mercredi 16 janvier 2019

NÉCESSITÉ DU DUALISME CORPS-ESPRIT.

D'après une légende, sur le fondement historique de laquelle nous ne saurions nous prononcer, le Concile de Mâcon de 585 aurait débattu de l'attribution ou non de l'âme aux être humains de sexe féminin1. En 1550-1551, l'objet de la controverse de Valladolid était l'attribution ou non de l'âme aux sauvages du Nouveau Monde. Plus près de nous, Alphonse de Lamartine, dans son poème Milly ou la Terre Natale, pose cette question : "objets inanimés, avez-vous donc une âme // qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?". Aujourd'hui, on n'est plus très loin d'attribuer l'âme aux smart computers ("ordinateurs intelligents") et aux smart phones ("téléphones intelligents"), voire aux smart cars ("voitures intelligentes"). On peut faire la même analyse avec la notion d'esprit. Ainsi, lorsque le pape Innocent X condamne cinq propositions prétendument hérétiques de l'Augustinus de Cornelius Jansen2, il le fait au nom de l'esprit du texte incriminé et non de sa lettre. De même, si Montesquieu dit, en préface de son Esprit des Lois, ne point écrire "pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit", c'est encore pour souligner qu'il ne s'intéresse pas aux corpus juridiques proprement dits mais bien à leur "esprit". De manière plus triviale, lorsqu'un champion déclare, pour justifier une contre-performance, qu'il avait le "physique" mais que le "mental" n'a pas suivi, il suppose clairement que, même en sport, le corps ne saurait tout expliquer. Enfin, en français, on dit souvent de quelqu'un qui manque d'esprit (ou qu'il n'est pas spirituel) que c'est une brute, sous-entendu, un corps brut, non raffiné. Ce qui est frappant, dans tous ces exemples, c'est que, si "x a un corps" semble évident pour tout le monde, en revanche, "x a une âme (ou un esprit, ou un mental, etc.3)" ne va pas de soi. Cela semble devoir trouver confirmation dans l'affirmation d'un Jean-Pierre Changeux déclarant que "plusieurs présupposés idéologiques, qui sont monnaie courante dans les sciences de l’homme, doivent être déconstruits. Première opposition réductrice : la dualité corps-esprit [...] distinction archaïque fondée sur une ignorance délibérée des progrès de la connaissance scientifique"(Changeux, du Beau, du Vrai, du Bien : une Nouvelle Approche Neuronale). Voilà qui jetterait le discrédit sur la remarque "idéologique" du sociologue Émile Durkheim selon laquelle "partout, l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales), autrement dit, selon laquelle le dualisme corps-esprit serait un grand invariant anthropologique. Le but de cet article est de montrer qu'ils ont tort tous les deux : Changeux parce que nous verrons que, s'agissant des corps vivants et, tout particulièrement, des corps humains, le dualisme corps-esprit est inéliminable (accessoirement : l'"idéologie" n'est pas du côté qu'on croit) ; Durkheim parce que la nécessité du dualisme corps-esprit n'a aucun fondement ontologique, en d'autres termes, parce que le "corps" et l'"âme" ne sont pas deux "êtres hétérogènes" mais deux notions corrélatives l'une de l'autre comme le sont, par exemple, le haut et le bas ou bien la droite et la gauche.