samedi 1 juillet 2023

SENSATION/PERCEPTION : UNE DISTINCTION PROBLÉMATIQUE (suite et fin).

(suite de ...)

 

Dans Vie, Energie, Chaos et Douceur et dans Vivre : Régulation et Circulation des Energies, nous avons développé un concept de vie s'inspirant, tout à la fois du Tao, de Jakob von Uexküll, d'Henri Bergson et de Francisco Varela et tournant résolument le dos à ce réductionnisme. À la sagesse taoïste, nous avons emprunté l'idée que la vie est un processus dissipatif, c'est-à-dire un processus matériel d'échange énergétique permanent entre l'organisme vivant et le reste de l'univers, au point que "toute obstruction de ce processus produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle-énergie"(Zhuāng Zǐ, §26). De ce point de vue, nous avons fait remarquer que, si toute perception peut, effectivement, s'analyser en un processus d'information du vivant, l'in-formation dont il est question est, fondamentalement, comme l'indique l'étymologie du terme, un processus de (dé)formation perpétuelle de la matière vivante par la matière inerte et de la matière inerte par la matière vivante, l'une et l'autre s'évertuant à compenser leur entropie propre en récupérant tout ou partie de l'énergie dissipée au cours de leurs interactions mutuelles, le propre du vivant consistant, en l'occurrence, en la richesse et la variété des stratégies néguentropiques là où l'inerte n'oppose, justement, qu'une force d'inertie conforme au principe de moindre action. À von Uexküll ensuite, nous avons emprunté la notion d'Umwelt. S'agissant de la fonction spécifiquement perceptive, cela consiste à dire que "les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son Umwelt"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Bref, l'"objet" de la perception n'est pas symboliquement une représentation dans la tête, le système nerveux, les réseaux neuronaux, etc. mais réellement quelque chose qui est au dehors, dans le monde extérieur à l'organisme limité par sa frontière naturelle (peau, écorce, membrane, etc.) mais, justement, dans un monde propre (en allemand, Umwelt) c'est-à-dire un "monde" tel que "la richesse du monde qui entoure [par exemple] la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs [acide butyrique, poils, chaleur] et trois caractères actifs [se laisser choir, fouiller, piquer] – son Umwelt"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). Loin de percevoir une myriade de traits (features) indifférenciés constitutifs de la richesse du monde extérieur et destinés à être traités rationnellement dans le sens d'une adaptation optimale, il s'agit, tout au contraire, pour l'organisme vivant, d'en extraire ceux et seulement ceux qui, a priori, constituent déjà son monde propre (Umwelt). Ce qui, si on veut, constitue une sorte de rationalité minimale très éloignée de la rationalité occidentale fondée sur l'accumulation : "la pauvreté de l'Umwelt conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain). À cet égard, nous devons dire aussi que l'Umwelt de la grenouille est (comme sans doute celle de la chauve-souris, distincte en cela de celle du caméléon), pour des raisons tenant aux aléas (et non à la rationalité) de l'évolution, exempte d'insectes inertes. Et c'est évidemment pourquoi la grenouille ne les voit pas : ce qu'elle ne voit pas n'est pas ce qui a été occulté au terme d'un mécanisme compliqué mais, tout bonnement, ce qui n'existe pas. Et si l'homme moderne moyen perçoit des représentations de cubes en trois dimensions ou des silhouettes de canards et de lapins en deux dimensions, c'est aussi parce que de tels "objets" existent dans son Umwelt. Puis à Bergson, nous avons emprunté l'idée que "pour un être vivant, exister consiste à changer, c’est-à-dire à se créer indéfiniment soi-même"(Bergson, l’Évolution Créatrice, i). Si l'inerte subit passivement des perturbations physiques (gravitationnelles ou fortes) et/ou chimiques (électro-faibles) qui lui sont imposées brutalement par les circonstances, c'est-à-dire immédiatement et sans autre recours possible que le principe de moindre action, le vivant, en revanche "négocie" avec souplesse les conditions de sa trans-formation entropique/néguentropique dans un va-et-vient permanent entre "milieu interne" (Innenwelt) et monde extérieur via un "monde propre" (Umwelt) qui sert de "tampon" permanent entre les deux. Il est tentant alors de parler, plutôt que d'adaptation ou de rationalité, d'intelligence (au sens étymologique d'intelligere, "mettre en relation", "ordonner", en l'occurrence, les circonstances aléatoires de la vieou d'intuition (d'intueri, "voir de l'intérieur", en l'occurrence, de l'intérieur du monde propre) comme caractérisant cette souplesse, cette créativité infinie du mouvement vivant en temps réel. Comme nous l'avons montré dans la Notion d'"Intelligence Artificielle" et le Mystère de la Chambre Chinoise, l'intelligence, l'intuition, tout comme la connaissance, la mémoire, l'apprentissage et autres substantifs du même champ lexical mentaliste, sont des prédicats qui à la fois ne qualifient que les vivants et qualifient tous les vivants. De ce point de vue, ce n'est qu'en sacrifiant encore et toujours au principe anthropique consistant à rabattre abusivement les intelligences de la grenouille ou de la tique sur l'intelligence humaine que celles-ci peuvent nous paraître pauvres ou paradoxales. Enfin, à Varela, nous avons emprunté le concept central d'auto-poïèse. Et c'est ce très riche concept que nous nous proposons à présent analyser.

Varela commence par une profession de foi dualiste : "ou bien un système est un système autopoïétique ou bien il ne l'est pas, […] il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de système intermédiaire"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, iv, , in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Puis il établit une équivalence stricte entre les prédicats "vivant" et "auto-poïétique" : tout ce qui est auto-poïétique est vivant et tout ce qui est vivant est auto-poïétique. En effet, "un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits et qui b) constituent le système en tant qu'unité concrète dans l'espace où il existe en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Là où les taoïstes font du vivant une réalité dont la spécificité est d'être naturellement ouverte en permanence aux processus transformants de circulation/régulation énergétique, Varela envisage le vivant plutôt comme un réseau autonome muni d'une clôture spatiale et opérationnelle. Physiquement, cette clôture s'entend comme une frontière tout à la fois souple mais étanche qui délimite un intérieur et un extérieur. Opérationnellement dans le sens où "si un organisme est opérationnellement clos, une description de la finalité de ce système importe peu, car son comportement est tel que toutes les transformations et tous les changements qu'il peut subir sont subordonnés à la conservation de son identité"(Varela, la Clôture Opérationnelle, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). En d'autres termes, 1) il n'est plus nécessaire de parler de fonctions biologiques (intentionnellement) tournées vers tel ou tel but, puisqu'il n'y en a qu'un seul stricto sensu qui est, tautologiquement, l'auto-conservation (Varela parle aussi d'"homéostasie", cf. la notion spinozienne de conatus dans Information, Conatus et Entropie) et, 2) l'organisme vivant n'est pas seulement un intérieur matériel en interaction physique avec un extérieur mais aussi un "soi" autonome qui, tout au long de son existence, s'évertue à connaître et à reconnaître ce qui lui appartient en propre en construisant et reconstruisant sans cesse une ipséité en butte à des perturbations tant internes qu'externes. On voir par là en quoi la position de Varela diffère de celle de Bergson : contrairement à celle-ci, l'affirmation de l'absence de finalité et, partant, de fonction, a fortiori d'intentionnalité, voire de spiritualité, exclut la présence d'un principe spécifiquement "vitaliste" qui ne serait pas descriptible en termes de structures. D'ailleurs, tandis que Bergson oppose clairement le mécanique et le vivant, Varela, pour sa part, se revendique "mécaniciste" car, pour lui, le vitalisme se confond avec le finalisme : "on parle généralement de mécanicisme en opposition au vitalisme, comme d'un principe d'objectivité en biologie. La nature animale est dépourvue de fin"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Paradoxalement, son utilisation d'un lexique ouvertement physicaliste, voire techniciste, pour décrire l'organisation du vivant le distingue de manière flagrante non seulement de Bergson ou des taoïstes mais aussi des phénoménologues et ferait presque penser au … Descartes du Traité des Passions !

Toujours est-il qu'"une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoiétique est un système homéostatique (ou, mieux encore, à relations stables) dont l'invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit)(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Pour Varela, donc, les êtres vivants sont bien des machines, mais des machines auto-poïétiques, par opposition à ce qu'on a coutume d'appeler "machines" pour désigner, en fait, les seules machines allo-poïétiques, c'est-à-dire celles dont l'organisation et la ré-organisation sont régies par des causes externes qui commandent a priori des structures stables et qui, a posteriori, régénèrent ces structures sous formes de consignes en inputs produisant causalement des réorganisations en outputs. En ce sens, l'ordinateur est, typiquement, une machine allo-poïétique. Par contraste, une machine est auto-poïétique, donc vivante, si et seulement si 1) elle est auto-catalytique, c'est-à-dire qu'elle produit elle-même ses propres structures par circularité (cette fameuse circularité génératrice de tant de paradoxes logiques !), étant à la fois ce sans quoi le processus ne saurait exister et ce processus lui-même comme résultat du processus, et 2) ce ne sont pas ses structures mais son organisation, autrement dit les relations entre ses structures qui sont stables. C'est précisément en cette stabilité auto-catalytique que consiste l'"invariance" externe du vivant, laquelle est aussi "identité" interne dans la mesure où l'auto-catalyse de cette stabilité organisationnelle n'est, au fond, rien d'autre qu'une (re-)connaissance du "soi" par lui-même. Par exemple, "la tolérance immunologique dont font preuve les organismes à l'égard de leurs propres composants [suppose] l'existence d'un mécanisme d'auto-reconnaissance qui permet à l'organisme d'apprendre à distinguer les éléments de sa propre structure (le soi) des éléments étrangers (le non-soi)"(Varela, l'Organe Cognitif au Niveau Moléculaire : le Réseau Immunitaire, ii, , in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). On pense aussi à l'invariance de température interne des animaux homéothermes, ou au taux de sucre dans le sang, lesquelles valeurs, précisément, fluctuent autour d'une valeur moyenne en-deçà et au-delà de laquelle l'organisation inter-structurelle (entre tissus ou organes) devient pathologique et, de proche en proche, menace l'édifice organisationnel tout entier. Cela implique sans ambiguïté qu'il n'y a, rigoureusement parlant, de connaissance que de connaissance du "soi" par lui-même. C'est en ce sens que le système immunitaire, le système cardio-respiratoire, le système digestif et, bien entendu, le système nerveux, sont des "soi" autonomes et cognitifs.

Raison pour laquelle, contrairement à une croyance très répandue, "en tant que réseau neuronal clos, le système nerveux n'a ni entrées ni sorties ; et aucune caractéristique intrinsèque de son organisation ne lui permet de distinguer, par la dynamique de ses changements d'états, l'origine interne ou externe de ses changements"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Comment alors expliquer le paradoxe apparent d'un système interactif n'ayant ni entrées ni sorties et qui rappelle l'affirmation leibnizienne selon laquelle, tout en exprimant l'entièreté de l'univers, les monades n'ont cependant "ni portes ni fenêtres" ? Sans doute, un même parti-pris méthodologique holistique et anti-atomiste rapproche-t-il Varela de Leibniz. Mais le rapprochement s'arrête là : le monde dont le système nerveux est le "miroir" n'est certainement pas l'entièreté de l'univers mais s'apparenterait plutôt à l'Umwelt restreinte de von Uexküll : "il n'y a pas d'autre monde que celui formé à travers les expériences qui s'offrent à nous et qui font de nous ce que nous sommes. Nous sommes nous-mêmes enfermés dans un domaine cognitif dont nous ne pouvons nous échapper"(Varela, l'Histoire Naturelle de la Circulatité, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Voilà qui n'est pas sans rappeler aussi l'affirmation de Wittgenstein selon laquelle "le monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon monde [die Welt und das Leben sind Eins. Ich bin meine Welt ]"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621-5.63). Cela dit, Varela préfère parler de "comportement propre" que de "monde propre" : "je propose le terme de "comportement propre" [eigenbehavior] pour désigner un état global caractérisant une configuration fondamentale d'un système autonome. En d'autres termes, les comportements propres sont des invariants engendrés de façon interne par les processus coopératifs qui définissent la clôture du système"(Varela, Comportement Propre, Autoréférence et Coopérativité, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Invariance, coopération et clôture sont, en effet, trois aspects complémentaires et dynamiques de l'auto-poièse car celle-ci, en tant que processus d'auto-(re)constitution perpétuelle, suppose non pas une lutte à mort contre une extériorité réputée hostile dans un univers invariant mais, tout au contraire une coopération souple dans un monde chaotique générant l'invariance de l'organisme vivant sous les modifications permanentes de structures imposées par l'interaction du "soi" avec le "non-soi". En fait, précise Varela avec des accents tout à la fois spinoziens et merleau-pontyens, "la perception et l'action ne peuvent pas être séparés parce que la perception exprime la clôture du système nerveux. En termes plus positifs, percevoir équivaut à construire des invariants par un couplage sensori-moteur qui permet à l'organisme de survivre dans son environnement. Par la clôture du système nerveux, le bruit en provenance de l'environnement devient objet"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Bref, l'objet "en soi" (la "chose en soi", la Ding an sich kantienne) est une pure fiction : seul est "objet" le phénomène (le "pour soi" sartrien) ce qui, dans l'environnement, c'est-à-dire au-delà de la frontière matérielle qui délimite le soi vivant, produit du "bruit", c'est-à-dire perturbe l'invariance organisationnelle de celui-ci. Nous aurions tendance à qualifier, avec les phénoménologues, d'"intentionnel" l'objet-pour-soi, c'est-à-dire le fait que l'objet n'existe que dans le cadre d'une coopération des multiples structures de l'organisme vivant qui, toutes, sont tendues vers l'invariance de celui-ci. Toujours est-il que ce n'est plus seulement, à présent, la notion de sensation qui, au même titre que celle de finalité du vivant, paraît superflue, mais la notion de perception elle-même.

Soit, par exemple, un animal qui marche : "grâce à ce générateur rythmique interne [celui qui produit le rythme de la locomotricité, responsable de la contraction alternée des muscles extenseurs et fléchisseurs], l'animal déclenche un cycle de pas qu'il répète jusqu'à ce que son changement d'état arrête l'oscillateur. Chaque phase du pas éveille un ensemble spécifique d'organes sensoriels de la jambe (des propriocepteurs tels que les organes de Golgi, les tendons, etc.) qui produisent un flux afférent d'impulsions nerveuses remontant vers l'oscillateur central. Ainsi, la boucle est close : l'efférence provenant de l'oscillateur central est cause d'afférence dans les organes des sens ; cette afférence modifie à son tour les paramètres spécifiques de l'oscillateur et ainsi de suite"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Là où nous aurions tendance à considérer, à la manière d'un Descartes, un chemin causal univoque allant de la sensation à la perception puis à l'intention et enfin à la motion, Varela nous dit donc qu'il y a circularité entre ces différentes fonctions conçues, encore une fois, non pas comme des modules hiérarchisés dans un ordre immuable, mais comme des structures intriquées. L'idée d'intrication renvoie évidemment à l'un des fondements conceptuels de la physique quantique selon lequel la connaissance d'un objet implique nécessairement sa perturbation par le processus même de connaissance : "on ne connaît que les choses que l'on apprivoise", dit le Petit Prince ! Ce n'est pas parce que la grenouille sent et/ou perçoit la forme (Gestalt) d'une proie qu'elle fait mouvement vers elle. Une description adéquate du phénomène de prédation ne peut, en l'occurrence, isoler des moments distincts dans un processus au sein duquel l'Umwelt, la constitution physiologique globale de l'animal et sa trajectoire sont continuellement intriqués. Varela a donc raison de dire que, dans cette intrication des causes et des effets, nous chercherions en vain des inputs et des outputs puisque la coopération des "fonctions" perceptives et motrices maintient invariant un système global réputé vivant en ce que celui-ci réagit aux perturbations vitales de son Umwelt tout autant qu'il produit de telles perturbations. En fait, la motion détermine tout autant la sensation que la sensation la motion, la physiologie détermine autant l'Umwelt que l'Umwelt la physiologie, la trajectoire détermine autant la perception que la perception la trajectoire, etc. Toutes les activités physiques humaines, qu'elles soient artisanales, artistiques, sportives, méditatives, etc. en témoignent : à partir d'un certain niveau d'expertise, le (la) pratiquant(e) n'est plus capable de dissocier un agir d'un ressenti, une telle dissociation étant plutôt caractéristique d'une phase d'apprentissage ou d'un état pathologique (comme l'expliquent Bergson ou Merleau-Ponty). À cet égard, le documentaire d'Arte intitulé la Proprioception, notre Véritable Sixième Sens est une excellente introduction au problème de la circularité proprioceptive (synesthésique) de ces phénomènes. Par exemple, le simple fait de se maintenir "en équilibre" n'est nullement la réponse univoque d'un vivant (y compris d'un végétal, comme le montre très bien le documentaire) à une information gravitationnelle uni-directionnelle fournie remontant de la terre au système nerveux central, mais le fruit de la coopération d'innombrables structures sensori-motrices intriquées qui corrigent en permanence l'assiette de l'organisme en fonction d'in-formations reçues de l'extérieur mais aussi, produites de l'intérieur par le mouvement même de correction (in-formations cœnesthésique ou kinesthésiques), lequel mouvement n'a pas plus de début ou de fin (en tout cas aussi longtemps que le vivant reste vivant) qu'un cercle. En tout cas, "l'idée que nous emmagasinons des représentations de l'environnement ou que nous emmagasinons des informations au sujet de l'environnement ne correspond en rien au fonctionnement du système nerveux. On doit en dire tout autant de notions comme celles de mémoire ou de souvenir"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). On songe irrésistiblement à l'affirmation proustienne selon laquelle la mémoire des choses n'est pas du tout dans la mémoire mais bien dans les choses. Ce qui, derechef, répudie le paradigme mécaniste/computationaliste de l'information mémorisée comme "représentation" nécessairement commandée par un informans et dirigée de manière univoque vers un informandum, l'un et l'autre étant, en droit comme en fait, mutuellement exclusifs : "pour le paradigme de l'ordinateur, l'information est ce qui est représenté, et la représentation est une correspondance entre les éléments symboliques d'une structure et les éléments symboliques d'une autre structure. [Tandis que] lorsque nous passons de la perspective de la commande [allopoïétique] à celle de l'autonomie [auto-poïétique] toute information renvoie à l'identité du système et ne peut être décrite que par rapport à cette identité, puisqu'il n'y a pas d'architecte qui ait conçu ce système. [Dès lors], les événements informationnels n'ont pas de qualité substantive, […] ils sont littéralement in-formati, c'est-à-dire formés à l'intérieur"(Varela, l'Autonomie et la Commande, i, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).

Doit-on alors renoncer définitivement à la distinction sensation/perception ? Doit-on renoncer à une prise de conscience discriminante de nos processus vitaux ? "Mon acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois et je m'avise alors que ma perception a dû traverser certaines apparences subjectives, interpréter certaines "sensations" [...]. C'est à partir du lié que j'ai, secondairement conscience d'une activité de liaison, lorsque, prenant l'attitude analytique, je décompose la perception en qualités et en sensations et que, pour rejoindre à partir d'elles l'objet où j'étais d'abord jeté, je suis obligé de supposer un acte de synthèse qui n'est que la contre-partie de mon analyse [...]. L'intellectualisme [...] distingue alors une matière contingente et une forme nécessaire, mais la matière n'est qu'un moment idéal et non pas un élément séparable de l'acte total"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). Dans la mesure où, ce qui est originaire, c'est l'"acte total", nous dit Merleau-Ponty, rien n'interdit, en effet, à un organisme doté de structures neuronales néo-corticales de faire retour sur cet acte et d'en distinguer des composants élémentaires. Mais alors, de même que ce n'est pas le point qui est originaire mais la ligne dont le point n'est qu'une abstraction, de même que ce n'est pas le mot qui est originaire mais la phrase dont le mot n'est qu'une abstraction, de même ce n'est pas la sensation qui est originaire mais la perception totale dont la matière sensorielle brute n'est qu'une abstraction "intellectualisée". Finalement, l'analyse a posteriori d'un complexe perceptif en de, soi-disant, données sensorielles élémentaires n'a pas pour but de montrer que la perception est causée par les sensations mais d'établir une corrélation entre une série de conditions nécessaires à un phénomène (les stimulations sensorielles à l'instant t-n) et la manifestation effective dudit phénomène (un comportement adaptatif à l'instant t). Après tout, l'idée d'emboîtement des structures (en l'occurrence, celle des sensations dans celle des perceptions) est un présupposé heuristique très courant et expérimentalement très prolifique caractéristique de l'objectivité scientifique au sens où il n'y a, par définition, pas de connaissance objective sans objet, donc sans observateur de l'objet extérieur et, en droit, sinon indépendant de celui-ci, du moins, comme le montre la physique quantique, conscient de sa dépendance. Quine nous donne d'ailleurs un bon exemple de l'efficacité pragmatique de cette démarche objectiviste en supposant un linguiste qui s'aventure dans une tribu indigène complètement inconnue de lui et dont il entreprend d'établir un lexique de traduction. Ce linguiste remarque que, à de certains moments de la journée, les indigènes, très excités, s'écrient "gavagaï !" alors qu'un lapin apparaît dans son propre champ visuel. La question que se pose le linguiste est : ai-je le droit de traduire gavagaï par "lapin" ? En bon humien, le linguiste sait que corrélation n'est pas causalité et donc que la perception de ce que, lui, appelle "lapin" n'est pas nécessairement ce qui "cause", chez les indigènes, l'énonciation "gavagaï !". Alors que faire ? "Il est important de comprendre que ce qui pousse à l'assentiment de l'indigène pour la question "gavagaï ?", ce sont des stimulations et non des lapins. La stimulation peut rester la même bien que le lapin soit remplacé par une imitation. Inversement, une stimulation peut varier dans son pouvoir de pousser à l'assentiment à "gavagaï ?" à cause de la variation de l'angle de vue, de l'éclairage, du contraste, de la couleur, bien que le lapin reste toujours le même. Pour tester expérimentalement l'hypothèse que les expressions gavagaï et "lapin" ont le même usage, ce sont les stimulations qui doivent être rendues semblables, non les animaux. Pour le but que nous visons, mieux vaut peut-être identifier la stimulation visuelle avec la structure de l'irradiation chromatique de l'œil. Il serait sans doute inapproprié de regarder très profondément dans la tête du sujet, même si c'était faisable, car nous ne devons pas nous préoccuper de ses connexions nerveuses idiosyncrasiques ou de l'histoire privée de la formation de ces habitudes. Nous sommes à la recherche des habitudes linguistiques qui lui ont été inculquées socialement, donc de ses réponses à des conditions normalement sujettes à une évaluation par les membres du groupe [...]. Nous pouvons donc définir la signification-stimulus affirmative d'une phrase comme "gavagaï !" pour un locuteur donné, comme la classe de toutes les stimulations [...] qui lui dicteraient son acquiescement à la phrase"(Quine, le Mot et la Chose, §8). Ce qui nous permet de faire l'économie de la notion de perception puisqu'elle nous autorise à sauter directement de la sensation (stimulation des récepteurs sensoriels) en input à un mouvement d'un certain type (parole) en output.

Comme on peut le constater, ce genre de réduction typiquement behavioriste est donc bien plus réducteur encore que les paradigmes cognitivistes allo-poïétiques que dénonce Varela. Pourtant, un tel réductionnisme biologique nous engage à focaliser notre attention sur une classe particulière de perturbations de l'Umwelt : celles qu'on peut qualifier de "conditionnement social". Or, un tel conditionnement social est déterminant pour une proportion non négligeable d'organismes vivants en situation d'apprentissage. Prenons, par exemple, l'apprentissage du langage par le petit d'homme : "on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, ii), Quine jette donc un peu de lumière sur ce qui est manifestement le point aveugle de la conception varélienne : à savoir l'articulation entre l'auto-poïèse de l'organisme individuel délimité par son enveloppe matérielle et l'auto-poïèse de l'organisme "social" (colonie, horde, essaim, etc.) à la structure de laquelle l'organisme individuel appartient (au même titre que les tissus cellulaires qui le composent constituent sa propre structure interne) et qui s'évertue à maintenir invariante sa propre organisation. Nous ne pouvons suivre Varela lorsqu'il réfute la notion d'"organisme social" au motif qu'"à tout moment, l'espèce n'est, concrètement, qu'une collection d'individus capables de se reproduire"(Varela, l'Individu et les Conséquences de l'Autopoïèse, ii, 2, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant) et que "les frontières de l'unité [d'une société animale] ne sont pas topologiques et il semble saugrenu de décrire les interactions sociales en termes de production de composants"(Varela, la Clôture Opérationnelle, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Il nous semble qu'il y adeux parti-pris aussi arbitraires l'un que l'autre, à savoir, d'une part celui de l'individualisme méthodologique et, d'autre part, celui d'une réduction de l'auto-catalyse à son seul aspect chimique. À cet égard, il nous semble bien plutôt que la communication entre congénères con-viviaux (au sens étymologique cum-viventes, "qui vivent ensemble") est une classe particulière de perturbations de l'Umwelt de l'organisme vivant individuel en ce que, non seulement, elles sont engendrées par des congénères conviviaux mais encore en ce que c'est l'invariance organisationnelle du groupe social constitué par ces organismes individuels qui est en jeu dans de telles perturbations. En ce sens, il nous semble donc qu'il existe bien des perturbations spécifiquement internes à l'organisme social en tant que celui-ci est vivant, donc auto-poïétique et qui sont externes pour les individus qui le composent, au même titre que la stimulation hormonale, par exemple, est interne à l'individu mais externe aux tissus qui le structurent. Et que les interactions responsables de ces perturbations ne soient pas toujours de type électro-magnétiques (donc chimiques) mais plus généralement physiques (de quelle sorte d'interactions relève la répression policière d'une manifestation humaine contre l'ordre établi, ou le simple fait, comme le rappelle Bourdieu, de regere fines, de "tracer des frontières" ?). Il nous semble que plus la vie d'un organisme individuel dépend, de facto, de ses interactions avec des congénères conviviaux et plus importantes, quantitativement comme qualitativement, doivent être les perturbations de son Umwelt engendrées par l'existence desdits congénères en tant que faisant partie de l'Umwelt social. Comment décrire adéquatement l'évolution biologique d'une société animale ou végétale quelconque sans mentionner, à titre d'exemple significatif de perturbation nécessaire de l'Umwelt social, l'échange de signaux sensibles caractéristiques de ce qu'il est convenu d'appeler la "communication". Au premier rang desquels les signaux sensibles qui conditionnent les comportement sexuels et dont dépend littéralement (et non-métaphoriquement) la sur-vie de la société considérée, c'est-à-dire la continuité de son auto-catalyse et l'invariance (doit-on dire la "re-production" ?) de sa propre organisation.

Dans le cas particulier des sociétés humaines, on peut donc parfaitement admettre avec Quine que "chaque homme reçoit un héritage scientifique, plus un bombardement continuel de stimulations sensorielles"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6) et que, dans la mesure où "nous apprenons la plupart des choses, la plupart des traits caractéristiques du soi-disant monde extérieur par l’intermédiaire du langage"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, ii), la matérialité sensible des mots soit décrite comme un bombardement de stimuli élémentaires, ce qu'en toute rigueur ils ne sont pas. Du coup, moyennant l'importante réserve que "ce sont des descriptions qui relèvent du domaine de l'observateur et non du domaine d'opération du système nerveux"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant), on peut même formaliser la pertinence de la distinction sensation/perception en disant qu'il existe, entre la sensation et la perception, une relation, non pas de cause à effet, donc d'antériorité temporelle suffisante, mais de raison à conséquence, donc de priorité logique intemporelleDire que l'indigène est stimulé visuellement par des sentations de léporité permet au linguiste de faire l'hypothèse qu'il perçoit un lapin. De même, dire que la grenouille est sensible au mouvement d'un insecte permet d'expliquer qu'elle perçoit une proie. Enfin, dire que nous sommes visuellement stimulés par des lignes géométriques disposées de telle et telle manière permet de comprendre que n ous percevons un cube dans l'expérience de Necker. Pour autant, dire de la perception qu'elle est composée de sensations n'est pas dire qu'elle est composée par ces mêmes sensations puisque la "composition-de" n'est en fait qu'une re-composition après coup faisant suite à une dé-composition préalable. Donc, si l'on tient à sauver à tout prix la dualité sensation/perception, il faut parler comme Wittgenstein et dire, non pas que les sensations sont les causes (matérielles, ontologiques) de la perception mais plutôt qu'elles en sont les raisons (explicatives, logiques) : "une confusion s'installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l'utilisation ambiguë du mot "pourquoi ?". La différence entre cause et raison peut être expliquée de manière suivante : la recherche d'une raison entraîne, comme contrepartie essentielle, l'accord de l'intéressé avec elle, tandis que la recherche de la cause est menée expérimentalement"(Wittgenstein, Cours de Cambridge, 1932-1935). Or, comme le montre Varela, il est expérimentalement exclu qu'un complexe déterminé de sensations (de sense data) puisse être la cause, autrement dit, pour parler comme Leibniz, la "raison suffisante" d'une perception envisagée sous l'angle d'un comportement animal déterminé. En d'autres termes, les conditions sensorielles nécessaires (repérage visuel nécessaire au mouvement, bon fonctionnement de l'appareil visuel préalable au repérage visuel, bombardement de photons nécessaire au bon fonctionnement de l'appareil visuel, etc.) à la prédation par la grenouille ne suffisent à décrire adéquatement, c'est-à-dire complètement, ladite prédation, sauf, comme le suggère Wittgenstein, à vouloir clore précipitamment le débat. Du coup, évoquer la sensation comme préalable nécessaire à la perception, cel suppose un passage aux limites dans le sens où il s'agit de répondre à la question "que se passe-t-il si, à la limite, de telles conditions viennent à manquer ?" et non à la question "quelle est la relation régulière entre de telles conditions et le comportement animal ?". Auquel cas, en l'absence de sensations élémentaires, il n'y aura en effet pas de perception, de même qu'en l'absence d'anti-corps, il n'y aura pas de défense immunitaire. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le système perceptif est implémenté par des sensations, pas plus que le système immunitaire n'est implémenté par des anti-corps.

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