mardi 28 mars 2006

FEYERABEND ET L'ANARCHISME EPISTEMOLOGIQUE.

Le principal ouvrage de Paul Feyerabend, contre la Méthode (1975), s'ouvre sur ces lignes : « le présent essai est écrit avec la conviction que l’anarchisme, tout en n’étant peut-être pas la philosophie politique la plus attrayante, est certainement un excellent remède pour l’épistémologie et pour la philosophie des sciences ». Feyerabend n’est pas un anarchiste au sens politique du terme (ne fût-ce que parce que ses sympathies politiques allaient plutôt aux marxistes). Et ce n’est que par analogie avec l’expression connue d’ "anarchisme politique" qu’il invente l’expression d’ "anarchisme épistémologique" : dans les deux cas, l'application d'un dispositif contraignant et transcendant n'est pas une condition suffisante (à supposer même qu’elle soit une condition nécessaire) à l'établissement de l'ordre. Mais, contrairement aux anarchistes politiques, Feyerabend va pouvoir se prévaloir d'un certain nombre d'exemples historiques précis de situations d'anarchie épistémologique, à commencer par la trop fameuse "révolution copernicienne". 

En effet, pour les philosophes des Lumières, celle-ci est précisément l'exemple symptomatique du triomphe du rationalisme méthodique éclairé sur l'empirisme anarchique obscurantiste. Chez Kant par exemple : « lorsque Galilée fit rouler ses boules sur un plan incliné avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l'air un poids qu'il avait d'avance pensé égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue [...], alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n'a­perçoit que ce qu'elle produit d'elle-même d'après son projet, qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse. Car autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin. Cette raison doit se présenter à la nature tenant d'une main ses principes, d'après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme loi, et de l'autre les expériences qu'elle a conçues d'après ces mêmes principes. Elle lui demande de l'instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. Ainsi, même la physique est rede­vable de la révolution si avantageuse de son mode de penser, uniquement dans l'idée qu'elle a eue de rechercher dans la raison [...], conformément à ce que celle-ci met elle-même dans la nature, et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C'est seulement à partir de là que la physique a été mise sur le chemin d'une science, alors que pendant tant de siècles elle n'avait été rien d'autre qu'un pur tâtonnement. »(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). 

Et on se souvient que, pour Kant, le rationalisme méthodique est un et indivisible, en d’autres termes, il est mathématique : « une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibi­lité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspon­dant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler »(Kant, Pre­miers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470). Bref, pour Kant en particulier et pour les Lumières en général, c’est la découverte de l’applicabilité à la science des mathématiques comme heuristique rigoureuse qui constitue le caractère révolutionnaire des entreprises de Copernic, Képler, Galilée, Torricelli, Newton, etc. : « la mathématique donne le plus éclatant exemple d’une heureuse extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l’expérience »(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468). Autrement dit seule la mathématique est susceptible de guider a priori le chercheur en ce qu'elle lui permet d'établir des hypothèses quantifiées de nature à être confirmées ou infirmées par l'expérience sensible. 

Or tel n'est pas le regard que Feyerabend porte sur la même "révolution copernicienne" : « quand l’idée pythagoricienne du mouvement de la Terre fut ressuscitée par Copernic, elle rencontra des difficultés qui excédaient même les difficultés rencontrées par l’astronomie ptolémaïque de l’époque. En termes stricts, on aurait dû la considérer comme réfutée. Galilée, qui était convaincu de la vérité du système copernicien, et qui ne partageait pas la croyance tout à fait répandue, mais nullement universelle, en une expérience stable, chercha de nouveaux types de fait pouvant valider Copernic et cependant être acceptables par tous. De tels faits, ils les obtint de deux manières différentes : 1 – par l’invention de son télescope qui transforma le noyau sensoriel de l’expérience quotidienne et le remplaça par des faits problématiques inexpliqués [la découverte des satellites de Jupiter], et 2 – par son principe de relativité [il n’y a pas de mouvement absolu, mais seulement un mouvement relatif à un référentiel donné] et sa dynamique [il n’y a pas de repos absolu, mais tout objet apparemment au repos est affecté du mouvement inertiel que lui procure son propre référentiel] qui transformèrent les composantes conceptuelles de l’expérience. Ni les phénomènes télescopiques, ni les idées nouvelles sur le mouvement n’étaient acceptables pour le sens commun (ou pour les aristotéliciens). [...] Cependant, [...] ces phénomènes inacceptables furent déformés par Galilée et transformés en validations puissantes de Copernic. Tout le riche réservoir d’expérience quotidienne et d’intuition de ses lecteurs intervenait dans le raisonnement, mais les faits dont ils étaient invités à se souvenir étaient arrangés d’une nouvelle manière : des approximations étaient faites, des effets connus omis, des lignes conceptuelles différentes esquissées, en sorte qu’un nouveau genre d’expérience apparaissait, pratiquement fabriqué de toutes pièces. [...] En procédant ainsi, il fit preuve d’un style, d’un sens de l’humour, d’une souplesse et d’une élégance, ainsi que d’une conscience des faiblesses heureuses de la pensée humaine inégalées dans l’histoire des sciences »(contre la Méthode, §12).

En d'autres termes, pour Feyerabend, une "révolution scientifique" (au sens de Kuhn, un changement de paradigme) ne signe pas le triomphe de LA méthode scientifique, ni même de LA forme a priori de toute méthode scientifique, mais le triomphe de la rhétorique. Témoin ce passage de la pièce la Vie de Galilée, de Brecht, auteur que Feyerabend connaissait bien et admirait (au point d'avoir failli devenir son assistant en 1949). Galilée discute avec un philosophe et un mathématicien, tous deux aristotéliciens : « - (le philosophe) Le monde tel que se le représente le divin Aristote […] est une construction d’un tel ordre et d’une telle beauté que nous devrions certainement hésiter à détruire cette harmonie - (Galilée) Et si votre altesse apercevait maintenant ces étoiles impossibles aussi bien qu’inutiles ? - (le mathématicien) On pourrait être tenté de répondre que votre lunette fai­sant voir quelque chose qui ne peut pas être, doit être une lunette peut fiable, non ? - (Galilée) Que voulez-vous dire par là ? (le mathématicien) Il serait bien plus profitable, monsieur Galilée, que vous nous donniez les raisons qui vous amènent à supposer que, dans la plus haute sphère du ciel immuable, des astres errant librement pourraient se mouvoir. - (le philosophe) Des raisons, monsieur Galilée, des raisons ! - (Galilée) Des raisons ? Quant un seul coup d’œil sur les astres eux-mêmes et sur mes relevés montrent le phénomène ? »(Brecht, la Vie de Galilée, sc.4). 

Brecht représente les dialogues entre Galilée et ses contradicteurs comme un dialogue de sourds car, connaissant l'histoire, il sait très bien que c'est le poids des mots et le choc des rapports de force en jeu qui, là comme ailleurs furent déterminants pour faire triompher alternativement le point de vue de Galilée et le point de vue de l'Eglise se prévalant d'Aristote. En tout cas, ce que veulent dire tout à la fois Brecht et Feyerabend, c'est que le combat de Galilée contre Barberini (le futur pape Urbain VIII) n'est nullement un combat de LA méthode scientifique rationaliste contre l'irrationalisme religieux et obscurantiste, mais, beaucoup plus prosaïquement, de manière moins romantique, un débat entre "grandes gueules" qui doivent chacune leur légitimité à leur positionnement historique au coeur d'un profond mouvement de contestation de l'hégémonie politique et sociale du christianisme. C'est en ce sens que Feyerabend est "anarchiste" : comme le dit Lénine qu'il cite dans l'introduction de contre la Méthode, « l’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus ingénieuse que ne le pensent les meilleurs historiens et les meilleurs méthodologues »(Lénine, la Maladie Infantile du Communisme, in Feyerabend, contre la Méthode, intro.).

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