Mais
cette justification de la profonde religiosité,
tout
à la fois historique et lexicale, déjà
soulignée
par Marx,
des
fondements de nos modernes démocraties
serait
incomplète si on n'y joignait la notion, tout aussi mystique,
d'élection
et qui s'enracine dans le judéo-christianisme plutôt
que dans le christianisme proprement dit. Dans l'Ancien
Testament
on peut en effet lire ceci à propos du peuple d'Israël : "ce
n’est pas parce que vous dépassez tous les peuples en nombre que
l’Éternel s’est attaché à vous et vous a élus. En effet, vous
êtes le plus petit de tous les peuples. Mais c’est parce que
l’Éternel vous aime, parce qu’il a voulu tenir le serment qu’il
avait fait à vos ancêtres, qu’il vous a fait sortir par sa main
puissante et vous a délivrés de la maison d’esclavage, de la main
du pharaon, roi d’Égypte. Sache donc que c’est l’Éternel, ton
Dieu, qui est Dieu. Ce Dieu fidèle garde son alliance et sa bonté
jusqu’à la millième génération envers ceux qui l’aiment et
qui respectent ses commandements"(Deutéronome,
vii, 7-9). La divine puissance
(B),
incarnée
et
(trans-)figurée
dans
les symboles inertes tels que l'icône
ou
vivants tels que le Prince
(A),
est, en effet, une puissance bienveillante et aimante.
Aussi élit-elle
(choisit-elle)
les créatures qui
auront pour mission de l'incarner
tout
en la (trans-)figurant
en dispensant auprès du profane
(C)
sa
souveraine
protection,
plus précisément, "prescrire
à ses fils [les
fils du représentant] et
à sa maison après lui de garder la voie du Seigneur en
accomplissant la justice et le droit"(Genèse,
xviii-xix).
Pour
les Juifs, c'est le peuple d'Israël indivis
qui
est élu.
Pour les Chrétiens, c'est chacun des baptisés.
Par où l'on voit que l'élu
(A)
est
bien un représentant
désigné
par un divin représenté (B)
pour
remplir à la fois une fonction rhétorique,
en l'occurrence l'incarner
en la (trans-)figurant, puis une fonction politique consistant à accomplir des actes réputés "justes"1 au motif que la "volonté" de l'auguste mandant aura, au préalable, été dégagée, interprétée et justifiée par la fonction rhétorique. Ce qui, derechef, confère aux "élus" un ascendant politique considérable sur l'entité représentée, et d'autant plus considérable que celle-ci est transcendante, c'est-à-dire, de jure comme de facto, incapable de manifestations empiriques. En ce sens, Marx est
parfaitement fondé à souligner le caractère fondamentalement
religieux
des
démocraties
historiques :
il suffit de parler, dans tous les cas, de puissance
souveraine.
Puisque la démocratie
est,
étymologiquement définie comme la "puissance du peuple"
là où la théocratie
s'entend
comme "puissance de Dieu", c'est
à la puissance
populaire
qu'échoit désormais la tâche d'élire
l'icône
vivante
qui
va incarner
le
peuple en le (trans-)figurant
avec,
pour mission
suprême,
d'établir la justice et le droit.
Cependant, une telle analogie ne nous renseigne que sur l'origine de
l'obsession démocratique
de
l'élection
et non pas sur sa nature. En effet, la nature de l'élection
change
profondément lorsque l'on passe de la théocratie
à
la démocratie.
Non pas tant par le fait que celle-ci
soit
présumée libre quand celle-là est imposée par la nature des choses.
Plutôt
en raison de l'étendue de la mystification.
L'institution
de
l'élection
repose,
dans les deux cas, sur le
même
mythe
fondateur et sacré
: celui de la souveraineté,
de l'existence d'une puissance impeccable, incoercible, inflexible, infaillible, qui ne peut,
dès lors, qu'emporter adhésion, respect et obéissance.
Un
mythe
qui
indique
obscurément, au
sens de Durkheim, les structures profondes de la société humaine,
avec ses hiérarchies et ses valeurs inégalitaires
:
que la puissance soit divine ou qu'elle soit populaire, de
ce point de vue, cela ne change pas grand chose.
D'autant
moins que ce mythe,
au sens de Girard
cette fois-ci,
occulte
maladroitement les
motivations profondes de ses membres : faire
converger
les
modèles humains en
concurrence pour l'exercice du pouvoir
vers
un même modèle
métaphysique.
De ce point de vue, que le modèle s'appelle "Dieu" ou bien
"le Peuple", le processus est le même.
Seulement, dans le cas de la théocratie,
le
représentant
(A)
est
élu
par
le souverain
(B)
et
dispense son pouvoir
politique
(droit
et justice) à un ou des peuple(s) tiers
(C) sous couvert d'universalité.
Tandis qu'en démocratie,
l'origine et la fin du pouvoir
sont,
par définition, confondus : c'est le "peuple" lui-même qui est censé s'auto-gouverner2.
Bref,
B = C. Or, comme l'élu
(A)
tout à la fois procède et participe de la souveraineté de C, comme
donc, en un certain sens, A = C,
la
démocratie
réussit
le tour de force de confondre A, B et C.
Ce qui nous fait dire que, si
la notion de peuple,
entendue comme détenteur de la souveraineté
est
plus mythique
encore
que celle de Dieu,
c'est
qu'il faut, à nouveau faire violence à la logique3
pour
donner un sens à
la notion de représentation
politique : imagine-t-on (si on prend pour exemple la théocratie juive) Dieu, les Juifs et les Gentils ontologiquement confondus (il appartient d'ailleurs au "génie" du christianisme d'avoir tenté un tel coup de force avec sa notion de "corps mystique de Jésus-Christ") ? De sorte que la relation de représentation
n'y
soit plus transitive
(A
représente B
auprès de C)
mais réflexive
(si
A = B = C, alors A
représente A
auprès de A), de
même que la relation de pouvoir
politique (non plus C
obéit à A
au nom de B mais A obéit à A
au nom de A).
Dès
lors,
"la
répartition des fonctions générales est devenue une chose
technique4
et ne donne aucun pouvoir [...]. Dans les conditions actuelles, "tout
le peuple" n'est qu'une fiction"(Marx,
Critique
de "l'État et l'Anarchie" de Bakounine).
Le
temps nous manque pour faire l'inventaire ici des innombrables
subterfuges que la rhétorique
a
inventés
pour justifier tous les divers aspects de cette mystification, depuis la notion de
l'autorité
distinguée
de
celle du
pouvoir
chez
Cicéron5,
jusqu'à celle d'autonomie
de
la volonté
chez
Kant6
en passant, bien entendu, par
la
théorie
dite du contrat
social chez
Rousseau7.
Pour ne parler que de ce
dernier
subterfuge,
de loin le
plus "populaire",
on peut donc dire avec Bourdieu que, sous ses différentes
déclinaisons, toutes "les
théories du contrat social [sont de] véritables mythes
d’origine
des religions démocratiques"(Bourdieu,
Méditations
Pascaliennes,
iii).
Précisons
que, pour peu que l'on adopte la conception girardo-durkheimienne
de la religion
comme
institution
du
sacré
qui
(trans-)figure
obscurément
et
maladroitement les
structures profondes d'une société afin d'en préserver l'unité,
la religiosité
de
la représentation
élective
est un authentique symptôme
empirique des
démocraties
historiques
et pas une simple analogie.
Personne mieux que Marx ne l'a remarqué : "par
l’État démocratique […] le fond humain de la religion est
réalisé de façon profane [...]. Un dualisme s’instaure entre vie
individuelle et vie politique, celle-ci étant la vraie vie, celle de
l’esprit [...]. La chimère, le rêve, le postulat du
christianisme, la souveraineté de l'homme, mais de l'homme en tant
qu'être étranger, différent de l'homme réel, devient dans la
démocratie une réalité concrète, une présence, une maxime
séculière"(Marx,
à
propos de “la Question Juive”).
Ainsi, l'obsession symptomatique
de
la représentation
mystique
et,
tout particulièrement, de la représentation
élective,
qui taraude les démocraties
historiques,
en cela, dignes héritières des théocraties
judéo-chrétiennes,
aboutit
donc à faire de l'homme démocratique
lui-même
un être abstrait, incohérent, incompréhensible, un être étranger à lui-même.
L'enjeu du culte des mythes fondateurs et sacrés du pouvoir politique est, pour tous les hiérarques8 depuis la nuit des temps, nous l'avons vu avec Pascal, Durkheim et Girard, est le maintien de l'ordre social. Comme le dit Bourdieu, "en matière de magie, il ne s’agit pas tant de savoir quelles sont les propriétés spécifiques du magicien, ou celles de ses instruments, mais de déterminer les fondements de la croyance collective, mieux, de la méconnaissance collective produite et entretenue, qui est au principe du pouvoir que le magicien s’approprie"(Bourdieu, les Règles de l’Art, i, 3). Car, Spinoza le dit bien, les hiérarques de tout poil "savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'Admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). Souci tout à fait respectable et légitime, certes. Mais enfin, qui ne saurait tenir lieu de finalité ultime pour une existence authentiquement humaine : "on vit tranquille aussi dans les cachots. En est-ce assez pour s'y trouver bien ?"(Rousseau, du Contrat Social, I, 4). L'ordre social, la paix sociale ne sont que des moyens de réaliser l'humaine condition et ne sauraient constituer des fins en soi. Nous devons donc nous interroger à présent sur la raison de cette transformation proprement démocratique de l'obsession de la sécurité. La raison la plus évidente est la crainte de l'instabilité supposée inhérente à la forme spécifiquement démocratique d'organisation politique et que Platon avait déjà soulignée. Rousseau, d'ailleurs, ne dit pas autre chose : "il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne"(Rousseau, du Contrat Social, iii, 4). Instabilité démocratique qui, pour Marx, est l'expression superstructurelle des contradictions infrastructurelles du système économique capitaliste : "l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. […] Toutefois, notre époque se distingue des autres par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. dans la mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se développe, on voit se développer le prolétariat, la classe des travailleurs modernes qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital […]. Bientôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois, ils se groupent pour défendre leur salaire, ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des provisions en vue des révoltes éventuelles. Çà et là, la lutte éclate sous la forme d’émeutes"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i). Raison pour laquelle l'art.2 de la D.D.H.C de 1789 mentionne, entre autres "droits naturels et imprescriptibles"9, celui de sûreté, et que Marx interprète, à juste titre comme "la notion de police d’après laquelle la société tout entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés, c’est l’assurance de son égoïsme"(Marx, à propos de “la Question Juive”), bref, pour garantir la pérennité du capitalisme. De là, une conception moderne, démocratique, mais très restrictive de la politique qui n'a plus grand chose à voir avec celle d'Aristote : désormais, "lorsqu’on dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants [...]. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Cette conception restrictive, mais moderne10 en diable, de la politique dérive de ce qu'"il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (la notion de territoire est une de ses caractéristiques), revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime"(Weber, le Savant et le Politique, ii), légitimité qui, nous l'avons vu, procède de la fonction rhétorique d'un langage imagé produisant un mythe fondateur et sacré qui, sans avoir, par hypothèse, de compte à rendre à la vérité, établit formellement la relation de représentation qui unit l'élu au pouvoir souverain, relation désormais conçue comme étant essentiellement une relation de coercition (ou domination). Dès lors, la transitivité originelle de la notion de représentation est, de facto, rétablie par "le fait [que] se présenter comme “au service”11 de ceux qu’on domine, n’est nullement une preuve contre le caractère de domination"(Weber, Économie et Société). Encore une fois, la fonction du mythe de légitimation est d'indiquer les structures profondes de la société tout en occultant les motivations profondes de ses hiérarques, structure et motivations réelles qui sont tout sauf égalitaires.
Il serait pourtant caricatural de réduire "la domination [à] la chance pour des ordres donnés de trouver obéissance"(Weber, Économie et Société). Car, comme l'objecte Foucault, "gouverner les gens, au sens large du mot, n’est pas une manière de les forcer à faire ce que veut celui qui gouverne ; il y a toujours un équilibre instable avec de la complémentarité et des conflits, entre les techniques qui assurent la coercition et les processus par lesquels le soi se construit ou se modifie lui-même [...]. Le gouvernement n’est pas une pure relation de force, il n’est pas une pure domination, il n’est pas une pure violence. [...] Dans le fait de gouverner, il n’y a pas seulement des forces ou plus de forces d’un côté que de l’autre ; mais il y a toujours en ceux qui sont gouvernés une structure qui les rend gouvernables par les autres"(Foucault, l'Origine de l'Herméneutique de soi). Bourdieu avait déjà souligné que "la violence symbolique est la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipent leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité)"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, v). Donc dire que l'État démocratique monopolise l'usage de la violence physique légitime est une chose, dire qu'il ne gouverne que par la violence physique légitime en est une autre. Autrement dit, s'il est exact que le propre des institutions politiques (au sens de Weber) est cette forme de domination monopolistique qui perpétue et légitime démocratiquement l'ordre inégalitaire établi par la classe dominante capitaliste12, il reste que "la forme juridique générale qui garantit un système de droits en principe égalitaires est sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoirs essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines"(Foucault, Surveiller et Punir). Bref, les droits sont la forme même que revêt le mythe de la légitimité dans les sociétés démocratiques, tandis que, dans les sociétés pré-démocratiques, ce mythe peut revêtir une forme historique (chez les Grecs), religieuse (chez les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans), biologique (chez les nazis). Pour parodier Weber, on pourrait dire que, dans les démocraties historiques, les savoirs positifs (scientifiques, technologiques) monopolisent l'usage du mythe de légitimation de l'ordre social inégalitaire. Ces disciplines "donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps". Comme l'avait aussi remarqué Bourdieu, la coercition par ce qu'il appelle "violence symbolique" s'exerce, à bas bruit, bien en amont de l'exercice de la violence physique, et, en un sens, bien plus efficacement qu'elle : "la violence symbolique est […] une véritable force magique exerçant une sorte d’action à distance sans contact physique"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Les différences entre Bourdieu et Foucault, sont, premièrement, que celui-ci fait de cette forme de coercition "douce", un symptôme de modernité : "les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. […] Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines"(Foucault, Surveiller et Punir). Ce que Foucault appelle "disciplines" fait irrésistiblement penser à la notion bourdieusienne d'habitus au sens où "les relations sociales ont tendance à s’incarner dans les corps sous forme d’habitus, c’est-à-dire de système de dispositions durables : le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Toutefois, là où Bourdieu ne voit qu'une différence de degré de coercition entre les divers avatars que la politique (au sens de Weber) a endossés au cours de l'histoire, Foucault voit, dans la spécificité de l'avatar démocratique, une différence de nature. Tout comme Weber, mais pas tout à fait pour la même raison. Tandis que, pour celui-ci, "l’élément déterminant du droit, c’est l’existence d’une instance de contrainte physique"(Weber, le Savant et le Politique, ii), pour Foucault, en revanche, il ne s'y réduit pas. Certes, la révolution technologique facilite la coercition politique. Mais, encore une fois, pas nécessairement dans le sens d'une répression violente. D'où, deuxième différence entre Bourdieu et Foucault : si la normalisation impose aux corps, en amont de la répression, des habitus déterminés par les institutions politiques (au sens de Weber) des démocraties historiques, lesquels habitus "réveillent des dispositions corporelles à la soumission"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), le modus operandi des disciplines foucaldiennes n'est pas, comme chez Bourdieu, "la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement "(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). La magie invoquée par Bourdieu fait place, chez Foucault à de véritables technologies du pouvoir qui ne procèdent ni de la seule vertu de l'image (bien qu'elles puissent s'en prévaloir), ni de la seule vertu de la contrainte physique (bien qu'elles ne répugnent pas à en user).
Foucault donne deux exemples paradigmatiques de l'invention moderne des disciplines et de leurs vertus normalisatrices comme technologies du pouvoir au service de la modernité politique (au sens restreint). D'abord, le passage historique du "modèle de la lèpre" au "modèle de la peste" : "la peste a pris la relève de la lèpre comme modèle de contrôle politique, et c'est là l'une des grandes inventions du XVIIIe siècle [...] : l'invention des technologies positives de pouvoir. La réaction à la lèpre est une réaction négative ; c'est une réaction de rejet, d'exclusion, etc. La réaction à la peste est une réaction positive ; c'est une réaction d'inclusion, d'observation, de formation de savoir, de multiplication des effets de pouvoir à partir du cumul de l'observation et du savoir"(Foucault, les Anormaux). En effet, le traitement politique de la lèpre, au Moyen-Âge, consistait à parquer les lépreux, vus comme des damnés, dans des léproseries après les avoir exclus formellement de la communauté chrétienne au cours d'une cérémonie qui ressemblait fort à des funérailles et les avoir revêtus d'un vêtement et d'une crécelle qui les signalaient à la vue et à l'ouïe de la population encore saine afin que celle-ci pût les éviter. En revanche, Alessandro Manzoni raconte, dans i Promessi Sposi, comment fut gérée la peste de Milan en 1630 : d'abord le Lazaret de Milan était un véritable hôpital destiné à soigner et non seulement à enfermer les malades, ensuite il fut érigé un Tribunal de Santé composé de médecins qui, avec les connaissances de l'époque, jugeait les cas suspects sur des critères scientifiques et non plus superstitieux, le tout financé par un impôt spécifique prélevé sur la population des duchés de Milan et de Parme. On est donc passé "d'une technologie du pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit, qui marginalise, qui réprime, à un pouvoir qui est enfin un pouvoir positif, un pouvoir qui fabrique, un pouvoir qui observe, un pouvoir qui sait et un pouvoir qui se multiplie à partir de ses propres effets"(Foucault, les Anormaux). Fabriquer, observer, savoir : savoir pour observer, observer pour fabriquer. Tel est l'algorithme du pouvoir politique moderne qui, in fine, dispose de techniques de fabrication. La technologie de pouvoir en œuvre dans le modèle de la peste dont parle Foucault ne se réduit pas, pourtant, à la simple la technologie (par exemple médicale) disponible, mais montre un pouvoir qui invente des modes spécifiques de gestion du problème de santé publique, une sorte d'économie de guerre qui intègre le fléau à combattre comme un paramètre politique à part entière. Deuxième exemple significatif, qui n'est pas sans lien avec le premier : "l’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage [...]. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente […]. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée […], moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce"(Foucault, Histoire de la Sexualité). Comme pour illustrer ce propos, Marcel Proust a fait, dans Contre Sainte-Beuve, un rapprochement saisissant entre la condition de réprouvé du juif et celle de l'homosexuel dans le monde moderne13 : l'un et l'autre sont stigmatisés par la tenue vestimentaire et par les attitudes corporelles qu'ils adoptent, l'un et l'autre sont objet de sarcasmes, l'un et l'autre enfin en sont réduits à affronter le regard méprisant avec un mélange d'humilité et de fierté. L'un et l'autre sont, comme le dit Foucault, devenus des personnages14 d'une certaine espèce naturelle, c'est-à-dire des exemples dont on raconte l'histoire en la naturalisant : "un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse"(Foucault, Histoire de la Sexualité), étant entendu que l'histoire, sans être pour autant un mythe15, mais toujours chargée d'idéologie16, participe volontiers, en tant que savoir positif, à la fabrication des technologies de pouvoir17. Pour Foucault, la condition moderne de l'homosexuel bénéficie, elle aussi, d'une technologie du pouvoir : en l'occurrence, l'invention de la "sexualité". Car "la sexualité est liée à des dispositifs récents de pouvoir ; [...] il a été lié dès l’origine à une intensification du corps [mais] on est passé d’une problématique de la relation à une problématique de la “chair” […]. Le grand domaine médico-psychologique des “perversions” […] allait prendre la relève des vieilles catégories morales de la débauche ou de l’excès"(Foucault, Histoire de la Sexualité). La "sexualité"18 n'est pas un simple concept biologique mais un concept politique de second ordre qui regroupe un ensemble cohérent de conceptions biologiques, psychologiques, économiques, anthropologiques, etc. autrement dit un ensemble de discours19 qui convoquent tous des savoirs positifs ("scientifiques" ou "technologiques"), prenant ainsi le relais de ces considérations superstitieuses ou morales qui présidaient seules, naguère, à la classification des hommes. La différence fondamentale réside en ce que celles-ci se bornaient à exclure ou, tout au moins, à cacher le mal (on le voit avec le paradigme de la lèpre comprise comme punition divine, ou celui de l'homosexualité assimilée à la perversion sodomite), tandis que celles-là visent à rendre visible le mal afin de le marginaliser tout en l'incluant, c'est-à-dire à le stigmatiser différentiellement en fonction du degré de proximité à l'égard d'une norme20, laquelle est "positive" dans le sens où sa précision technique et/ou scientifique envisage toujours une évolution de degré possible : les technologies de pouvoir donnent, en effet, "des moyens de correction qui ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des moyens de transformation de l'individu, toute une technologie du comportement de l'être humain"(Foucault, le Pouvoir, une Bête Magnifique). On peut faire une synthèse des deux exemples de Foucault en évoquant les traitements politiques récents du SIDA puis du COVID comme une même technologie de pouvoir : il s'est bien agi, dès le début de chacune des deux épidémies, en s'appuyant sur les recherches les plus récentes des technologies biologiques et médicales ("savoir"), de faire du malade du SIDA ou de celui du COVID une espèce bien traçable ("observer"), espèce incluse de plein droit dans ce genre humain dont il est requis, non plus de la charité comme antan, mais des mesures concrètes d'intégration/distanciation ("fabriquer") dans le monde du travail, dans celui de la culture, dans celui de la consommation, etc., espèce que les plus plus méritants peuvent et doivent, par leur soumission au pouvoir de la technologie politico-médico-pharmaceutique, soit quitter, soit, mieux encore, ne jamais intégrer.
On voit en tout cas en quoi ces savoirs positifs engendrent une discipline concrète et efficace à partir du mythe de normalité qu'ils présupposent : "apparaît, à travers les disciplines, le pouvoir de la « Norme ». […] Aux marques qui traduisent des statuts, des privilèges, des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter tout un jeu de degrés de normalité, qui sont des signes d’appartenance à un corps social homogène, mais qui ont en eux-mêmes un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution des rangs"(Foucault, Surveiller et Punir). Une norme n'est, en effet, ni un ordre destiné à être obéi (même s'il est des ordres qui se prévalent de ces normes), ni même un mythe destiné à être cru et colporté. La norme de l'ère pré-démocratique se situait, implicitement, en amont du mythe puisque tout mythe la présupposait21. La nouveauté radicale des mythes fondateurs et sacrés de notre moderne société démocratique, c'est qu'ils produisent des normes positives qui ne sont plus présupposées plus ou moins consciemment mais qui sont des applications concrètes et précises des savoirs scientifiques et technologiques eux-mêmes exigés par le mythe du progrès techno-scientifique fondateur de la modernité. Par exemple, une norme mythique de comportement sexuel "sans risque" entre adultes hétéro-sexuels consentants et, si possible, à visée reproductive, ou encore de comportement social "sans risque" de la part de quiconque observe scrupuleusement des "gestes-barrières" et, bien entendu, consent à se faire vacciner et re-vacciner. Il en va de même pour la norme intellectuelle qui permet de hiérarchiser les régimes politiques en proclamant, cela va de soi22, la primauté de la démocratie, mais sur la base de recherches positives (historiques, anthropologiques, juridiques et, surtout, économiques) et non plus sur des considérations philosophiques abstraites. La norme s'insère dans l'espace social compris entre, d'une part, la règle positive (juridique ou morale), elle même déterminée par la loi positive (scientifique ou technique) compatible avec le mythe fondateur et sacré, et, d'autre part, l'habitus analysé par Bourdieu, de sorte que ce n'est pas "l’habitus qui vient combler le vide des règles"(Bourdieu, les Structures Sociales de l’Économie), mais plutôt la norme qui sera d'autant mieux acceptée qu'elle confirmera mieux le mythe qui l'a exigée et à la réactivation duquel participe le spectacle médiatique participe plus efficacement. C'est, en effet, par la norme que l'habitus, alimenté par des discours d'autorité en amont (sciences, techniques) et en aval (media), se mue en multiples petites injonctions de normalité grâce auxquelles chacun peut se situer (et, accessoirement, situer autrui) dans l'espace social, en s'y sentant, éventuellement, plus ou moins marginalisé, mais, désormais, très exceptionnellement exclu par violence. Les technologies de pouvoir caractéristiques des démocraties historiques sont donc des stratégies de production de normes23 qui différencient et hiérarchisent en évitant d'exclure, ce qui serait le cas si la politique au sens restreint (celui de Weber) consistait simplement à réprimer par la violence physique, voire par la violence symbolique. Car le capitalisme, infrastructure des démocraties, n'a, stricto sensu, aucun intérêt à exclure : il a, tout au contraire, besoin de la plus grande quantité possible de forces de travail disponibles24 ainsi que de propensions à investir et à consommer25. Michel Foucault nomme "bio-pouvoir" l'ensemble de ces technologies du pouvoir telles que l'histoire des démocraties les ont effectivement développées et qui consiste à produire, en se prévalant des savoirs positifs, des normes disciplinaires qui engendrent ce que Bourdieu appelle les habitus distinctifs26, c'est-à-dire qui inscrivent les corps dans la hiérarchie des valeurs imposée par le capitalisme : "le bio-pouvoir est un élément indispensable au développement du capitalisme; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques"(Foucault, Histoire de la Sexualité). Un exemple frappant de contrôle bio-politique des corps réside dans la norme dite de l'"urgence humanitaire". Jadis, conformément au mythe de la charité morale ou religieuse, le mot d'ordre qui commandait à tout homme digne de ce nom de secourir son prochain dans la détresse était : "save our souls !", "sauvez nos âmes !". Désormais, sous l'impulsion des savoirs positifs, c'est plutôt "save our bodies !", "sauvez nos corps !", autrement dit, "maintenez-nous biologiquement en vie à n'importe quel prix !". La norme humanitaire justifie et détermine une intervention institutionnelle, tant des États que des O.N.G., consistant à mobiliser d'énormes moyens techniques (notamment dans l'industrie du spectacle médiatique) et scientifiques dans le seul but d'éviter, hic et nunc, qu'il y ait trop de cadavres.
Au rebours du mythe intellectualiste d'après lequel la modernité démocratique, en tant qu'héritière de la philosophie des Lumières, ne produirait des habitus qu'à travers des manières de penser, des discours, des images, voire des mythes, Foucault établit donc une relation directe entre les démocraties historiques et la coercition disciplinaire : "si, d’une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l’instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps"(Foucault, Surveiller et Punir). Pour Foucault, la valeur cardinale du pouvoir démocratique ("savoir", "observer", "produire") est, clairement, l'observation, le contrôle total des mouvements des corps par des normes disciplinaires produites par le bio-pouvoir, une société "panoptique" construite sur le modèle de la prison idéale de Bentham27 : "le vrai effet du Panopticon, c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé, qu’il ait l’expérience constante d’être dans un état de visibilité pour le regard"(Foucault, Surveiller et Punir). Le bio-pouvoir panoptique, une synthèse de 1984 d'Orwell où le citoyen se sait observé par un Big Brother technique et scientifique qui, comme dans le Meilleur des Mondes d'Huxley, distribue des degrés de normalités visibles pour soi-même et pour autrui, une société parfaitement transparente à tous ses membres, et parfaitement prévisible pour tous ses membres : l'"état d'urgence permanent", tel qu'il a été instauré en France depuis janvier 2015 et récemment relayé et réactivé par la notion d'"état d'urgence sanitaire", est la parfaite illustration du mythe de la pureté du sanctuaire démocratique utilisant une débauche de moyens techniques et scientifiques pour justifier des règles d'occupation de l'espace public qui se traduisent toujours par des normes comportementales auxquelles sont corrélés des degrés de "dangerosité". La violence physique légitime dont parle Weber, tout autant que la violence symbolique dont Bourdieu fait état, sont, évidemment, loin d'être incompatibles avec une telle situation. Mais enfin, elles demeurent exceptionnelles28. Il en va de même pour la terreur dont fait état Alain Badiou dans le passage que nous citons en introduction de cet article et qui reste, dans tous les cas, un état d'exception compatible avec n'importe quel régime politique, y compris, comme le souligne Robespierre, le plus "vertueux" : "si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc l'émanation de la vertu : elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux besoins les plus pressants de la patrie"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Les exemples que donne Badiou d'un soi-disant "terrorisme d'État" ("radars, photos, contrôle de l'Internet, écoutes systématiques de tous les téléphones, cartographie des déplacements" - de quoi Sarkozy est-il le Nom ?) sont, en réalité, des preuves de l'obsession panoptique du bio-pouvoir des démocraties historiques, obsession qui produit des normes grâce aux effets stigmatisants desquelles, il n'y a presque "plus besoin d’armes, de violences physiques, de contraintes matérielles. Mais un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s'observer lui-même : chacun, ainsi, exercera cette surveillance"(Foucault, Surveiller et Punir), et chacun s'évertuera à se rendre parfaitement lisible et prévisible aux yeux d'autrui. Le problème, comme le souligne Hannah Arendt, c'est que, "parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1). Or, "les prévisions de l’avenir ne sont jamais que les projections des automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir et si n’intervient aucun événement imprévu [...]. Toute action, bonne ou mauvaise [...] détruit nécessairement le cadre des structures prévisionnelles [de sorte qu'] il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation"(Arendt, du Mensonge à la Violence, iii). Bref, rendre parfaitement transparente, idéalement prévisible la société des hommes, cela suppose qu'on leur a retiré la possibilité d'agir, autrement dit, leur humanité pour les reverser dans la simple animalité biologique. La limite vers laquelle tend asymptotiquement la société démocratique29 n'est donc rien moins que le totalitarisme dans la mesure où "l'objectif d'un mouvement totalitaire est d’encadrer autant de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et les maintenir en mouvement. Quant à l’objectif politique qui constituerait la fin de ce mouvement, il n’existe tout simplement pas"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1). Substituer le mouvement biologique prévisible des corps à l'action politique imprévisible de ce qu'on appelle "l'esprit"30, c'est supprimer l'humanité, raison pour laquelle "les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). Dans son roman le Conformiste, Alberto Moravia a analysé avec acuité la transformation progressive, chez un individu moyen (voire médiocre), du désir conscient de se conformer au plus grand nombre possible de normes sociales dont il envie la présence manifeste chez ses semblables, en désir tout aussi conscient d'ordre totalitaire31.
Ils n'ont de cesse de "fuir la fragilité des affaires humaines pour se réfugier dans la solidité du calme et de l’ordre"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1) ceux qui, manifestement, fuient le risque de la vérité historique dans le calme du mythe anhistorique, fuient l'incertitude de la juste égalité dans l'ordre de la norme sélective. Ce sont eux, en somme, qui préparent cyniquement le terrain au totalitarisme en entretenant les conditions d'une instabilité qui, pour eux, est la conséquence inévitable de ce qu'ils appellent "liberté démocratique" et "égalité démocratique" la liberté et de l'égalité démocratiques mais qui, en réalité, n'est que la conséquence d'un chaos social créé et entretenu à dessein. Car "ce qui définit la Cité [polis], c'est la communauté vouée à la vie bonne qui règne entre les familles et entre les groupements de familles, et qui a pour fin une existence parfaite, se suffisant à elle-même. [...] C'est pour cette raison que, dans les Cités, les sociétés de parenté et les groupements confraternels, les cérémonies de sacrifice et les réjouissances en commun ont vu le jour. C'est là la fonction de l'amitié [philia] qui n'est pas autre chose que le choix de la vie en commun [...], et toutes ces institutions [philiaï], pour leur part, existent en vue de la fin : la vie bonne [eudaïmonia]"(Aristote, Politique, III, 1280b). On pourrait dire aussi bien, "la vie démocratique" car "en démocratie chacun transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon à ce qu’elle soit seule à avoir sur toute chose un droit souverain. La fin de la démocratie est de soustraire les hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi). Voilà de quoi la démocratie comme idéal limite de la nature humaine, donc comme horizon incertain de la politique, bref, comme utopie, peut et doit être le nom. Au lieu de quoi, l'usage courant de "démocratie" en a fait le synonyme d'un ensemble de symptômes pathologiques, un nom qui, par antiphrase, désigne l'exact contraire de ce que suggère son étymologie, un peu comme, chez les Grecs, les Euménides (littéralement, "les Bienveillantes") désignaient les puissances infernales.
1L'insistance obsessionnelle des "élus" démocratiques pour faire accroire que leurs décisions sont "justes" devrait, à cet égard, nous interpeler.
2Ce
que rappelle, notamment, notre Constitution : "la
France est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale. [...] Son principe est : gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple. [...] La souveraineté nationale
appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la
voie du référendum"(Constitution
de la Cinquième République Française,
art.1, 2 et 3). Or, si, par "peuple" on entend "société tout entière", ce qui semble l'une des présuppositions mythiques de tout esprit démocratique, nous, qui avons l'esprit tordu plutôt que démocratique, objecterons avec Engels que "quand l'État devient le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à maintenir dans l'oppression, [...] le gouvernement des hommes fait place à l'administration des choses et à la direction de la production. L'État n'est pas aboli, il s'éteint"(Engels, Anti-Dühring). Ce que dit aussi Weber : "s'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'anarchie"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Mais ceci est un autre problème (extra-logique).
3Et,
peut-être aussi, aux hommes. C'est ce qu'objecte Hannah Arendt :
"il
est dangereux de croire qu’on ne peut être libre, en tant
qu’individu ou en tant que groupe, que si l’on est souverain. La
fameuse souveraineté des corps politiques a toujours été une
illusion qui, en outre, ne peut être maintenue que par le moyen de
la violence, c’est-à-dire par un moyen essentiellement non
politique [...]. Là
où des hommes veulent être souverains, en tant qu'individus ou que
groupes organisés, ils doivent se plier à l'oppression de la
volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je
me contrains moi même, ou la
"volonté
générale"
d'un
groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c'est
précisément à la souveraineté qu'ils doivent renoncer"(Arendt,
la
Crise de la Culture,
IV, iii).
4C'est-à-dire,
derechef, une question purement
formelle ou
abstraite.
L'art.1 de
la D.D.H.C.
de 1789
est, de ce point de vue, significatif lorsqu'il proclame que "les
distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité
commune",
l'"utilité", pas plus que le "mérite" n'étant
des critères
opérationnels
pour
établir
une "distinction" entre dirigeant
et
dirigé,
bref,
une hiérarchie
qui,
par hypothèse (A = B = C), n'a plus lieu d'être.
Rousseau l'avait parfaitement compris qui disait que "si
l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction de
gouvernement et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie
du sort est plus dans la nature de la démocratie"(Rousseau,
du
Contrat Social,
IV, 3). D'où
le débat récurrent et assommant autour des mérites et défauts
respectifs des différents systèmes électoraux. Cf.
le
Refus de choisir en Démocratie Représentative.
5"[Cum
potestas in populo, auctoritas in senatu sit]
Tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l'autorité appartient
au Sénat"(Cicéron,
de
Legibus,
III, xii, 38).
6"En
quoi peut donc bien consister la liberté de la volonté, sinon dans
une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a
d’être à elle-même sa propre loi"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
3°sect.).
7""Trouver
une forme d’association qui défende et protège de toute la force
commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle,
chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même
et reste aussi libre qu’auparavant", tel est le problème
fondamental dont le contrat social donne la solution"(Rousseau,
du
Contrat Social,
I, 6).
8Du
grec ἡ ἱερά ἀρχή, "le commandement sacré".
9"Le
but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l'Homme.
Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la
résistance à l'oppression"(loc.
cit.).
La version, nettement plus révolutionnaire, de 1793 mentionnera,
dans son art.1, que "le
but de la société est le bonheur
commun.
Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance
de ses droits naturels et imprescriptibles",
et, dans son art.2, que "ces
droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété".
10Modernité
déjà entrevue et analysée par Machiavel dès le XVI° siècle.
Cf. l'État
supprime-t-il ou utilise-t-il la Violence ?
11Ou
le commis, ou l'officier, ou le domestique, ou le ministre ...
12Il
est significatif que "le
développement de l’État moderne a pour point de départ la
volonté du souverain d’exproprier tous les autres pouvoirs de
leur droit à s’imposer eux-mêmes par la violence"(Weber,
le Savant
et le Politique,
ii) de la même façon que "le
développement du capitalisme a pour point de départ
l’expropriation du producteur par rapport à ses moyens de
production"(Marx,
le
Capital,
I, xxvi).
13Et
nous l'avons fait aussi à propos des femmes musulmanes voilées.
Cf. "Voile
Islamique", Délire Cognitiviste et Approche Conativiste.
14Des
personnages
et
non pas
des personnes.
La
personne
est
l'individu
humain que dénote, soit directement le nom propre ou le pronom,
soit indirectement la description définie
dans
un texte qui prétend être vrai.
Tandis
que le
personnage,
c'est l'exemple
personnifié,
c'est-à-dire l'échantillon
de
caractères
auquel
réfère le nom propre, la description définie ou le pronom
dans
un texte poétique, théâtral ou romanesque.
Cf.
Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique.
15Encore
que la vogue de l'expression "roman national", en se
substituant à celle d'"histoire nationale", finirait par
en faire douter.
16"Dans
toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens
dessus dessous"(Marx,
l’Idéologie
Allemande ).
Cf.
le
Récit Historique peut-il être Objectif ?
17"L'histoire,
c'est le discours du pouvoir, le discours des obligations par
lesquelles le pouvoir soumet ; c'est aussi le discours de
l'éclat par lequel le pouvoir fascine, terrorise, immobilise. Bref,
liant et immobilisant, le pouvoir est fondateur et garant de
l'ordre ; et l'histoire est précisément le discours par
lequel ces deux fonctions qui assurent l'ordre vont être
intensifiées et rendues plus efficaces"(Foucault,
il
faut défendre la Société).
18Au
même titre que l'"adolescence", la "féminité",
le "troisième âge", etc.
19C'est
en ce sens que "le
discours véhicule et produit du pouvoir; il le renforce mais aussi
le mine, l’expose, le rend fragile et permet de le barrer. De même
le silence et le secret abritent le pouvoir, ancrent ses interdits
;
mais il desserrent aussi ses prises et ménagent des tolérances
plus ou moins obscures. [...] Il n’y a pas d’un côté le
discours du pouvoir et en face, un autre qui s’oppose à lui. Les
discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ
des rapports de force"(Foucault,
Histoire
de la Sexualité).
De même, chez Bourdieu, "les
discours ne sont pas seulement des signes destinés à être
compris, mais aussi des signes de richesses destinés à être
évalués, appréciés, et des signes d’autorité destinés à
être crus et obéis"(Bourdieu,
Langage
et Pouvoir Symbolique,
i, 2).
20La
Montagne Magique de Thomas
Mann évoque un autre exemple de traitement politique
de
la maladie, à propos, cette fois, de la tuberculose et du rôle,
très ambigu, des sanatoriums. Ce qui pose le problème du confinement, déjà évoqué par Camus dans la Peste et, évidemment, remis au goût du jour lors de l'épidémie de COVID.
21Le
mythe grec du βάρϐαρος,
par exemple, présuppose une norme de
ce qu'est l'homme authentique, à
savoir celui qui parle grec,
par opposition à celui qui profère des borborygmes
inintelligibles.
22Exemple
(caricatural) de ce
qu'établit, très "scientifiquement"
sur la base de 60 (sic
!)
"critères",
l'article
de Wikipedia inspiré
des travaux d'un groupe de presse anglais
appartenant
à la famille Rothschild
et intitulé
"Indice
de Démocratie".
Cet "indice"
prétend "mesurer" (de 0 à 10) le niveau de
"démocratie" de
167
des
193 États
de l'O.N.U..
Comme par hasard, sont considérés comme "démocraties"
("parfaites" ou "imparfaites")
76
États parmi lesquels, bien entendu, 34 des 35 États de l'O.C.D.E.
(il fallait bien une exception -la Turquie- pour confirmer la règle
!) et les 28 (avant
le Brexit)
États
de l'U.E.
Les 91 autres États sont qualifiés de "régimes hybrides",
voire de
"régimes autoritaires"
(les plus mal notés, comme c'est bizarre, étant le Tchad, la Syrie
et la Corée du Nord !).
Duc
coup, de
même que, chez les Grecs, était réputé "barbare" tout
ce qui n'était pas "grec", de même, pour les démocraties
occidentales,
tout
ce qui n'est pas elles-mêmes est réputé "non-démocratique".
23De
là l'idée
qu'"il
n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des
discours de vérité fonctionnant dans, à partir de et à travers
ce pouvoir. Nous sommes soumis par le pouvoir à la production de la
vérité et nous ne pouvons exercer le pouvoir que par la production
de la vérité
[...].
Nous
sommes astreints à produire la vérité par le pouvoir qui exige
cette vérité et qui en a besoin pour fonctionner ; nous avons
à dire la vérité, nous sommes contraints, nous sommes condamnés
à avouer la vérité ou à la trouver. Le pouvoir [...]
institutionnalise la recherche de la vérité, il la
professionnalise, il la récompense. Nous avons à produire la
vérité comme, après tout, nous avons à produire des
richesses"(Foucault,
il
faut défendre la Société).
Il semblerait toutefois
que, si, dans un sens, "le
pouvoir [...] institutionnalise la recherche de la vérité"
puisqu'après tout, les discours médicaux concernant, par exemple,
la recherche sur le SIDA, sont certainement vrais,
le pouvoir instrumentalise surtout les institutions historiquement
impliquées dans la recherche de la vérité
pour leur
faire produire
autre chose que de la vérité
(en
l'occurrence, cette fameuse norme
qui
va renforcer un
mythe
dont
l'efficacité repose,
in
fine,
sur le seul fait d'être majoritairement
partagé).
24D'où
l'hypocrisie et le cynisme des discours sur les "immigrés en
situation irrégulière", lesquels, par hypothèse, seraient
voués à l'exclusion manu militari,
mais qui, sous prétexte d'"humanité", se voient accorder
des dérogations qui font d'eux la main d'œuvre
docile et bon marché dont a besoin le capitalisme.
On voit en quoi les savoirs
positifs que
sont, d'une part le droit
commun et
les Droits de l'Homme,
d'autre part la psychologie
et la biologie,
contribuent à la construction d'une norme
d'intégration
particulièrement efficace.
25C'est
pourquoi Marx est, lui-même, victime d'un
mythe
lorsqu'il
déclare que "l’organisation
des prolétaires
en une classe et, par suite, en un parti politique [...] renaît
sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante.
Mettant à profit les dissensions intestines de la bourgeoisie, elle
lui arrache la reconnaissance sous forme de loi, de certains
intérêts des travailleurs, par exemple, la loi des dix heures en
Angleterre"(Marx,
Manifeste
Communiste de 1848,
i). Ce
qu'il dit serait vrai
en situation révolutionnaire. Mais, dans le cadre des institutions
démocratiques,
il
appartient aux
normes
du conflit social,
fondées sur les
savoirs
positifs de
l'histoire sociale
et du droit positif,
de
laisser s'envenimer le conflit jusqu'à un certain point (jusqu'au
point, précisément, où le rapport de force risque de s'inverser
au détriment de la classe
dominante),
puis d'apaiser le climat social
en
concédant au prolétariat
quelques
"avancées" toujours en-deçà des revendications
initiales et immédiatement
compensées par des gains de productivité
(cf. le
Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous ?).
La vérité
étant
que,
derrière les
soi-disant
"avancées sociales", il y a toujours
l'intérêt bien compris de la bourgeoisie
(ou classe capitaliste)
: "les
grèves ont régulièrement donné lieu à l’invention et à
l’application de machines nouvelles"(Marx,
Misère
de la Philosophie,
ii, 5)
destinées à déprécier la force
de travail.
Bref, l'idée que c'est la combativité collective des travailleurs
qui est seule cause des avancées sociales est un mythe
qui
indique,
certes, une structure sociale conflictuelle, mais qui dissimule
aussi
des intérêts bien compris.
26"Les
signes constitutifs du corps perçu, ces produits d'une fabrication
proprement culturelle, [...]
ont pour effet de distinguer"(Bourdieu,
la
Distinction,
iii).
"Les
habitus
permettent de se distinguer en dehors même de toute recherche de
distinction"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
iii).
Toutefois, tandis que
"l'habitus
est une connaissance sans conscience"(Bourdieu,
Choses
Dites),
la norme
positive,
en amont de l'habitus
et en aval de la norme
mythique, exige
au contraire que l'agent en soit pleinement conscient
afin qu'il puisse, à travers elle, "se situer".
27Foucault
emprunte le terme "panoptique" au philosophe anglais
Jeremy Bentham qui, en 1780, rédige un mémoire éponyme dans
lequel il dresse les plans d'une prison totalement transparente
grâce à laquelle "la
morale [soit] réformée, la santé préservée,
l'industrie revigorée, l'instruction diffusée, les charges
publiques allégées, l'économie fortifiée — le nœud gordien
des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout
cela par une simple idée architecturale"(Bentham,
Panopticon).
À noter que Jeremy Bentham a été fait citoyen français par la
Constituante en 1791 !
28Contrairement
à ce que tend à faire accroire la communication officielle,
l'exception n'est pas
nécessairement rare.
Est exceptionnel,
simplement, c'est ce
qui est dérogatoire à la règle.
Une
exception peut tout
à fait être très
fréquente, plus fréquente même que les cas d'application de la
règle, tout en
demeurant une exception.
Le fort accroissement
récent
des violences policières,
tant physiques que verbales, sur
les individus que les normes désignent
comme "dangereux"
en est
un bon et
funeste exemple.
29Marcuse
parle même de "totalitarisme démocratique" : "la
lutte contre la liberté de pensée et de l’imagination est
devenue un instrument puissant du totalitarisme, qu’il soit
démocratique ou autoritaire. La désublimation répressive
accompagne les tendances contemporaines à l’introduction du
totalitarisme dans le travail et les loisirs quotidiens de l’homme,
dans son labeur et dans son bonheur. Elle se manifeste sous les
formes de la distraction, du relâchement, du grégarisme qui
pratiquent la destruction de l’intimité, le mépris des formes,
l’incapacité au silence, l’exhibition orgueilleuse de la
grossièreté et de la brutalité"(Marcuse,
Éros
et Civilisation,
préf.).
30"Nous
parlons d'"esprit", de "mental"
pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés,
mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de
ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre
désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens
que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est
caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein,
l’Intérieur et l’Extérieur).
31"En
même temps qu'il demandait ses cigarettes préférées, trois
autres personnes demandaient les mêmes cigarettes [...]. Marcello
nota qu'il prenait son paquet, le palpait pour en vérifier la
consistance puis en déchirait l'enveloppe de la même manière que
les autres. [Il] observait ces détails parce qu'ils éveillaient en
lui une complaisance presque voluptueuse. Oui, il était semblable
aux autres, semblable à tout le monde [...]. L'avènement du
fascisme en Italie d'abord, puis en Allemagne, puis la guerre
d'Éthiopie, puis celle d'Espagne. Cette progression lui plaisait
[...] parce qu'il était aisé d'y découvrir une logique plus
qu'humaine et que, de savoir la reconnaître donnait une impression
de sécurité et d'infaillibilité"(Moravia,
le Conformiste,
ii, 1).
Encore une fois, le désir
de
normalité,
contrairement au désir
mimétique théorisé
par René Girard et à l'habitus
de Pierre Bourdieu, doit son efficacité sélective au fait qu'il
est parfaitement conscient.
Ce
qui est le cas chez Marcello, le personnage principal du
Conformiste.
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