(les
termes en gras sont
expliqués à la fin de cet article)
Car
enfin,
quelle est la fonction du mythe ?
Nous avons montré dans un autre article1
que le
mythe,
comme
base narrative de toute représentation dramatique (théâtrale),
est
une classe de récits dont
l’objet est,
en général, fictif2.
Lorsque
celui-ci
est un personnage
(et
non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté
d’attributs personnels
(nom
propre,
langage,
sensibilité,
raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit une
personne
réelle,
rend néanmoins
possible
la narration
dramatisée
(au
sens de Politzer)
de
sa pseudo-existence. D'où
l'importance
que prend le mythe
dans
la mémoire,
qu'elle soit collective ou bien individuelle :
construire
des schèmes narratifs commodes sous les traits du dieu
et
du héros,
c'est-à-dire, respectivement, de la figuration des forces majeures
éternelles
et immuables qui influencent la vie humaine3,
et de la figuration
de
modèles de comportement humain à l'égard desdites forces. Bref, le
mythe
donne
lieu à deux
sortes de récits :
un récit épistémique
sur
les origines de ces
forces
insurmontables qui
nous contraignent,
un récit éthique
sur
la manière idéale de vivre au présent malgré
et avec ces forces.
À
ce double titre, on peut donc dire que le mythe
structure
concrètement notre mémoire.
Ou,
plus exactement,
"ce
n'est pas la mémoire qui intéresse le psychologue concret, mais le
souvenir en tant qu'il éclaire le drame et celui-ci étant l'objet
premier de la psychologie, la mémoire elle-même n'apparaît plus
que comme une supposition lointaine"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie),
le
souvenir,
c'est-à-dire le récit
qui
s'autorise de la mémoire.
Freud
établit d'ailleurs
une analogie très
éclairante entre
le caractère phylogénétique du mythe
et
le caractère ontogénétique
du
rêve
: "le
rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte
ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque,
résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en
naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes
les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines
coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui
correspondent à ce matériel phylogénétique"
(Freud, Abrégé
de Psychanalyse).
Autrement dit, le mythe est
à l'enfance de l'humanité ce que le rêve est
à l'enfance de l'individu. Dès
lors, "les
prétendus souvenirs d’enfance ne sont pas des traces brutes
d’événements réels, mais une élaboration de ces traces qui a dû
s’effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques
ultérieures ; […] de tels “souvenirs” présentent une
remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels
qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes"(Freud,
Psychopathologie
de la Vie Quotidienne).
La
toute première fonction du mythe
est
donc de
rendre possible ce
souvenir qui
donne
un sens au "drame" humain dans l'exacte mesure où ce dont
on se souvient provient
d'une
mémoire structurée
par un mythe
figurant
l'homme aux prises avec des forces transcendantes
et non
pas la description d'un soi-disant contenu mental
accessible par introspection dans
un soi-disant substrat
mental.
Toutefois,
la
modalité du
récit
mythique,
c'est
le possible,
par opposition au récit
historique
qui
porte sur le
réel.
C'est
pourquoi il
est facile de comprendre en quoi le rêve
va,
pour le psychanalyste, constituer le paradigme tout à la fois du
souvenir
et
du mythe :
"rêver
consiste à se ressouvenir, bien que ce ressouvenir doive se plier
aux conditions qui règnent la nuit et à celles de la formation du
rêve […] ; dans le rêve, les représentations sont transformées
en images visuelles, les pensées latentes du rêve sont donc
dramatisées et illustrées"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves)4.
À
travers l'analyse du rêve,
en effet, le psychanalyste
va
s'attacher
"à
connaître l’héritage archaïque de l’homme, à découvrir ce
qui est psychiquement inné ; il semble que rêve et névrose nous
aient conservé une part de la préhistoire de l’esprit"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves)
et, par là, s'ingénier à donner au
caractère dramatique
(aux
deux sens du terme) d'une
existence
individuelle une
trame narrative pertinente et ce, exactement de la même façon que
la
Théogonie
d'Hésiode donne, dans
un contexte historique
et géographique bien précis,
une trame narrative pertinente au drame
de
l'existence de l'humanité en
général.
L'analogie
entre le mythe
collectif
et
le rêve,
voire
la névrose
individuels
est d'une grande pertinence : dans les deux cas, "l'homme"
(l'humanité tout
entière ou
bien l'individu endormi) est confronté à des forces
("divines")
qui le dépassent et
le contraignent,
dans
les deux cas, le souvenir
et
donc la
structure du
récit
qui
lui fait suite est remarquablement stable. Freud
insiste sur cette analogie : "l’artiste,
comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité
insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’inverse du
névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à
reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art,
sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout
comme les rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le
caractère d’être un compromis destiné à éviter un conflit
ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’inverse des
productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter
sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et
de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs
inconscients"(Freud,
ma
Vie et la Psychanalyse).
Donc,
les mythes,
tout comme les rêves,
sont déterminés par un refoulement, par un obstacle insurmontable à
la dicibilité à
l'égard duquel ils sont se révèlent être des
subterfuges puisque
"le
but de l[eur]
élaboration
est d’obtenir une expression qui échappe à la censure"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves),
autrement
dit une tentative plus ou moins aboutie pour dire l'indicible, pour
représenter l'irreprésentable5.
Voilà
pourquoi
le rêveur ou
le névrosé,
tout
comme le poète ou le conteur raconte
toujours plus ou moins les mêmes choses,
des
choses qui
restent
indicibles et, à ce titre, sources
de tourments. Et,
dans tous les cas, le récit, le dit, est invariablement structuré
par un type bien particulier de relation entre l'humain et une force
transcendance :
dieu/héros dans le mythe,
inconscient/conscient dans la psychanalyse.
C'est
exactement ce type de relation qu'évoque Pascal lorsqu'il dit :
"je
sens que je puis n'avoir point été, car le moi consiste dans ma
pensée ; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût
été tuée avant que j'eusse été animé ; donc je ne suis pas un
être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je
vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et
infini"(Pascal,
Pensées,
B469) : il est angoissé par l'incommensurabilité de sa propre
finitude à l'éternité et à l'infini qu'il ne peut comprendre ni
circonscrire, aussi s'institue-t-il
"héros" d'un mythe
dont
le "dieu" est, comme il le dit lui-même, "Dieu
d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des
savants"(Pascal,
Mémorial,
23 novembre 1654). Que le mythe
qui
structure ses réflexions ait le statut d'une religion monothéiste
ne change donc
pas grand chose.
Après
tout, le récit biblique, tout comme le rêve, "exprime
les catégories de l’opposition et de la contradiction [de
manière]
frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le non, il
excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul
objet"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves).
Or
"absence
de contradiction, mobilité des investissements, intemporalité et
remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique,
tels sont les caractères que nous pouvons nous attendre à trouver
dans les processus du système inconscient"(Freud,
Métapsychologie),
tout
particulièrement dans les œuvres d'art qui tentent d'exprimer ces
processus indicibles. Il semble donc bien que le propre du mythe,
qu'il
soit sacré
ou profane,
soit
d'offrir une trame narrative formellement rigide (dualité
transcendance supra-humaine/existence humaine) pour un récit
matériellement très souple
et d'autant plus souple
que
le mythe
n'a
aucun compte à rendre à la recherche de la vérité
et est
cru à partir du moment où les récits qui le composent atteignent
un certain degré de vraisemblance,
autrement dit de cohérence tant
interne
(à
chaque récit) qu'externe (avec les autres récits du même mythe),
sans avoir besoin de quelque autre type
de preuve, c'est-à-dire
de correspondance factuelle
que ce soit. Ce
qui explique que
sa fonction soit prisée non seulement dans l'art,
la
religion
ou
la
psychanalyse,
mais aussi dans
les domaines politique,
économique, social, voire historique,
scientifique
ou technologique, etc6.
Ce
qui explique aussi que le contenu manifeste
d'un
mythe
doive
toujours
faire l'objet
d'une interprétation.
Notamment
en psychanalyse :
"même
s’il n’y avait pas de censure du rêve, le rêve ne serait pas
pour autant aisément compréhensible pour nous [psychanalystes],
car nous nous trouverions encore alors devant le problème consistant
à traduire7
la langue symbolique du rêve dans celle de notre pensée
éveillée"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves).
Voilà
donc
que
ressurgit
la problématique de la troisième personne dans un récit mentaliste
("j'ai
rêvé que …") en première personne.
Afin
que
"l'analyse
[...]
remplace le refoulement, qui est un processus automatique et excessif
par une maîtrise appropriée et tempérée des pulsions, exercée à
l'aide des plus hautes instances psychiques"(Freud,
cinq
Psychanalyses),
Freud
reconnaît
que
"le
matériel de [son]
travail vient [...]
des dires du patient, de ses associations libres, de l'interprétation
des rêves et enfin de ses actes manqués"(Freud,
Abrégé
de Psychanalyse),
autrement
dit que le
matériau du psychanalyste
est
essentiellement langagier.
Or,
nous avons déjà
dit
qu'un
tel
matériau n'est pas un donné empirique inerte que le praticien
aurait tout loisir d'observer et traiter à la manière d'un médecin
qui aurait isolé une cause
pathologique.
Encore
une fois,
le thérapeute "ne
doit pas se concentrer sur le contenu mais sur le processus
c'est-à-dire sur la relation entre le patient et le
psycho-thérapeute"(Irvin
Yalom, Mensonges
sur le Divan,
i).
Il
importe en
effet que
son
"point
de vue de
psychologue [soit]
celui qui coïncide avec le drame"(Politzer,
Critique
des
Fondements de la Psychologie),
en
l'occurrence, celui de son patient.
Car
si
l'inconscient
n'est
que l'autre nom de l'indicible,
alors Lacan est fondé à souligner que "l’inconscient
est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de
l’Autre"(Lacan,
Fonction
et Champ de la Parole et du Langage),
"l'Autre"
étant,
par
excellence, le
domaine symbolique,
"lieu
de la parole, [...] lieu du signifiant"(Lacan,
Écrits).
En
d'autres termes, un énoncé qui est indicible
par
moi et pour moi n'a de pertinence psychanalytique
que si et seulement si le même énoncé est dicible
par
l'Autre et
pour l'Autre, de
la même manière que, dans la nouvelle éponyme d'Edgar Allan Poe,
la lettre
volée
est invisible par et pour le policier mais visible par et pour le
détective, lors même qu'ils l'ont, l'un et l'autre sous les yeux.
Mais,
de même que
l'enjeu
de la nouvelle n'est pas que
la lettre volée soit vue par le seul détective,
de
même, en
substituant l'espace symbolique du langage à l'espace physique du
boudoir royal,
l'enjeu
de
la cure psychanalytique
est que l'énoncé
réputé
indicible
devienne
dicible,
non pas par l'Autre et pour moi8,
mais par moi et pour l'Autre. Il
s'agit bien de me rendre capable, à
l'instant t+n,
de réintroduire dans l'espace symbolique du langage ("l'Autre")
cela même qui ne
peut pas être énoncé par moi à l'instant t.
Car telle est bien la difficulté majeure que la psychanalyse
doit
s'attacher à résoudre : que "cet
inconscient, ce
chapitre de mon histoire marqué par un blanc ou occupé par un
mensonge"(Lacan,
Fonction
et Champ de la Parole et du Langage)
soit,
in
fine,
prononçable par moi sans que ne
se développent ou
se réactivent
les
réactions de déni
constitutives
du
refoulement
que
le psychanalyste
entend, précisément,
combattre et
ce, malgré d'inévitables résistances
:
"quant
à la force qui produit et maintient le refoulement, nous disons que
nous la ressentons, pendant le travail analytique, sous la forme
d'une résistance"(Freud,
Essais
de Psychanalyse,
III).
C'est en ce sens que, pour
que "la
psychanalyse élimine des résistances et reconstitue l’unité du
psychisme"(Freud,
la
Technique Psychanalytique),
il
importe donc
que
l'analyste
fasse
preuve d'un certain
sens
esthétique,
c'est-à-dire
à la fois d'une certaine imagination, d'une certaine perspicacité,
d'une
certaine sensibilité artistiques.
Lorsque Freud dit que "pour
arriver à une confirmation expérimentale des constatations
psychanalytiques, l’analyste peut seulement rapporter des
connexions, des associations"
(Freud,
Contribution
à l’Histoire du Mouvement Psychanalytique),
Wittgenstein
comprend que "l’explication
de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs
l’un à côté de l’autre [...]. La question "quelle est la
nature d'un mot d'esprit ?" est analogue à la question "quelle
est la nature d'un poème lyrique ?""(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge 1932-1935)9.
Par
analogie, on pourrait dire : la question "qu'est-ce qui
fait obstacle à la dicibilité
d'un énoncé e
par
l'individu
i
?"
est
du
même type que
la question "qu'est-ce qui fait obstacle à l'appréciation de
la musique dodécaphonique par i
?"
et
non pas de la
question "qu'est-ce qui fait obstacle à l'assimilation du fer
par i ?".
Le
sens
esthétique
du
thérapeute va donc
mis
à contribution
dans l'expression langagière
d'une
intuition
et non pas dans
le compte-rendu
d'une recherche empirique,
étant entendu que
"le
sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de
mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant
quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
I, 19)10.
S'agissant,
tout particulièrement du rêve, ce
qui intéresse le patient, c'est
qu'on
l'aide à
trouver un sens pertinent
au
récit incohérent d'un rêve rémanent
qui
le trouble. Aussi le thérapeute va-t-il critiquer
(analyser)
ce qui est manifeste
(évident)
dans le récit du patient pour
essayer d'en interpoler des
connexions conceptuelles
qui
ne sont latentes
(cachées)
que parce que le patient est incapable de les concevoir.
D'où,
"dans
l’analyse freudienne, le rêve est pour ainsi dire décomposé. Il
perd entièrement son
sens premier. On pourrait imaginer le rêve joué sur la scène d’un
théâtre"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
68). Ou,
comme le souligne Politzer, la
psychanalyse
freudienne
"remplace
immédiatement le drame personnel par un drame en troisième personne
où les acteurs sont les éléments ; tout le drame s'abaisse
alors au niveau de ces derniers, et le fait est finalement énoncé
de la manière suivante : l'entrée de la conscience est refusée
à une représentation"(Politzer,
Critique
des Fondements de la Psychologie),
les
"éléments" étant, bien entendu ces instances
élémentaires que Freud nomme, selon les topiques, "conscient",
"préconscient" et "inconscient" ou bien "moi",
"surmoi" et "ça" et
la "représentation" s'entendant tout à la fois au sens de
représentation mentale et de représentation théâtrale.
Est-ce
à dire alors que le psychanalyste
est
une sorte de metteur en scène ?
Filons
l'analogie. Nous avons suggéré que la thérapie psychanalytique
pourrait
être
une représentation théâtrale dont le patient serait
à la fois l'auteur (première personne), l'acteur et le spectateur
(troisième personne). Montrons à présent qu'effectivement, le
thérapeute est une sorte de metteur en scène dont la
liberté interprétative, tout
comme celle
d'un metteur en scène de théâtre ou de cinéma qui connaît
une limite dans le respect
du texte ou du scénario, est
canalisée
ici
par
le
cadre conceptuel de la métapsychologie.
Pour
Freud, le point de départ de ce cadre conceptuel se situe dans la
constatation de
l'existence de
névroses,
c'est-à-dire
de troubles auxquels nulle cause organique ne peut être assignée.
Si
on admet que la culture
des
hommes
entre en conflit avec leur
nature
pulsionnelle
à
propos, notamment, de certaines pulsions
sexuelles
et/ou agressives, alors "il
semble bien que toute éducation doive nécessairement s’édifier
sur la contrainte, en particulier sur le renoncement pulsionnel"
(Freud,
l’Avenir
d’une Illusion,
i). D'où le "mécanisme" du refoulement
dont "l’essence
[...]
ne consiste pas à supprimer, à anéantir une pulsion, mais à
l’empêcher de devenir consciente"(Freud,
Métapsychologie).
De
là, le problème
"psychique" : "les
symptômes des névroses, comme nous l'avons appris, sont
essentiellement des satisfactions substitutives de désirs sexuels
non accomplis"(Freud,
Malaise
dans la Culture,
viii). Et
sa solution psychanalytique
consistant,
non à
supprimer le refoulement,
mais à
être
autorisé à en
dire
quelque
chose,
plus exactement "parvenir
à soulever le voile d'amnésie qui recouvre les premières années
de l'enfance, rappeler au souvenir conscient les manifestations de
la vie sexuelle de la première enfance"(Freud,
Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse).
Car
s'il
s'agit, afin de soulager le névrotique, de "soulever
le voile d'amnésie"11,
la
cure psychanalytique
est,
de part en part, un travail sur le langage. Quelle
sorte de travail ? Si on admet avec Wittgenstein que
"se
représenter un langage, c’est se représenter une forme de vie"
(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
§19) et
si toute "forme de vie" génère ses propres limites
langagières,
alors
"toute
une mythologie est déposée dans notre langage"(Wittgenstein,
Remarques
sur “le Rameau d’Or” de Frazer,
10)
dans
la mesure où "on
est porté à voir dans les étranges manifestations extérieures un
moyen par lequel s’expriment des forces cachées"(Freud,
Psychopathologie
de la Vie Quotidienne),
"cachées"
sous-entendu "à la conscience" au sens
d'inexprimables
dans
et par le langage qui produit alors du mythe
pour
tenter de donner le
change au moyen d'une expression substitutive mais nécessairement
illusoire12.
Or,
le
mythe,
en
tant qu'illusion
partagée
par les
membres d'une
communauté culturelle donnée, y (ré-)inscrit en permanence son
destinataire, c'est-à-dire, ici,
le patient. Car
les
névroses
sont centrifuges : "les
symptômes névrotiques découlent de tendances sexuelles refoulées
mais demeurées actives, de tendances entravées, mais de façon
incomplète, ce qui rend possible le retour du but sexuel refoulé ;
c’est ce qui explique que la névrose rende asocial, […] qu’elle
soit pour la collectivité un facteur de décomposition"(Freud,
Essais
de Psychanalyse).
Tandis
que le
mythe
est
centripète, il
"comble
les lacunes de la vérité individuelle avec de la vérité
préhistorique ; il remplace la propre expérience [du patient] par
celle de ses ancêtres"(Freud,
cinq
Leçons sur la Psychanalyse)13.
Par
suite, on
est porté à penser que la
figuration mythique et
le
récit du rêve
sont deux aspects d'une
même fonction thérapeutique consistant
à
(ré-)intégrer l'individu dans
l'espace social symbolique
dont l'éloigne l'impossibilité
de dire ce
qui le tourmente.
À cet égard, la
place qu'occupe, dans l'économie conceptuelle freudienne, le mythe
d'Œdipe,
est
tout à fait prépondérante puisque, nous dit Freud, "par
l’éducation, tout être humain se voit imposer la tâche primitive
de maîtriser le complexe d’Œdipe ; c’est alors que notre “moi”
recourt au refoulement et subit une névrose infantile"(Freud,
Psychanalyse
et Médecine).
Le
"complexe d’Œdipe"
n'est pas une maladie, une infection, une nécrose, fussent-elles
"psychiques". C'est juste un schème conceptuel destiné
à fournir un cadre pour une interprétation.
Certes,
Freud réduit l'interprétation psychanalytique
d'Œdipe-Roi
au
meurtre de Laïos par Œdipe
et
à
sa vie conjugale avec
Jocaste
pour
en inférer que "si
le totem14
n’est autre que le père, les deux prescriptions tabous qui en
forment le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle
d’épouser une femme appartenant au même totem, coïncident quant
à leur contenu avec les deux crimes d'Œdipe qui a tué son père et
épousé sa mère, et avec les deux désirs primitifs de l’enfant
dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le
noyau de toutes les névroses"(Freud,
Totem
et Tabou,
iv). Le "complexe
d’Œdipe"
entendu
en ce sens a été beaucoup commenté et critiqué15.
On a dit avec raison que le
mythe d'Œdipe
et
sa figuration par la pièce de Sophocle recelaient des possibilités
interprétatives d'un type
d'expérience humaine extrêmement répandue (celle
d'un comportement
coupable tout en n'étant pas intentionnel)
infiniment plus riche que les seuls parricide et inceste retenus par
Freud pour assigner une origine aux névroses
infantiles
en termes de désirs inconscients refoulés.
Il est vrai que le
"complexe
d’Œdipe"
est
le concept-clé du pansexualisme
freudien
faisant
des pulsions sexuelles interdites
tout
à la fois le paradigme de l'indicible
et
l'origine des relations violentes
entre
les hommes. Mais, après tout, lorsqu'il
remarque, en historien, que "la
première forme de propriété se trouve dans la famille où la femme
et les enfants sont les esclaves de l’homme"(Marx,
l’Idéologie
Allemande),
Marx
ne dit pas autre chose.
Cela
suffit-il à justifier le pansexualisme
de Freud ? Sans doute pas. Mais
on pourrait élever la même objection à propos de l'angoisse, de
l'ennui, de l'étonnement, etc., en
objectant que
"la
soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard
du cas particulier"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
19) sont
sans doute communs à toutes
les
métaphysiques.
Or,
avons-nous vu, la métapsychologie
freudienne
comme fondement conceptuel de la psychanalyse
est une métaphysique.
On a objecté aussi que le cadre interprétatif fourni par le mythe
d'Œdipe
n'avait rien d'universel mais était européo-centré. Or,
dire
que
"le
pouvoir de suggestion d'Œdipe-Roi
[…] met en valeur une compulsion que chacun reconnaît pour avoir
perçu en lui-même des traces de son existence"(Freud,
Lettre
à Fliess,
15 octobre 1897) n'est
pas dire que ce mythe
des
origines de l'indicible
soit
le
seul ni même le meilleur possible. C'est
juste
avancer
que, comme toutes les œuvres d'art, il a une portée interprétative
potentiellement universelle en raison, nous l'avons dit, de la
rigidité de sa forme et de la souplesse de sa matière. D'ailleurs,
en quoi le
"pouvoir de suggestion"
d'un mythe
dépend-il
de sa pré-cognition par le spectateur plutôt que de la
pertinence
intrinsèque
que recèle sa structure narrative ? Faut-il, pour tirer
parti de la lecture de
Platon, connaître préalablement les
mythes
de
Prométhée, de Gygès, de l'Atlantide, de Theuth, etc. ?
Prendre
connaissance d'un mythe
et
voir son propre champ conceptuel modifié par la force rhétorique du
même mythe
ne
peuvent-elles pas être événements
simultanées ? Et,
surtout, il a été
opposé
à Freud l'argument
selon lequel
le sens littéral (par exemple le fait que si Œdipe
avait
réellement désiré tuer son père et épouser sa mère, ce sont ses
parents adoptifs, Polybe et Mérope, qui eussent été ses objets de
pulsions
respectivement meurtrière et incestueuse
et
non pas Laïos et Jocaste) et le contexte historique (par exemple la
tolérance de la société grecque antique à l'égard de certaines
unions charnelles que l'on qualifie aujourd'hui d'incestueuses)
ont été délibérément ignorés par
Freud.
Mais cela
revient,
derechef,
à
confondre la métapsychologie
avec
une science, ou,
tout au moins, une investigation historique.
Cela revient, en
effet,
à dire que les
désirs d'Œdipe,
respectivement
de
tuer ce voyageur qu'il ne sait pas être son géniteur et d'épouser
cette reine qu'il ne sait pas être sa génitrice sont les causes
putatives,
respectivement,
d'un sentiment de culpabilité et d'une angoisse diffuses16
chez
l'Œdipe
de
Sophocle d'abord, puis, inexplicablement, chez tous les hommes.
Culpabilité
et angoisse qui seraient alors traités par la psychanalyse
qui
en identifierait
le
mécanisme
puis
en éradiquerait
les causes
chez
un patient donné comme
le font un
acte pharmacologique ou chirurgical.
Or,
nous
dit Wittgenstein, il convient d'éviter, précisément,
"une
confusion entre une cause et une raison [...]. La différence entre
cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la
recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord
de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause
est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire
qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein,
Cours
de Cambridge 1932-1935)".
Wittgenstein
pointe ici ce qu'il considère comme la
force principale de la métaphysique
freudienne
et qui est, effectivement, très éloignée de la force de conviction
à laquelle la rationalité scientifique nous a habitués :
exposer non pas les
causes
empiriques
d'un
phénomène troublant, mais ses
raisons
subjectives17.
"Repérer
un mécanisme est une façon de trouver la cause, [tandis
que]
Freud a trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte
d’une explication […].
La
raison n’est pas une explication conforme à une expérience, mais
simplement une explication acceptée"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
II, 39). Dès
lors, on peut assez facilement répondre à la question "n’y
a-t-il pas une bonne raison d’admettre le sexe comme un motif pour
tous nos comportements ?"(Wittgenstein,
Leçon
sur l’Esthétique,
III, 31) sans
faire appel aux ressources argumentatives de la science ou de
l'histoire. Il suffit d'admettre que "certains
types d’explication exercent à un moment donné une attraction
irrésistible"(Wittgenstein,
Leçon
sur l’Esthétique,
III, 22). Aucune
explication n'est plus irrationnelle, plus
tautologique : on accepte une explication parce qu'elle est …
acceptable.
Certes. Et pourtant, Wittgenstein, tout comme Nietzsche18,
n'a de cesse de marteler qu'en
la matière "une
explication historique [...] est une supposition superflue qui
n'explique rien. [Car] il n'y a aucune raison qui ait conduit
certains hommes à pratiquer certains rites, de vénérer certains
dieux, etc., sinon le simple fait d'être unis dans une communauté
de vie et non l'effet d'un choix"(Wittgenstein,
Remarques
sur "le Rameau d'Or" de Frazer,
12), donc
que
"ce
qui doit être accepté, le donné, ce sont des formes de
vie"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, xi). "Il
n'y a aucune raison", sauf, bien entendu la
raison
qui, sans
raison, fait consensus
hic
et nunc.
Tout le talent du psycho-thérapeute réside, on le comprend, dans
cette faculté de proposer au patient la
raison
qu'il
va être
enclin à accepter
et, partant, qui
est de nature à apaiser
son trouble. Voilà,
notamment, l'enjeu de l'interprétation des rêves : "nous
pourrions dire d’un rêve une fois interprété qu’il s’insère
dans un contexte où il cesse d’être troublant. En un sens, le
rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environnement tel que le
rêve change d’aspect"(Wittgenstein,
Conversation
sur Freud).
Interprétation
qui ne repose pas sur un schéma causal : "ce
qui m’intrigue le plus dans le rêve n’est pas sa relation
causale avec des événements de ma vie, mais plutôt ceci qu’il
fasse
partie
d’une histoire, et d’une histoire très vivante, dont le reste
est dans l’obscurité"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
68). Cela
dit, comme le patient est toujours-déjà inséré, à son corps
défendant, dans un univers culturel déterminé, il n'est pas très
difficile, pour le psychanalyste,
d'éclairer
pertinemment
la
partie obscure du récit du patient.
Il suffit pour cela
de
posséder ce que Platon appelle "une
âme perspicace et naturellement habile dans les relations
humaines"(Platon,
Gorgias
463b). Les
détracteurs de la psychanalyse
y voient la preuve qu'elle est une forme de manipulation mentale,
qu'elle
n'aurait
d'effet bénéfique sur le patient qu'à condition que celui-ci croie
à
l'effet placebo
de
la poudre de perlimpinpin proposée par le charlatan. Or, outre que
le fait d'imaginer qu'il suffit d'avoir
l'idée
que p
est
vraie pour que
p
soit efficace
relève, typiquement, de la superstition19,
celle-là
même
que
lesdits détracteurs affirment traquer
dans la psychanalyse,
admettre
"j'ai fait a
pour
la raison r"
n'est
pas dire "j'ai commencé par croire
r,
en suite de quoi j'ai décidé de faire a".
Comme l'a finement remarqué Pascal, "M.
de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord
la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant
cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite. »
Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve
après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela
choque"(Pascal,
Pensées,
B276). Ce
qui veut dire que, non seulement la raison
(et
donc la "croyance" en la validité de cette
raison)
ne précède pas nécessairement
l'acte jugé
"choquant"20,
ce
qui semble
aller de
soi
lorsque cet
acte
est réputé inconscient
donc
inintentionnel21,
mais surtout que les raisons
d'agir
ou, en l'occurrence, d'avoir
agi,
doivent souvent faire l'objet d'une recherche après
coup et
c'est, bien entendu, dans les cas des personnes névrosées,
à
cette recherche que s'attelle le
psychanalyste.
En
ce sens, ce serait le contenu symbolique du mythe
qui
fournirait au psychanalyste
une
palette de scénarios attrayants
pour aider son patient à dire les raisons
de
sa névrose.
Est-ce
à dire que la
pertinence
psychanalytique
du
mythe
se
limite à son
contenu symbolique transgressif
?
N'est-ce
pas aussi, et peut-être surtout, sa forme
tragique
qui,
notamment dans le cas du mythe
d'Œdipe,
le
rend psychanalytiquement
irrésistible ?
Freud
remarque, en
effet,
que
"certaines
personnes donnent l’impression d’être poursuivies par le sort :
on dirait qu’il y a quelque chose de démoniaque dans tout ce qui
leur arrive, et la psychanalyse a depuis longtemps formulé l’opinion
qu’une pareille destinée […] se laissait ramener à des
influences subies par le sujet au cours de la première
enfance"(Freud,
Essais
de Psychanalyse).
En
admettant avec Freud que ces "influences
subies par le sujet au cours de la première enfance"
sont
l'autre
nom du destin,
c'est-à-dire
de
ce
contre quoi on ne peut rien, en
quoi leur figuration contribue-t-elle à la réussite de la
psychanalyse ?
Et
si on est convaincu avec
Wittgenstein que
"le
critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est
que cela vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçon
sur l’Esthétique,
III, 9), en
quoi consiste donc cette satisfaction ?
Si
on admet qu'un
dieu
est
un personnage
mythique
dont la pertinence
narrative est assurée par
le
fait
que tous les récits qui en sont faits sont invariablement structurés
autour
du
même thème central typique, en l’occurrence, une force
majeure
(dont
les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles),
éternelle et immuable,
alors
on doit dire que le
destin
à
l’œuvre dans la tragédie
est
le nom
que les hommes ont donné à l'une
des deux
forces
majeures
par excellence, à savoir la
vie22
avec
tout son cortège de chances (bonheurs) et de malchances (malheurs),
lesquelles sont aussi, figurées, dans la représentation tragique,
par la
lutte désordonnée de tous les dieux.
Plus
précisément,
la tragédie montre
que,
si une conjonction favorable de forces divines fait
accomplir de grandes choses à l’individu qui en est l’objet (le
héros),
en revanche, le même
héros
s'abaissera
à
des abominations pour peu que ladite conjonction lui
soit
défavorable, ce qui, statistiquement parlant, est beaucoup
plus
probable que son contraire. Freud
n'en disconvient pas qui, à
l'instar de Wittgenstein,
ironise sur "l’étroitesse
du besoin de causalité de l’homme, besoin qui, en opposition avec
la configuration habituelle de la réalité, veut se contenter d’un
unique facteur causal23.
[...] Nous refusons d’établir une opposition essentielle entre les
deux séries de facteurs étiologiques et admettons plutôt
l’existence d’une action des deux dans la production des
résultats observés. Ce sont les Daimon
kai Tukhè [les
causes mécaniques et le hasard] qui
déterminent le destin de tout être humain, rarement, voire jamais,
l’une seulement de ces deux forces"(Freud,
la
Technique Psychanalytique).
L'histoire
de la tragédie,
tout
comme sa
sémantique et
son lexique, militent
donc pour
un rapprochement du
sentiment
tragique
et
du
sentiment
religieux.
Ce
que
nous avons nous-même suggéré plus haut en assimilant le récit
religieux à une variété de récit mythique.
Ce
que Wittgenstein n'a pas manqué de remarquer : "le
monde m’est donné, c’est-à-dire que mon vouloir pénètre du
dehors dans le monde, comme dans quelque chose de déjà prêt. […]
C’est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre d’une volonté
étrangère. De quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas,
en un certain sens, dépendants, et ce dont nous dépendons, nous
pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le
Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de
notre vouloir"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
8/7/16). Ce
que Freud admet lui
aussi bien
volontiers :
"voir
dans le hasard extérieur un moyen par lequel s’expriment certaines
forces qui lui sont cachées [explique] la conception mythologique du
monde, qui se retrouve jusque dans les religions les plus modernes,
et qui n’est qu’une psychologie projetée dans le monde
extérieur"(Freud,
Totem
et Tabou,
iv)24.
Est-ce
à dire que l'approche tragique
qu'opère
la cure psychanalytique
est
assimilable à une approche religieuse du
trouble dont souffre le patient, que
le complexe d’Œdipe est
une
sorte de péché originel et la psychanalyse
une
sorte d'exorcisme, que le psychanalyste
enfin
est
une sorte de gourou
et le freudisme une secte ou
une
religion,
ainsi
que
le suggèrent ses détracteurs ?
Pour
clore définitivement le débat sur ce point, revenons
sur le
mythe
d'Œdipe,
comme
figuration fantastique
de
l'homme qui prétend, en vain, échapper à son destin.
On
objectera qu'Œdipe
n'est
pas le seul héros tragique
à
manifester la sotte prétention d'échapper à son destin.
Certes.
Sauf que, dans
les mythes
de
Prométhée ou de Sisyphe, par
exemple, l'un
et l'autre héros
sont
punis
parce que leurs
tentatives
de
défier le destin
représenté,
respectivement par Zeus
et
par Thanatos, ont réussi : l'un
a subtilisé le feu, l'autre échappe à la mort.
Tandis
qu'Œdipe
subit
une double peine : il a échoué
à
déjouer les
prédictions
de l'oracle en
s'enfuyant à Thèbes et,
en plus, il est châtié pour
avoir accompli ce qui, de
toute éternité,
était prédit.
Prométhée
et Sisyphe sont jugés coupables
de ce dont ils sont pleinement responsables.
Œdipe,
lui,
est
coupable
de
ce dont il n'est pas responsable.
Toute l'horreur et toute l'absurdité de l'existence humaine dont
parle Nietzsche se trouve résumée par cette situation qui
est le comble de l'injustice.
Aussi,
la
tragédie
en
général, et celle d'Œdipe
tout
particulièrement, est le plus
cruel des
schèmes
narratifs
possibles
pour une biographie humaine, trop humaine. D'où,
évidemment, la place prépondérante qu'elle occupe dans l'économie
du corpus
freudien
mais aussi dans l'histoire de la tragédie.
En
rappelant que "la
tragédie est issue du chœur tragique et était, à son origine,
chœur et rien que chœur […] le chœur des satyres du
dithyrambe"(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
vii), le dithyrambe25 étant
une cérémonie liturgique destinée à célébrer le
dieu Dionysos (ou
Bacchus), qui est le dieu de l’instinct vital et,
accessoirement, de l’ivresse26,
Nietzsche
nous rappelle
que l'invention de cette institution culturelle particulière qu'est
la tragédie
répond
à un besoin expressif en
même temps qu'à un besoin cérémoniel :
figurer le caractère originairement
dionysiaque
de
l'existence humaine et
célébrer le dieu Dionysos.
En
disant
que "la
figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont
la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute
civilisation, et qui, malgré les métamorphoses des générations et
les vicissitudes de l’histoire des peuples, restent éternellement
immuables"(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
vii), Nietzsche
confirme donc l'intuition freudienne d'une perpétuation
phylogénétique
de
la figure terrible et grimaçante du destin
individuel,
celui-là même que Freud localise,
ontogénétiquement, dans le ça
et
le surmoi,
en d'autres termes, dans l'inconscient.
Loin
de concevoir l'existence humaine comme ordre, paix et harmonie, la
tragédie
la
considère tout au contraire comme chaos, conflit et dissonance.
D'où, chez
Nietzsche, la bi-polarité d’Apollon, divinité de
l’ordre, de la civilisation et de la modération, et de
Dionysos, dieu du chaos, de la nature et de la démesure, structure,
en un sens, toute l’histoire des hommes27.
Voilà
qui suffirait
à diamétralement opposer la conception tragique
sur laquelle s'appuie la psychanalyse
à
la conception religieuse
à
quoi ses adversaires l'assimilent. Mais
il y a plus. Pour
Freud, il n'y a nulle ambiguïté sur ce point : "il
est facile de voir où se trouve la ressemblance entre le cérémonial
névrotique et les actes sacrés du rite religieux […] : le
cérémonial névrotique consiste en petits actes […] qui sont
toujours exécutés de la même manière, ou bien d’une façon qui
varie suivant des règles données […] ; on peut donc dire que la
névrose obsessionnelle individuelle est la caricature d’une
religion privée ou bien que l’acceptation de la névrose
universelle dispense le vrai croyant de la tâche de se créer une
névrose personnelle"(Freud,
l’Avenir
d’une Illusion,
viii). Bref, d'une part la religion
fait
partie de
la problématique
névrotique générale
à
laquelle
la psychanalyse
envisage, précisément,
d'apporter une solution, et
d'autre
part, pour
parler comme Nietzsche, la religion
s'oppose
à la tragédie
(et
donc à la psychanalyse)
comme Apollon s'oppose à Dionysos.
Sans doute l'homme
apollinien,
la connaissance de soi28,
la religion et la morale sont-ils des progrès souhaitables, mais,
d'une
part,
ils ne sont, nous rappelle Nietzsche, que le résultat
d'une évolution récente et précaire à partir d'une base
dionysiaque
faite
d'inconscience,
d'irresponsabilité
et d'immoralité. Freud ne dit pas autre chose : "la
culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par
lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et
qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la
nature et la réglementation des relations des hommes entre
eux"(Freud,
Malaise
dans la Culture).
Et, d'autre
part, l'homme apollinien
est,
pour
Nietzsche, non l'homme du progrès mais celui de
la décadence, l'homme du nihilisme, du pessimisme, notamment en
raison de son obsession de la vérité
:
"la
connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de
l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous
l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus
maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de
l'existence"(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
vii).
Bref,
comme c'est notre culture
(apollinienne)
qui
engendre la névrose
à
travers le refoulement
de
notre nature (dionysiaque),
il
lui appartient aussi de fournir l'antidote
consistant
à corriger les excès de la culture apollinienne
par
le rappel de notre nature dionysiaque.
La
psychanalyse
se
veut cette antidote. Si
donc la
psychanalyse
a
de l'affinité avec
la tragédie
c'est
que
"la
tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle
des causes génératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion,
Volonté, Malheur"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xx), et
non pas vérité, certitude, bonheur, comme
voudrait nous le faire accroire la société de consolation.
Et c'est bien là le point d'opposition décisif entre le caractère
apollinien
de
la religion et le caractère dionysiaque
de
la tragédie
et
donc aussi de la psychanalyse :
celles-ci, contrairement à celle-là, tournent
résolument le dos à l'idée de consolation,
d'apaisement.
Certes,
nous
dit Nietzsche, "l'art
[tragique]
s'avance
[...]
comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de
transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans
l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue
possible"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
vii), mais
c'est
parce que
"l’explication
esthétique n’est pas une explication causale corroborée par
l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose
qui vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçons
sur l’Esthétique,
III, 11) et
non pas, en
l'occurrence,
quelque chose qui vous a apaisé.
Toute
l'histoire de l'art peut en témoigner : si la
Madone Sixtine
de Raphaël est
apaisante, qu'en est-il du Cri
de Munch ? Il
faut donc admettre que,
paradoxalement,
ce
n'est pas en une
lèpsis,
une
anesthésie, une
sédation, que
consistent les contributions
tragique
ou
psychanalytique
aux
difficultés de l'existence,
mais,
tout au contraire, en
une
katharsis,
c'est-à-dire
une hyperesthésie,
une purgation. D'où
la question : comment peut-on être "guéri",
"sauvé", "satisfait"
par ce qui ne
nous
soulage
pas ?
Comme
le fait remarquer Clément Rosset, "le
sens du plaisir à la tragédie réside
[….] dans
cette idée que l'hypothèse de la consolation, hypothèse
anti-tragique, est définitivement écartée"(Rosset,
la
Philosophie Tragique,
I, iii, 3).
Notons
que ni Nietzsche ni Freud n'ont, au regard de la puissance
cathartique
de la tragédie, rien inventé, puisqu'on trouve déjà chez Aristote
l'idée que "la
tendance à la représentation [mimèsis]
est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Au point que
même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans
éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image
la plus fidèle, car la représentation, par elle-même, nous procure
du plaisir.
[Aussi],
la tragédie [en]
suscitant pitié et crainte [phobos
kaï éléos],
opère la purification [katharsis],
propre à pareilles émotions"(Aristote,
Poétique,
1448b-1450a). Car
c'est bien en cette katharsis
que
consiste, malgré
le déplaisir suscité par "la pitié et la crainte"29
éprouvées
à l'endroit du héros qui souffre et meurt,
"l’ivresse
extatique de l’état dionysiaque, abolissant les entraves et les
limites ordinaires de l’existence"
(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
vii)30.
Et
c'est en cette katharsis
que
consiste aussi la
"cure
psychanalytique" puisque
"si
la finalité du spectacle dramatique est bien d’éveiller « crainte
et pitié », d’entraîner une « purification des
affects », comme on le suppose depuis Aristote, on peut décrire
ce dessein de façon un peu plus détaillée, en disant qu’il
s’agit d’ouvrir le passage à des sources de plaisir ou de
jouissance provenant de notre vie d’affect, tout comme on le fait
dans le comique, le trait d’esprit, etc., pour des sources
provenant du travail de notre intelligence, par lequel au demeurant
nombre de ces sources ont été rendues inaccessibles"(Freud,
Personnages
Psychopathiques à la Scène).
Freud
souligne là toute l'ambiguïté d'une
katharsis
qui
est
loin d'être cet apaisement à quoi d'aucuns réduisent la fonction
de l’œuvre d'art31
et qui est certainement celle de
ce que Marx désigne comme l'"opium du peuple". Certes,
elle est une expérience plaisante ("source de plaisir et de
jouissance"), mais, en même temps, une épreuve douloureuse
("crainte et pitié"). En disant que "l’action
de la pièce ne consiste en rien d’autre qu’en ce dévoilement,
progressant pas à pas et savamment différé au terme duquel Œdipe
est lui-même meurtrier de Laïos, mais également le fils
de la victime du meurtre et de Jocaste"(Freud,
l'Interprétation
des Rêves),
Freud
rappelle que, s'il
est évident que la tragédie
en
général et l'Œdipe-Roi
en particulier, sont la trame même de toute existence humaine, c'est
parce que l'existence humaine est fondamentalement tragique,
c'est-à-dire déterminée par le jeu aléatoire de forces
transcendantes sans aucun espoir de providence.
C'est bien parce que l'existence humaine est tragique
que
"chaque
auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet Œdipe, et
devant un tel accomplissement en rêve transporté ici dans la
réalité, il recule d’épouvante avec tout le montant du
refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien
aujourd’hui"(Freud,
Lettre
à Fliess,
15 octobre 1897) et
que la représentation tragique,
toute illusoire32
qu'elle soit en ce qu'elle procède du mythe
et
non de la science, opère un douloureux dévoilement
de la propre histoire du patient. Car, Aristote y insiste, ce n'est
pas tant la mise en scène, le spectacle qui sont, par eux-mêmes,
cathartiques,
mais bien plutôt l'histoire, le récit : "il
faut qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi
constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on
frissonne et soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est
ce qu’on ressent en écoutant l’histoire d’Œdipe"(Aristote,
Poétique,
1452b).
Or,
que l'effet cathartique
procède
d'une narration, voilà qui confirme le caractère essentiellement
langagier tout à la fois du problème central
qui
fonde
la métapsychologie
freudienne
et de la solution que la psychanalyse
entend
apporter audit problème.
Si
le problème réside
dans le refoulement,
alors,
en effet, la
katharsis
psychanalytique va
consister à "ramener
à la surface de la conscience tout ce qui a été refoulé"(Freud,
cinq
Psychanalyses).
En
d'autres
termes,
si un certain énoncé est
refoulé,
c'est-à-dire indicible
pour moi
au
temps t,
il
n'est
pas nécessairement
indicible
pour l'Autre (le
psychanalyste)
au temps t,
mais peut-être
simplement
encore
non-dit.
Aussi appartient-il à l'Autre (le psychanalyste)
de dire
à
moi
ce non-dit
au
temps t+n
en
montrant à moi
que,
si
cet
énoncé était, en fait, indicible
en
t
pour
moi, c'est qu'il l'était
aussi en
droit :
c'est que je n'avais pas le droit
(moral)33
de
le dire. Œdipe,
au
début de la pièce de Sophocle, ne
sait pas qu'il
a tué son père et épousé sa mère. Mais quand bien même il le
saurait,
il n'aurait pas le droit
(moral)
de (se) le dire. Ce
serait
trop horrible. Ce
serait
insupportable. La suite de la pièce le lui apprend en le lui disant
(il n'y a pas de
fait nouveau,
mais rien que des preuves
verbales,
des
témoignages), même
si toutes les péripéties de la tragédie de Sophocle sont une
succession de révélations de la part de témoins de bonne foi et de
dénis de la part d'Œdipe,
dénis
d'autant plus énergiques et fébriles à la fois à mesure que l'on
s'approche du dénouement, c'est-à-dire
du dévoilement de l'indicible.
Et qu'Œdipe
se
punisse lui-même en
se crevant les yeux est la figuration symbolique du caractère
infiniment douloureux de ce
dévoilement
cognitif34.
De
même, si,
"bien
avant d’être capable de condamner un émoi pulsionnel par un
jugement conscient, le refoulement constitue le degré préliminaire
de la condamnation"(Freud,
Métapsychologie),
alors
le psychanalyste
va
reconstituer
l'identité narrative du patient en l'aidant à formuler en t+n
ce
qu'il ne pouvait, en fait, dire en t
pour la raison qu'une telle formulation était, en droit, condamnable
(moralement).
Sauf
que, comme c'est le cas pour Œdipe,
ce
qui était
condamnable
en t,
demeure encore
condamnable
en t+n.
Ainsi, la
psychanalyse
n'annule
pas le refoulement
mais
"remplace
le refoulement par la condamnation"(Freud,
cinq
Psychanalyses) :
un
certain énoncé n'est plus refoulé,
il n'est plus indicible,
mais il demeure
condamnable
(moralement).
Voilà pourquoi la katharsis
est
douloureuse.
Mais
alors, objectera-t-on enfin, en quoi la psychanalyse
permet-elle
d'envisager un enjeu éthique
si
celui-ci consiste, comme le dit par ailleurs Aristote, à
vivre le mieux possible35 ?
Là encore, on peut être tenté par une analogie médicale :
"les
hommes veulent-ils faire chaque action qu'ils font ou bien ce qu'ils
veulent n'est-ce pas plutôt le but qu'ils poursuivent en faisant
telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion
prescrite par le médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu'on
fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé, ne
veut-on pas plutôt recouvrer la santé
?"(Platon, Gorgias,
467c). Mais
un
autre argument nous paraît bien
plus solide. Vincent Descombes cite le psychanalyste américain Erik
Erikson à propos de quelques-uns de ses patients, jeunes soldats
rescapés de la Seconde Guerre Mondiale : "ils
savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle,
mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient
perdu toute cohésion et ne pourraient plus jamais en retrouver
une"(Descombes,
les
Embarras de l'Identité,
i). Ce syndrome, qui est, notamment, celui de ceux qui ont échappé
à une catastrophe, pose le problème de l'indicible,
de l'innommable, de l'irracontable, bref, de ce qui, rendant toute
identité
narrative impossible
(ce
"blanc" dans notre histoire dont parle Lacan) est
insupportable36
pour
le commun des hommes. Dans
un article précédent37,
nous
montrions
qu'il existe une éthique
de la sérendipité consistant
à s'efforcer de vivre, et même de vivre bien, en l'absence
d'identité
personnelle.
Mais enfin,
pour un Nietzsche,
un Proust,
un Musil, un Joyce, un Semprun (des "esprits exceptionnels",
dirait Wittgenstein) qui y parvinrent effectivement, combien d'autres
qui, à l'instar de
ces figures tragiques
que
sont le
Dorian Gray d'Oscar Wilde, le
Solal d'Albert Cohen, la Sophie de William Styron, ou
bien
Primo Levi, ont mis fin à une vie
indicible
?
Manifestement,
"il
y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent
des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de
suicide, [...] et qui peuvent ressentir un immense soulagement si on
est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une
tragédie"(Wittgenstein,
Conversation
sur Freud).
C'est
là la tâche du psychanalyste :
aider le patient à construire un récit de soi-même (en première
personne, en disant "je") dont
le caractère tragique
témoigne de la pertinence (le patient souffre) mais qui, en même
temps,
(re-)constitue son identité
personnelle
tant il est vrai que "le
récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son
identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée.
C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du
personnage"(Ricœur,
soi-même
comme un Autre,
vi, 1). Si
la psychanalyse
y
parvient, alors elle est
indiscutablement
d'utilité
publique38.
Nous
avons donc établi que, contrairement à l'ambition explicite de
Freud, la métapsychologie
est
une métaphysique
et
non une science.
Ce qui la rend telle, c'est l'obstination de Freud à s'inscrire
dans les
standards de la métaphysique
classique
en
assumant le présupposé
d'un milieu mental
incorporel accessible seulement en première personne, laquelle est
d'ailleurs, régulièrement un inconscient
et exceptionnellement une conscience.
Or, pour un matérialiste
comme
Freud, il semble que la seule conception possible d'un mental
non
réductible à des phénomènes physico-chimiques (neuronaux), ce
soit un conceptualisme
qui
fasse de l'inconscient
ou
de la conscience,
respectivement ce qui, à
propos de
soi, est indicible
ou
dicible
avec, dans les deux cas, un soi mentaliste,
c'est-à-dire un soi qui n'est pas sujet
d'énoncé
et
ne peut donc pas recevoir d'imputation prédicative.
Pour autant, l'enjeu de cette métaphysique
conceptualiste
n'est
pas théorique mais technique :
il s'agit de justifier la pratique psychanalytique
comme une sorte de médecine du mental
destinée à aider des patients qui souffrent de ne pouvoir parler de
ce qui empoisonne leur existence. Cette technique est originale,
d'une part en ce que le patient et les symptômes pathologiques y
sont des réalités matérielles
conceptuelles
(langagières)
et
non pas organiques,
d'autre part en ce que le praticien n'est pas un tiers extérieur au
patient et aux symptômes mais est partie prenante d'un jeu de
langage au sein duquel le récit
du patient
occupe
une place prépondérante. Ce que le psychanalyste
s'évertue
à faire, en effet, c'est de (re-)construire l'histoire personnelle
du patient afin qu'elle soit dicible
pour
et par lui. Pour cela, il utilise la trame narrative du
mythe
en
y traitant les épisodes sombres ou douloureux comme
autant
de péripéties tragiques
à
la suite
desquelles le héros (c'est-à-dire le patient), à l'instar d'Œdipe,
est
condamné pour avoir
accompli quelque chose dont
il n'est
pas responsable. Il s'ensuit une katharsis
certes
pénible mais néanmoins bénéfique en ce qu'elle instaure/restaure
l'identité
narrative
du patient dont
l'existence a désormais le statut d'un destin
œdipien
dans le sens où "l'homme
n'est pas un être qu'on puisse décrire ou définir, il est un
problème, une énigme dont on n'a jamais fini de déchiffrer les
doubles sens"(Vernant,
Mythe
et Tragédie en Grèce Ancienne,
I, v).
C'est
bien
parce
qu'au fond, Œdipe, c'est l'homme39,
que
la
psychanalyse
convoque
de
manière aussi constante la
tragédie
d’Œdipe.
LEXIQUE :
-
béhaviorisme :
sorte
de matérialisme
qui
élimine
complètement
le
mental en
n'étudiant,
en l'homme,
que
des comportements
(behaviours)
observables
-
computationnalisme :
variante du physicalisme
qui
conçoit le mental sur le modèle des systèmes informatiques
-
conceptualisme :
cf. physicalisme
-
dualisme :
cf. monisme
-
matérialisme historique
:
sorte
de monisme
faisant
des
transformations
historiques
le résultat d'un jeu de forces matérielles et
non d'une confrontation d'idées
comme
le soutient l'idéalisme
-
matérialisme
ontologique :
sorte
de monisme
faisant
de la matière le seul constituant de l'univers ; opposé
au
mentalisme ontologique pour
lequel les états et processus mentaux ne sont pas des phénomènes matériels
mais intrinsèquement psychiques (à ne pas confondre avec la forme faible, non-ontologique, du mentalisme qui refuse simplement la réduction ou l'élimination du mental)
-
mentalisme :
cf. physicalisme
-
monisme :
conception
unificatrice des composants de l'univers destinée,
originairement, à nier la
dualité de l'âme et du corps (ou dualisme
psycho-physique)
-
physicalisme :
sorte
de matérialisme
qui,
sans éliminer le
mental,
le
réduit à l'observation de phénomènes neuro-chimiques ; se
distingue du
conceptualisme
qui
le
réduit à un
ensemble de pratiques langagières en
première
personne,
du monisme
anomal qui
en fait un ensemble de propriétés supplémentaires ("survenantes")
de certains phénomènes matériels, et,
bien entendu, du mentalisme
(cf. matérialisme).
-
positivisme :
attitude
consistant
à maintenir une stricte démarcation entre science et non-science
sans, pour cela, établir de hiérarchie entre ces deux domaines
comme
le fait
le
scientisme
-
pragmatisme :
c'est l'idée que la valeur d'efficacité pratique d'un énoncé
donné est plus importante que sa valeur de vérité théorique,
voire,
l'en fait dériver
-
scientisme :
tendance
à évaluer
toute
activité intellectuelle
sur la base de sa plus ou moins grande proximité par
rapport à
la science
entendue
comme
horizon
indépassable de tout espoir de progrès humain
2Mais
pas nécessairement : certaines personnes bien réelles,
existant ou ayant existé, peuvent aussi faire l’objet de récits
fictifs, que
ces personnes soient
sacrées (les
saints, les
prophètes, les martyrs,
etc.) ou profanes (les
"grands hommes",
les génies, les champions,
etc.).
3Par
exemple, dans la mythologie grecque, la guerre en Arès, l'amour en
Aphrodite, la mort en Hadès, la fertilité en Héra, etc.
4Notons
que le psychanalyste et, un temps, ami de Freud que fut Otto Rank,
lequel avait travaillé sur l'origine des mythes (le
Mythe de la Naissance du Héros),
a contribué à la quatrième édition de l'Interprétation
des Rêves.
5De
là, la distinction qu'établit Freud entre le contenu manifeste
(le dit car dicible) du rêve et son contenu latent (le
non-dit car indicible mais faisant néanmoins l'objet d'une
tentative de dicibilité) :
"l’élaboration
du rêve, c’est l’ensemble des processus de transformation qui
ont introduit les représentations latentes du rêve dans ses
représentations manifestes"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves).
7Encore
un terme qui pose problème. Peut-on
dire que "les
interprétations de la psychanalyse constituent d’abord des
traductions d’un mode d’expression qui nous est étranger dans
celui qui nous est familier : quand nous interprétons un rêve,
nous ne faisons que traduire un certain contenu de pensée (les
pensées latentes du rêve) du "langage du rêve" dans
celui de notre vie éveillée"(Freud,
l’Interprétation
des Rêves) ?
Ou
s'agit-il,
en l'occurrence, "de
voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? –
Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre,
ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois
? – Je pencherais pour la première réponse"
(Wittgenstein,
Leçons
sur la Philosophie de la Psychologie,
§1) ? Il
est probable que l'interprétation
du
dit manifeste
soit
rendue nécessaire non pas tant par son caractère
crypté
que par le
fait qu'"une
fois
que
vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours
en dit toujours plus que ce que vous n’en dîtes
[...].
Ce
n’est pas seulement l’homme qui parle,
mais
que dans l’homme et par l’homme ça parle"(Lacan,
le
Séminaire,
V). Cf.
Wittgenstein
et la Musicalité non-Toxique du Langage.
8"Si
la connaissance de l'inconscient était aussi nécessaire au malade
que le suppose le psychanalyste expérimenté, il suffirait de lui
faire entendre des conférences ou de lui faire lire des
livres"(Freud, la
Technique Psychanalytique).
9Il
s'agit là d'une position que Wittgenstein adopte aussi à l'égard
des sciences de l'homme : "peut-on
apprendre
la
connaissance de l'homme ?
Oui,
plus d'un peut l'apprendre. [Mais] l'authenticité de l'expression
ne peut pas être démontrée, on doit la sentir [...].
L'expérience, par conséquent l'observation variée, peut les
enseigner ; et on ne peut pas non plus en donner une formulation
générale, mais seulement, dans des cas dispersés, énoncer un
jugement correct, fécond, établir une connexion
féconde"(Wittgenstein,
Recherches
Philosophiques,
II, xi).
10En
ce sens, "on
peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche
philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein,
Remarques
Mêlées,
25). Une
preuve supplémentaire que l'entreprise freudienne est plus proche
d'une métaphysique
que
d'une science.
11Ce
n'est pas pour
rien
que la vérité
se dit en grec "hè alèthéïa", littéralement, "ce
qui n'est plus oublié" !D'où
le rapport que Platon établit entre le
processus d'anamnèse
et
l'éducation en général :
"l’éducation
n’est pas ce que certains proclament qu’elle est : car ils
prétendent l’introduire dans l’âme où elle n’est point
comme on donnerait la vue à des yeux aveugles. [...] Or chacun
possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet
usage, et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner
qu’avec le corps tout entier des ténèbres vers la lumière, cet
organe doit aussi se détourner avec l’âme toute entière de ce
qui naît, jusqu’à ce qu’il devienne capable de supporter la
vue de l’être, [...] ce que nous appelons le bien. [...]
L’éducation est donc l’art qui se propose ce but, la conversion
de l’âme, et qui cherche les moyens les plus aisées et les plus
efficaces de l’opérer. Elle ne consiste pas à donner la vue à
l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà, mais, comme il est
mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de
l’amener dans la bonne direction"(Platon,
République,
VII, 518c-d).
12On
pourrait sans doute montrer que le mythe,
tout comme le rêve,
opère sur les signifiants un triple travail de "condensation",
de "déplacement" et de "figuration". Mais cela
dépasse le cadre, déjà très large, de cet article.
13Cf.
aussi Pascal : "lorsqu'on
ne sait pas la vérité d'une chose, il
est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes,
comme par exemple la lune, à qui l’on attribue le changement des
saisons, le progrès des maladies, etc."(Pascal,
Pensées,
B18).
14"Le
totem est un animal [...] une plante ou une force naturelle qui se
trouve dans un rapport particulier avec l’ensemble du groupe ;
[c’est] en premier lieu l’ancêtre du groupe, en deuxième lieu
son esprit protecteur et son bienfaiteur [...] ; il comporte la loi
d’après laquelle les membres d’un seul et même totem ne
doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent
ne doivent pas se marier entre eux : c’est la loi de
l’exogamie"(Freud,
Totem
et Tabou,
i).
15C'est
le cas, notamment, de Jean-Pierre Vernant qui, dans Mythe et
Tragédie en Grèce Ancienne,
I, iv, fait de
l'interprétation freudienne du
mythe
d’Œdipe
une
critique très sévère dans laquelle on retrouve tous les griefs
énumérés ci-dessous.
16"Toute
névrose dissimule un montant de sentiment de culpabilité
inconscient qui, à son tour, consolide les symptômes en les
utilisant comme punition. On est porté maintenant à formuler cette
thèse : si une tendance pulsionnelle succombe au refoulement, ses
éléments libidinaux sont transposés en symptômes, ses
composantes agressives en sentiment de culpabilité"(Freud,
Malaise
dans la Culture,
viii).
17Il
va de soi que le terme "subjectif" est à prendre ici au
sens grammatical (sujet
d'énonciation sans sujet
d'énoncé) et
non mentaliste (contenu
soi-disant privé accessible
seulement en première personne)
: ""subjectif"
est donc ici à prendre au sens de : incorrigible par autrui [...].
On peut dire aussi comme Wittgenstein : "asymétrie de la
première personne de l'indicatif présent du point de vue de la
justification"(Descombes,
le
Parler de soi,
II, 5). "Je fais a
pour la raison r"
est, à cet égard, dépourvu de sujet
d'énoncé,
donc
incorrigible par autrui
dans
le sens où il est impossible de détacher
l'agent à
la fois de
son action et de la raison qu'il invoque pour l'accomplir.
18"La
vie a besoin des services de l’histoire, il est aussi nécessaire
de s’en convaincre que de cette autre proposition qu’il faudra
démontrer plus tard, à savoir que l’excès d’études
historiques est nuisible aux vivants"(Nietzsche,
Deuxième Considération Inactuelle)
19Freud,
qui
est matérialiste
et
non pas idéaliste,
rappelle que "la
superstition, commune à la sorcellerie et à la magie, consiste à
s’imaginer pouvoir transformer le monde extérieur uniquement par
des idées"(Freud,
Totem
et Tabou,
iii).
20On
peut même soutenir qu'à la limite, "la
décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps
sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont
une seule et même chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 2). Ou, en tout cas, qu'il existe "des
motifs orientés-vers-le-passé [backward-looking
motives].
Une chose du passé est-elle la raison d'une action ? [...] La
réponse de l'agent à la question "pourquoi ?" mentionne
une raison d'agir [et donc une preuve de son intention] à deux
conditions : si, en considérant sa réponse comme une raison,
l'agent la conçoit comme quelque chose de bon ou de mauvais, et
s'il conçoit sa propre action comme faisant du bien ou du
mal"(Anscombe,
l'Intention,
§§13-14). Cf.
de
la Nature des Croyances Religieuses.
21"Les
actions intentionnelles
sont celles auxquelles
s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce
sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle
est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à
cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e)
que je faisais cela". [...] Une telle réponse n'est pas
vraiment une preuve (puisqu'elle peut être mensongère) mais plutôt
l'affirmation que la question "pourquoi avez-vous fait cela
(faites-vous cela) ?" prise dans le sens requis [le sens
non-causal du "pourquoi"] n'a pas d'application. Dès
lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une
description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe,
l'Intention,
§§5-6)
22L'autre
étant évidemment la mort. Freud donne parfois à la "pulsion
de vie" et à la "pulsion de mort", respectivement
les noms grecs d'Eros et de Thanatos. Rappelons que, dans la
Théogonie d'Hésiode,
Eros est l'une des cinq forces fondamentales avec Chaos, Nyx, Erèbe
et Tartare. Thanatos est,
quant à lui, le fils de Nyx (la nuit) et d'Erèbe (les ténèbres)
et le frère jumeau d'Hypnos (le sommeil).
23Cf.
Wittgenstein : "croire
en l’existence d’un lien causal [en général], c’est cela la
superstition"
(Wittgenstein, Tractatus,
5.1361).
24Pour
Durkheim ou Wittgenstein c'est, tout au contraire, la psychologie
qui est une mythologie
que l'institution sociale du
langage introjette dans un soi-disant "milieu intérieur".
25Les
participants aux
dithyrambes
(mais
on trouve des manifestations équivalentes dans toutes les
civilisations humaines) se
déguisent en satyres et, après s’être enivrés, chantent et
dansent de manière spontanée et désordonnée en
s’accompagnant d’instruments (essentiellement des flûtes et des
tambourins) afin de manifester en eux la présence du dieu. À
travers les chants (ou les cris), les danses (ou les contorsions) et
le son (ou le bruit) des instruments, il s’agit donc là du
culte d’une divinité, et pas n’importe laquelle puisque c’est
la divinité de la vie et de la nature, culte qui consiste
à se montrer littéralement
possédé par la divinité. D’où l’atmosphère de délire,
voire d’hystérie qui entoure ce genre de manifestation. Cf.
Nietzsche,
la Musique, le Théâtre et la Vie.
26Qui
est Dionysos ? Jean-Pierre Vernant répond : "Dionysos,
on ne peut pas dire qu’il est le dieu de quelque chose. Il est un
dieu à part […] : c’est la figure de l’autre […] Cela
veut dire que dans un monde grec où les divinités elles-mêmes
s’insèrent dans un certain ordre […] il incarne
toujours l’ailleurs. C’est un dieu que l’on ne peut pas
localiser, il n’est nulle part. Il est né à Thèbes [...] mais
c’est un dieu en même temps de l’errance. C’est un dieu
vagabond. Il arrive dans les villes comme une maladie, une
épidémie [...]. Cela veut dire que quand il arrive dans une
région, dans une cité, comme une maladie qui se répand, les
femmes vont être prises d’un délire dionysiaque. L’idéal
grec, c’est la sophrosunè,
le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le
juste-milieu"(Vernant, Dionysos).
27En
particulier, toute l’histoire des arts, donc toute
l’histoire de la musique et du théâtre : "l’évolution
de l’art est liée au dualisme
de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysiaque [...]. À
travers leurs deux divinités de l’art, Apollon et Dionysos, nous
comprenons que, dans le monde grec, il existe une violente
opposition, non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi
sous celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et
l’art non sculptural de la musique, qui appartient à
Dionysos"(Nietzsche, la
Naissance de la Tragédie,
i).
28Rappelons
que l'injonction "connais-toi toi-même" figurait au
fronton du temple d'Apollon à Delphes.
29Il
importe peu pour notre propos que ce soient ces émotions et pas
d'autres qui caractérisent la tragédie. L'important est comme le
remarque Nietzsche, "qu'une
joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
xvi).
30"Ivresse
extatique"
que Nietzsche situe
dans
"l'esprit de la musique" (der
Geist der Musik)
où
il voit l'origine de la tragédie.
Cf.
sans
Musique la Vie serait une Erreur.
31Par
exemple Schopenhauer pour
qui l'art est "plaisir
esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la
vie"(Schopenhauer,
le
Monde comme Volonté et comme Représentation,
§53).
32"Qu'un
jugement soit faux n'est pas, à nos yeux, une objection contre ce
jugement. [...] Il s'agit de savoir dans quelle mesure un jugement
aide à la propagation et à la conservation de la vie, à la
conservation, peut-être même à l'amélioration de
l'espèce"(Nietzsche, par-delà
le Bien et le Mal,
§229). Remarque
qui n'est rien d'autre que le fondement même du pragmatisme.
33"La
conscience morale, c’est la perception de la répudiation de
certains désirs que nous éprouvons, répudiation qui n’a pas
besoin de se justifier mais qui est sûre d’elle-même"(Freud,
Totem
et Tabou,
ii).
Cf. la note 11 de la deuxième partie.
34Rappelons
l'analogie qu'entretient, depuis
l'origine,
toute l'histoire de la philosophie entre l’œil et la
conscience :
"il
existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut
fixer son regard sur la vérité"(Platon,
République,
VI, 508e).
35"Puisque
toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque
bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est
le souverain bien de notre activité ? Sur son nom du moins il y a
assentiment presque général : c'est le bonheur, selon la masse et
selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont
synonymes de vie heureuse"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
1094a).
36"-
T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne
saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous,
s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous
... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu !
- Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués
pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est
trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur
est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de
ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les
abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se
rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre,
y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse,
le
Feu,
xxiv). Cf.
ne
pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même,
Schizophrénie et Capitalisme.
37Cf.
Éthique,
Identité Narrative et Conscience de soi.
Il n'est sans
doute pas
anodin 1) que le thème de l'identité,
personnelle ou collective, soit devenue une obsession de
notre époque, 2) que la notion d'identité ait
tendance à se résumer
à une identification administrativo-juridique sur
des critères
physiques objectifs,
ce que
Ricœur
appelle d'ailleurs "mêmeté" pour la distinguer de
l'"identité" proprement dite, laquelle, rappelle-t-il,
concerne nécessairement le
moi
narratif,
le moi
mentaliste,
bref, le moi
première
personne.
38Nous
avons montré dans l'Enjeu
Éthique de la Littérature que la littérature en général
(pas seulement la tragédie) poursuit les mêmes objectifs que la
psychanalyse avec des
moyens assez comparables. Comme l'écrit Yves Tadié dans une étude
comparative
de Freud et
de
Proust, "chez
[Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et
s'enrichissent l'une l'autre. Marthe Robert affirme même que les
plus belles pages de Freud sont celles qu'il a écrites sur Vinci,
Gœthe, Shakespeare, Michel-Ange [...]. Dans
les deux pratiques [celle de Freud et celle de Proust], il s'agit de
« rendre conscient l'inconscient »"(Tadié,
le
Lac Inconnu,
xviii).
39Nous
écrivions dans Nietzsche,
la Musique, le Théâtre et la Vie que,
dans toute la mythologie grecque, Œdipe est
le seul héros
tragique qui
n'ait pas été, préalablement, un héros
épique,
si
on entend par là un personnage qui
est
la personnification d’une classe d’exploits,
un exploit étant
une action mémorable tout à fait extraordinaire car hors de portée
du commun des mortels.
Ce
qui s'explique aisément : le thème central de
la
geste œdipienne,
c'est la tentative de fuir le destin.
Or, si Œdipe avait dû accomplir un ou plusieurs exploits
épiques,
c'eût été d'y parvenir. Ce qui est impossible si le destin est
bien cette conjonction de forces
divines obscures
et confuses à
quoi aucune
idée
"claire et distincte" (pour parler comme Descartes)
ne nous fera échapper.
Œdipe le
comprend bien qui se crève les yeux (symboliquement,
l'organe
de la connaissance et de la conscience) alors même qu'il pense
avoir résolu l'énigme la
plus difficile, celle
que lui posait la Sphinge : qu'est-ce que l'homme ?
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