La désobéissance civile est-elle un droit ? L’injustice de la loi
suffit-elle à légitimer le droit d’y désobéir ? Pourtant la
désobéissance à la loi injuste ne peut-elle être un devoir ? Plus
encore, la résistance à la loi n’est-elle pas une nécessité
historique ?
I – L’injustice de la
loi n’est pas un motif suffisant de désobéissance.
a - obéir à la loi,
c’est respecter la coutume, non la justice : l’obéissance à
la loi n’est pas la conséquence d’un raisonnement car rien,
suivant la seule raison, n’est juste de soi (Pensées,
B294). Si on obéit à la loi, ce n’est pas parce que la loi est
juste : la justice ne se démontre pas mais se sent. D’une
manière générale, les valeurs sont des principes, et c’est
par le cœur que nous connaissons les premiers principes (Pensées,
B282). Bref, là comme ailleurs, tout notre raisonnement se réduit
à céder au sentiment (Pensées, B274). A l’inverse,
douter de l’opportunité d’obéir, c’est s’interroger sur le
principe de la loi, et qui la ramène à son principe l’anéantit
(Pensées, B294), c’est-à-dire a déjà le sentiment
qu’elle est injuste. Car celui qui en examinera le principe le
trouvera si faible et si léger [...] qu’il admirera qu’un siècle
lui ait tant acquis de pompe et de révérence (Pensées,
B294). En fait, si nous avons coutume d’obéir à la loi, ce n’est
pas parce que la loi est juste, mais c’est parce que la coutume
est le fondement mystique de son autorité (Pensées,
B294). En d’autres termes, la coutume ne doit être suivie que
parce qu’elle est la coutume et non parce qu’elle est raisonnable
ou juste (Pensées, B325). Il n’y a pas d’autre raison
d’obéir à une loi. Par là, même les choses du monde les plus
déraisonnables deviennent les plus raisonnables (Pensées,
B320), et c’est ainsi que, par exemple, ne pouvant fortifier la
justice, on a préféré justifier la force (Pensées,
B299). Est-ce à dire que l’obéissance à la loi n’est
qu’optionnelle ?
b - obéir à la loi est
une question d’amour-propre : la justice est affaire de
coutume, donc de mode. Et, comme la mode fait l’agrément, aussi
fait-elle la justice (Pensées, B309). L’agrément,
c’est-à-dire la passion par quoi il faut qu’on s’échauffe
et qu’on se pipe soi-même en s’imaginant qu’on serait heureux
(Pensées, B139) en obéissant à la loi. De sorte que, si
nous nous efforçons pour cela de paraître (Pensées,
B147), en l’occurrence justes et respectueux des lois, on est
bien aise […] de s’attirer la réputation sans rien donner
(Pensées, B452). Donc celui qui leur obéit parce
qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine
(Pensées, B294) et non à la justice réelle. En effet, les
cordes qui attachent le respect sont des cordes d’imagination
(Pensées, B304) : on imagine que notre statut social,
donc notre bonheur, est assuré lorsque nous montrons à autrui que
nous avons coutume de respecter la loi. Après quoi, la coutume
[…] entraîne l’esprit sans qu’il y pense (Pensées,
B252). Suivre la coutume, c’est bien notre nature. Et c’est
très bien ainsi, car le moi est haïssable [...] il est injuste
en soi en ce qu’il se fait centre de tout, et il est incommode aux
autres en ce qu’il veut les asservir (Pensées, B455).
Aussi, lorsqu’il obéit à la loi, vous en ôtez l’incommodité
mais non l’injustice (Pensées, B455), car c’est de
l’amour-propre que l’on a tiré des règles admirables de
police, de morale et de jsutice (Pensées, B453). Par là
nous voilà sociables, mais non point justes. Or ne doit-on dénoncer
l’hypocrisie de la justice en s’y opposant ?
c - vouloir s’opposer
à l’hypocrisie des lois engendre la tyrannie : chacun suit
la coutume pour la seule raison qu’il la croit juste (Pensées,
B325), croyance qui fournit à l’amour-propre un prétexte
honorable pour s’incommoder, car le respect est :
“incommodez-vous” (Pensées, B317). De là, bien
qu’imaginaires, les cordes qui attachent le respect des uns aux
autres sont des cordes de nécessité (Pensées, B304)
puisque, ce qui fonde l’ordre social, c’est que celui qui obéit
à la loi croit qu’il y obéit par libre consentement au motif que
la loi est juste et raisonnable, car naturellement, on aime la
vertu et on hait la folie (Pensées, B97). L’important,
là comme ailleurs, c’est d’oublier la vérité, et nous voilà
en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens (Pensées,
B319). Voilà pourquoi il est dangereux de dire au peuple que les
lois ne sont pas justes (Pensées, B326). Pourtant par
là, on ne se révolterait pas, on chercherait toujours la vraie
(Pensées, B325). Le plus grave danger serait qu’en
désobéissant à la loi injuste, on croirait préparer la justice
vraie et rationnelle. Or c’est là le début de toute tyrannie qui
consiste à vouloir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par
une autre (Pensées, B332). On exigerait de la raison ce
qu’on ne peut avoir que par la coutume qui fait toute l’équité
par cette seule raison qu’elle est reçue (Pensées,
B294). Bref, on ne saurait avoir le droit de désobéir au motif que
la justice n’est au fond que la coutume, car c’est alors la porte
ouverte à la tyrannie. Y a-t-il des motifs plus légitimes de
désobéissance ?
II – Cependant, dans le
cadre d’institutions globalement justes, désobéir à la loi
injuste peut être un devoir.
a – obéir à une loi
juste n’est pas une obligation mais un devoir : chacun tire
avantage de la vie en société où le devoir de respect mutuel est
honoré (Théorie de la Justice, §51). Le respect mutuel
est un devoir qui s’impose à tous en tant que personnes morales
égales (Théorie de la Justice, §19), et non pas une
obligation car le contenu des obligations est toujours défini par
une institution ou une pratique dont les règles précisent ce qui
est exigé (Théorie de la Justice, §18). Et comme aucune
loi ne peut, sans régression à l’infini, exiger l’obéissance,
c’est un devoir de soutenir et de renforcer des institutions
justes (Théorie de la Justice, §51). Celles-ci reposent
sur des principes que des personnes rationnelles choisiraient
(Théorie de la Justice, §3), c’est-à-dire des personnes
situées derrière un voile d’ignorance au sujet de leur propre
cas particulier (Théorie de la Justice, §24). Elles
choisiraient alors un droit égal au système le plus étendu des
libertés de bases égales pour tous (Théorie de la Justice,
§11), des inégalités sociales et économiques organisées de
façon à ce qu’elles soient attachées à des positions et à des
fonctions ouvertes à tous (Théorie de la Justice, §11),
et qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures
perspectives (Théorie de la Justice, §13). Et comme
cette conception de la justice est un idéal, nous avons aussi le
devoir d’obéir à des lois injustes (Théorie de la
Justice, §53) lorsqu’est satisfait au moins le premier
principe, le plus fondamental de tous. Que se passe-t-il si ce
n’est pas le cas ?
b - la désobéissance
civile est la conséquence du devoir moral de respect de soi-même :
le devoir d’obéissance à la loi peut être annulé dans des
situations où la loi est visiblement injuste (Théorie de la
Justice, §45), lorsqu’il y a manquement grave au premier
principe de la justice (Théorie de la Justice, §57). Car
une loi manifestement partisane risque fort de porter atteinte aux
libertés politiques de base, voire de ruiner toute égalité des
chances et d’aggraver les inégalités sociales. Or le caractère
flagrant de l’injustice invite à la soumission ou à la
résistance (Théorie de la Justice, §59). C’est le
dilemme de Rodrigue face à l’injustice manifeste de l’interdiction
de venger son père : j’attire en me vengeant sa haine et
sa colère, j’attire ses mépris en ne me vengeant pas (le
Cid, i, 6). Ou bien il se soumet et il encourt le mépris, ou
bien il résiste et il déclenche la colère. Or, la meilleure
solution est de protèger le bien premier qu’est le respect de
soi-même (Théorie de la Justice, §82) : préférer
la colère (et donc la punition) au mépris (et donc à la honte) est
une simple question de dignité. Bref, la désobéissance civile
aux entorses graves faites aux principes de la justice (Théorie
de la Justice, §57) est un devoir. Cela dit, la désobéissance
civile […] accomplie pour amener un changement dans la loi
(Théorie de la Justice, §55) n’est pas l’objection de
conscience qui n’est pas basée sur des principes politiques mais
sur des principes moraux (Théorie de la Justice, §56).
Dès lors, faute de revendication politique, Rodrigue ou Antigone,
qui ne font que réclamer une dérogation à la loi, n’y
désobéissent pas. En quoi consiste alors la désobéissance civile
?
c – la désobéissance
civile s’oppose à la loi dans le cadre de la loi : la
désobéissance civile peut être définie comme un acte public, non
violent, décidé en conscience, contraire à la loi, et accompli
pour amener un changement dans la loi (Théorie de la Justice,
§55), distincte respectivement de l’infraction privée, de la
rébellion violente, de l’ignorance inconsciente, de la grève
légale et de l’objection de conscience qui ne met pas la loi en
question. Un exemple en est donné par les intermittents du spectacle
qui s’adressent au sens de la justice de la majorité de la
communauté (Théorie de la Justice, §55) en la prenant à
témoin d’une situation qui n’est pas fondée seulement sur
des intérêts de groupe (Théorie de la Justice, §55),
puisqu’ils dénoncent la dérive du régime d’indemnisation du
chômage dont ils sont les premières mais non les seules victimes.
Leur action s’exerce ouvertement avec un préavis raisonnable
(Théorie de la Justice, §55), puisqu’ils annoncent
qu’ils vont causer des perturbations dont ils sont prêts à
assumer les conséquences légales (Théorie de la Justice,
§55) : expulsions pour l’occupation illégale et poursuites
pour le manque-à-gagner des organisateurs de représentations
perturbées. Par là, ils souhaitent amener à un changement dans
la loi ou bien dans la politique du gouvernement (Théorie de
la Justice, §55). Bref, ils expriment la désobéissance à
la loi dans le cadre de la fidélité à la loi (Théorie de
la Justice, §55) : ils rejettent cette loi qui, ayant été
votée sous la pression du patronat, viole manifestement le principe
P1, mais croient le système politico-juridique capable de produire
une loi juste. Que se passe-t-il lorsque cette confiance disparaît ?
III – D’un point de
vue historique, l’opposition dialectique à la loi est la règle,
l’obéissance l’exception.
a – lorsque disparaît
l’illusion de l’intérêt général, la violence devient
inéluctable : le problème de la désobéissance civile ne se
pose que pour des citoyens qui reconnaissent la légitimité de la
constitution (Théorie de la Justice, §55), c’est-à-dire
d’un cadre juridique potentiellement générateur de justice
sociale. Seuls désobéissent en effet, ceux qui considèrent que le
principe d’efficacité ne peut être utilisé tout seul comme
principe de la justice (Théorie de la Justice, §12) et
qui, en même temps, croient la loi capable de hiérarchiser les
revendications conflictuelles des groupes antagonistes (Théorie
de la Justice, §23) dans la course à l’efficacité
(maximisation des utilités). C’est parce qu’ils croient que la
justice est prioritaire sur l’efficacité […] au sens où un
système parfaitement juste est également efficace (Théorie
de la Justice, §13), où donc la justice sociale est la
condition de l’efficacité économique, qu’ils désirent désobéir
à une loi qui, étant manifestement injuste, risque d’être
économiquement contre-productive. Mais dans une société régie
par des intérêts de classe étroits, on peut n’avoir d’autre
recours que de s’opposer à la conception dominante (Théorie
de la Justice, §13). Il se peut alors que la classe dominée
finisse par percevoir le système politico-juridique dans son entier
comme la forme par laquelle les individus d’une classe dominante
font valoir leurs intérêts (l’Idéologie Allemande).
De sorte que, si l’illusion de l’intérêt général disparaît
pour faire place à la réalité de la domination de classe, dans la
mesure où même la désobéissance civile semble vouée à l’échec,
l’arme de la critique ne peut plus remplacer la critique par les
armes (Critique de Hegel). Comme le dispose l'art.35 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 24 juin 1793, quand le gouvernement viole le droit du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. C’est alors que
l’opposition à la loi devient violente, voire même terroriste
(la terreur n'étant, comme le dit Robespierre dans un discours de 1794 à la Convention, que la justice prompte, sévère, inflexible) dans une société moderne qui n’a pas aboli les oppositions de
classe mais, au contraire, n’a fait que les simplifier (la
Lutte des Classes en France), en établissant en fait, puis en
justifiant en droit les privilèges de l’actionnaire capitaliste,
c’est-à-dire la domination de l’homme masculin,
hétéro-sexuel, euro-américain, blanc, bourgeois (Méditations
Pascaliennes, ii). Mais quelle peut être l’utilité d’une
telle opposition violente ?
b – l’histoire est
le résultat dialectique des rapports de force entre classes
antagonistes : les forces productives constituent
l’infrastructure économique de la société, la base réelle sur
quoi s’élève une superstructure juridique et politique (Critique
de l’Economie Politique) et qui crée des rapports (normes) de
production contraignant à l’efficacité les forces productives
techniques ou humaines. Ces normes sont l’expression des
conditions matérielles dominantes, donc l’expression des rapports
sociaux (l’Idéologie Allemande). L’idée de
norme suppose déjà un rapport de force entre des classes
sociales issues de la division du travail, et dont l’une domine
l’autre (l’Idéologie Allemande). Mais tant que la
classe dominante impose ses intérêts comme l’intérêt commun
de tous les membres de la société (l’Idéologie
Allemande), elle parvient à circonscrire au sein de l’Etat,
[…] les luttes des différentes classes entre elles (l’Idéologie
Allemande), et c’est la loi qui a le dernier mot. Si, au
contraire, les forces productives matérielles de la société
entrent en contradiction avec les rapports de productions
existants (Critique de l’Economie Politique), si le
système productif n’est plus capable de satisfaire les exigences
matérielles des forces productives, alors la loi ne joue plus son
rôle. En fait, l’histoire de toute société jusqu’à nos
jours n’est que l’histoire de la lutte des classes (Manifeste
Communiste), des dominés incarnant les forces productives et des
dominants représentés par les rapports de production. Cette lutte
est dialectique au sens où le progrès matériel substitue à
l’isolement des travailleurs leur union révolutionnaire par
l’association (Manifeste Communiste), où les rapports
de force entre classes antagonistes sont toujours conflictuels et
produisent les conditions de leur propre bouleversement. Donc
l’opposition dialectique des forces productives aux rapports de
productions est la règle dont l’obéissance à la loi n’est
qu’une exception, le temps que la masse des opprimés se
constitue en classe pour elle-même (Misère de la
Philosophie, ii).
Conclusion.
Il ne peut être légitime
de désobéir à la loi au motif qu’elle n’est pas juste.
Cependant, la désobéissance civile dans l’intérêt de la justice
est un devoir. En fait il n’y a pas de droit de désobéir mais une
résistance des forces productives aux rapports de production.