dimanche 9 avril 2023

DE QUOI "DÉMOCRATIE" EST-ELLE LE NOM (suite et fin) ?

(suite de ...)

Mais cette justification de la profonde religiosité, tout à la fois historique et lexicale, déjà soulignée par Marx, des fondements de nos modernes démocraties serait incomplète si on n'y joignait la notion, tout aussi mystique, d'élection et qui s'enracine dans le judéo-christianisme plutôt que dans le christianisme proprement dit. Dans l'Ancien Testament on peut en effet lire ceci à propos du peuple d'Israël : "ce n’est pas parce que vous dépassez tous les peuples en nombre que l’Éternel s’est attaché à vous et vous a élus. En effet, vous êtes le plus petit de tous les peuples. Mais c’est parce que l’Éternel vous aime, parce qu’il a voulu tenir le serment qu’il avait fait à vos ancêtres, qu’il vous a fait sortir par sa main puissante et vous a délivrés de la maison d’esclavage, de la main du pharaon, roi d’Égypte. Sache donc que c’est l’Éternel, ton Dieu, qui est Dieu. Ce Dieu fidèle garde son alliance et sa bonté jusqu’à la millième génération envers ceux qui l’aiment et qui respectent ses commandements"(Deutéronome, vii, 7-9). La divine puissance (B), incarnée et (trans-)figurée dans les symboles inertes tels que l'icône ou vivants tels que le Prince (A), est, en effet, une puissance bienveillante et aimante. Aussi élit-elle (choisit-elle) les créatures qui auront pour mission de l'incarner tout en la (trans-)figurant en dispensant auprès du profane (C) sa souveraine protection, plus précisément, "prescrire à ses fils [les fils du représentant] et à sa maison après lui de garder la voie du Seigneur en accomplissant la justice et le droit"(Genèse, xviii-xix). Pour les Juifs, c'est le peuple d'Israël indivis qui est élu. Pour les Chrétiens, c'est chacun des baptisés. Par où l'on voit que l'élu (A) est bien un représentant désigné par un divin représenté (B) pour remplir à la fois une fonction rhétorique, en l'occurrence l'incarner en la (trans-)figurant, puis une fonction politique consistant à accomplir des actes réputés "justes"1 au motif que la "volonté" de l'auguste mandant aura, au préalable, été dégagée, interprétée et justifiée par la fonction rhétorique. Ce qui, derechef, confère aux "élus" un ascendant politique considérable sur l'entité représentée, et d'autant plus considérable que celle-ci est transcendante, c'est-à-dire, de jure comme de facto, incapable de manifestations empiriques. En ce sens, Marx est parfaitement fondé à souligner le caractère fondamentalement religieux des démocraties historiques : il suffit de parler, dans tous les cas, de puissance souveraine. Puisque la démocratie est, étymologiquement définie comme la "puissance du peuple" là où la théocratie s'entend comme "puissance de Dieu", c'est à la puissance populaire qu'échoit désormais la tâche d'élire l'icône vivante qui va incarner le peuple en le (trans-)figurant avec, pour mission suprême, d'établir la justice et le droit. Cependant, une telle analogie ne nous renseigne que sur l'origine de l'obsession démocratique de l'élection et non pas sur sa nature. En effet, la nature de l'élection change profondément lorsque l'on passe de la théocratie à la démocratie. Non pas tant par le fait que celle-ci soit présumée libre quand celle-là est imposée par la nature des choses. Plutôt en raison de l'étendue de la mystification. L'institution de l'élection repose, dans les deux cas, sur le même mythe fondateur et sacré : celui de la souveraineté, de l'existence d'une puissance impeccable, incoercible, inflexible, infaillible, qui ne peut, dès lors, qu'emporter adhésion, respect et obéissance. Un mythe qui indique obscurément, au sens de Durkheim, les structures profondes de la société humaine, avec ses hiérarchies et ses valeurs inégalitaires : que la puissance soit divine ou qu'elle soit populaire, de ce point de vue, cela ne change pas grand chose. D'autant moins que ce mythe, au sens de Girard cette fois-ci, occulte maladroitement les motivations profondes de ses membres : faire converger les modèles humains en concurrence pour l'exercice du pouvoir vers un même modèle métaphysique. De ce point de vue, que le modèle s'appelle "Dieu" ou bien "le Peuple", le processus est le même. Seulement, dans le cas de la théocratie, le représentant (A) est élu par le souverain (B) et dispense son pouvoir politique (droit et justice) à un ou des peuple(s) tiers (C) sous couvert d'universalité. Tandis qu'en démocratie, l'origine et la fin du pouvoir sont, par définition, confondus : c'est le "peuple" lui-même qui est censé s'auto-gouverner2. Bref, B = C. Or, comme l'élu (A) tout à la fois procède et participe de la souveraineté de C, comme donc, en un certain sens, A = C, la démocratie réussit le tour de force de confondre A, B et C. Ce qui nous fait dire que, si la notion de peuple, entendue comme détenteur de la souveraineté est plus mythique encore que celle de Dieu, c'est qu'il faut, à nouveau faire violence à la logique3 pour donner un sens à la notion de représentation politique : imagine-t-on (si on prend pour exemple la théocratie juive) Dieu, les Juifs et les Gentils ontologiquement confondus (il appartient d'ailleurs au "génie" du christianisme d'avoir tenté un tel coup de force avec sa notion de "corps mystique de Jésus-Christ") ?  De sorte que la relation de représentation n'y soit plus transitive (A représente B auprès de C) mais réflexive (si A = B = C, alors A représente A auprès de A), de même que la relation de pouvoir politique (non plus C obéit à A au nom de B mais A obéit à A au nom de A). Dès lors, "la répartition des fonctions générales est devenue une chose technique4 et ne donne aucun pouvoir [...]. Dans les conditions actuelles, "tout le peuple" n'est qu'une fiction"(Marx, Critique de "l'État et l'Anarchie" de Bakounine). Le temps nous manque pour faire l'inventaire ici des innombrables subterfuges que la rhétorique a inventés pour justifier tous les divers aspects de cette mystification, depuis la notion de l'autorité distinguée de celle du pouvoir chez Cicéron5, jusqu'à celle d'autonomie de la volonté chez Kant6 en passant, bien entendu, par la théorie dite du contrat social chez Rousseau7. Pour ne parler que de ce dernier subterfuge, de loin le plus "populaire", on peut donc dire avec Bourdieu que, sous ses différentes déclinaisons, toutes "les théories du contrat social [sont de] véritables mythes d’origine des religions démocratiques"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, iii). Précisons que, pour peu que l'on adopte la conception girardo-durkheimienne de la religion comme institution du sacré qui (trans-)figure obscurément et maladroitement les structures profondes d'une société afin d'en préserver l'unité, la religiosité de la représentation élective est un authentique symptôme empirique des démocraties historiques et pas une simple analogie. Personne mieux que Marx ne l'a remarqué : "par l’État démocratique […] le fond humain de la religion est réalisé de façon profane [...]. Un dualisme s’instaure entre vie individuelle et vie politique, celle-ci étant la vraie vie, celle de l’esprit [...]. La chimère, le rêve, le postulat du christianisme, la souveraineté de l'homme, mais de l'homme en tant qu'être étranger, différent de l'homme réel, devient dans la démocratie une réalité concrète, une présence, une maxime séculière"(Marx, à propos de “la Question Juive”). Ainsi, l'obsession symptomatique de la représentation mystique et, tout particulièrement, de la représentation élective, qui taraude les démocraties historiques, en cela, dignes héritières des théocraties judéo-chrétiennes, aboutit donc à faire de l'homme démocratique lui-même un être abstrait, incohérent, incompréhensible, un être étranger à lui-même.

L'enjeu du culte des mythes fondateurs et sacrés du pouvoir politique est, pour tous les hiérarques8 depuis la nuit des temps, nous l'avons vu avec Pascal, Durkheim et Girard, est le maintien de l'ordre social. Comme le dit Bourdieu, "en matière de magie, il ne s’agit pas tant de savoir quelles sont les propriétés spécifiques du magicien, ou celles de ses instruments, mais de déterminer les fondements de la croyance collective, mieux, de la méconnaissance collective produite et entretenue, qui est au principe du pouvoir que le magicien s’approprie"(Bourdieu, les Règles de l’Art, i, 3). Car, Spinoza le dit bien, les hiérarques de tout poil "savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'Admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). Souci tout à fait respectable et légitime, certes. Mais enfin, qui ne saurait tenir lieu de finalité ultime pour une existence authentiquement humaine : "on vit tranquille aussi dans les cachots. En est-ce assez pour s'y trouver bien ?"(Rousseau, du Contrat Social, I, 4). L'ordre social, la paix sociale ne sont que des moyens de réaliser l'humaine condition et ne sauraient constituer des fins en soi. Nous devons donc nous interroger à présent sur la raison de cette transformation proprement démocratique de l'obsession de la sécurité. La raison la plus évidente est la crainte de l'instabilité supposée inhérente à la forme spécifiquement démocratique d'organisation politique et que Platon avait déjà soulignée. Rousseau, d'ailleurs, ne dit pas autre chose : "il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne"(Rousseau, du Contrat Social, iii, 4). Instabilité démocratique qui, pour Marx, est l'expression superstructurelle des contradictions infrastructurelles du système économique capitaliste : "l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes. […] Toutefois, notre époque se distingue des autres par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. dans la mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se développe, on voit se développer le prolétariat, la classe des travailleurs modernes qui ne vivent qu’autant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital […]. Bientôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois, ils se groupent pour défendre leur salaire, ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des provisions en vue des révoltes éventuelles. Çà et là, la lutte éclate sous la forme d’émeutes"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i). Raison pour laquelle l'art.2 de la D.D.H.C de 1789 mentionne, entre autres "droits naturels et imprescriptibles"9, celui de sûreté, et que Marx interprète, à juste titre comme "la notion de police d’après laquelle la société tout entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés, c’est l’assurance de son égoïsme"(Marx, à propos de “la Question Juive”), bref, pour garantir la pérennité du capitalisme. De là, une conception moderne, démocratique, mais très restrictive de la politique qui n'a plus grand chose à voir avec celle d'Aristote : désormais, "lorsqu’on dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants [...]. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Cette conception restrictive, mais moderne10 en diable, de la politique dérive de ce qu'"il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé (la notion de territoire est une de ses caractéristiques), revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime"(Weber, le Savant et le Politique, ii), légitimité qui, nous l'avons vu, procède de la fonction rhétorique d'un langage imagé produisant un mythe fondateur et sacré qui, sans avoir, par hypothèse, de compte à rendre à la vérité, établit formellement la relation de représentation qui unit l'élu au pouvoir souverain, relation désormais conçue comme étant essentiellement une relation de coercition (ou domination). Dès lors, la transitivité originelle de la notion de représentation est, de facto, rétablie par "le fait [que] se présenter comme “au service”11 de ceux qu’on domine, n’est nullement une preuve contre le caractère de domination"(Weber, Économie et Société). Encore une fois, la fonction du mythe de légitimation est d'indiquer les structures profondes de la société tout en occultant les motivations profondes de ses hiérarques, structure et motivations réelles qui sont tout sauf égalitaires.

Il serait pourtant caricatural de réduire "la domination [à] la chance pour des ordres donnés de trouver obéissance"(Weber, Économie et Société). Car, comme l'objecte Foucault, "gouverner les gens, au sens large du mot, n’est pas une manière de les forcer à faire ce que veut celui qui gouverne ; il y a toujours un équilibre instable avec de la complémentarité et des conflits, entre les techniques qui assurent la coercition et les processus par lesquels le soi se construit ou se modifie lui-même [...]. Le gouvernement n’est pas une pure relation de force, il n’est pas une pure domination, il n’est pas une pure violence. [...] Dans le fait de gouverner, il n’y a pas seulement des forces ou plus de forces d’un côté que de l’autre ; mais il y a toujours en ceux qui sont gouvernés une structure qui les rend gouvernables par les autres"(Foucault, l'Origine de l'Herméneutique de soi). Bourdieu avait déjà souligné que "la violence symbolique est la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipent leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité)"(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, v). Donc dire que l'État démocratique monopolise l'usage de la violence physique légitime est une chose, dire qu'il ne gouverne que par la violence physique légitime en est une autre. Autrement dit, s'il est exact que le propre des institutions politiques (au sens de Weber) est cette forme de domination monopolistique qui perpétue et légitime démocratiquement l'ordre inégalitaire établi par la classe dominante capitaliste12, il reste que "la forme juridique générale qui garantit un système de droits en principe égalitaires est sous-tendue par ces mécanismes menus, quotidiens et physiques, par tous ces systèmes de micro-pouvoirs essentiellement inégalitaires et dissymétriques que constituent les disciplines"(Foucault, Surveiller et Punir). Bref, les droits sont la forme même que revêt le mythe de la légitimité dans les sociétés démocratiques, tandis que, dans les sociétés pré-démocratiques, ce mythe peut revêtir une forme historique (chez les Grecs), religieuse (chez les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans), biologique (chez les nazis). Pour parodier Weber, on pourrait dire que, dans les démocraties historiques, les savoirs positifs (scientifiques, technologiques) monopolisent l'usage du mythe de légitimation de l'ordre social inégalitaire. Ces disciplines "donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps". Comme l'avait aussi remarqué Bourdieu, la coercition par ce qu'il appelle "violence symbolique" s'exerce, à bas bruit, bien en amont de l'exercice de la violence physique, et, en un sens, bien plus efficacement qu'elle : "la violence symbolique est […] une véritable force magique exerçant une sorte d’action à distance sans contact physique"(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). Les différences entre Bourdieu et Foucault, sont, premièrement, que celui-ci fait de cette forme de coercition "douce", un symptôme de modernité : "les disciplines réelles et corporelles ont constitué le sous-sol des libertés formelles et juridiques. […] Les « Lumières » qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines"(Foucault, Surveiller et Punir). Ce que Foucault appelle "disciplines" fait irrésistiblement penser à la notion bourdieusienne d'habitus au sens où "les relations sociales ont tendance à s’incarner dans les corps sous forme d’habitus, c’est-à-dire de système de dispositions durables : le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Toutefois, là où Bourdieu ne voit qu'une différence de degré de coercition entre les divers avatars que la politique (au sens de Weber) a endossés au cours de l'histoire, Foucault voit, dans la spécificité de l'avatar démocratique, une différence de nature. Tout comme Weber, mais pas tout à fait pour la même raison. Tandis que, pour celui-ci, "l’élément déterminant du droit, c’est l’existence d’une instance de contrainte physique"(Weber, le Savant et le Politique, ii), pour Foucault, en revanche, il ne s'y réduit pas. Certes, la révolution technologique facilite la coercition politique. Mais, encore une fois, pas nécessairement dans le sens d'une répression violente. D'où, deuxième différence entre Bourdieu et Foucault : si la normalisation impose aux corps, en amont de la répression, des habitus déterminés par les institutions politiques (au sens de Weber) des démocraties historiques, lesquels habitus "réveillent des dispositions corporelles à la soumission"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), le modus operandi des disciplines foucaldiennes n'est pas, comme chez Bourdieu, "la transfiguration des relations de domination et de soumission en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme propre à susciter un enchantement "(Bourdieu, Raisons Pratiques, vi). La magie invoquée par Bourdieu fait place, chez Foucault à de véritables technologies du pouvoir qui ne procèdent ni de la seule vertu de l'image (bien qu'elles puissent s'en prévaloir), ni de la seule vertu de la contrainte physique (bien qu'elles ne répugnent pas à en user).

Foucault donne deux exemples paradigmatiques de l'invention moderne des disciplines et de leurs vertus normalisatrices comme technologies du pouvoir au service de la modernité politique (au sens restreint). D'abord, le passage historique du "modèle de la lèpre" au "modèle de la peste" : "la peste a pris la relève de la lèpre comme modèle de contrôle politique, et c'est là l'une des grandes inventions du XVIIIe siècle [...] : l'invention des technologies positives de pouvoir. La réaction à la lèpre est une réaction négative ; c'est une réaction de rejet, d'exclusion, etc. La réaction à la peste est une réaction positive ; c'est une réaction d'inclusion, d'observation, de formation de savoir, de multiplication des effets de pouvoir à partir du cumul de l'observation et du savoir"(Foucault, les Anormaux). En effet, le traitement politique de la lèpre, au Moyen-Âge, consistait à parquer les lépreux, vus comme des damnés, dans des léproseries après les avoir exclus formellement de la communauté chrétienne au cours d'une cérémonie qui ressemblait fort à des funérailles et les avoir revêtus d'un vêtement et d'une crécelle qui les signalaient à la vue et à l'ouïe de la population encore saine afin que celle-ci pût les éviter. En revanche, Alessandro Manzoni raconte, dans i Promessi Sposi, comment fut gérée la peste de Milan en 1630 : d'abord le Lazaret de Milan était un véritable hôpital destiné à soigner et non seulement à enfermer les malades, ensuite il fut érigé un Tribunal de Santé composé de médecins qui, avec les connaissances de l'époque, jugeait les cas suspects sur des critères scientifiques et non plus superstitieux, le tout financé par un impôt spécifique prélevé sur la population des duchés de Milan et de Parme. On est donc passé "d'une technologie du pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit, qui marginalise, qui réprime, à un pouvoir qui est enfin un pouvoir positif, un pouvoir qui fabrique, un pouvoir qui observe, un pouvoir qui sait et un pouvoir qui se multiplie à partir de ses propres effets"(Foucault, les Anormaux). Fabriquer, observer, savoir : savoir pour observer, observer pour fabriquer. Tel est l'algorithme du pouvoir politique moderne qui, in fine, dispose de techniques de fabrication. La technologie de pouvoir en œuvre dans le modèle de la peste dont parle Foucault ne se réduit pas, pourtant, à la simple la technologie (par exemple médicale) disponible, mais montre un pouvoir qui invente des modes spécifiques de gestion du problème de santé publique, une sorte d'économie de guerre qui intègre le fléau à combattre comme un paramètre politique à part entière. Deuxième exemple significatif, qui n'est pas sans lien avec le premier : "l’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage [...]. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente […]. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée […], moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce"(Foucault, Histoire de la Sexualité). Comme pour illustrer ce propos, Marcel Proust a fait, dans Contre Sainte-Beuve, un rapprochement saisissant entre la condition de réprouvé du juif et celle de l'homosexuel dans le monde moderne13 : l'un et l'autre sont stigmatisés par la tenue vestimentaire et par les attitudes corporelles qu'ils adoptent, l'un et l'autre sont objet de sarcasmes, l'un et l'autre enfin en sont réduits à affronter le regard méprisant avec un mélange d'humilité et de fierté. L'un et l'autre sont, comme le dit Foucault, devenus des personnages14 d'une certaine espèce naturelle, c'est-à-dire des exemples dont on raconte l'histoire en la naturalisant : "un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse"(Foucault, Histoire de la Sexualité), étant entendu que l'histoire, sans être pour autant un mythe15, mais toujours chargée d'idéologie16, participe volontiers, en tant que savoir positif, à la fabrication des technologies de pouvoir17. Pour Foucault, la condition moderne de l'homosexuel bénéficie, elle aussi, d'une technologie du pouvoir : en l'occurrence, l'invention de la "sexualité". Car "la sexualité est liée à des dispositifs récents de pouvoir ; [...] il a été lié dès l’origine à une intensification du corps [mais] on est passé d’une problématique de la relation à une problématique de la “chair”  […]. Le grand domaine médico-psychologique des “perversions” […] allait prendre la relève des vieilles catégories morales de la débauche ou de l’excès"(Foucault, Histoire de la Sexualité). La "sexualité"18 n'est pas un simple concept biologique mais un concept politique de second ordre qui regroupe un ensemble cohérent de conceptions biologiques, psychologiques, économiques, anthropologiques, etc. autrement dit un ensemble de discours19 qui convoquent tous des savoirs positifs ("scientifiques" ou "technologiques"), prenant ainsi le relais de ces considérations superstitieuses ou morales qui présidaient seules, naguère, à la classification des hommes. La différence fondamentale réside en ce que celles-ci se bornaient à exclure ou, tout au moins, à cacher le mal (on le voit avec le paradigme de la lèpre comprise comme punition divine, ou celui de l'homosexualité assimilée à la perversion sodomite), tandis que celles-là visent à rendre visible le mal afin de le marginaliser tout en l'incluant, c'est-à-dire à le stigmatiser différentiellement en fonction du degré de proximité à l'égard d'une norme20, laquelle est "positive" dans le sens où sa précision technique et/ou scientifique envisage toujours une évolution de degré possible : les technologies de pouvoir donnent, en effet, "des moyens de correction qui ne sont pas exactement des moyens de punition, mais des moyens de transformation de l'individu, toute une technologie du comportement de l'être humain"(Foucault, le Pouvoir, une Bête Magnifique). On peut faire une synthèse des deux exemples de Foucault en évoquant les traitements politiques récents du SIDA puis du COVID comme une même technologie de pouvoir : il s'est bien agi, dès le début de chacune des deux épidémies, en s'appuyant sur les recherches les plus récentes des technologies biologiques et médicales ("savoir"), de faire du malade du SIDA ou de celui du COVID une espèce bien traçable ("observer"), espèce incluse de plein droit dans ce genre humain dont il est requis, non plus de la charité comme antan, mais des mesures concrètes d'intégration/distanciation ("fabriquer") dans le monde du travail, dans celui de la culture, dans celui de la consommation, etc., espèce que les plus plus méritants peuvent et doivent, par leur soumission au pouvoir de la technologie politico-médico-pharmaceutique, soit quitter, soit, mieux encore, ne jamais intégrer.

On voit en tout cas en quoi ces savoirs positifs  engendrent une discipline concrète et efficace à partir du mythe de normalité qu'ils présupposent : "apparaît, à travers les disciplines, le pouvoir de la « Norme ». […] Aux marques qui traduisent des statuts, des privilèges, des appartenances, on tend à substituer ou du moins à ajouter tout un jeu de degrés de normalité, qui sont des signes d’appartenance à un corps social homogène, mais qui ont en eux-mêmes un rôle de classification, de hiérarchisation et de distribution des rangs"(Foucault, Surveiller et Punir). Une norme n'est, en effet, ni un ordre destiné à être obéi (même s'il est des ordres qui se prévalent de ces normes), ni même un mythe destiné à être cru et colporté. La norme de l'ère pré-démocratique se situait, implicitement, en amont du mythe puisque tout mythe la présupposait21. La nouveauté radicale des mythes fondateurs et sacrés de notre moderne société démocratique, c'est qu'ils produisent des normes positives qui ne sont plus présupposées plus ou moins consciemment mais qui sont des applications concrètes et précises des savoirs scientifiques et technologiques eux-mêmes exigés par le mythe du progrès techno-scientifique fondateur de la modernité. Par exemple, une norme mythique de comportement sexuel "sans risque" entre adultes hétéro-sexuels consentants et, si possible, à visée reproductive, ou encore de comportement social "sans risque" de la part de quiconque observe scrupuleusement des "gestes-barrières" et, bien entendu, consent à se faire vacciner et re-vacciner. Il en va de même pour la norme intellectuelle qui permet de hiérarchiser les régimes politiques en proclamant, cela va de soi22, la primauté de la démocratie, mais sur la base de recherches positives (historiques, anthropologiques, juridiques et, surtout, économiques) et non plus sur des considérations philosophiques abstraites. La norme s'insère dans l'espace social compris entre, d'une part, la règle positive (juridique ou morale), elle même déterminée par la loi positive (scientifique ou technique) compatible avec le mythe fondateur et sacré, et, d'autre part, l'habitus analysé par Bourdieu, de sorte que ce n'est pas "l’habitus qui vient combler le vide des règles"(Bourdieu, les Structures Sociales de l’Économie), mais plutôt la norme qui sera d'autant mieux acceptée qu'elle confirmera mieux le mythe qui l'a exigée et à la réactivation duquel participe le spectacle médiatique participe plus efficacement. C'est, en effet, par la norme que l'habitus, alimenté par des discours d'autorité en amont (sciences, techniques) et en aval (media), se mue en multiples petites injonctions de normalité grâce auxquelles chacun peut se situer (et, accessoirement, situer autrui) dans l'espace social, en s'y sentant, éventuellement, plus ou moins marginalisé, mais, désormais, très exceptionnellement exclu par violence. Les technologies de pouvoir caractéristiques des démocraties historiques sont donc des stratégies de production de normes23 qui différencient et hiérarchisent en évitant d'exclure, ce qui serait le cas si la politique au sens restreint (celui de Weber) consistait simplement à réprimer par la violence physique, voire par la violence symbolique. Car le capitalisme, infrastructure des démocraties, n'a, stricto sensu, aucun intérêt à exclure : il a, tout au contraire, besoin de la plus grande quantité possible de forces de travail disponibles24 ainsi que de propensions à investir et à consommer25. Michel Foucault nomme "bio-pouvoir" l'ensemble de ces technologies du pouvoir telles que l'histoire des démocraties les ont effectivement développées et qui consiste à produire, en se prévalant des savoirs positifs, des normes disciplinaires qui engendrent ce que Bourdieu appelle les habitus distinctifs26, c'est-à-dire qui inscrivent les corps dans la hiérarchie des valeurs imposée par le capitalisme : "le bio-pouvoir est un élément indispensable au développement du capitalisme; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques"(Foucault, Histoire de la Sexualité). Un exemple frappant de contrôle bio-politique des corps réside dans la norme dite de l'"urgence humanitaire". Jadis, conformément au mythe de la charité morale ou religieuse, le mot d'ordre qui commandait à tout homme digne de ce nom de secourir son prochain dans la détresse était : "save our souls !", "sauvez nos âmes !". Désormais, sous l'impulsion des savoirs positifs, c'est plutôt "save our bodies !", "sauvez nos corps !", autrement dit, "maintenez-nous biologiquement en vie à n'importe quel prix !". La norme humanitaire justifie et détermine une intervention institutionnelle, tant des États que des O.N.G., consistant à mobiliser d'énormes moyens techniques (notamment dans l'industrie du spectacle médiatique) et scientifiques dans le seul but d'éviter, hic et nunc, qu'il y ait trop de cadavres.

Au rebours du mythe intellectualiste d'après lequel la modernité démocratique, en tant qu'héritière de la philosophie des Lumières, ne produirait des habitus qu'à travers des manières de penser, des discours, des images, voire des mythes, Foucault établit donc une relation directe entre les démocraties historiques et la coercition disciplinaire : "si, d’une façon formelle, le régime représentatif permet que directement ou indirectement, avec ou sans relais, la volonté de tous forme l’instance fondamentale de la souveraineté, les disciplines donnent, à la base, garantie de la soumission des forces et des corps"(Foucault, Surveiller et Punir). Pour Foucault, la valeur cardinale du pouvoir démocratique ("savoir", "observer", "produire") est, clairement, l'observation, le contrôle total des mouvements des corps par des normes disciplinaires produites par le bio-pouvoir, une société "panoptique" construite sur le modèle de la prison idéale de Bentham27 : "le vrai effet du Panopticon, c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé, qu’il ait l’expérience constante d’être dans un état de visibilité pour le regard"(Foucault, Surveiller et Punir). Le bio-pouvoir panoptique, une synthèse de 1984 d'Orwell où le citoyen se sait observé par un Big Brother technique et scientifique qui, comme dans le Meilleur des Mondes d'Huxley, distribue des degrés de normalités visibles pour soi-même et pour autrui, une société parfaitement transparente à tous ses membres, et parfaitement prévisible pour tous ses membres : l'"état d'urgence permanent", tel qu'il a été instauré en France depuis janvier 2015 et récemment relayé et réactivé par la notion d'"état d'urgence sanitaire", est la parfaite illustration du mythe de la pureté du sanctuaire démocratique utilisant une débauche de moyens techniques et scientifiques pour justifier des règles d'occupation de l'espace public qui se traduisent toujours par des normes comportementales auxquelles sont corrélés des degrés de "dangerosité". La violence physique légitime dont parle Weber, tout autant que la violence symbolique dont Bourdieu fait état, sont, évidemment, loin d'être incompatibles avec une telle situation. Mais enfin, elles demeurent exceptionnelles28. Il en va de même pour la terreur dont fait état Alain Badiou dans le passage que nous citons en introduction de cet article et qui reste, dans tous les cas, un état d'exception compatible avec n'importe quel régime politique, y compris, comme le souligne Robespierre, le plus "vertueux" : "si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc l'émanation de la vertu : elle est moins un principe particulier qu'une conséquence du principe général de la démocratie appliqué aux besoins les plus pressants de la patrie"(Robespierre, Discours devant la Convention, 5 fév. 1794, in Bosc, Gauthier et Wahnich, pour le Bonheur et pour la Liberté). Les exemples que donne Badiou d'un soi-disant "terrorisme d'État" ("radars, photos, contrôle de l'Internet, écoutes systématiques de tous les téléphones, cartographie des déplacements" - de quoi Sarkozy est-il le Nom ?) sont, en réalité, des preuves de l'obsession panoptique du bio-pouvoir des démocraties historiques, obsession qui produit des normes grâce aux effets stigmatisants desquelles, il n'y a presque "plus besoin d’armes, de violences physiques, de contraintes matérielles. Mais un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s'observer lui-même : chacun, ainsi, exercera cette surveillance"(Foucault, Surveiller et Punir), et chacun s'évertuera à se rendre parfaitement lisible et prévisible aux yeux d'autrui. Le problème, comme le souligne Hannah Arendt, c'est que, "parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1). Or, "les prévisions de l’avenir ne sont jamais que les projections des automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir et si n’intervient aucun événement imprévu [...]. Toute action, bonne ou mauvaise [...] détruit nécessairement le cadre des structures prévisionnelles [de sorte qu'] il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation"(Arendt, du Mensonge à la Violence, iii). Bref, rendre parfaitement transparente, idéalement prévisible la société des hommes, cela suppose qu'on leur a retiré la possibilité d'agir, autrement dit, leur humanité pour les reverser dans la simple animalité biologique. La limite vers laquelle tend asymptotiquement la société démocratique29 n'est donc rien moins que le totalitarisme dans la mesure où "l'objectif d'un mouvement totalitaire est d’encadrer autant de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et les maintenir en mouvement. Quant à l’objectif politique qui constituerait la fin de ce mouvement, il n’existe tout simplement pas"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1). Substituer le mouvement biologique prévisible des corps à l'action politique imprévisible de ce qu'on appelle "l'esprit"30, c'est supprimer l'humanité, raison pour laquelle "les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). Dans son roman le Conformiste, Alberto Moravia a analysé avec acuité la transformation progressive, chez un individu moyen (voire médiocre), du désir conscient de se conformer au plus grand nombre possible de normes sociales dont il envie la présence manifeste chez ses semblables, en désir tout aussi conscient d'ordre totalitaire31.

Ils n'ont de cesse de "fuir la fragilité des affaires humaines pour se réfugier dans la solidité du calme et de l’ordre"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1) ceux qui, manifestement, fuient le risque de la vérité historique dans le calme du mythe anhistorique, fuient l'incertitude de la juste égalité dans l'ordre de la norme sélective. Ce sont eux, en somme, qui préparent cyniquement le terrain au totalitarisme en entretenant les conditions d'une instabilité qui, pour eux, est la conséquence inévitable de ce qu'ils appellent "liberté démocratique" et "égalité démocratique" la liberté et de l'égalité démocratiques mais qui, en réalité, n'est que la conséquence d'un chaos social créé et entretenu à dessein. Car "ce qui définit la Cité [polis], c'est la communauté vouée à la vie bonne qui règne entre les familles et entre les groupements de familles, et qui a pour fin une existence parfaite, se suffisant à elle-même.  [...] C'est pour cette raison que, dans les Cités, les sociétés de parenté et les groupements confraternels, les cérémonies de sacrifice et les réjouissances en commun ont vu le jour. C'est là la fonction de l'amitié [philia] qui n'est pas autre chose que le choix de la vie en commun [...], et toutes ces institutions [philiaï], pour leur part, existent en vue de la fin : la vie bonne [eudaïmonia]"(Aristote, Politique, III, 1280b). On pourrait dire aussi bien, "la vie démocratique" car "en démocratie chacun transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon à ce qu’elle soit seule à avoir sur toute chose un droit souverain. La fin de la démocratie est de soustraire les hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi). Voilà de quoi la démocratie comme idéal limite de la nature humaine, donc comme horizon incertain de la politique, bref, comme utopie, peut et doit être le nom. Au lieu de quoi, l'usage courant de "démocratie" en a fait le synonyme d'un ensemble de symptômes pathologiques, un nom qui, par antiphrase, désigne l'exact contraire de ce que suggère son étymologie, un peu comme, chez les Grecs, les Euménides (littéralement, "les Bienveillantes") désignaient les puissances infernales.

1L'insistance obsessionnelle des "élus" démocratiques pour faire accroire que leurs décisions sont "justes" devrait, à cet égard, nous interpeler.
2Ce que rappelle, notamment, notre Constitution : "la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. [...] Son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. [...] La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum"(Constitution de la Cinquième République Française, art.1, 2 et 3). Or, si, par "peuple" on entend "société tout entière", ce qui semble l'une des présuppositions mythiques de tout esprit démocratique, nous, qui avons l'esprit tordu plutôt que démocratique, objecterons avec Engels que "quand l'État devient le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. Dès qu'il n'y a plus de classe sociale à maintenir dans l'oppression, [...] le gouvernement des hommes fait place à l'administration des choses et à la direction de la production. L'État n'est pas aboli, il s'éteint"(Engels, Anti-Dühring). Ce que dit aussi Weber : "s'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'anarchie"(Weber, le Savant et le Politique, ii). Mais ceci est un autre problème (extra-logique).
3Et, peut-être aussi, aux hommes. C'est ce qu'objecte Hannah Arendt : "il est dangereux de croire qu’on ne peut être libre, en tant qu’individu ou en tant que groupe, que si l’on est souverain. La fameuse souveraineté des corps politiques a toujours été une illusion qui, en outre, ne peut être maintenue que par le moyen de la violence, c’est-à-dire par un moyen essentiellement non politique [...]. Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu'individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l'oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi même, ou la "volonté générale" d'un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c'est précisément à la souveraineté qu'ils doivent renoncer"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, iii).
4C'est-à-dire, derechef, une question purement formelle ou abstraite. L'art.1 de la D.D.H.C. de 1789 est, de ce point de vue, significatif lorsqu'il proclame que "les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", l'"utilité", pas plus que le "mérite" n'étant des critères opérationnels pour établir une "distinction" entre dirigeant et dirigé, bref, une hiérarchie qui, par hypothèse (A = B = C), n'a plus lieu d'être. Rousseau l'avait parfaitement compris qui disait que "si l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction de gouvernement et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du sort est plus dans la nature de la démocratie"(Rousseau, du Contrat Social, IV, 3). D'où le débat récurrent et assommant autour des mérites et défauts respectifs des différents systèmes électoraux. Cf. le Refus de choisir en Démocratie Représentative.
5"[Cum potestas in populo, auctoritas in senatu sit] Tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l'autorité appartient au Sénat"(Cicéron, de Legibus, III, xii, 38).
6"En quoi peut donc bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est-à-dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa propre loi"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, 3°sect.).
7""Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant", tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution"(Rousseau, du Contrat Social, I, 6).
8Du grec ἡ ἱερά ἀρχή, "le commandement sacré".
9"Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression"(loc. cit.). La version, nettement plus révolutionnaire, de 1793 mentionnera, dans son art.1, que "le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles", et, dans son art.2, que "ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété".
10Modernité déjà entrevue et analysée par Machiavel dès le XVI° siècle. Cf. l'État supprime-t-il ou utilise-t-il la Violence ?
11Ou le commis, ou l'officier, ou le domestique, ou le ministre ...
12Il est significatif que "le développement de l’État moderne a pour point de départ la volonté du souverain d’exproprier tous les autres pouvoirs de leur droit à s’imposer eux-mêmes par la violence"(Weber, le Savant et le Politique, ii) de la même façon que "le développement du capitalisme a pour point de départ l’expropriation du producteur par rapport à ses moyens de production"(Marx, le Capital, I, xxvi).
13Et nous l'avons fait aussi à propos des femmes musulmanes voilées. Cf. "Voile Islamique", Délire Cognitiviste et Approche Conativiste.
14Des personnages et non pas des personnes. La personne est l'individu humain que dénote, soit directement le nom propre ou le pronom, soit indirectement la description définie dans un texte qui prétend être vrai. Tandis que le personnage, c'est l'exemple personnifié, c'est-à-dire l'échantillon de caractères auquel réfère le nom propre, la description définie ou le pronom dans un texte poétique, théâtral ou romanesque. Cf. Philosophie Analytique, Littérature et Sémantique.
15Encore que la vogue de l'expression "roman national", en se substituant à celle d'"histoire nationale", finirait par en faire douter.
16"Dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous"(Marx, l’Idéologie Allemande ). Cf. le Récit Historique peut-il être Objectif ?
17"L'histoire, c'est le discours du pouvoir, le discours des obligations par lesquelles le pouvoir soumet ; c'est aussi le discours de l'éclat par lequel le pouvoir fascine, terrorise, immobilise. Bref, liant et immobilisant, le pouvoir est fondateur et garant de l'ordre ; et l'histoire est précisément le discours par lequel ces deux fonctions qui assurent l'ordre vont être intensifiées et rendues plus efficaces"(Foucault, il faut défendre la Société).
18Au même titre que l'"adolescence", la "féminité", le "troisième âge", etc.
19C'est en ce sens que "le discours véhicule et produit du pouvoir; il le renforce mais aussi le mine, l’expose, le rend fragile et permet de le barrer. De même le silence et le secret abritent le pouvoir, ancrent ses interdits ; mais il desserrent aussi ses prises et ménagent des tolérances plus ou moins obscures. [...] Il n’y a pas d’un côté le discours du pouvoir et en face, un autre qui s’oppose à lui. Les discours sont des éléments ou des blocs tactiques dans le champ des rapports de force"(Foucault, Histoire de la Sexualité). De même, chez Bourdieu, "les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, mais aussi des signes de richesses destinés à être évalués, appréciés, et des signes d’autorité destinés à être crus et obéis"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2).
20La Montagne Magique de Thomas Mann évoque un autre exemple de traitement politique de la maladie, à propos, cette fois, de la tuberculose et du rôle, très ambigu, des sanatoriums. Ce qui pose le problème du confinement, déjà évoqué par Camus dans la Peste et, évidemment, remis au goût du jour lors de l'épidémie de COVID.
21Le mythe grec du βάρϐαρος, par exemple, présuppose une norme de ce qu'est l'homme authentique, à savoir celui qui parle grec, par opposition à celui qui profère des borborygmes inintelligibles.
22Exemple (caricatural) de ce qu'établit, très "scientifiquement" sur la base de 60 (sic !) "critères", l'article de Wikipedia inspiré des travaux d'un groupe de presse anglais appartenant à la famille Rothschild et intitulé "Indice de Démocratie". Cet "indice" prétend "mesurer" (de 0 à 10) le niveau de "démocratie" de 167 des 193 États de l'O.N.U.. Comme par hasard, sont considérés comme "démocraties" ("parfaites" ou "imparfaites") 76 États parmi lesquels, bien entendu, 34 des 35 États de l'O.C.D.E. (il fallait bien une exception -la Turquie- pour confirmer la règle !) et les 28 (avant le Brexit) États de l'U.E. Les 91 autres États sont qualifiés de "régimes hybrides", voire de "régimes autoritaires" (les plus mal notés, comme c'est bizarre, étant le Tchad, la Syrie et la Corée du Nord !). Duc coup, de même que, chez les Grecs, était réputé "barbare" tout ce qui n'était pas "grec", de même, pour les démocraties occidentales, tout ce qui n'est pas elles-mêmes est réputé "non-démocratique".
23De là l'idée qu'"il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité fonctionnant dans, à partir de et à travers ce pouvoir. Nous sommes soumis par le pouvoir à la production de la vérité et nous ne pouvons exercer le pouvoir que par la production de la vérité [...]. Nous sommes astreints à produire la vérité par le pouvoir qui exige cette vérité et qui en a besoin pour fonctionner ; nous avons à dire la vérité, nous sommes contraints, nous sommes condamnés à avouer la vérité ou à la trouver. Le pouvoir [...] institutionnalise la recherche de la vérité, il la professionnalise, il la récompense. Nous avons à produire la vérité comme, après tout, nous avons à produire des richesses"(Foucault, il faut défendre la Société). Il semblerait toutefois que, si, dans un sens, "le pouvoir [...] institutionnalise la recherche de la vérité" puisqu'après tout, les discours médicaux concernant, par exemple, la recherche sur le SIDA, sont certainement vrais, le pouvoir instrumentalise surtout les institutions historiquement impliquées dans la recherche de la vérité pour leur faire produire autre chose que de la vérité (en l'occurrence, cette fameuse norme qui va renforcer un mythe dont l'efficacité repose, in fine, sur le seul fait d'être majoritairement partagé).
24D'où l'hypocrisie et le cynisme des discours sur les "immigrés en situation irrégulière", lesquels, par hypothèse, seraient voués à l'exclusion manu militari, mais qui, sous prétexte d'"humanité", se voient accorder des dérogations qui font d'eux la main d'œuvre docile et bon marché dont a besoin le capitalisme. On voit en quoi les savoirs positifs que sont, d'une part le droit commun et les Droits de l'Homme, d'autre part la psychologie et la biologie, contribuent à la construction d'une norme d'intégration particulièrement efficace.
25C'est pourquoi Marx est, lui-même, victime d'un mythe lorsqu'il déclare que "l’organisation des prolétaires en une classe et, par suite, en un parti politique [...] renaît sans cesse, toujours plus forte, plus solide, plus puissante. Mettant à profit les dissensions intestines de la bourgeoisie, elle lui arrache la reconnaissance sous forme de loi, de certains intérêts des travailleurs, par exemple, la loi des dix heures en Angleterre"(Marx, Manifeste Communiste de 1848, i). Ce qu'il dit serait vrai en situation révolutionnaire. Mais, dans le cadre des institutions démocratiques, il appartient aux normes du conflit social, fondées sur les savoirs positifs de l'histoire sociale et du droit positif, de laisser s'envenimer le conflit jusqu'à un certain point (jusqu'au point, précisément, où le rapport de force risque de s'inverser au détriment de la classe dominante), puis d'apaiser le climat social en concédant au prolétariat quelques "avancées" toujours en-deçà des revendications initiales et immédiatement compensées par des gains de productivité (cf. le Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous ?). La vérité étant que, derrière les soi-disant "avancées sociales", il y a toujours l'intérêt bien compris de la bourgeoisie (ou classe capitaliste) : "les grèves ont régulièrement donné lieu à l’invention et à l’application de machines nouvelles"(Marx, Misère de la Philosophie, ii, 5) destinées à déprécier la force de travail. Bref, l'idée que c'est la combativité collective des travailleurs qui est seule cause des avancées sociales est un mythe qui indique, certes, une structure sociale conflictuelle, mais qui dissimule aussi des intérêts bien compris.
26"Les signes constitutifs du corps perçu, ces produits d'une fabrication proprement culturelle, [...] ont pour effet de distinguer"(Bourdieu, la Distinction, iii). "Les habitus permettent de se distinguer en dehors même de toute recherche de distinction"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iii). Toutefois, tandis que "l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites), la norme positive, en amont de l'habitus et en aval de la norme mythique, exige au contraire que l'agent en soit pleinement conscient afin qu'il puisse, à travers elle, "se situer".
27Foucault emprunte le terme "panoptique" au philosophe anglais Jeremy Bentham qui, en 1780, rédige un mémoire éponyme dans lequel il dresse les plans d'une prison totalement transparente grâce à laquelle "la morale [soit] réformée, la santé préservée, l'industrie revigorée, l'instruction diffusée, les charges publiques allégées, l'économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale"(Bentham, Panopticon). À noter que Jeremy Bentham a été fait citoyen français par la Constituante en 1791 !
28Contrairement à ce que tend à faire accroire la communication officielle, l'exception n'est pas nécessairement rare. Est exceptionnel, simplement, c'est ce qui est dérogatoire à la règle. Une exception peut tout à fait être très fréquente, plus fréquente même que les cas d'application de la règle, tout en demeurant une exception. Le fort accroissement récent des violences policières, tant physiques que verbales, sur les individus que les normes désignent comme "dangereux" en est un bon et funeste exemple.
29Marcuse parle même de "totalitarisme démocratique" : "la lutte contre la liberté de pensée et de l’imagination est devenue un instrument puissant du totalitarisme, qu’il soit démocratique ou autoritaire. La désublimation répressive accompagne les tendances contemporaines à l’introduction du totalitarisme dans le travail et les loisirs quotidiens de l’homme, dans son labeur et dans son bonheur. Elle se manifeste sous les formes de la distraction, du relâchement, du grégarisme qui pratiquent la destruction de l’intimité, le mépris des formes, l’incapacité au silence, l’exhibition orgueilleuse de la grossièreté et de la brutalité"(Marcuse, Éros et Civilisation, préf.).
30"Nous parlons d'"esprit", de "mental" pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur).
31"En même temps qu'il demandait ses cigarettes préférées, trois autres personnes demandaient les mêmes cigarettes [...]. Marcello nota qu'il prenait son paquet, le palpait pour en vérifier la consistance puis en déchirait l'enveloppe de la même manière que les autres. [Il] observait ces détails parce qu'ils éveillaient en lui une complaisance presque voluptueuse. Oui, il était semblable aux autres, semblable à tout le monde [...]. L'avènement du fascisme en Italie d'abord, puis en Allemagne, puis la guerre d'Éthiopie, puis celle d'Espagne. Cette progression lui plaisait [...] parce qu'il était aisé d'y découvrir une logique plus qu'humaine et que, de savoir la reconnaître donnait une impression de sécurité et d'infaillibilité"(Moravia, le Conformiste, ii, 1). Encore une fois, le désir de normalité, contrairement au désir mimétique théorisé par René Girard et à l'habitus de Pierre Bourdieu, doit son efficacité sélective au fait qu'il est parfaitement conscient. Ce qui est le cas chez Marcello, le personnage principal du Conformiste.

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