(extraits de l'édition Brunschvicg - Livre de Poche
notes : Philippe Jovi)
B131 – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
B135 – Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire : on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est saoûl. Ainsi dans le jeu. Ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter ; mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses. Ainsi dans les comédies, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.
B139 – (a)Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que le malheur des hommes vient d’une seule choses, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller en mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
(b)Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
(c)Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point : il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables. De sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit.
(d)De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni que l’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir de l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
(e)De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice horrible ; de la vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs : le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
(f)Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes , et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse, qui nous en détourne, nous en garantit. […]
(g)Dire à un homme qu’il vive en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux ; c’est lui conseiller d’avoir une condition tout heureuse qu’il puisse considérer à loisir sans y trouver sujet d’affliction. Ce n’est donc pas entendre la nature. Aussi les hommes, qui sentent naturellement leur condition, n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pas qu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaître la vraie béatitude … […]
(h)Ainsi on se prend mal pour les blâmer. Leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchaient que comme divertissement. Mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité. De sorte qu’en tout cela, et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.
(i)Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient vraiment, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans répartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent. […] Ils s’imaginent que, s’ils avaient obtenu telle charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation.
(j)Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte du repos.
(k)Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles, et si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a ses racines naturelles et de remplir l’esprit de son venin. Ainsi, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.
(l)Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les uns suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusques ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise […]. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils savent. Et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance.
(m)Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu, et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé.
(n)D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou par quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu’ils ont un nombre de personne qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir dans cet état. […]
B140 – Cet homme, si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste, et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner : on vient de lui servir une balle […], comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme, né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régir un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et qu’il veuille toujours être tendu, il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité, et il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et rien : il n’est ni ange ni bête, mais homme.
B142 – La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède pour le rendre heureux par la seule vue de ce qui est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux, de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur ? Car quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou ) placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve : qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir. Et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Ainsi, on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois, un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le rois ne soit seul et en état de penser à soi, sachant qu’il sera misérable, tout roi qu’il est s’il y pense. […]
B143 – On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur bonheur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien ou de l’honneur de leurs amis. On les accables d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi, on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. « Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? ». Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors, ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, à s’occuper toujours tout entiers.
B144 – J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme, et que c’est la vraie étude qui lui est propre. J’ai été trompé : il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux ?
B146 – L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or, à quoi pense le monde ? Jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague, à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme.
B147 – Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être, et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre ; et nous serions de bon cœur poltron pour en acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et d’échanger souvent l’un pour l’autre ! Car, qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme.
B152 – Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler. Autrement, on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire, et pour le seul plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer.
B160 – L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme, aussi bien que la besogne, mais on n’en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l’homme, parce que c’est contre son gré. Et quoiqu’on se le procure, néanmoins, c’est contre son gré qu’on se le procure ; ce n’est pas en vue de la chose même, c’est pour une autre fin, et ainsi, ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme et de sa servitude sous cette action. Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, mais il lui est honteux de succomber sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs tandis que nous recherchons le plaisir. Car on peut rechercher la douleur et y succomber à dessein, sans ce genre de bassesse. D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? C’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire. C’est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose, de sorte que c’est l’homme qui succombe à soi-même. Mais, dans le plaisir, c’est l’homme qui succombe au plaisir. Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse la honte.
B164 – Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi, qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui : ils sentent alors leur néant sans le connaître. Car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.
B171 – La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. […] [Le peu de temps que dure la vie de l’homme] l’incommode si fort et l’embarrasse si étrangement qu’il ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligé de vivre avec soi et de penser à soi. Ainsi, tout son soin est de s’oublier soi-même et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent de penser.
B172 – Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours. Ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Nous sommes si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion au seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer des choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. Et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.