mardi 11 juin 2019

HYPOTHÈSE SCIENTIFIQUE ET MODÈLE EXPLICATIF.

Le propre de l'authentique scientifique est de ne pas se satisfaire seulement de comprendre le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à l'expliquer le plus distinctement et le plus précisément possible à ses semblables. C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou du sage, pour qui comprendre et faire comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà pourquoi Platon, Aristote, Averroès, Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein, Schrödinger, etc. ont été des scientifiques et, en même temps, des épistémologues. En effet, "si l'on traduit par notre mot « science » le mot grec ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la science. Bien que la forme anglaise du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de la connaissance » qu'il est généralement utilisé par les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse pas seulement le linguiste ; il évoque une différence d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français. Sans doute ne qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques » des considérations sur la connaissance en général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant manifestement de ceux qu'un large consensus désigne comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus généraux de la connaissance, sur leur logique, sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin du XIXe siècle, privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G. Granger, Encyclopaedia Universalis, VII, 61, 2, article "Épistémologie"). En tout cas, quelle que soit l'acception que l'on privilégie, dire que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues, c'est insister sur leur capacité à "situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine", autrement dit à donner un fondement légitime à leur explication. Bref, le vrai scientifique est, avant toutes choses, un philosophe. Il n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie pour se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science. Voilà ce qui distingue, en outre, le scientifique du scientiste. Tout à l'opposé du scientifique, en effet, le scientiste serait, dans le meilleur des cas, une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à se comprendre lui-même, tenterait désespérément d'y parvenir, dans le pire des cas, à l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un imbécile qui accumulerait les concepts comme d'autres enfilent des perles ou, si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste qui colonise aujourd'hui l'opinion, je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique autour de deux axes complémentaires : la notion d'hypothèse en science et la notion de modèle explicatif.

samedi 8 juin 2019

CORPS ET ÂME.

 Les relations de l'âme et du corps (que les anglo-saxons nomment mind-body problem) constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s) dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais, sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le corps1. Pour les autres, les monistes2 classiques (par exemple le neuro-scientifique français contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale de la science moderne se fait fort de dissiper. Je vais tenter de montrer que le monisme classique a tort de considérer le dualisme comme un tissu de superstitions mais que, de son côté, le dualisme classique se méprend en traitant le corps et l'esprit comme deux "êtres hétérogènes"3.