(cf. aussi :
On
peut voir, au Jewish Museum de Londres, un portrait
anonyme de Spinoza
intitulé Benedictus
de Spinoza, Judaeus et Atheista,
"Benoît Spinoza, Juif et Athée".
S'il
est évident que cet intitulé est intentionnellement malveillant, il
reflète néanmoins une ambiguïté caractéristique de la
personnalité et de l'œuvre de Spinoza : il est juif
par
son origine, sa
culture,
sa
formation
et sa religion
mais,
malgré cela, la conception qu'il a de Dieu
est
tellement originale, tellement
révolutionnaire
qu'elle demeure inintelligible à
la
plupart de ses contemporains
(cf.,
notamment, le remarquable roman d'Irvin Yalom, le
Problème Spinoza).
De là à qualifier Spinoza d'athée,
voire d'hérétique,
sinon de satanique,
il n'y avait qu'un pas que ses nombreux ennemis ont évidemment
franchi.
Autre
originalité
déconcertante chez Spinoza : il a intitulé son opus
magnum
l'Éthique
bien
que, du point de vue de la forme,
elle se présente sous la forme déductive d'un traité de
mathématiques et, du point de vue de son contenu,
il y soit essentiellement
question
de Dieu ou de la Nature, mais jamais d'éthique.
Le
but de cet article est de montrer en quoi la conception spinozienne
de Dieu est
immédiatement
éthique
par elle-même
et
non pas par ses implications, ses présupposés ou ses enjeux comme
c'est,
notamment, le cas chez deux de ses grands contemporains :
Descartes
et Pascal.
On
sait que Descartes est le philosophe de la
rationalité méthodique. Sa méthode
philosophique
commence par le doute
: "je
pensai qu'il fallait [...] que je rejetasse, comme absolument faux
tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir
s'il ne resterait point, après cela, quelque chose dans mes
croyances qui soit entièrement indubitable
[...].
Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si
ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions
des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que
je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la
philosophie, que je cherchais [...] : je compris de là que j'étais
une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser,
et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune
chose matérielle"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
IV).
Le
raisonnement de Descartes est alors le suivant : il est évident
que
j'existe comme être pensant et que j'ai en moi l'idée de perfection
;
or, comme cette idée ne peut pas être tirée de moi-même qui suis
imparfait
(la
preuve, c'est que je doute),
il doit exister une source de perfection
que
j'appelle "Dieu". C'est-à-dire que l'existence de Dieu est
déduite.
Partant, l'existence de Dieu est certaine.
L'idée que nous avons de Dieu est claire
et distincte,
en ce sens qu'elle est absolument hors de doute. Or, pour Descartes,
sont claires
et distinctes,
c'est-à-dire nécessairement vraies, les idées qui proviennent de
l'une de ces deux sources : "il
faut rechercher ce que nous pouvons voir par intuition [c’est-à-dire
par “la seule lumière de la raison”] avec clarté et évidence,
ou ce que nous pouvons déduire avec certitude"(Descartes,
Règles
pour la Direction de l’Esprit,
III). L'existence de Dieu est, par conséquent, certaine,
oui mais d'une certitude
déductive
et
non pas d'une évidence
intuitive.
Ce qui est une autre manière de dire que l'existence de Dieu est,
d'un
point
de vue
épistémique,
dérivée
et
non primitive
:
"voici
le recensement de tous les actes de notre entendement qui nous
permettent de parvenir à la connaissance des choses, sans aucune
crainte de nous tromper. Il n’y en a que deux à admettre, savoir
l’intuition et la déduction. Par intuition, j’entends non
la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur
d’une imagination aux constructions mauvaises, mais le concept
que l’intelligence pure et attentive [la raison] forme avec tant de
facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun
doute sur ce que nous comprenons. [Par déduction], nous entendons
toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec
certitude. Il a fallu le faire parce qu’on sait la plupart des
choses sans qu’elles soient évidentes, pourvu seulement qu’on
les déduise de principes vrais et connus"(Descartes,
Règles
pour la Direction de l’Esprit,
III). Car le "principe vrai et connu" dont est déduit
l'existence de Dieu, c'est l'existence de ma propre pensée, le
cogito
:
"j’ai
pris l’être ou l’existence de [ma] pensée pour le premier
principe duquel j’ai déduit clairement les suivants : à savoir
qu’il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde et
qui, étant la source de toute vérité, n’a point créé notre
entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement
qu’il fait des choses dont il a une perception fort claire et fort
distincte ; ce sont là tous les principes dont je me sers touchant
les choses immatérielles ou Métaphysiques, desquelles je déduis
très clairement ceux des choses corporelles ou Physiques"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
préf.).
Mais,
si le Dieu de Descartes est déduit,
c'est-à-dire second dans l'ordre de la connaissance
métaphysique,
il est néanmoins premier
dans
l'ordre de l'ontologie
métaphysique
: "tout
ce que la Nature m’enseigne contient quelque vérité, car, par la
Nature [...] je n’entends autre chose que Dieu même ou bien
l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses
créées et par ma nature en particulier, je n’entends autre chose
que la complexion ou l’assemblage de toutes les chose que Dieu m’a
données"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
VI, 22). Bref, Dieu est l'auteur de la Nature, l'auteur de "l'ordre
et la disposition des choses créées". Et, en tant que créature
moi-même, je suis donc moi-même "la complexion ou l’assemblage
de toutes les chose que Dieu m’a données". En particulier, si
j'ai en moi l'idée de
perfection,
c'est-à-dire de
Dieu,
c'est que
Dieu
me l'a implantée, en quelque sorte. L'idée de Dieu, nous dit
Descartes est
ainsi
une
idée
innée :
"les
idées innées sont des semences de vérité [que]
la nature [Dieu]
a déposées dans les esprits humains, [en
vertu de quoi]
l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes,
Règles
pour la Direction de l’Esprit,
IV).
D'un
point de vue ontologique,
le Dieu de Descartes est exactement le Dieu de la métaphysique
traditionnelle, ce "premier moteur" cher à Aristote
lorsqu'il dit que
"ni
la matière, ni la forme, ne peuvent être produites
;
je veux dire, la matière et la forme dernière. En effet, tout
changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque
chose. Par quelque chose, c'est le premier moteur.
Quelque
chose, c'est la matière.
En
quelque chose, c'est la forme. Le devenir se perdrait dans l'infini,
si ce n'est pas seulement l'airain qui devient sphérique, et qu'il
faille encore que la forme sphérique devienne aussi, et que l'airain
lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point
d'arrêt"(Aristote,
Métaphysique,
1070 a). Dieu est donc, d'un point de vue ontologique,
le principe
nécessaire
à
la fois matériel, formel et final de toute chose, puisque, dans
l'ordre de la création, "il faut bien un point d'arrêt",
nous dit Aristote. Par tant, Dieu est supposé parfait.
Par perfection,
il faut entendre là que ce "premier moteur" qu'est Dieu
est puissance
absolue
de création,
"absolue" c'est-à-dire qu'elle contient déjà,
potentiellement,
toutes les matières, toutes les formes et toutes les fins de
l'univers. Dans un passage célèbre de la V° Méditation
Métaphysique,
Descartes exprimera cette propriété divine de perfection
en
reprenant un argument démonstratif emprunté au théologien du XI°
siècle Anselme de Cantorbéry et qui se résume de la manière
suivante : Dieu est un être parfait ; or s'il n'existait pas il ne
serait pas parfait ; donc Dieu existe nécessairement. C'est ce qu'on
appelle la preuve
ontologique
de
l'existence de Dieu
(preuve
inutile puisque, si l'on suit Aristote, l'existence
de
Dieu est déjà nécessaire
comme
principe d'intelligibilité du réel).
Chez
Descartes donc, comme chez Aristote, l'ontologie
commence
nécessairement par la théologie,
c'est-à-dire, littéralement, par un discours rationnel sur Dieu.
Est-ce
à dire que le Dieu de Descartes est
un
simple principe
d'intelligibilité
de
l'existence de l'univers ? Est-ce donc à dire que l'existence de
Dieu n'a qu'un intérêt théorique
?
C'est inexact. D'abord parce que la connaissance de Dieu a déjà,
même chez
Aristote,
une fonction pratique
(c'est-à-dire
qui concerne le domaine de l'agir)
et
même éthique
(qui
concerne le vivre
bien)
: vivre bien, pour Aristote, c'est s'adonner à la recherche de la
vérité, c'est s'adonner à la philosophie, c'est-à-dire, in
fine,
à la rationalité,
laquelle suppose l'existence d'un "premier moteur".
De
même, pour Descartes, "c’est
proprement avoir les yeux fermés sans tâcher jamais de les ouvrir
que de vivre sans philosopher"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
préf.). Mais, nous dit Descartes, il y a un autre enjeu éthique
à
la connaissance de Dieu. C'est que "la
volonté me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance
de Dieu"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
IV, 9). En effet, notre volonté
porte
la marque du divin en ce qu'elle est infinie
(tandis
que notre entendement, lui, est fini,
d'où
l'origine
de l'erreur
lorsque
nous voulons
affirmer
ce que nous n'entendons
pas)
: rien ne peut la borner (d'où, entre autres, le fait que nous
soyons, potentiellement, "maîtres et possesseurs de la
nature"). Or, si notre volonté
est
infinie, notre liberté
ou
libre
arbitre l'est
aussi. Or
"le
libre-arbitre, c’est
[...]
l’empire que nous avons sur nos volontés,
[et
qui]
nous
rend en quelques façons semblables à Dieu en nous faisons maîtres
de nous-mêmes"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.152). "Nous rendre maîtres de nous-mêmes", cela veut
dire : "rendre notre esprit
maître
de notre corps".
Car "qu’est-ce
donc que je suis ? Une chose qui pense"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
II, 9). Mon corps
n'est
pas moi.
J'ai
un
corps
tandis
que je suis
un
esprit.
On voit donc que la connaissance de Dieu a bien, pour Descartes, une
fonction pratique
et,
plus précisément, éthique
:
Dieu est conçu comme l'esprit
parfait,
à la fois dont l'entendement
absolument
infini doit me servir de modèle pour rechercher la vérité,
et
dont
la volonté
absolument
libre doit me servir de modèle pour dominer mon corps.
Cette
dernière vertu,
Descartes
la nomme générosité.
Elle
consiste
en ce qu'un homme "connaît
qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette
libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué
ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, [donc, en ce
qu'il] ne manque jamais de volonté pour entreprendre et exécuter
toutes les choses qu’il jugera être les meilleures"(Descartes,
Traité
des Passions,
§153). L'éthique
de
Descartes est donc une éthique
de la générosité,
c'est-à-dire une éthique
de la volonté
rationnelle
fondée
sur la connaissance
rationnelle du vrai.
Mais,
en même temps, on voit bien qu'il s'agit, si l'on veut vivre bien,
de maîtriser les élans du corps, ce que Descartes appelle les
passions,
car "le
principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et
disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent
le corps"(Descartes,
Traité
des Passions,
art.40). La passion
est
tentatrice, elle nous incline au mal auquel, précisément, la
volonté
doit
résister en prenant modèle sur
la
volonté
divine. Or,
c'est le propre d'une morale
que
de prescrire l'interdiction de faire le mal, qui n'est que le nom que
l'on donne à l'écart qui existe entre notre nature
réelle et
une
nature
idéale,
laquelle peut et doit se garder des injonctions du corps,
à la fois du corps
biologique
et du corps
social.
La
morale
est
donc, pour Descartes, la condition de possibilité pour accéder à
l'éthique
de la générosité et de la vérité :
si l'on ne commence pas par éviter à notre volonté
d'errer
en se mettant au service d'un
corps
générateur
de
passions,
elle ne sera jamais méthodique
et
ne pourra donc jamais poursuivre les enjeux éthiques
liés
à la connaissance
de Dieu.
S'agissant
de la conception de Dieu, Pascal est en opposition avec Descartes sur
deux point cruciaux.
Premier
point : "c'est
le cœur
qui
sent Dieu et non la raison"(Pascal,
Pensées,
B278). Contrairement à Descartes qui déduit
l'existence
de
Dieu de sa propre existence comme res
cogitans (substance
pensante), Pascal sent
la présence
de
Dieu. Pascal n'est pas pour autant un mystique.
Simplement, il s'oppose à Descartes pour qui
la
raison
est
la seule voie d'accès possible à la vérité. Tandis, nous dit
Pascal, que "nous
connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par
le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les
premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a
point de part essaye de les combattre"(Pascal,
Pensées,
B282). Mieux encore : bien que ces deux voies d'accès à la vérité,
le cœur
et
la raison,
soient équivalentes en termes de certitude,
c'est néanmoins
"sur
ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison
s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours"(Pascal,
Pensées,
B282). Autrement dit, dans tous les cas, nous commençons toujours
par sentir
avant
de raisonner,
ou, dit d'une autre manière encore, tout raisonnement
(y
compris le raisonnement
mathématique,
souligne Pascal le mathématicien) se fonde sur le sentiment
(que
Pascal appelle aussi "intuition" ou "instinct")
lequel constitue le principe
(le
commencement) de toute pensée. Nous avons de très nombreux
principes
de
ce genre, nous dit Pascal, au premier rang desquels la présence
de Dieu.
La
foi
de
Pascal n'est pas une croyance
rationnelle comme
chez Aristote ou Descartes : il ne s'agit pas de croire
en l'existence
de
Dieu. Cela n'aurait pas de sens, en effet, de se demander s'il faut
croire
ou
non en l'existence
de
ce
dont
on sent
la présence.
Il s'agit de croire
en Dieu,
ce qui est très différent de croire
que Dieu existe :
"voilà
ce que c'est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la
raison"(Pascal,
Pensées,
B278).
Le
discours de Pascal sur Dieu sera donc
non
pas une théologie
mais
plutôt une théosthésie,
c'est-à-dire, étymologiquement, un sentiment de
Dieu.
D'où,
deuxième point de divergence d'avec Descartes, le Dieu de Pascal est
le "Dieu
d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des
savants"(Pascal,
Mémorial,
23 novembre 1654). Ce n'est pas un Dieu conceptuel source de tout
mouvement comme chez Aristote ou source de toute perfection comme
chez Descartes : c'est le
Dieu
personnel
des
religions révélées, un Dieu qui nous voit, qui nous entend, qui
nous aime, qui nous déteste, qui nous récompense, qui nous châtie,
que l'on peut prier et en qui l'on croit.
On croit
en Dieu
comme on croit
en une
personne, c'est-à-dire qu'on lui fait confiance,
qu'on
se fie
à
lui, qu'on lui fait des confidences,
on lui est fidèle,
autant
de termes étymologiquement apparentés à la foi
(fides
en
latin). Mieux encore, Dieu est non seulement une personne digne de
confiance,
mais c'est la plus fiable
qui
soit, la limite infinie vers laquelle peut tendre notre confiance.
Dieu est donc bien, pour Pascal comme pour tous les philosophes,
l'image de l'infini,
mais, pour Pascal, ce n'est pas seulement sa puissance, ni son
entendement, ni sa volonté qui sont infinis.
Dieu est aussi et avant tout, une personne infiniment
bonne.
Cette personne divine, nous dit Pascal "n'oblige
pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde :
elle souffre qu'on demeure caché à tous les hommes, mais elle en
excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de mon
cœur, et de se faire voir tel qu'on est. Il n'y a que ce seul homme
au monde qu'elle nous ordonne de désabuser et elle l'oblige à un
secret inviolable qui fait que cette connaissance est dans lui comme
si elle n'y était pas"(Pascal,
Pensées,
B100).
Le
Dieu de Pascal est donc cette personne d'infinie confiance
à
qui on peut faire toutes les confidences,
à qui on
intérêt
à ne rien cacher, ni ses maux, ni ses biens : ses maux parce que la
charité
infinie de
Dieu (la grâce)
est
de nature à les apaiser, ses biens parce que la justice
infinie de
Dieu exclut qu'il puisse être envieux ou jaloux
à
notre égard.
Par
là, on voit bien que la conception pascalienne de Dieu comporte
une
implication éthique
à
travers la
pratique
de la
confession.
Pascal est un disciple de Saint Augustin (il est l'un des principaux
instigateurs de la réaction janséniste
contre
à la fois la Réforme
et
les Jésuites), lequel développe dans ses Confessions,
une véritable éthique
de la confession,
c'est-à-dire un modèle de vie
bonne
basée
sur la narratio
vitae
("le
récit de la vie"). "Je
raconte cela, mais à qui ? Ce n’est pas à toi, mon Dieu ;
mais devant toi, je le raconte à ma race, à la race humaine […]
Et pourquoi cela ? [...] Je veux faire [ces confessions] non
seulement devant Vous, avec cette mystérieuse joie qui tremble, avec
cette tristesse mystérieuse qui espère, mais aussi pour être
entendu des fils des hommes, associés à ma foi, à mon allégresse,
et qui participent à ma condition mortelle – mes concitoyens,
voyageurs ici-bas comme moi, et qui marchent sur ma route, soit
devant moi, soit à côté de moi […]. Je ne suis qu’un petit
enfant, mais mon Père vit toujours, et je trouve en lui un tuteur
capable de m’aider"(Augustin,
Confessions,
X, iv, 6). À travers une confession
qui
n'est pas seulement faite à
Dieu mais
devant
Dieu,
cette conception augustinienne, et donc, aussi, pascalienne, de
Dieu
suppose un Dieu de miséricorde
collective,
à la fois à l'égard du repentant en personne et, si on suppose
l'universalité du péché,
à
l'égard
aussi de la totalité de l'espèce humaine. Augustin et Pascal posent
ainsi les bases de ce que Paul Ricœur
nommera
plus tard "l'identité narrative" de la personne humaine
et
qui consiste à vivre
bien, non
pas en parlant de soi, mais en
prenant
conscience
des éventuelles incongruités
de
sa propre existence, celles qui, précisément, nous
empêchent
de vivre
bien.
Dieu fait donc, en quelque sorte, office de
psychanalyste
parfait,
à la fois
qui
accouche de la véritable personnalité de celui qui se confesse,
c'est-à-dire de celui qui, avec humilité,
prend
le risque
de
voir éclairer les méandres obscurs de son identité
et
à la fois celui qui
accepte,
toujours avec humilité, de voir se résoudre
les
éventuelles énigmes de cette personnalité au prix de l'absolution
et,
le cas échéant, de la pénitence.
En
échange de la confession
de
l'homme pécheur, c'est-à-dire d'un acte de foi
permanent
et sincère en sa perfection, Dieu dispense sa charité
infinie,
autrement dit sa grâce.
L'idée
de Dieu a donc, manifestement, chez Pascal, une dimension éthique,
celle d'une éthique
de la charité.
C'est l'argument le plus frappant
du
pari
que
Pascal conseille au libertin de faire.
"Examinons
donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n'est pas. » Mais de
quel côté pencherons-nous ? [...] Vous avez deux choses à perdre :
le vrai et le bien, [...] deux choses à fuir : l'erreur et la misère
[...]. Qu'avez-vous
à perdre ? quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous
serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami
sincère, véritable. [...] Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si
vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans
hésiter"(Pascal,
Pensées,
B233). Contrairement à l'éthique
de
Descartes, celle
de
Pascal n'est donc pas une éthique
fondée
sur la connaissance
du vrai.
Chez Descartes, le vrai
entraîne
le bien
et
l'erreur
entraîne
la
misère.
Pas chez Pascal pour qui le vrai
et
le bien
appartiennent
à
deux
ordres
totalement
distincts : le vrai
c'est
la valeur cardinale de l'esprit, le bien
celle
du corps. Entre les deux, nous dit Pascal, il y a une distance
infinie. Or
"la
distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment
plus infinie des esprits à la charité"(Pascal,
Pensées,
B793). Autrement dit, ni le vrai
ni
le bien,
au sens
de
la rationalité
philosophique
que
ces
deux termes
ont
au XVII° siècle,
ne
suffisent à assurer une vie
bonne. Au-dessus
de ces deux valeurs
cardinales
mais philosophiques,
il y a la charité,
c'est-à-dire
la
vertu
proprement religieuse
dont
le modèle de perfection réside dans la
grâce
divine.
Même en ignorant le vrai
et
le bien,
par
le simple effet de la grâce,
"vous
serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami
sincère, véritable".
À
la limite, vous connaîtrez la béatitude
:
"Certitude.
Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ, Deum
meum et Deum vestrum.
"Ton Dieu sera mon Dieu".
Oubli
du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies
enseignées dans l'Évangile. Grandeur de l'âme humaine. "Père
juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu". Joie,
Joie, Joie, pleurs de joie"(Pascal,
Mémorial,
23 novembre 1654). Voilà pourquoi il faut parier
sur Dieu.
Toutefois,
l'enjeu de l'idée
de Dieu,
pour Pascal, n'est pas seulement éthique
:
il est aussi moral
(ce
n'est pas pour rien que Pascal est souvent qualifié de "moraliste").
La raison profonde pour laquelle Pascal dévalorise ("humilie")
le vrai
et
le bien
philosophiques
tels,
en tout cas, que Descartes les incarne, c'est que l'un et l'autre se
rapportent à l'amour
de soi,
à l'amour-propre
:
"la
nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi
et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait
empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de
misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être
heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se
voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de
l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que
leur aversion et leur mépris"(Pascal,
Pensées,
B100). Autrement dit, on ne peut pas, de
bonne foi,
croire à la vérité
et
au bien
philosophiques
au
sens de Descartes.
Ce
ne sont là, nous dit Pascal, que de
vains
divertissements
destinés
à nous faire oublier la faiblesse et la mortalité de notre moi,
du moi
biologique
comme du moi
social.
"Misère
de l'homme sans Dieu [...]. Félicité de l'homme avec Dieu"(Pascal,
Pensées,
B60) : misère du vrai
et
du bien
sans
la grâce.
Du coup, "qui
ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se
faire Dieu, est bien aveuglé"(Pascal,
Pensées,
B492). Le préalable pascalien à l'éthique
de la grâce,
c'est donc la haine
de soi,
tout à la fois haine de son corps et haine de son esprit. Certes, on
ne peut pas ignorer qu'il s'agit avant tout
d'humilier
l'arrogante
prétention cartésienne des hommes à se faire "comme maîtres
et possesseurs de la nature", à commencer par la leur propre.
Cependant, il y a dans l'idée que "la
vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par
sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable,
pour l'aimer"(Pascal,
Pensées,
B485), la même injonction moralisante
que
chez Descartes. Il s'agit de faire le constat du défaut
patent
de la nature humaine
comparée
à la perfection de la nature divine, notamment à travers cette
véritable pathologie
tout
à la fois psychologique et sociologique qu'est, pour Pascal, l'amour
propre :
"que
le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure"(Pascal,
Pensées,
B143).
On
a donc, avec Descartes et Pascal, deux représentants apparemment
très différents des enjeux éthiques
que
peut supposer l'idée
de Dieu
:
d'un côté, une éthique
rationnelle
de
la vérité
et
de la générosité,
de l'autre, une éthique
sensible
de
la charité
et
de la joie.
Toutefois,
on remarque qu'ils se rejoignent sur un point crucial
:
l'éthique
de
la vie bonne passe, paradoxalement, pour l'un comme pour l'autre, par
une morale
de
la haine
de soi, haine
du corps pour Descartes, haine du corps comme de l'esprit pour
Pascal, haine de la société pour les deux.
Leur
commun cheminement intellectuel est donc le suivant : il faut avoir
une certaine conception de Dieu comme être parfait (c'est le rôle
de la philosophie)
afin,
d'en déduire les défauts humains à combattre (c'est le rôle de la
morale),
pour s'ouvrir enfin la voie ascétique et solitaire vers la vie bonne
(c'est le rôle de l'éthique).
Comme
chacun sait, l'Éthique
de
Spinoza commence par un discours rationnel sur Dieu. C'est l'objet de
la première partie de l'ouvrage. Spinoza se range donc, à première
vue, du côté de la théologie
philosophique
classique contre la théosthésie
pascalienne.
En fait, pas du tout. Car si sa théologie
se
veut, effectivement, déductive donc rationnelle,
le concept de Dieu n'est pas déduit,
comme c'est le cas chez Aristote et Descartes. Une déduction
est
la conclusion
d'un
raisonnement. Or Spinoza ne conclut pas le concept de Dieu. Il part
de lui, tout au contraire
(comme
dans tous ses ouvrages, à l'exception de ceux qu'il consacre à la
philosophie de Descartes). Il en fait la
prémisse
nécessaire
à
toute attitude cognitive. Sa méthodologie philosophique s'oppose à
la fois à celle de Descartes et à celle de Pascal. En effet, pour
Spinoza, on peut tirer des connaissances "des
choses particulières que les sens représentent d’une manière
confuse, tronquée et sans aucun ordre [et] des signes [...] qui nous
rappellent certaines choses [...] ; j’appellerai dorénavant ces
deux manières de considérer les choses, connaissance du premier
genre
[...]
ou Imagination ; [...] des notions communes et des idées adéquates
que nous avons des propriétés des choses. J’appellerai cette
manière de considérer les choses, Raison ou connaissance du second
genre. Outre ces deux genres de connaissances, [...] il en existe un
troisième, que j’appellerai Science Intuitive. Celui-ci va de
l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de
Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses"(Spinoza,
Éthique,
II, 40). Or c'est exactement par ce troisième
genre de connaissance
dite
"science intuitive" que procède Spinoza dans l'Éthique
:
il part des propriétés
formelles (c'est-à-dire
réelles)
de Dieu pour en déduire
les
propriétés des choses. Tandis que, selon
la
nomenclature spinozienne, la conception de Pascal procède du premier
genre ("imagination")
et celle de Descartes du second
genre ("raison").
Comment
Spinoza sait-il
qu'il
possède "l'idée adéquate de l'essence formelle de Dieu",
c'est-à-dire l'idée
vraie
de
Dieu, absolument vraie, vraie en soi et non pas par comparaison avec
son objet
?
La
réponse de Spinoza est déconcertante : "celui
qui a une idée vraie sait, en même temps, qu’il a cette idée et
ne peut douter de la vérité de la chose que cette idée représente,
[...] la vérité étant d’elle-même son propre signe"(Spinoza,
Éthique,
II, 43).
Comment
sait-il que sa philosophie est la bonne ? "Je
ne prétends pas avoir rencontré la meilleure des philosophies, mais
je sais que je comprends la vraie philosophie"(Spinoza,
Lettre
76 à Albert Burgh)
!
On
voit que
la
conception intuitive
de
l'essence de Dieu qui est celle de Spinoza est, à tout prendre, plus
proche de celle de Pascal que de celle de Descartes : on peut presque
dire que, dans un sens, pour Spinoza aussi, la présence de Dieu est
sentie,
même
si, de son point de vue, elle n'est évidemment pas sentie
par
l'imagination.
Allons
plus
loin et demandons-nous maintenant ce que Spinoza entend exactement
par "Dieu".
"Par
Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une
substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacune
exprime une essence éternelle et infinie"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.6). Là, on est très loin de Pascal. Dieu, c'est "un
être absolument infini", et non pas "infini en son genre"
comme le sont le Dieu de Descartes (comme créateur
infini)
et celui de Pascal
(comme
rédempteur
infini).
L'un comme l'autre sont des Dieux transcendants,
c'est-à-dire séparés
des
créatures et des pécheurs. Le Dieu de Spinoza n'est pas
transcendant,
autrement dit infini
en son genre,
mais immanent,
c'est absolument
infini.
Quel que soit l'attribut
sous
lequel on le conçoit, que ce soit sous l'attribut
de
la matière corporelle
dans
l'espace
ou
que ce soit celui de l'esprit
dans
le temps, il demeure infini,
sans limite. Chaque attribut,
nous dit Spinoza, "exprime une essence éternelle et infinie",
exprime
c'est-à-dire
rend compte de manière parfaitement adéquate de ce qu'est
réellement Dieu. L'immanence
de
Dieu
est
nécessairement l'expression
d'un
être sans limite.
Dieu
n'est
donc
pas une personne
comme
chez Pascal
et,
dans une certaine mesure aussi, Descartes. Spinoza n'a eu de cesse de
dénoncer les superstitieux
qui
"parlent
de Dieu si improprement, lui attribuent des mains, des pieds, des
yeux, des oreilles, le représentent comme un juge assis dans le ciel
sur un trône royal, ayant le Christ à sa droite"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xiii).
Mais
Dieu n'est pas non plus un moteur
comme
chez Aristote ou Descartes, car "Dieu
est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza,
Éthique,
I, 18).
Première
conséquence de l'immanence
:
"tout
ce qui existe exprime la nature de Dieu, autrement dit son
essence"(Spinoza,
Éthique,
I, 36). Tout ce qui existe, en quelque lieu et en quelque temps que
ce soit, est une expression,
une manifestation
de
Dieu.
Rien de ce qui existe, en quelque lieu et en quelque temps que ce
soit, n'est extérieur à Dieu.
Dieu
n'est limité ou borné par rien, ni dans le temps, ni dans l'espace.
Dieu est, si l'on veut, le créateur,
mais il n'est créateur que de lui-même
:
il est causa
sui,
"cause de soi".
C'est
ce qu'on a longtemps appelé le panthéisme
de
Spinoza : Dieu est tout, tout est Dieu. Or, ce genre de formulation
risque de réintroduire subrepticement une idée de transcendance
de
l'infini
sur
le fini.
Aussi, Martial Guéroult, un éminent spinoziste, préfère parler de
panenthéisme
dans
le sens où il vaut mieux dire que tout est en
Dieu
ou que Dieu est en
tout,
voulant
dire par là que toute chose, toute réalité exprime
la
nature éternelle et infinie de Dieu. Cela semble, à première vue,
contradictoire, car toute chose est limitée dans le temps et dans
l'espace. Sauf qu'"une
chose n’est dite contingente [c'est-à-dire limitée] que par
rapport à un manque de connaissance"(Spinoza,
Éthique,
I, 33) : c'est le premier ou le second genre de connaissance
(l'imagination
ou
la raison)
qui nous empêchent de voir qu'une chose n'existe que dans
son
rapport à toutes les autres choses de l'univers, tandis que le
troisième genre (la science
intuitive)
nous permet de saisir, d'emblée, l'unité
éternelle et infinie de
Dieu.
Le
panenthéisme
signifie
que "tout
ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
I, 15).
"Ni
être conçu", souligne Spinoza, c'est-à-dire que la vraie
connaissance des choses ne
doit pas être
séparée de celle de Dieu tout entier.
D'où,
deuxième conséquence : ce qu'on appelle le holisme
(du
grec holos,
"tout") de Spinoza qui consiste à dire que, puisque Dieu
est absolument
infini
et
que, si l'on en croit Galilée (que Spinoza connaît bien), la Nature
est infinie, nécessairement, Dieu et la Nature se confondent. Sinon
il y aurait deux infinis,
l'un limiterait donc l'autre et aucun des deux ne serait infini. Ce
qui est absurde. Donc s'il existe un
être
éternel et infini qu'on l'appelle Dieu
ou
qu'on l'appelle Nature, il n'en existe nécessairement qu'un
seul.
Dit
d'une autre manière, tout, dans la Nature, c'est-à-dire en Dieu,
est homogène,
n'est tissé que d'une
seule est même substance
:
"il
ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que
Dieu [...]. Il suit de là très
clairement que
Dieu est unique, c'est-à-dire qu'il n'existe dans la nature des
choses qu'une seule substance, et qu'elle est absolument
infinie"(Spinoza,
Éthique,
I, 14). Spinoza n'est évidemment pas en train de dire que toutes les
choses de la Nature s'équivalent. Il ne nie, notamment,
pas
la spécificité de l'être humain. Ce qu'il nie radicalement, en
revanche, c'est
ce
qui fait le fond de la philosophie de Descartes et de celle de
Pascal
: à savoir que l'homme est un être de nature intermédiaire entre
celle de Dieu
conçu
comme pur esprit, et celle des animaux, des plantes et des êtres
inertes envisagés comme simples corps. Tout au contraire, Spinoza
dit de l'homme "qu’il
suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y
adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4).
L'homme
n'est donc nullement une exception dans la Nature. Pour autant,
ajoute-t-il, "la
vie humaine se définit, non point par la circulation du sang et les
différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la
raison"(Spinoza,
Traité
Politique,
v), c'est-à-dire par un certain mode de relation cognitive à son
environnement ("surtout la raison", dit Spinoza,
sous-entendu "... et non pas l'imagination ou la science
intuitive").
Bref,
le holisme
implique
qu'il n'existe pas de différence de
nature
mais
juste une différence de degré
d'intelligence (du
latin intelligo,
"je mets en relation")
entre
l'être humain et les autres êtres.
Or,
troisième conséquence de l'immanentisme
spinozien,
si tout ce qui existe est en Dieu et participe de la même substance
unique, alors, en particulier, il n'y a pas lieu de faire de
différence de
nature entre
la matérialité
du corps et
la spiritualité
de l'âme.
"L’Esprit
et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous
l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la
Pensée"(Spinoza,
Éthique,
III, 2). Le monisme
(du
grec monos,
"un") de Spinoza s'oppose donc au dualisme
cartésien
et au trialisme
pascalien.
Il n'y a pas plusieurs ordres dans la Nature : il n'y en a qu'un
seul. L'esprit,
le corps
et,
pourquoi pas, la grâce
au
sens de Pascal, ne sont que des attributs
de
Dieu, c'est-à-dire des propriétés qui expriment l'essence
éternelle et infinie de Dieu ou de la Nature.
En
particulier, il est donc faux de prétendre qu'une
volonté
consisterait
à affecter le corps
d'une
certaine
impulsion, tandis que l'intellect
consisterait
à affecter l'esprit d'un certaine idée. Car, si le corps
et
l'esprit
sont
une seule et même chose, alors aussi "la
volonté et l'intellect sont une seule et même chose"(Spinoza,
Éthique,
II, 18). Il ne s'agit en effet que de deux modifications déterminées
de l'attribut pensée, la volonté
étant
une propriété considérée
du
point de vue
du
corps
en
mouvement, l'intellect
en
étant une autre du point de vue de l'esprit
en
repos. Le monisme
de
Spinoza signifie que "l'ordre
et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion
des choses. [...] Il suit de là que la puissance de penser est égale
en Dieu à sa puissance actuelle d'agir"(Spinoza,
Éthique,
II, 7). Penser
et
agir,
c'est tout un.
Mais
si le corps
et
l'esprit
sont
une seule et même chose,
si,
pour
un individu humain,
connaître
par
l'esprit et se
mouvoir par
le corps, cela revient absolument au même, alors cela revient,
précisément, à faire un unique effort pour subsister en tant que
chose singulière, en tant qu'infime partie de Dieu ou de la Nature.
Car, en effet, "la
puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à
l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu,
c’est-à-dire de la Nature. [Donc] l’essence de l’homme est une
partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4). Comme le souligne Gilles Deleuze, un autre grand spinoziste,
l'essence
d'une
chose, ce qu'une chose est,
se
confond donc avec sa puissance,
ce qu'une chose peut.
Essence
ou
puissance
expriment
la réalité
même
d'une chose. Or, en latin, "puissance" se dit aussi
vis-virtutis.
D'où "par
vertu et puissance, j'entends la même chose [per
virtutem et potentiam idem intelligo]"(Spinoza,
Éthique,
IV, déf.8). Et comme, toujours en latin, la nature, la réalité
d'une chose se dit aussi perfectio-perfectionis,
"par
Perfection et Réalité, j'entends la même chose"(Spinoza,
Éthique,
II, déf.6). Et cette réalité, Spinoza l'a encore apprise de
Galilée : c'est que toute chose dans la Nature continue sur sa
lancée tant que celle-ci n'est pas contrariée par un obstacle
quelconque. Galilée appelait cela le principe
d'inertie.
Spinoza nomme conatus
(mot
latin signifiant "effort", "tendance") ce
phénomène caractéristique de la réalité de toute chose de la
Nature.
Il
importe donc de tenir pour absolument synonymes les termes de nature,
essence, puissance, vertu, perfection, réalité et
conatus.
Depuis Platon, les philosophes aiment bien couper les cheveux en
quatre, faire des dichotomies subtiles. Spinoza, à l'inverse, c'est
celui qui dit : "non, non, la distinction que vous établissez
entre A et B est absurde et inutile ; A et B (Dieu et la Nature,
l'esprit et le corps, la volonté et l'intellect, penser et agir,
l'essence et la puissance,
etc.),
c'est la même chose" !
On
voit bien, en tout cas, que si "la
perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur
puissance, et [si] les choses ne sont pas plus ou moins parfaites
selon qu'elles charment ou offensent le sens des hommes"(Spinoza,
Éthique,
I, app.), alors la notion éthique
de
vie bonne
va
être très différente de la manière dont la conçoit la tradition
philosophique. En effet, si Dieu est immanent
à
la Nature, s'il se confond avec elle
et
ne lui est pas transcendant,
pour rendre notre vie meilleure, nous ne sommes plus "obligés
de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de
l’ignorance"(Spinoza,
Éthique,
I, app.). Chacun de nous est une partie finie de Dieu ou de la
Nature, laquelle
ne
saurait être dite avoir une "volonté", ce serait faire de
l'anthropomorphisme,
c'est un indice de superstition, donc d'ignorance. Mais alors,
puisque
toute
chose exprime l'essence
ou
puissance
éternelle
et infinie de Dieu, puisque, donc,
"les
choses n'ont pu être produites par Dieu d'aucune autre manière, ni
dans aucun autre ordre qu'elles ont été produites"(Spinoza,
Éthique,
I, 33), qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire, pour nous autres,
créatures finies, que de nous efforcer de vivre
mieux
?
Car, sans être
fataliste,
puisque le fatum,
précisément, suppose une volonté
divine,
Spinoza est, évidemment, déterministe
dans
le sens où toutes les parties de la Nature sont régies par les lois
de la Nature, c'est-à-dire par des relations
causales nécessaires.
Comment faire, en d'autres termes, pour modifier bénéfiquement pour
nous ces relations
causales si
on admet, contre Descartes, que "la
volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause
nécessaire"(Spinoza,
Éthique,
I, 32), et cela, que l'on parle de "volonté" de Dieu ou de
celle de l'être humain ?
Pour
Descartes, l'idée d'éthique
passe,
en effet,
par
un certain degré de liberté
de
la volonté humaine,
autrement dit de l'esprit
par
rapport au corps.
Et pour Pascal, cela suppose, en outre, une volonté
divine de
faire grâce au
pécheur. Or, nous avons dit que, pour Spinoza, ces deux attitudes
procèdent respectivement du second et du premier genres
de connaissance,
de la raison et
de l'imagination,
c'est-à-dire de deux degrés défectueux de connaissance de la
nature divine, bref, de deux formes d'ignorance
relative.
Relative
car ni Descartes ni Pascal n'ont tout à fait tort
:
éthique et
liberté sont
effectivement liées. Mais pas comme ils
le
croient, c'est-à-dire dans la solitude.
Pour Spinoza, "est
dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa
nature et est déterminée par soi seule à agir, [...] contrainte
quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir
suivant une certaine loi déterminée"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.7). Or, quelle "chose" peut bien correspondre à
cette définition
de
la liberté,
sinon
seulement
Dieu ou la Nature ? Dieu ou la Nature est donc conçu comme l'horizon
indépassable, la limite asymptotique vers quoi on peut tendre sans
jamais l'atteindre, de la liberté,
c'est-à-dire de la capacité d'exister en n'étant "déterminé
que par soi seul à agir". Dieu est libre,
autarcique, auto-suffisant, si l'on veut. Mais non pas parce qu'il
est seul
:
parce qu'il est l'unique
substance,
l'unique
réalité.
Dieu n'est pas seulement libre,
il est liberté,
LA liberté.
Voilà donc, pour Spinoza, en quoi va consister l'horizon de
l'éthique,
c'est-à-dire
de
l'effort
humain pour vivre le mieux possible : tendre le plus possible vers
Dieu,
c'est-à-dire vers la liberté.
Tendre
vers
et
non pas imiter
comme
chez Descartes ou Pascal. Car Dieu n'est pas un modèle,
ni un modèle mathématique ni un modèle personnel : c'est une
tendance
infinie,
un chemin
sans
limite, une voie,
LA voie.
Dieu n'est pas perfectus,
"parfait" comme
objet
mais
comme
limite.
Et comme, nous dit Spinoza, "l'essence
de Dieu est sa puissance même"(Spinoza,
Éthique,
I, 34), il est facile de comprendre que, pour Spinoza, vivre mieux,
tendre
vers
Dieu,
cela revient à augmenter sa puissance
d'être,
autrement dit, sa puissance
d'agir.
Or
augmenter sa puissance
d'agir,
ou, ce qui revient au même, diminuer l'impuissance
qui
nous fait pâtir,
cela consiste à modifier la direction de nos affects.
En
effet, "quand
quelque chose arrive, en nous ou hors de nous, dont nous sommes la
cause adéquate, c’est-à-dire quand quelque chose, en nous ou hors
de nous, résulte de notre nature et se peut concevoir par elle
clairement et distinctement, j’appelle cela agir. Quand, au
contraire, quelque chose arrive en nous ou résulte de notre nature,
dont nous ne sommes point cause, si ce n’est partiellement,
j’appelle cela pâtir. J’entends par affects les modifications du
Corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa
puissance d’agir, et j’entends aussi en même temps les idées de
ces modifications"(Spinoza,
Éthique,
III, déf.2). Par là, on comprend que Dieu, qui, en tant qu'unique
substance éternelle et infinie, n'a point d'extérieur, et, par
conséquent, s'affecte
lui-même.
Il est donc
action
pure,
liberté
pure.
Tandis
que l'être humain, en tant qu'il n'est qu'une infime partie de la
puissance
de
Dieu ou de la Nature, est, la plupart du temps affecté
de l'extérieur
par
des relations causales
qu'il
ne maîtrise pas mais que lui imposent la présence d'une infinité
d'autres parties de la Nature
et
qui le modifient et l'érodent jusqu'à le faire périr : "s’il
était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements
que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme
lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il
existerait nécessairement toujours. [Or, comme] la force par
laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et
surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […]
il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux
passions"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4). L'homme, le plus clair du temps, n'agit
donc
pas mais pâtit.
Il n'accomplit donc pas des actions,
il n'est pas affecté
de
l'intérieur de lui-même, mais subit des passions
(du
latin patior,
"je subis"), il est affecté
de
l'extérieur
et,
pour cela, il souffre et meurt. Pour Spinoza comme pour Descartes,
Pascal et, d'ailleurs, la plupart des philosophes classiques (les
romantiques donneront, plus tard, une valeur éthique aux passions),
le chemin éthique
vers
une vie meilleure passe donc par une conscience de soi
afin
de maîtriser les passions
et,
dans une certaine mesure, s'en libérer.
Sauf
que, contrairement à ce que pensent Descartes, Pascal et, d'une
manière générale, tous les moralistes,
"ni
le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne
peut déterminer le corps au mouvement ou au repos
[...]
le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps
qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au
repos ; et, en un mot, [...] la décision de l’Esprit et
l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement
simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même
chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
Soit
un mouvement M et une intention I
d'accomplir
M. Si on accomplit M, ce n'est pas à
cause de
I, bref, ce n'est pas parce qu'on a décidé
de
faire M. Dire qu'on a l'intention
de
faire M, c'est déjà commencer d'accomplir M. I n'est pas la cause
de M. I et M sont la même chose considérée, tantôt sous
l'attribut
de l'esprit,
tantôt sous l'attribut
du corps.
En particulier, si
l'attitude
éthique
doit
commencer par une lutte contre les passions,
autrement dit contre les modifications passives dont notre être est
nécessairement toujours affecté,
une telle attitude ne peut consister
à
avoir la ferme intention
de
le faire, comme le prétend Descartes. Car, si l'esprit et le corps
sont une seule et même chose, alors, "une
passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion
contraire et plus forte
que
la passion à contrarier"(Spinoza,
Éthique,
IV, 7).
En
d'autres termes, si une passion
est
problématique, alors il faut placer l'être qui en est l'objet dans
une situation qui modifie
cette
passion
et
non pas, évidemment, demander à l'esprit
de
cet être d'exercer une sorte d'action magique sur le
corps.
Or, quelles sont les passions
qui
posent problème ? Spinoza remarque qu'un être humain "peut
être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à
tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou
plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce
que c’est que Joie et que Tristesse. J’entendrai donc par Joie
une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus
grande ; par Tristesse, au contraire, une passion par laquelle
l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza,
Éthique,
III, 12).
Par
là, on comprend que l'attitude éthique
va
consister, fondamentalement, à placer l'être humain dans des
situations telles que les passions
joyeuses puissent
être plus puissantes
que
les
passions
tristes
afin
de tendre vers un maximum de perfection ou de réalité, donc de
tendre vers Dieu.
Comment
faire, donc, pour qu'un être soit placé dans de telles situations
qui accroissent sa puissance d'agir ?
Spinoza nous dit que "la
vertu suprême de l’esprit [la sagesse] est de comprendre, or ce
que l’esprit peut connaître de plus haut, c’est Dieu [ou la
Nature]"(Spinoza,
Éthique,
IV, 28). L'éthique
ne
sera donc rien d'autre que la connaissance
la
plus poussée
possible
de
la voie qui mène à Dieu ou à la Nature. Et comme la "vertu
suprême de l'esprit" n'est rien d'autre que la vertu suprême
du corps, il s'ensuit que l'attitude éthique
consistera,
par excellence, à comprendre
le
plus grand nombre de choses du point de vue de l'esprit, autrement
dit, à
comprendre
le
plus grand nombre de choses du point de vue du corps. "Comprendre"
en français a, justement, comme intelligere
en
latin, ce double sens : relier les idées
entre
elles et relier les corps
entre
eux. L'intelligence
ou
la compréhension,
c'est donc l'art de la connexion
:
connexion
spirituelle
ou idée,
connexion
corporelle
ou individualité.
Donc,
de même qu'il y a
plusieurs
sortes d'idées,
autrement dit de connexion
spirituelle au réel
(de
l'imagination
à
la science
intuitive
en
passant par la raison),
il y a aussi plusieurs sortes d'individualité
c'est-à-dire
de connexion
corporelle au réel,
du plus faible (l'individu
réduit
à sa seule dimension
biologique),
au plus élevé (l'individu
comme
participation
totale
à
Dieu
ou à la Nature) : "lorsqu’un
certain nombre de Corps de même grandeur ou de grandeur différente
sont ainsi contraints qu’ils s’appuient les uns sur les autres,
ou lorsque, se mouvant d’ailleurs avec des degrés semblables ou
divers de rapidité, ils se communiquent leurs mouvements suivant des
rapports déterminés, nous les dirons unis entre eux, et qu’ils
constituent dans leur ensemble un seul Corps ou Individu, qui, par
cette union même, se distingue de tous les autres. [...] Si nous
poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute la
Nature est un seul Individu"(Spinoza,
Éthique,
II, 13). L'éthique
de
Spinoza, loin de restreindre l'individualité
de
chacun à la seule dimension
biologique
sur
laquelle il s'agirait de
se
concentrer pour vivre le mieux possible est une éthique
de la joie,
c'est-à-dire un effort pour permettre à chacun d'entre nous de se
connecter
au
plus grand nombre possible de choses compatibles avec la structure et
la temporalité de notre être et, par là-même d'augmenter
constamment
sa
puissance
d'agir
par
l'extension de son individualité,
car "si deux individus tout à
fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un
individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en
particulier"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18).
L'idée
que l'éthique
est
nécessairement une éthique
de
la joie
et
que celle-ci naît de l'union avec Dieu rapproche
indiscutablement Spinoza de Pascal.
Oui
mais l'éthique
de
Spinoza, contrairement à celle de Pascal, ne suppose pas une
grâce
divine.
Car, si Spinoza rejoint Pascal pour admettre que le délaissement
engendre, effectivement, la tristesse
(l'ennui
pascalien),
lorsqu'il s'agit de rompre l'isolement, "à
l'homme, rien de plus utile que l'homme [...]. L'homme est un Dieu
pour l'homme"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18-35). La "misère de l'homme sans Dieu", c'est
avant tout, pour Spinoza, la misère de l'homme sans son prochain,
c'est la misère de l'homme seul, réduit à sa seule individualité
biologique et, partant, totalement vulnérable. D'autre part, il est
hors de question, pour Spinoza, de passer
par
une morale
qui
bride l'activité du corps, donc qui diminue sa puissance
d'agir
bref,
qui soit génératrice de tristesse
:
"à
un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à
un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes
extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en
soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des
choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions
est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré,
considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses.
C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de
transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et
y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de
fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la
conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39).
Contrairement
donc, à celle de Pascal, l'éthique
de
Spinoza n'est pas une affaire de grâce
divine
dispensée,
à titre individuel et après repentance et pénitence (donc
tristesse),
par un être omnipotent et transcendant en compensation d'une
faiblesse humaine reconnue et assumée. Elle est affaire
de
politique
et
d'éducation.
Politique
et
éducation
sont
indissociables : comme l'avait déjà souligné Aristote, il revient
à l'homme et à lui seul de perfectionner
l'homme.
Et lier l'éthique
à
la politique
et
à l'éducation
plutôt
qu'à une mystérieuse influence sur une nature humaine pitoyable,
c'est, comme on le voit, prendre le plus grand soin du corps
et
non pas l'ignorer, encore moins le mortifier. En effet, "celui
dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit
dont la plus grande partie est éternelle"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). Le fin mot de l'éducation
éthique,
selon Spinoza sera donc : "plus
nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
V, 24).
Plus
notre esprit est apte à se lier à un grand nombre d'idées et,
parallèlement, plus notre corps est apte à se lier à un grand
nombre de corps (à commencer par ceux de nos semblables), et plus
nous en concevons de la joie.
Car, par là, nous sentons s'accroître indéfiniment notre puissance
d'agir
en
même temps que notre puissance
de penser,
donc notre conscience d'être connecté aux autres choses de la
Nature, bref, de tendre à communier avec l'éternité et l'infinité
de Dieu. Par là, nous dit Spinoza, "nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza,
Éthique,
V, 23). Rien n'est plus anti-pascalien.
C'est
alors que "celui
dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit
[et] dont la plus grande partie est éternelle
[...]
sera donc animé de l’amour de Dieu, lequel doit occuper ou
constituer la plus grande partie de l’Esprit"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). Dans la mesure, en effet,
où
"l'Amour
est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza,
Éthique,
III, 59, déf.6), le véritable amour
de Dieu (que
Spinoza appelle amor
intellectualis
Dei,
"amour intelligent de Dieu"), c'est la joie
du
comprendre associée à l'attribution
à
Dieu ou la Nature de la cause de cette joie.
L'amour
de Dieu
(c'est-à-dire
l'amour pour
Dieu),
pour Spinoza, ne peut donc être rien d'autre que l'amour
de
soi-même
en
tant qu'on a
conscience
de
suivre cette tendance éternelle et infinie que l'on nomme Dieu ou la
Nature, bref, l'amour
d'un
soi-même
qui
gagne en puissance
de
penser et en puissance
d'agir.
Le véritable amour de Dieu ne peut donc passer
ni
par la haine du corps comme chez Descartes, ni par la haine de soi
comme chez Pascal, ni par la disqualification des relations sociales
chez l'un comme chez l'autre. Contrairement à une
morale,
l'éthique
de
Spinoza "demande
que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est
réellement utile pour lui, désire
tout
ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande
et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être,
autant qu’il est en lui"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). L'éthique
de
Spinoza est une éthique
de
la joie, de la perfection.
Or
"la
béatitude n’est pas la récompense de la perfection, mais la
perfection elle-même, et nous n’en éprouvons pas de la joie parce
que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au contraire
parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons à
réprimer nos penchants. C’est en ce sens que le bonheur et la
perfection consistent dans le véritable amour de Dieu"(Spinoza,
Éthique,
V, 42). Et, en effet, toute sa vie, Spinoza s'est évertué "à
rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se
communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition
me procureraient pour l'éternité la
jouissance
d'une Joie suprême et incessante
[...]
: la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle
est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature
supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent
avec moi"(Spinoza,
Traité
de la Réforme de l'Entendement,
§1).
Pour
autant, Spinoza ne sous-estime pas la difficulté et l'originalité
de son éthique
puisque
l'Éthique
s'achève
sur ce constat lucide : "si
la voie que j’ai montré qui conduit [à la béatitude], paraît
être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes
doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il
possible, si le salut était sous la main et si l’on y pouvait
parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ?
Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare"(Spinoza,
Éthique,
V, 42, scol.).
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