mercredi 16 octobre 2002

EN QUOI LE LANGAGE EST-IL LE PROPRE DE L'HOMME ?

    En quel sens le langage est-il le propre de l’homme ? En effet, dans la mesure où les animaux ont des formes de communication, ne doit-on pas conclure qu’ils possèdent aussi des formes de langage ? Et pour admettre que le langage est proprement humain va-t-on devoir en faire obligatoirement une activité centrée sur l’intériorité de l’individu pensant ? Au contraire, si le langage est une activité essentiellement sociale, alors comment va-t-on pouvoir la distinguer de la communication des animaux dits sociaux ?
 

I - Apparemment le langage est l’expression d’une activité intérieure de pensée.

    A - seul le langage humain est capable d’exprimer  des pensées.

 

    Les animaux font usage de signes (sonores, visuels, olfactifs) pour communiquer entre eux, mais ils ne parlent pas car “ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous est qu’elles n’ont aucune pensée et non point que les organes leur manquent”(Descartes, Lettre à Newcastle). Si les animaux ne parlent pas, ce n’est pas qu’il leur manque les organes qui rendent la parole possible, mais plutôt qu’ils ne peuvent pas communiquer ce que la parole communique, à savoir les pensées. En fait “il ne s’est jamais trouvé de bête si parfaite qu’elle ait usé de quelque signe pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions”(Lettre à Newcastle). Autrement dit, ce qu’ils communiquent, ce sont leurs passions, c’est-à-dire des informations sur l’état de leur corps transmises “sans le secours de la volonté et par conséquent sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau”(Lettre à Elisabeth, 16 oct.1645). Ces passions ont donc pour fonction de déclencher mécaniquement des réactions mécaniques involontaires du corps qui reçoit ces informations : “tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau [...] ils prennent leur cours vers certains muscles plutôt que vers d’autres et ainsi meuvent les membres”(Traité des Passions, art.13). Or, tout en mobilisant des structures physiologiques (organes) similaires, la communication humaine est au contraire volontaire, c’est-à-dire non mécanique. Et ce qui rend possible l’action volontaire, c’est la pensée, laquelle est à ce point caractéristique de l’humanité que “il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées”(Discours de la Méthode, V). Donc la passion est l’expression des contraintes qui pèsent mécaniquement sur un corps tandis que la pensée manifeste la libre activité d’une âme ou d’un esprit. Et si les passions animales s’opposent par nature aux pensées humaines, c’est que seul l’homme est un composé d’âme libre et de corps mécanique, alors que les animaux ne sont qu’un corps mécanique. Donc l’âme est une chose qui pense et “qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent”(Méditations Métaphysiques, II, 9). Bref, le propre du langage humain, c’est d’être un système de communication destiné à le faire douter, affirmer, imaginer, etc., c’est-à-dire à fournir à l’esprit les éléments réflexifs préalables à une action délibérée. Si seul l’homme parle, c’est que seul l’esprit d’un homme peut exprimer sa pensée à l’esprit d’un autre homme. Cela dit, que sont exactement ces pensées qui sont l’objet du langage ?

    B - les pensées sont des opérations sur les idées qui se trouvent dans l’esprit.


    “Par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées”(Raisons, 2). Une idée c’est la substance même de l’esprit que celui-ci découvre en lui-même dans un acte intellectuel de conception qui est analogue à la perception sensorielle : “l’esprit en concevant se tourne en quelque sorte vers soi-même” (Méditations Métaphysiques, VI, §4). Ou encore “concevoir n’est autre chose qu’un simple regard de notre esprit”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1), concevoir est à l’esprit ce que percevoir est au corps, à la différence près que la conception est volontaire, c’est une volonté délibérée et non pas l’effet mécanique d’une stimulation corporelle. La preuve, c’est que “la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu”(Principes de la Philosophie, I, §34). D’où le second acte de l’esprit qui doit juger, c’est-à-dire associer ou dissocier deux ou plusieurs idées préalablement conçues “comme lorsqu’ayant conçu ce que c’est que la terre et ce que c’est que la rondeur, j’affirme de la terre qu’elle est ronde”(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Enfin, troisième acte, l’esprit doit aussi raisonner, c’est-à-dire de produire des jugements nouveaux à partir de jugements préalables “comme lorsqu’ayant jugé que toute vertu est louable et que la patience est une vertu, j’en conclus que la patience est louable”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Et ce n’est qu’après avoir pensé, c’est-à-dire conçu, jugé, raisonné à l’intérieur de lui-même, qu’un esprit peut éventuellement rendre publiques de telles opérations privées en les extériorisant par le moyen d’un langage. C’est donc pour communiquer à un autre esprit le résultat d’une ou plusieurs de ces opérations de pensée que le langage est nécessaire : “les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut que les mots signifient les objets de leurs pensées”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Ce qu’il y a de proprement humain dans le langage, c’est donc cette volonté de “faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme”(Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). Or est-il légitime de dissocier la pensée privée et le langage public ?
 

II - Cependant pensée et langage sont des activités socialement indissociables.

    A - les idées ne peuvent être des entités privées et penser une opération privée.
 

    Admettons, comme Descartes, que A conçoit (perçoit) à l’intérieur de son esprit une idée I que B ne peut concevoir tant que A ne la lui a pas communiquée. Or comment A a-t-il acquis l’idée I ? Comment A a-t-il appris à exprimer publiquement l’idée I ? Comment A peut-il être certain que B a bien saisi l’idée I qu’il lui a communiquée ? Descartes ne répond qu’à la première question en disant que les idées de base à partir desquelles sont construites toutes les autres ne sont pas acquises mais innées : “ce sont quelques premières semences de vérité [que] la nature a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin”(Règles pour la Direction de l’Esprit, IV). La deuxième question avait déjà trouvé une réponse définitive avec Augustin qui raconte comment, enfant, il a appris à parler : “quand je voulais m’exprimer, je ne pouvais traduire tout ce que je voulais, alors je captais par la mémoire le nom des choses”(Augustin, Confessions, I, 8). Ce qui veut dire qu’apprendre à parler pour un enfant consiste à apprendre à traduire en termes publics ce qu’il se dit à lui-même en termes privés. Tout se passe donc comme si “l’enfant arrivait dans un pays étranger et ne comprenait pas la langue du pays, mais qu’il sache déjà penser, c’est-à-dire se parler à soi-même”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §32). Or il semble d’abord que “penser” ne soit pas synonyme de “se parler à soi-même”, car “supposons que vous vouliez enseigner à un enfant à faire une multiplication dans sa tête : vous lui demandez d’abord de parler à haute voix, puis de murmurer, et enfin de ne même plus murmurer”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Ce qui veut dire l’expression “se parler à soi-même” ne peut être qu’une métaphore, une utilisation secondaire et non pas primitive du langage par l’enfant qui apprend à parler : par exemple “vous ne pouvez apprendre à calculer mentalement qu’en apprenant à calculer”(Recherches Philosophiques, II, 11). Objection : A exprime par M l’idée I, mais s’il va dans un pays étranger, il faut bien qu’il traduise M par M’ par exemple, c’est-à-dire qu’il se dise à lui-même que M et M’ sont des expressions équivalentes de I. Or supposons un liguiste échouant dans une tribu inconnue : “le linguiste note chez l’indigène l’émission verbale ‘gavagai’ là où lui aurait dit ‘lapin’ ; à titre d’essai il lance donc ‘gavagai’ en des occasions qui l’auraient incité à dire ‘lapin’ ; trouvant encourageante l’attitude des indigènes, il adopte ‘lapin’ comme traduction de ‘gavagai”(Quine, la Poursuite de la Vérité, §16). Bref, dans l’acte de traduire, ce n’est pas ce qu’on a dans la tête, mais bel et bien des événements publics (apparition d’un objet, émission vocale, réaction sociale) qui importent. Car, troisième question, lorsque nous parlons, “nous voulons nous faire comprendre par d’autres personnes sans savoir pour autant si elles sont sujettes aux mêmes processus internes que nous”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, 6). En effet, si le langage est l’expression de la pensée comme processus interne alors la communication tout entière est vouée à l’échec faute de comparaison possible entre les processus privés de A et de B. Car si ceux-ci ne sont pas identiques (IA différent de IB), c’est que A et B ne se comprennent pas. En effet, “supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans que nous appellerons ‘scarabée’ ; personne ne pourra regarder dans la boîte d’un autre et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre ; or il se pourrait bien que chacun eût dans sa boîte quelque chose de différent”(Recherches Philosophiques, §293). Est-ce à dire que le langage est une activité essentiellement sociale ?

    B - le langage est un “art social”.


    Supposons que la phrase “ceci est rouge” soit l’expression extérieure d’un processus interne à l’esprit faisant suite à la conception (perception) de l’idée de rouge pour un individu donné : “il semble que vous vous disiez alors à vous-mêmes ‘voici ce qu’est le rouge’ et que vous vous donniez à vous-même un échantillon ; mais il n’en est rien parce que les critères qui établissent l’identité de l’échantillon ne s’appliquent pas” (Wittgenstein, Notes sur l’Expérience Privée, 16). Pour que A puisse communiquer à B l’idée I préalablement conçue dans son esprit, une condition est nécessaire, c’est que l’idée I soit identifiable en tout temps (It=It+n). Or pour savoir si c’est le cas, il faut se donner des critères d’identité afin de ne pas confondre I avec I’. Mais si je suis seul à savoir au fond de moi-même si je respecte ces critères ou non, tout au plus puis-je croire que je les respecte et “croire que l’on respecte des critères, ce n’est pas respecter des critères”(Recherches Philosophiques, §202), croire que p, ce n’est pas p. Les critères d’identité permettant de reconnaître et de nommer une entité I ne peuvent donc pas être que publics, de sorte que “les processus internes qui accompagnent l’énonciation ou la compréhension d’une phrase ne nous intéressent pas”(Grammaire Philosophique, I, 6). Bref, ce n’est jamais d’un contenu mental privé qu’il est question dans la pensée, mais “le langage est un art social ; pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement à propos de ce qu’il y a lieu de dire et du moment de le dire”(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Par exemple, pour acquérir l’usage du mot “rouge”, “on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société”(le Domaine et le Langage de la Science, ii). Pour que A acquière l’usage du mot M deux conditions sont nécessaires : il faut que B, C, D, etc. utilisent déjà le même mot M (“rouge”) dans une situation S qui est sensiblement la même (présence d’un objet rouge) ; il faut que A ait besoin d’imiter B, C, D, etc. et que ses tentatives soient socialement sanctionnées positivement ou négativement. Objection : si A apprend à dire M en présence régulière de S, il faut bien que A perçoive S correctement et donc qu’il ait une image mentale (rétinienne) de S ; or une telle image est un objet privé accessible seulement à A ; donc pour A, percevoir S (un objet rouge) ou concevoir I (l’image d’un objet rouge) reviennent au même. Non, parce que si A est daltonien et si B ne l’est pas, si M est “rouge”, l’image rétinienne I dans le cerveau de A est par hypothèse différente de l’image rétinienne I’ dans le cerveau de B. Ce qui n’empêche pas A et B de prononcer le même mot M en présence de la même situation S. C’est donc le critère public S et non pas l’image mentale privée I ou I’ qui commande l’usage du mot M. Il s’ensuit que “plusieurs individus élevés dans le même milieu linguistique se ressembleront comme se ressemblent ces arbustes que l’on taille selon une forme géométrique : le détail anatomique diffère avec chaque buisson, mais de l’extérieur le résultat est le même”(le Mot et la Chose, §2). Donc si le langage est le propre de l’homme, ce n’est pas en tant qu’expression d’opérations intérieures mais plutôt en tant qu’expression d’une conformité sociale. Mais cela ne ramène-t-il pas le langage humain à la communication des animaux dits sociaux ?
 

III - Finalement le langage est l’expression de la pensée comme loisir politique.

    A - l’homme est un “animal politique” capable d’avoir loisir.

 

    “Plutôt que de dire ‘sans langage nous ne pourrions nous comprendre mutuellement’, nous devrions dire ‘sans langage, nous ne pourrions nous influencer mutuellement’”(Recherches Philosophiques, §491). Mais si l’apprentissage du langage est un conditionnement social à réagir de manière normalisée à des situations pertinentes pour le groupe social, alors la fonction du langage humain est au fond la même que la communication des animaux sociaux. Or, certes, “la nature animale est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement”(Aristote, Politique, I, 1253a). Mais un tel système de communication est une forme sociale de l’adaptation à la nécessité vitale qui maximise les chances de survie du groupe social tout entier en informant les membres du groupe de ce qui est dangereux (douloureux) ou au contraire désirable (agréable). Tandis que “ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de vivre bien que les hommes s’assemblent en une Cité”(Politique, III, 1280a). Ce qui veut dire que la faim, la soif, le besoin de protection et de reproduction tenaillent dans l’urgence l’animal tout autant que l’homme qui vit comme une bête traquée, c’est-à-dire “celui qui par nature ou par le hasard des circonstances vit en dehors d’une Cité’(Politique, I, 1252b). Alors que c’est la vie bonne et non pas la vie tout court qui caractérise l’homme proprement dit. Bref, la différence essentielle entre l’homme et l’animal, ce n’est pas que l’homme possède un espace spirituel de liberté intérieure, mais qu’il a le loisir de s’affranchir de l’esclavage de la nécessité vitale au moyen d’une organisation politique, c’est-à-dire tournée vers le bien-vivre. L’organisation politique, c’est l’organisation de la Cité, donc une organisation sociale proprement humaine libérée du souci de la survie. Or si “l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire”(Politique, I, 1253a), c’est qu’il a loisir là où les animaux sont perpétuellement tyrannisés par la nécessité vitale : “la vie se divise en loisir et en labeur, en guerre et en paix, en ce qui est une nécessité et en ce qui est un bien”(Politique, VII, 1333a). Et c’est pour conditionner l’homme à viser la paix et le bien que “le but principal de l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir”(Politique, VIII, 1337b), ce qui explique qu’il n’y ait pas de Cité sans école (de skhôlè, “loisir”). A cette fin “alors que le cri animal est le signe du douloureux et de l’agréable [...] le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible ”(Politique, I, 1253a) : l’homme utilise sa voix non pas seulement pour signaler le douloureux et l’agréable, mais aussi pour partager des règles communes qui ont pour fonction de rendre la vie bonne. Finalement, si le langage est le propre de l’homme, n’est-ce pas parce que l’absence d’enjeu vital l’empêche d’être un système de communication mécanique rigide et restreint ?

    B - la souplesse et la puissance du langage rendent possible la pensée comme calcul.


    “On dit parfois que les animaux ne parlent pas parce que les facultés intellectuelles leur font défaut, qu’ils ne parlent pas parce qu’ils ne pensent pas ; en fait, s’ils ne se servent pas du langage comme forme de communication, c’est qu’ils ne sont pas capables de commander, d’interroger, de raconter, de bavarder, de mentir, etc.”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §25). Bref, si les animaux ne parlent pas, c’est qu’ils n’ont pas le loisir de faire ce que les hommes font lorsqu’ils parlent, c’est-à-dire penser, comme Aristote et Descartes l’ont remarqué. C’est pourquoi “ces systèmes de communication, nous les appellerons ‘jeux de langage’ car ils sont apparentés à ce que nous appelons ‘jeu’ dans le langage ordinaire, en particulier on apprend aux enfants leurs langue maternelle au moyen de tels jeux qui ont en effet le caractère divertissant des jeux”(le Cahier Brun, 81). Ce qui est significatif dans l’expression “jeu de langage”, c’est qu’elle suggère à la fois le loisir, la paix, le temps libre, et à la fois l’existence de règles. Car “on apprend un jeu en observant la manière dont d’autres le jouent, mais nous disons qu’on le joue d’après telle ou telle règle parce qu’un observateur peut discerner ces règles dans la pratique du jeu”(Recherches Philosophiques, §54). Autrement dit la production du mot M par A dans une situation identifiable S appartient à un jeu de langage si et seulement si A aperçoit une liaison régulière entre M et S, autrement dit une règle du jeu. Et “à quel signe voit-on que quelqu’un comprend les règles du jeu ? le fait qu’il puisse jouer à ce jeu, n’est-ce pas le meilleur critère même s’il se trouvait embarrassé si on l’interrogeait sur les règles”(Grammaire Philosophique, I, 26). Bref, l’on comprend les règles d’un jeu lorsqu’on est capable, non de les énoncer explicitement, mais de continuer à jouer à son tour sous le regard bienveillant des autres participants. Or comme la connexion entre S et M est régulière sans être vitale, aucune réaction mécanique n’est biologiquement exigée et “la règle du jeu de langage se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre”(Recherches Philosophiques, §85). Donc même si l’apprentissage des jeux de langage repose sur un conditionnement social, dans la mesure où, comme tous les jeux, ils sont l’indice du loisir et non de la nécessité vitale, la connexion qui relie S à M n’est pas mécanique mais grammaticale : “la grammaire décrit l’usage des mots dans le langage, sa relation au langage est semblable à ce que les règles du jeu sont au jeu”(Grammaire Philosophique, I, 23). Les règles grammaticales ne sont pas des lois mécaniques parce que “c’est seulement lorsque les hommes ont longuement pratiqué un jeu de langage que sa grammaire vient à l’existence, de même que, dans les jeux, on joue primitivement sans que les règles aient été établies”(Grammaire Philosophique, I, 26) : les règles se dégagent peu à peu, après coup, et ont parfois besoin d’une interprétation (arbitre, juge, etc.) pour s’appliquer. Du coup, “ce qui est remarquable avec le langage, c’est que nous pouvons faire des choses que nous n’avons jamais apprises”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Et c’est cela qui caractérise la pensée comme marque du loisir et de la liberté humaine : lorsque nous pensons, nous enchaînons des termes selon des règles grammaticales implicites et nous aboutissons parfois à des conséquences imprévues comme lorsque nous découvrons le résultat surprenant d’un calcul. Bref, Descartes a raison de dire que “la pensée ne fait pas partie d’un mécanisme mais d’un calcul”(Grammaire Philosophique, I, 63), c’est-à-dire d’une activité étrangère à la nécessité biologique. Mais il a tort de croire que la pensée suppose un ensemble d’opérations internes, car “c’est à l’extérieur que le calcul de la pensée se rattache à la réalité”(Grammaire Philosophique, I, 110), plus précisément “l’harmonie entre la pensée et la réalité est à découvrir dans la grammaire du langage”(Grammaire Philosophique, I, 112).
 
 

Conclusion.

    A première vue, si l’homme parle, c’est qu’il signifie volontairement par le langage les opérations intérieures qu’il pratique sur les idées contenues dans son esprit, alors que l’animal est mécaniquement déterminé à communiquer des signaux sur l’état de son corps. Seulement, les idées ne pouvant être des entités privées, ni les pensées des processus internes, sous peine de n’être jamais assuré de leur correction ni de leur compréhension, le langage est essentiellement déterminé par une exigence de coordination sociale. Cela dit, là où la communication sociale animale est une nécessité biologique commandée par l’urgence vitale, le langage humain reflète le loisir d’une organisation politique dont les jeux de langage possèdent des règles, qui ont la souplesse et la puissance d’un calcul et non une rigidité et une homogénéité mécaniques.

jeudi 3 octobre 2002

N'Y A-T-IL DE SCIENCES QUE MATHEMATISEES ?

N'y a-t-il de sciences que mathématisées ? En effet, a première vue ne sont-ce pas les expériences plutôt que les mathématiques qui sont caractéristiques de la démarche scientifique ? De plus la polémique qui entoure la mathématisation des sciences de l’homme n’est-elle pas la preuve que le lien entre sciences et mathématiques n’est en rien nécessaire, même s’il s’est effectivement généralisé ?

I - Les expériences scientifiques sont guidées par des concepts construits a priori.

A - une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature.
On a tendance à croire que pour avoir la connaissance de quelque chose, il faut en avoir une image fidèle, c’est-à-dire qui s’accorde parfaitement avec la réalité. Or il y a là en effet l’idée que “l’image représente la réalité si et seulement si l’image ressemble à la réalité de manière appréciable”(Langages de l’Art, I, 1). Mais ce qu’un portrait représente par exemple, c’est forcément “l’un des aspects, l’une des manières d’être ou d’apparaître des objets, et pas n’importe laquelle”(Langages de l’Art, I, 2). Ce qui veut dire que l’auteur du portrait a déjà sélectionné un certain aspect de la réalité à représenter, et c’est seulement cet aspect pertinent que le spectateur pourra connaître, et encore, à condition de savoir “ce que l’image représente et la sorte de représentation qu’elle est”(Langages de l’Art, I, 6). Donc pour que A soit une image fidèle de B, encore faut-il savoir que A renvoie à B et que A représente B sous un certain aspect pertinent C. Par exemple, l’image radiographique (A) est celle du tibia du patient (B) et il le représente comme une fracture (C). Donc “ce que l’image doit avoir de commun avec la réalité pour la représenter [...] l’image ne peut le représenter mais le montre”(Tractatus, 2.17) : ce que l’on apprend à propos de la réalité (C) et qui est commun à l’image (A) et à la réalité (B) doit être déjà connu implicitement avant l’observation et reconnu à l’occasion de cette observation, car l’information pertinente C se montre sur A au milieu d’autres informations parasites. Cela dit, il est plus facile de montrer C sur A que sur B car “l’image est un modèle réduit de la réalité”(Tractatus, 2.12), il y a donc moins d’informations parasites. Or pour que “les éléments de l’image soient dans un rapport déterminé qui indique que les choses réelles sont entre elles dans le même rapport”(Tractatus, 2.15). Bref, pour faire un modèle réduit et informatif de la réalité, il faut sélectionner ce rapport déterminé à l’avance (C), il faut donc une “connaissance a priori des choses de la nature”, c’est-à-dire une connaissance préalable, ce que Kant appelle “une partie pure”, par opposition à “la partie empirique” qu’est l’observation proprement dite. En quoi consiste donc cette partie pure ou a priori ?

B - Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité
Si une image ne nous fait pas connaître directement une réalité sur laquelle nous n’avons pas un savoir préalable, c’est que “des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin”(Critique de la Raison Pure, III, 10). En effet, des observations sensibles faites au hasard n’aboutissent jamais à la formulation de lois, de “règles objectives en tant qu’elles sont nécessairement attachées à la connaissance de leur objet”(Critique de la Raison Pure, IV, 92). Or la nécessité n’est autre que “la connexion avec le réel déterminée suivant les conditions générales de l’expérience possible”(Critique de la Raison Pure, III, 186), conditions générales qui rendent possible une expérience, c’est-à-dire une vérification par confrontation de la représentation avec le réel. Donc ce qui fait des propositions scientifiques des lois, c’est qu’“elles ne sont que des déterminations particulières de lois plus élevées encore qui procèdent a priori de l’entendement même et ne sont pas empruntées à l’expérience”(Critique de la Raison Pure, III, 186), autrement dit elles sont déterminées par des principes communs à toute science, principes qui ne sont pas empruntés à l’expérience pour la bonne raison que ce sont eux qui guident l’expérience. Voilà pourquoi “la raison doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, [...] et de l’autre les expériences qu’elle a conçues d’après ces mêmes principes”(Critique de la Raison Pure, III, 10). Ce qui veut dire que la connaissance scientifique prend nécessairement appui sur une fonction qui engendre des principes, c’est-à-dire des connaissances a priori qui sont les conditions de possibilité de toute expérience sensible. Cette faculté des principes, c’est la raison qui impose a priori à toute expérience sensible des conditions de possibilités universelles et nécessaires. Donc dans un premier temps, la formulation d’un nouveau concept, d’une nouvelle définition scientifique au sein d’une théorie n’indique que la possibilité de l’existence d’une chose : “ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience est possible”(Critique de la Raison Pure, III, 185). Ces conditions formelles sont les règles universelles et nécessaires qui valident le concept scientifique, mais ne sont que les conditions de possibilité, et non d’existence réelle, de la chose désignée par le concept. Le concept scientifique a donc pour fonction de faire connaître quelque chose a priori, car “connaître une chose a priori c’est la connaître à partir de sa simple possibilité”. Et c’est pour vérifier la réalité de l’existence de la chose simplement possible d’après sa connaissance a priori qu’il va falloir procéder à une expérience. Comment vérifie-t-on que ce qui est possible a priori est bien réel a posteriori ?

C - ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit
En 1644 Torricelli s’étonne de l’impossibilité de puiser de l’eau à plus de 10 m de hauteur : la pompe est une sorte de seringue qui, lorsqu’on déplace le piston vers le haut, crée du vide qui se remplit d’eau à concurrence de 10 m de hauteur, après quoi, le vide n’est plus rempli. Ce qui est fort étonnant car “il est évident qu’il n’y a point d’espace dans l’univers qui soit vide”(Principes de la Philosophie, II, §16). Contre Descartes, il pense que l’air exerce une force qui pousse l’eau vers le vide jusqu’à ce que le poids de l’eau exerce en sens contraire une force égale à la première. Ce qui peut être considéré comme la définition d’une réalité possible : la pression de l’air. Pour savoir si celle-ci est bien réelle, il faudrait mesurer la force de l’air et le poids d’une colonne d’eau de 10 m. Comme c’est impossible, il décide de remplacer l’air ambiant par l’eau (773,4 fois plus dense) et l’eau dans la seringue par le mercure (13,6 fois plus dense). Or dans un récipient plein de mercure recouvert d’un certain volume d’eau de poids p1, la seringue ne peut aspirer le mercure que jusqu’à un certain point au-delà duquel le vide ne se remplit plus. On note alors que le poids p2 du mercure aspiré par la seringue est invariablement égal à p1. D’où l’on déduit que dans la réalité “la nature n’a aucune répugnance pour le vide, [...] et tous les effets qu’on a attribués à cette horreur procèdent de la pesanteur”(Traité du Vide), c’est-à-dire du poids de l’air. Mais avant d’arriver à une telle conclusion, il a fallu que Torricelli admette a priori : “si le poids du mercure dans la seringue est égal au poids de l’eau dans la cuve, alors, ce sera la preuve que, dans la réalité, le poids de la colonne d’eau aspirée est égal à la pression exercée par l’air”. C’est pourquoi il faut qu’une “intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori”, c’est-à-dire que l’expérimentateur scientifique anticipe la possibilité de percevoir tel ou tel phénomène. Cette possibilité s’exprime par une série d’hypothèses (si ... alors ...) qui vont constituer un modèle M où pour tout (x’,y’) appartenant à M, il existe (x,y) appartenant à R, tels que “si y’=g(x’) dans M” (hypothèse), “alors y=f(x) dans R” (déduction) : si dans le modèle le poids de l’eau est égal au poids du mercure puisé par la seringue, alors dans la réalité le poids de l’air sera égal au poids de l’eau puisé par la pompe. L’expérimentation va donc chercher à vérifier y’=g(x’) pour déduire y=f(x), c’est-à-dire affirmer la réalité du concept y. Donc “connaître la possibilité de choses naturelles déterminées a priori exige [...] que leur concept soit construit”, et non pas découvert par l’expérience. Or, construire un concept n’est-ce pas lui donner une forme mathématique ?

I - Apparemment, il n’y pas de science sans construction mathématique de concept.

A - or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique
Seules toutes les choses où l’on étudie l’ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu’il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons ou quelque autre objet”(Règles pour la Direction de l’Esprit, IV) : l’ordre c’est-à-dire les relations qui permettent d’établir a priori une hiérarchie entre les objets (p.ex. lorsqu’on dit que toute vitesse est nécessairement inférieure à la vitesse de la lumière), et la mesure c’est-à-dire les relations qui permettent d’établir a priori des classes d’objets équivalents (p.ex. lorsqu’on classe des objets d’après des mesures de longueur, de température, de masse, etc.). On doit donc dire que les mathématiques s’intéressent aux relations a priori entre objets plutôt qu’aux objets eux-mêmes, ce sont des moyens commodes pour ranger (par ordre) ou classer (par mesure) des objets réels, autrement dit d’établir des inéquations ou des équations. De sorte que “la géométrie n’est pas la connaissance des surfaces géométriques par opposition à une science physique qui traiterait des surfaces physiques [...] mais le rapport de la géométrie à la physique est celui de la possibilité à la réalité”(Grammaire Philosophique, §17) : la géométrie énonce les conditions de possibilité a priori de l’existence des objets physiques en général. Or “celui qui sait une proposition mathématique ne doit encore rien savoir, car la proposition mathématique ne peut fournir qu’une armature pour une description”(Remarques sur le Fondement des Mathématiques). Prenons comme exemple d’armature, le concept de cellulose tel que C6H12O6 = P(C ; O ; H), P étant la fonction de photosynthèse chlorophyllienne telle que C6H12O6 = 6H2O+6CO2-6O2. L’expérimentation de Mayer en 1845 consiste donc à vérifier que les composants élémentaires sont les mêmes à droite et à gauche du signe =. Bref, “l’essentiel de la méthode mathématique, c’est que l’on travaille sur des équations”(Tractatus, 6.2341). C’est donc dans l’équation (ou l’inéquation) que réside la découverte scientifique : avant Mayer, on ne savait pas que la substance végétale (cellulose) n’est rien d’autre que le résidu, lorsqu’on a isolé l’oxygène, d’une combinaison d’eau et de gaz carbonique rendue possible par la présence de chlorophylle et d’énergie solaire. Donc “l’équation ne fait connaître que le point de vue duquel on considère les deux expressions, à savoir l’égalité de leurs significations”(Tractatus, 6.2323), point de vue a priori qui, s’il est confirmé expérimentalement, deviendra une loi scientifique. C’est pourquoi apparemment “la connaissance rationnelle par la construction de concepts, c’est la mathématique”. En quoi cette connaissance est-elle rationnelle ?

B - en conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique
Toutes les révolutions scientifiques ont donc consisté en une nouvelle manière de considérer la réalité, qui tient tout entière dans l’équation y=F(x), et où y est le concept construit par application d’une fonction mathématique F. Il s’ensuit apparemment que “dans toute théorie de la nature il ne se rencontre de science proprement dite qu’autant qu’il s’y trouve de connaissance a priori, [...] que dans la mesure où la mathématique pourra s’y appliquer”(Critique de la Raison Pure, IV, 470). Sauf qu’il ne va pas de soi que la connaissance a priori ne puisse se trouver que dans les mathématiques. Car ce qu’il y a d’universel et de nécessaire (donc de rationnel) dans la formulation mathématisée, c’est qu’elle indique précisément à quelles conditions le possible devient réel. Mais cette rationalité, contrairement à ce croit Kant en pleine période des Lumières, ne concerne pas les prémisses de la démonstration. Par exemple le cinquième postulat d’Euclide selon lequel par un point extérieur à une droite ne passe qu’une seule parallèle à cette droite ne peut servir à décrire scientifiquement que des objets de notre espace quotidien. Lorsque nous disons qu’un objet possible a la forme d’une ligne droite, nous nous imposons de le voir comme “un levier qui ne peut pas plier, comme forgé dans un matériau infiniment dur”(Leçons sur l’Esthétique, II, 27). Mais si l’on s’intéresse aux espaces courbes qui contiennent les objets dont traite l’astrophysique un tel axiome n’est plus valable parce que les notions de ligne droite ou de matériau infiniment dur y sont contradictoires. Bref, “la géométrie est la grammaire des propositions qui traitent des objets dans l’espace”(Remarques Philosophiques, §178), c’est-à-dire l’ensemble des règles préalables auxquelles doit se conformer une connaissance rigoureuse des objets physiques, mais il n’y a pas de grammaire universelle et nécessaire, celle de l’espace euclidien à trois dimensions n’est pas celle d’un espace courbe à n dimensions. Dire que les principes mathématiques ne sont pas rationnels, cela implique-t-il que la construction a priori de concepts pourrait ne pas être mathématisée ?

C - par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler
Avant que J.Dalton construise en 1803 “un concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres”, le concept d’eau tel que H2O = F(H ; O) = H2+O, la chimie n’est pas une science mais “une pratique systématique ou une théorie empirique”. Or une théorie empirique suppose à la fois le langage (théorie) et l’expérience (empirique). Sa dépendance à l’égard du langage tient à ce que “nous apprenons la plupart des choses, la plupart des traits caractéristiques du soi-disant monde extérieur par l’intermédiaire du langage”(le Domaine et le Langage de la Science, ii). Plus précisément, la fonction d’une théorie a toujours été d’importer a priori de l’ontologie dans le langage ordinaire en vertu du principe que “est réel ce que l’on admet comme valeur pour les variables de la théorie”(la Poursuite de la Vérité, §10), si pour tout x appartenant à D F(x)=y alors y existe bel et bien, (Neptune est réelle comme valeur de la fonction “objet qui perturbe l’orbite d’Uranus etc.”). Bref, “les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés”(les deux Dogmes de l’Empirisme, vi), autrement dit ils n’ont de réalité que dans la mesure où ils voient leur existence justifiée par une théorie. Certes, cette justification théorique doit être confirmée expérimentalement, d’où dépendance de la théorie à l’égard de l’expérience. Mais “on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination”(two Dogmas ..., vi), c’est-à-dire la puissance de l’a priori est telle que non seulement il guide l’expérience, mais il demeure son juge en dernière instance. Même si la “théorie empirique” fait suite à une “pratique systématique”, c’est-à-dire propre à satisfaire des besoins sociaux, la théorie une fois culturellement assumée fournira les connaissances a priori qui, au moyen du langage ordinaire, inciteront à voir la réalité toujours sous le même aspect. Bref, si toute connaissance théorique est nécessairement a priori, en revanche il n’est pas nécessaire qu’elle soit mathématisée. Il faut donc admettre que “si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace”(les deux Dogmes de l’Empirisme, vi) : la seule chose qui puisse expliquer la supériorité historique de la science mathématisée c’est qu’elle nous rend “comme maîtres et possesseurs de la nature”(Discours de la Méthode, vi). C’est-à-dire que si la science “n’est pas simplement un pouvoir de comparer des phénomènes mais une législation pour la nature”(Critique de la Raison Pure, IV, 93), alors elle trouve son prolongement dans la technologie qui n’est autre que l’application systématique des lois à une nature dont on entend se rendre maître : en fait, c’est la technique, pas la science, qui a un besoin impérieux des mathématiques. On voit alors l’utilité de mathématiser les sciences de l’homme : “la méthode scientifique, qui a permis une domination de la nature de plus en plus efficace, a fourni les concepts purs [...] qui ont favorisé une domination de l’homme par l’homme de plus en plus efficace, à travers la domination de la nature”(l’Homme Unidimensionnel, VI). Domination théorique d’abord à travers le prestige d’un discours scientifique qui, dans notre culture, est gage de pureté et de neutralité, et qui conditionne les classes dominées à se résigner à leur sort. Domination pratique ensuite à travers l’efficacité des applications technologiques “qui donnent plus de confort à la vie et qui augmentent la productivité du travail” (l’Homme Unidimensionnel, VI), bref qui poussent à consommer et à produire pour le plus grand profit de la classe dominante. Finalement, la mathématisation des sciences est moins une nécessité rationnelle qu’une volonté de domination de la nature, notamment de la nature humaine.

Conclusion.

L’activité scientifique se fonde sur une connaissance a priori qui nous indique la possibilité de l’existence d’une entité dont la réalité doit ensuite faire l’objet d’une confirmation expérimentale dans des conditions imposées elles aussi a priori. Or même si les mathématiques fournissent les règles a priori de construction de concepts scientifiques en formulant dans des équations des hypothèses sur la façon dont il faut voir la réalité, la mathématisation des sciences est historiquement contingente et socialement perverse.

mardi 11 juin 2002

DANS QUELLE MESURE L'HOMME POSSEDE-T-IL DES DROITS NATURELS ?

La D.D.H.C. de 1789 énonce dans son article 1 que “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”, puis dans son article 2 que “le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme”. Auquel cas le citoyen n’est que l’homme naturel dont les droits innés sont reconnus et protégés par une organisation politique publique. Ce qui voudrait dire que l’Etat est fondé sur la volonté rationnelle des hommes de conserver leurs droits naturels. Or l’homme peut-il avoir des droits avant d’être citoyen d’un Etat ? Et dans l’affirmative, de tels droits conduisent-ils nécessairement et rationnellement à la fondation de l’Etat ? Donc dans quelle mesure l’homme possède-t-il des droits naturels ?

I - Le désir est l’expression du droit de nature de chaque homme à se conserver.

A - “chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent, chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la nécessité de sa nature”.
Tout ce qui existe n’est que modification particulière d’une unique substance, “cet Etre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature”(Ethique, IV, préf.). En effet, toute chose existe par l’enchaînement nécessaire des causes et des effets : “dans la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine” (Ethique I, 29). En d’autres termes, il y a une parfaite homogénéité de la Nature dans le sens où les seules relations pertinentes entre les représentations des parties de la Nature sont des relations rationnelles. Et en vertu du parallélisme selon lequel “l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses”(Ethique, II, 7), il s’ensuit que les seules relations pertinentes entre les parties de la Nature sont des relations causales. On en déduit que l’existence de toute chose particulière ne peut s’expliquer que par la puissance d’une causalité interne qui lui permet de compenser la puissance de la causalité externe qui autrement la détruirait. Cette puissance, c’est le conatus (ou appétit) par quoi “toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être” (Ethique, III, 6). C’est en ce sens que“chacun existe par le droit souverain de la Nature”. Le droit souverain de la nature, c’est-à-dire “les lois mêmes ou règles de la Nature par lesquelles tout arrive, c’est-à dire la puissance même de la Nature”(T.P., II, 4). Le droit de nature d’un être, c’est donc sa puissance, ou si l’on préfère ce qui, par le jeu naturel des causes et des effets, rend cet être apte à se conserver. Il s’ensuit que le droit de toute chose en général, en particulier de tout individu ou groupe social humain, “s’étend jusqu’où s’étend sa puissance(-id-). C’est pourquoi, le droit de nature de chaque individu consiste à faire “ce qui suit de la nécessité de sa nature”. Le droit de nature d’un être, c’est toute la puissance physique qu’il est capable d’opposer ce qui tend à limiter ou à détruire son existence : telle est sa nature ou son essence. En quoi ce droit de nature consiste-t-il dans le cas particulier de l’homme ?

B - “ainsi, par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, songe à son utilité selon son propre naturel et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait”.
L’homme aussi fait effort pour se conserver, possède un droit de nature ou puissance naturelle : tel est le désir, “l’appétit accompagné de la conscience de lui-même”(Ethique, III, 9). Donc ce qui constitue l’essence (ou nature) de l’homme c’est le désir en tant qu’il est l’expression de son droit de nature à se conserver, joint à sa représentation consciente : “le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être”(Ethique, IV, 18). Il s’ensuit que “de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation”(Ethique, III, 9) et “chacun selon les lois de sa propre nature, désire nécessairement ce qu’il juge être bon ou mauvais, ou éprouve de l’aversion pour lui”(Ethique, IV, 19) : chacun a une représentation consciente de ce qu’il imagine devoir le maintenir en vie en lui procurant de la joie, et que, pour cela, il désire conserver. De même, ce qu’il imagine devoir lui nuire en lui procurant de la tristesse, il désire le détruire. D’une manière générale, si la joie et la tristesse sont “des affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces affections”(Ethique, III, déf.3), nous désirons nécessairement minimiser la tristesse par laquelle “l’esprit passe à une perfection moindre” (Ethique, III, 11), et maximiser la joie par laquelle “l’esprit passe à une perfection plus grande” (-id-). Donc nous ne désirons pas conserver une chose “parce que nous jugeons qu’elle est bonne, c’est le contraire : nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous la désirons”(Ethique, III, 9), et de même, nous ne désirons pas détruire une chose parce qu’elle est mauvaise, mais le contraire. Donc le bien et le mal, et toutes les valeurs en général, ne sont que des catégories linguistiques sous lesquelles l’être conscient qu’est l’homme classe ce qu’il désire conserver ou ce qu’il désire détruire. C’est pourquoi “chacun [...] songe à son utilité selon son propre naturel” : tout homme, selon le contexte causal ou rationnel dans lequel il est placé, tend à utiliser sa propre puissance ou droit de nature pour persévérer en son être. Ainsi, “par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais”, c’est-à-dire que chacun “s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait”. Cela suffit-il à l’homme pour se conserver ?

C - “si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun possèderait son droit sans aucun dommage pour autrui”.
Les biens et les maux sont l’expression du droit de nature par lequel chacun fait effort pour désirer conserver ce qu’il aime et détruire ce qu’il hait. Les biens et les maux sont donc imaginaires, ils font l’objet d’une représentation contingente car “il dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses comme contingentes”(Ethique, II, 44), c’est-à-dire comme non nécessaires. Et la preuve en est que le droit de nature de l’un risque d’être incompatible avec celui de l’autre. Car si un individu imagine ce qui est bon pour lui, et que ce qui est bon pour lui est mauvais pour un autre, alors son propre droit de nature à se conserver est précaire car toujours menacé par un conflit virtuel. D’autant plus que “l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps” (Ethique, III, 12). Dans la mesure où on préfère la joie à la tristesse, “chacun voudrait faire adopter aux autres sa règle personnelle de vie, leur faire approuver ce que lui même approuve et rejetter ce que lui-même rejette”(T.P., I, 5) Donc, pour que le droit de nature de chacun à se conserver dans la joie puisse concorder avec celui de l’autre de manière nécessaire, c’est-à-dire définitive, et non pas contingente, c’est-à-dire aléatoire, il faudrait que la représentation consciente du droit de nature de chacun soit rationnelle et non imaginaire. Et en effet, “il est de la nature de la Raison de percevoir les choses [...] non comme contingentes mais comme nécessaires”(Ethique, II, 44). De telle sorte que si les individus étaient naturellement rationnels, alors “chacun possèderait son droit sans dommage pour autrui”. Pourquoi donc n’est-ce pas le cas ?

D - “Mais comme ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont tdonc iraillés en tous sens et s’opposent les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours.
Hélas les hommes ne sont pas naturellement rationnels : “s’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela garder fidèlement son poste ; mais si un lièvre venait à passer à la portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il ne le poursuivît sans scrupule et qu’ayant atteint sa proie, il ne souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons”(Discours ..., II). Ce paradoxe s’analyse ainsi : chacun tend naturellement à imaginer ce qui peut maximiser sa joie et minimiser sa tristesse ; mais comme l’imaginationest une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure”(Ethique, IV, 8), le désir qui va suivre sera d’autant plus fort que la chose désirée sera présente ici et maintenant et qu’elle concernera le corps désirant ; de sorte que si le corps désirant se réduit à un corps individuel, celui-ci sera incapable de renoncer à une joie ou d’accepter une tristesse, même s’il se révèle ultérieurement que c’est ce qu’il aurait fallu faire pour maximiser la joie ou minimiser la tristesse. Il s’ensuit que “les sentiments humains naturels sont toujours les mêmes”(T.P., V, 2), à savoir “l’espoir qui est une joie contingente et la crainte qui est une tristesse contingente”(Ethique, III, 59). Dès lors chacun est incapable de comprendre ce qui lui serait réellement utile, c’est-à-dire une joie nécessaire plutôt qu’un simple espoir et une tristesse nécessaire plutôt qu’une simple crainte. Bref, les hommes ne désirent pas ce qui leur est réellement utile et “s’opposent les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours” car “ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine”. Ce seront donc toujours l’espoir ou la crainte qui détermineront leur désir, alors que “la vertu, qui est l’effort même pour conserver son être”(Ethique, IV, 18) réside dans son usage de la raison car “la raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile”. En effet, ce qui leur est réellement utile, c’est l’effort rationnel pour se conserver durablement, en d’autres termes, “est utile ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde”(Ethique, IV, 40). Seulement “la puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit de nature, doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se conserver”(T.P., II, 5). Comment leur faire entendre raison ?

II - Le droit civil n’est autre que le droit de nature de l’être social commun.

A - “donc pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui”.
Comme tout homme est naturellement enclin à se conserver dans l’espoir ou la crainte, il va de soi que si ces affections ne concernent que le moi ici et maintenant, il n’y a que peu de chances que le droit de nature de l’un concorde avec celui de l’autre, car “tout ce qu’un individu soumis au seul empire de la Nature juge lui être utile [...] il lui est loisible de le désirer [...] et de s’en saisir par quelque voie que ce soit [...] et aussi de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire”(T.T.P., XVI). Et en généralisant, lorsque le désir de l’un ne concorde que de manière contingente avec celui de l’autre, “ils sont entraînés dans des directions différentes et entrent en conflit les uns avec les autres”(T.P., II, 14). Auquel cas, il est impossible que chacun désire enfin ce qui lui est réellement et durablement utile, c’est-à-dire ce qui est utile à un être social commun. Pour que chacun désire conserver un être commun, imagine un bien commun, il est nécessaire que les hommes “renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui”. Cela signifie que l’association des hommes en un corps social commun est le seul moyen pour que, désirant conserver leur être tout en étant mû par le désir, ils désirent en fait conserver un être commun, en étant mû par un désir commun. Car un corps a ceci de remarquable que ses parties ne rentrent pas normalement en conflit les unes avec les autres mais entretiennent des rapports réglés les unes avec les autres. Donc si le corps commun doit être une communauté de corps individuels, il faut le supposer doté d’une régularité de relations entre ses membres afin qu’ils ne se nuisent pas mutuellement. Le problème étant encore une fois que le corps individuel est bien réel tandis que le corps social est toujours virtuel. Il va donc s’agir d’instituer cette régularité de relations dans le corps social. Comment donc des êtres naturellement dominés par leur imagination contingente vont-ils pouvoir partager une commune raison nécessaire ?

B - “or comment peut-il se faire que les hommes qui sont soumis aux sentiments inconstants et divers, puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres ?”.
On a l’habitude de dire que les hommes “parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir à cet état”(C.S., I, vi), décident de renoncer volontairement à leur droit de nature particulier. Les protagonistes concluraient alors une sorte de pacte de non-agression qui définirait “une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens”(-id-). De sorte que “cet acte d’association produit un corps moral et collectif, [...] un moi commun doté de vie et de volonté”(-id-). Ce pacte, cet acte d’association, c’est ce qu’on appelle le contrat social. Or “pour 2+2=4, c’est comme si une convention avait été passée c’est comme si un contrat de ce genre avait été conclu mais nous savons qu’il n’y a pas eu de contrat réel”(W.L.C.), un tel contrat est autrement dit purement virtuel et “la situation est comparable dans la théorie du contrat social”(-id-). Il s’ensuit que le contrat social est l’ensemble “des principes de la justice que des personnes rationnelles choisiraient”(T.J., §3), ou encore “comme l’impératif catégorique kantien qui s’applique à un être rationnel, libre et égal aux autres”(T.J., §40), bref qu’il présuppose la rationalité, la liberté et l’égalité des contractants. Or “plus nous considérons l’homme comme libre, moins il peut s’abstenir de raisonner et choisir le pire au lieu du meilleur”(T.P., II, 7), donc “est libre celui qui est conduit par la raison seule”(Ethique, IV, 68). En particulier “tout ce qui en l’homme est signe de faiblesse ne saurait être rapporté à sa liberté”(T.P., II, 7). Or “plus on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est faible”(Eth., II, 41). Celui qui s’associe à autrui sous l’effet d’un désir imaginaire plutôt que d’un désir rationnel est donc d’autant plus faible et d’autant moins libre que “sa capacité de juger pourra facilement tomber sous la dépendance d’un autre”(T.P., II, 11). Inversement, “un esprit ne jouit d’une pleine indépendance que s’il est capable d’un raisonnement correct”(-id-). Bref il ne peut pas exister de contrat social entre des individus irrationnels, aliénés et inégaux. Alors, comment faire ?

C - “cela paraît évident : à savoir que nul sentiment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal par crainte d’un mal plus grand”.
Contrairement à ce qu’affirme Aristote, l’homme n’est pas naturellement un animal politique. La seule qualité qui lui soit naturelle, c’est le désir par lequel il tend à persévérer dans son être. Il s’ensuit que, contrairement à ce qu’affirme Rousseau, l’homme n’est pas naturellement capable de s’associer par contrat social, car celui-ci présuppose les qualités sociales (liberté et égalité) qu’il a précisément pour fonction de lui faire acquérir. Si l’on veut expliquer comment des individus irrationnels peuvent fonder une société rationnelle, il faut donc admettre que “les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle”(T.P., V, 2) : les individus deviendront des citoyens à condition d’y être éduqués par des institutions appropriées, c’est-à-dire par des règles communes qui vont avoir pour tâche d’orienter le désir par lequel tout homme tend naturellement à se conserver dans la direction de la conservation d’un être social commun qui englobera et conservera mieux et plus longtemps l’être individuel particulier que si celui-ci avait été livré à lui-même. Mais si c’est la crainte et l’espoir qui déterminent naturellement le désir, c’est aussi par la crainte et l’espoiret non par la raison qui ne peut contrarier ces sentiments”(Ethique, IV, 37) que des corps biologiques désireront s’associer. Car en effet “un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier”(Ethique, IV, 7). Concrètement, à la crainte contingente de voir contrarier le droit de nature de son corps biologique particulier, il va falloir opposer la crainte nécessaire d’enfreindre le droit de nature du corps social commun. De même, à l’espoir contingent de voir satisfait son droit de nature particulier, il va falloir opposer l’espoir nécessaire de voir satisfait un droit de nature commun. Concrètement, “aucun acte auquel jamais ni espoir de récompense ni menace de châtiment ne saurait être ordonné par une législation afin de décider quelque individu que ce soit”(T.P., III, 8) : en d’autres termes, l’éducation ne sera efficace qu’à la condition d’exploiter le désir naturel de l’individu à espérer des récompenses et à craindre des châtiments. Simplement, il s’agit là d’orienter le désir de telle sorte que “dans la société, les motifs d’espoir ou de crainte soient les mêmes pour tous”(T.P., III, 3), c’est-à-dire que l’espoir ou la crainte soient respectivement ceux d’un bien commun ou d’un mal commun nécessaires. C’est en ce sens que l’éducation suppose des institutions, c’est-à-dire la pratique de relations régulières faites de raisons nécessaires pour l’esprit et de causes nécessaires pour le corps. Quelles doivent en ce sens être les prérogatives des institutions ?

D - “par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune”.
La loi fondamentale de toute société humaine est que “l’homme agit toujours conformément aux lois de sa nature et songe à son intérêt propre, et il est amené par l’espoir ou la crainte à réaliser certaines actions et à n’en pas réaliser d’autres”(T.P., III, 3). L’éducation ne contrarie donc pas sa nature, mais au contraire la cultive dans le sens où “si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme” (Ethique, IV, 18). L’effet attendu de l’éducation sera que “le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante en voyant que d’autres l’aiment aussi”(Ethique, IV, 37). Les institutions engendrent donc des coutumes sociales de coordination des comportements individuels de telle sorte que “le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais” est garanti par la loi de l’être social commun et non plus par celle de l’être individuel particulier : on ne se venge plus selon un désir particulier imaginaire et contingent, mais on punit selon un désir commun rationnel et nécessaire. Mais rien dans ce transfert n’est le résultat d’une lutte de la raison contre l’imagination : au contraire, c’est l’imagination particulière et contingente qui devient raison commune et nécessaire par l’effet d’une pratique institutionnelle à laquelle est éduqué l’individu. Dès lors, “cette société affermie par des lois et par le pouvoir de se conserver s’appelle Etat et ceux qui sont protégés par ses lois s’appellent Citoyens”(Ethique, IV, 37). Le citoyen est donc celui qui est éduqué à agir par crainte d’un châtiment ou espoir d’une récompense auxquels il a été accoutumé par diverses institutions (famille, école, justice, profession, religion, sports, etc). Pour autant, le droit civil, l’ensemble des rapports institutionnalisés par des pratiques communes, “n’est autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la puissance non de chacun des citoyens pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée”(T.P., III, 2). Or la rationalité n’est rien d’autre que cette pensée commune, de sorte que “l’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans l’Etat où il obéit au décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul”(Ethique, IV, 73). Car même si la pensée commune présente comme un bien ce qui n’est un bien rationnel que pour une minorité de citoyens en cachant que c’est un bien imaginaire mais un mal rationnel pour la majorité d’entre eux, le risque existe que celle-ci finisse par raisonner correctement. C’est alors que “la crainte ressentie jusque là par ces citoyens ferait place à la révolte et l’Etat se dissoudrait de lui-même”(T.P., IV, 6) : en effet, comme “sous la conduite de la raison, nous recherchons de deux biens le plus grand et de deux maux le moindre”(Ethique, IV, 65), la majorité deviendrait à elle seule un corps social dont l’espoir de vivre libre serait plus fort que l’espoir de survivre en restant dominé et dont la crainte de la mort serait atténuée par le droit de nature, ici la puissance de la majorité. Donc le seul Etat qui soit rationnel et nécessaire, c’est “la démocratie dont la fin est de soustraire les hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix”(T.T.P., XVI).

Conclusion.

Le droit de nature de chacun s’étendant jusqu’à la limite de sa puissance naturelle, l’homme désire naturellement conserver ce qu’il considère être un bien, et détruire ce qu’il considère être un mal. Mais faute d’accord rationnel et nécessaire entre les désirs individuels, chaque homme espère ou craint des biens ou des maux imaginaires et contingents. Pour faire cesser les conflits et fonder un être social commun, il ne faut donc nullement compter sur un contrat social qui présupposerait la rationalité des individus. C’est plutôt en éduquant le désir naturel de l’individu que l’on institue le citoyen par la pratique d’un droit de nature commun orienté vers la conservation de l’Etat comme corps social commun.