme qu'ils jugèrent convenable. Sans cette
occasion, leur virtù
serait demeurée inutile ; mais aussi, sans cette virtù,
l'occasion se serait vainement présentée"(Machiavel,
le
Prince,
vi).
45Le
terme de "sérendipité" (serendipity
en
anglais),
forgé par Horace Walpole, "vous
le comprendrez mieux par l'origine que par la définition. J'ai lu
autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé les
Trois Princes de Serendip :
tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte
de découvertes, par accident et sagesse pratique, de choses
qu'elles ne cherchaient pas du tout"(Walpole,
Lettre
à Horace Mann,
28 janv. 1754). L'historien Carlo Ginzburg l'appelle aussi la
"vertu de Zadig", rappelant par là que le conte
philosophique de Voltaire (Zadig
ou la Destinée)
s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion.
46Littéralement, "bonne chance". Ce qu'exprime aussi la
tragédie grecque lorsqu'elle va répétant que nul homme ne peut
être dit heureux ou malheureux avant l'instant de sa mort. Par
exemple, dans ces derniers vers d'Œdipe-Roi
: "voyez quel
tourbillon d'horrible catastrophe l'a englouti ! Il faut donc
ici-bas attendre, pour juger, la suprême journée et se garder de
croire au bonheur de nul homme avant qu'il n'ait franchi le terme de
sa vie, sans que l'affliction l'ait saisi sous sa griffe"(Sophocle,
Œdipe-Roi,
1530-32). Aristote
souligne d'ailleurs que "si
nous voulions suivre toutes les fortunes [taïs
tukhaïs]
d'un homme, il nous arriverait souvent d'appeler le même individu
heureux et malheureux, faisant de l'homme heureux une sorte de
caméléon, d'une nature passablement changeante et
ruineuse"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
I, 1100a).
47On
pourrait même pousser plus loin et dire, à l'instar de
Wittgenstein, que l'attribution de l'âme
à
d'autres espèces de corps
vivants répond
à une inclination anthropomorphique et que "c’est
seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on
peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit,
qu’il a des états de conscience, etc"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§281).
50"Yoga" vient
d’une racine sanskrite
que
nous retrouvons en français dans
les mots "joindre"
ou
"joug".
Quant à Patanjali, c'est le nom propre ou collectif que la
tradition hindoue attribue au(x) sage(s) qui aurai(en)t rédigé les
Yogas Sutras entre 300
av. J.C. et 500 ap. J.C.
51Jean Bouchart d'Orval,
commentateur et traducteur de la version des Yogas Sutras que
nous utiliserons ici, remarque justement que "Pantanjali
propose ici la même perspective pratique pour la vie spirituelle que
celle mise en avant par le Bouddha, à savoir l'élimination de la
souffrance"(in
Pantanjali,
Yogas
Sutras,
i,
5),
c'est-à-dire le nirvâna,
notion centrale du bouddhisme (comme
aussi de l'hindouisme et
du jaïnisme). Dans
la Bhagavad-Gîtâ ("le
chant du Bienheureux"), qui expose les principes du Sâmkhya,
racine commune du yoga et
du bouddhisme,
il est d'ailleurs
question du
"sage,
l'homme d'entendement éveillé ["buddhah"]"(Bhagavad-Gîtâ, v,
22).
52Cela fait
irrésistiblement penser à Pascal
: "qu'est-ce
que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour
me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais
celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non :
car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne,
fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour
ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités
sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le
corps, ni dans l'âme ?"(Pascal,
Pensées,
B323). François
Jullien fait, quant à lui, remonter aux origines grecques de la philosophie le
présupposé d'une corrélation entre un prétendu moi-sujet
autonome
et d'un
non-moi-objet
autonome
lui aussi : "les
Grecs ont été les premiers à pouvoir saisir l'objet dans son
rapport avec le sujet. Au
lieu de continuer à se fondre dans la substance universelle comme le
fait l'Oriental et
d'y laisser évanouir sa conscience, l'individu en Grèce s'arrache à
elle et, se reposant sur lui-même, se posant en sujet, il entreprend
de déterminer la substance en tant qu'objet. D'où naît le
concept"(Jullien,
un
Sage est sans Idée,
I, vi).
53Terme
sanskrit très difficile à traduire qui connote en même temps
l'unité finale, la stabilité et la paix intérieures de
l'esprit parvenu, nous
dit Patanjali, à la huitième et dernière étape de sa libération
("kaivalya").
54D'où
une autre définition du yoga
comme
"union
aux œuvres divines faites sans désir par une âme égale à l'égard
de toute chose et de tous êtres humains comme sacrifices au
Suprême"(Bhagavad-Gîtâ,
iv,
38).
55Pour
Wittgenstein, Anscombe, Descombes ou Bourdieu, toutefois, le
problème de la recherche intentionnelle ne se pose pas en
termes de morale ou de psychologie mais plutôt de conditionnement social
que nous commentons par une phrase appartenant au champ lexical de la morale ou de la psychologie.
56Le
sage est sans idée, disait Confucius. En effet, "le
sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à
titre d'idée avancée, ni ne projette rien à titre
d'impératif à respecter, ni ne s'immobilise non plus dans aucune
position donnée [...] il est sans caractère et sans
qualité"(Jullien,
un
Sage est sans Idée,
I, ii).
57Comme le souligne Ysé
Tardan-Masquelier, "le spirituel [...] est d'abord un être
"inspiré" dans tous les sens du terme ; il est à
l'écoute d'une vibration originelle"(Tardan-Masquelier,
l'Esprit du Yoga,
II, ii, 1). Il n'échappe à personne que le champ lexical de
l'inspiration
fait
signe vers des activités que notre civilisation qualifie volontiers
d'"artistiques" et, plus spécialement, vers la pratique
musicale (Raphaël Imbert parle, par exemple, de "confrérie du
souffle" pour
désigner les saxophonistes de jazz virtuoses).
58Rappelons
que, ce qu'on appelle action, en physique, est le produit
d'une énergie (ML2T-2) par une durée et a
donc, pour dimension, ML2T-1.
59En
ce sens, un bon indice du degré de sagesse spirituelle
acquise par le
pratiquant réside dans la
forme de son
corps à l'instant de sa mort.
Dans le Jeu des Perles de
Verre,
Hermann Hesse évoque les
derniers instants d'un maître de musique, un sage
:
"quand ces
quelques personnes [autorisées à veiller le corps] entraient,
l'esprit préparé et recueilli, dans la petite pièce où l'ancien
Maître était assis dans son fauteuil, elles avaient le privilège
de pénétrer dans ce doux éclat de la fin d'un devenir, de
partager l'intuition de cette perfection devenue sans paroles ;
comme à portée d'invisibles rayons, elles passaient dans la sphère
critalline de cette âme des instants de félicité, auditeurs d'une
musique qui n'étaient pas de cette terre et revenaient ensuite à
leur journée, le cœur
éclairé et fortifié, comme au retour d'un grand sommet"(Hesse,
le Jeu des Perles
de Verre,
ix).
60Il
ne nous appartient pas, dans le cadre de cet article d'établir les mérites et les travers respectifs de l'éthique et de la sagesse. Toutefois, la lecture de la nouvelle de Stefan Zweig intitulée Virata
(un sage
hindou
qui
part vivre seul dans la forêt et qui, faisant des émules,
désorganise, à son corps défendant, toute la vie sociale de son
village) incline à peser qu'il n'est pas du tout évident que les principes des
sagesses puissent
être universalisés. Par ailleurs, Jean Varenne dans son article sur le yoga de l'Encyclopedia Universalis et François Jullien dans un Sage est sans Idée émettent des réserves quant à la compatibilité des sagesses orientales avec
la
société occidentale
telle
que l'a faite l'histoire.
61En
ce sens, les sagesses pré-socratiques, mais également
l'épicurisme, le stoïcisme et même, dans une certaine mesure, les
philosophies de Montaigne, de Rousseau ou de Schopenhauer, pour ne rien dire de
celles de Pascal, de Nietzsche ou de Wittgenstein déjà évoquées, peuvent néanmoins, par certains aspects, être rapprochées des spiritualités orientales. Il en va probablement de même, mutatis mutandis, de certaines pratiques "modernes" telles que les religions (dégagées du cléricalisme), les arts (en particulier, nous l'avons souligné, la musique) ou les jeux (dont les sports et l'humour) qui, toutes, tendent à instaurer la paix intérieure.
62Comparer avec Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Il est clair que la Nature dont parle Descartes est la nature en général tout autant que la nature humaine en particulier.
62Comparer avec Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Il est clair que la Nature dont parle Descartes est la nature en général tout autant que la nature humaine en particulier.
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