mardi 11 juin 2002

DANS QUELLE MESURE L'HOMME POSSEDE-T-IL DES DROITS NATURELS ?

La D.D.H.C. de 1789 énonce dans son article 1 que “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”, puis dans son article 2 que “le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme”. Auquel cas le citoyen n’est que l’homme naturel dont les droits innés sont reconnus et protégés par une organisation politique publique. Ce qui voudrait dire que l’Etat est fondé sur la volonté rationnelle des hommes de conserver leurs droits naturels. Or l’homme peut-il avoir des droits avant d’être citoyen d’un Etat ? Et dans l’affirmative, de tels droits conduisent-ils nécessairement et rationnellement à la fondation de l’Etat ? Donc dans quelle mesure l’homme possède-t-il des droits naturels ?

I - Le désir est l’expression du droit de nature de chaque homme à se conserver.

A - “chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent, chacun, par le droit souverain de la Nature, fait ce qui suit de la nécessité de sa nature”.
Tout ce qui existe n’est que modification particulière d’une unique substance, “cet Etre éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature”(Ethique, IV, préf.). En effet, toute chose existe par l’enchaînement nécessaire des causes et des effets : “dans la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine” (Ethique I, 29). En d’autres termes, il y a une parfaite homogénéité de la Nature dans le sens où les seules relations pertinentes entre les représentations des parties de la Nature sont des relations rationnelles. Et en vertu du parallélisme selon lequel “l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses”(Ethique, II, 7), il s’ensuit que les seules relations pertinentes entre les parties de la Nature sont des relations causales. On en déduit que l’existence de toute chose particulière ne peut s’expliquer que par la puissance d’une causalité interne qui lui permet de compenser la puissance de la causalité externe qui autrement la détruirait. Cette puissance, c’est le conatus (ou appétit) par quoi “toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être” (Ethique, III, 6). C’est en ce sens que“chacun existe par le droit souverain de la Nature”. Le droit souverain de la nature, c’est-à-dire “les lois mêmes ou règles de la Nature par lesquelles tout arrive, c’est-à dire la puissance même de la Nature”(T.P., II, 4). Le droit de nature d’un être, c’est donc sa puissance, ou si l’on préfère ce qui, par le jeu naturel des causes et des effets, rend cet être apte à se conserver. Il s’ensuit que le droit de toute chose en général, en particulier de tout individu ou groupe social humain, “s’étend jusqu’où s’étend sa puissance(-id-). C’est pourquoi, le droit de nature de chaque individu consiste à faire “ce qui suit de la nécessité de sa nature”. Le droit de nature d’un être, c’est toute la puissance physique qu’il est capable d’opposer ce qui tend à limiter ou à détruire son existence : telle est sa nature ou son essence. En quoi ce droit de nature consiste-t-il dans le cas particulier de l’homme ?

B - “ainsi, par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, songe à son utilité selon son propre naturel et s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait”.
L’homme aussi fait effort pour se conserver, possède un droit de nature ou puissance naturelle : tel est le désir, “l’appétit accompagné de la conscience de lui-même”(Ethique, III, 9). Donc ce qui constitue l’essence (ou nature) de l’homme c’est le désir en tant qu’il est l’expression de son droit de nature à se conserver, joint à sa représentation consciente : “le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être”(Ethique, IV, 18). Il s’ensuit que “de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation”(Ethique, III, 9) et “chacun selon les lois de sa propre nature, désire nécessairement ce qu’il juge être bon ou mauvais, ou éprouve de l’aversion pour lui”(Ethique, IV, 19) : chacun a une représentation consciente de ce qu’il imagine devoir le maintenir en vie en lui procurant de la joie, et que, pour cela, il désire conserver. De même, ce qu’il imagine devoir lui nuire en lui procurant de la tristesse, il désire le détruire. D’une manière générale, si la joie et la tristesse sont “des affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces affections”(Ethique, III, déf.3), nous désirons nécessairement minimiser la tristesse par laquelle “l’esprit passe à une perfection moindre” (Ethique, III, 11), et maximiser la joie par laquelle “l’esprit passe à une perfection plus grande” (-id-). Donc nous ne désirons pas conserver une chose “parce que nous jugeons qu’elle est bonne, c’est le contraire : nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous la désirons”(Ethique, III, 9), et de même, nous ne désirons pas détruire une chose parce qu’elle est mauvaise, mais le contraire. Donc le bien et le mal, et toutes les valeurs en général, ne sont que des catégories linguistiques sous lesquelles l’être conscient qu’est l’homme classe ce qu’il désire conserver ou ce qu’il désire détruire. C’est pourquoi “chacun [...] songe à son utilité selon son propre naturel” : tout homme, selon le contexte causal ou rationnel dans lequel il est placé, tend à utiliser sa propre puissance ou droit de nature pour persévérer en son être. Ainsi, “par le droit souverain de la Nature, chacun juge de ce qui est bon et de ce qui est mauvais”, c’est-à-dire que chacun “s’efforce de conserver ce qu’il aime et de détruire ce qu’il hait”. Cela suffit-il à l’homme pour se conserver ?

C - “si les hommes vivaient sous la conduite de la Raison, chacun possèderait son droit sans aucun dommage pour autrui”.
Les biens et les maux sont l’expression du droit de nature par lequel chacun fait effort pour désirer conserver ce qu’il aime et détruire ce qu’il hait. Les biens et les maux sont donc imaginaires, ils font l’objet d’une représentation contingente car “il dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses comme contingentes”(Ethique, II, 44), c’est-à-dire comme non nécessaires. Et la preuve en est que le droit de nature de l’un risque d’être incompatible avec celui de l’autre. Car si un individu imagine ce qui est bon pour lui, et que ce qui est bon pour lui est mauvais pour un autre, alors son propre droit de nature à se conserver est précaire car toujours menacé par un conflit virtuel. D’autant plus que “l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps” (Ethique, III, 12). Dans la mesure où on préfère la joie à la tristesse, “chacun voudrait faire adopter aux autres sa règle personnelle de vie, leur faire approuver ce que lui même approuve et rejetter ce que lui-même rejette”(T.P., I, 5) Donc, pour que le droit de nature de chacun à se conserver dans la joie puisse concorder avec celui de l’autre de manière nécessaire, c’est-à-dire définitive, et non pas contingente, c’est-à-dire aléatoire, il faudrait que la représentation consciente du droit de nature de chacun soit rationnelle et non imaginaire. Et en effet, “il est de la nature de la Raison de percevoir les choses [...] non comme contingentes mais comme nécessaires”(Ethique, II, 44). De telle sorte que si les individus étaient naturellement rationnels, alors “chacun possèderait son droit sans dommage pour autrui”. Pourquoi donc n’est-ce pas le cas ?

D - “Mais comme ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont tdonc iraillés en tous sens et s’opposent les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours.
Hélas les hommes ne sont pas naturellement rationnels : “s’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela garder fidèlement son poste ; mais si un lièvre venait à passer à la portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il ne le poursuivît sans scrupule et qu’ayant atteint sa proie, il ne souciât fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons”(Discours ..., II). Ce paradoxe s’analyse ainsi : chacun tend naturellement à imaginer ce qui peut maximiser sa joie et minimiser sa tristesse ; mais comme l’imaginationest une idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la chose extérieure”(Ethique, IV, 8), le désir qui va suivre sera d’autant plus fort que la chose désirée sera présente ici et maintenant et qu’elle concernera le corps désirant ; de sorte que si le corps désirant se réduit à un corps individuel, celui-ci sera incapable de renoncer à une joie ou d’accepter une tristesse, même s’il se révèle ultérieurement que c’est ce qu’il aurait fallu faire pour maximiser la joie ou minimiser la tristesse. Il s’ensuit que “les sentiments humains naturels sont toujours les mêmes”(T.P., V, 2), à savoir “l’espoir qui est une joie contingente et la crainte qui est une tristesse contingente”(Ethique, III, 59). Dès lors chacun est incapable de comprendre ce qui lui serait réellement utile, c’est-à-dire une joie nécessaire plutôt qu’un simple espoir et une tristesse nécessaire plutôt qu’une simple crainte. Bref, les hommes ne désirent pas ce qui leur est réellement utile et “s’opposent les uns aux autres alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours” car “ils sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine”. Ce seront donc toujours l’espoir ou la crainte qui détermineront leur désir, alors que “la vertu, qui est l’effort même pour conserver son être”(Ethique, IV, 18) réside dans son usage de la raison car “la raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile”. En effet, ce qui leur est réellement utile, c’est l’effort rationnel pour se conserver durablement, en d’autres termes, “est utile ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde”(Ethique, IV, 40). Seulement “la puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit de nature, doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les détermine à agir et par lequel ils s’efforcent de se conserver”(T.P., II, 5). Comment leur faire entendre raison ?

II - Le droit civil n’est autre que le droit de nature de l’être social commun.

A - “donc pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui”.
Comme tout homme est naturellement enclin à se conserver dans l’espoir ou la crainte, il va de soi que si ces affections ne concernent que le moi ici et maintenant, il n’y a que peu de chances que le droit de nature de l’un concorde avec celui de l’autre, car “tout ce qu’un individu soumis au seul empire de la Nature juge lui être utile [...] il lui est loisible de le désirer [...] et de s’en saisir par quelque voie que ce soit [...] et aussi de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire”(T.T.P., XVI). Et en généralisant, lorsque le désir de l’un ne concorde que de manière contingente avec celui de l’autre, “ils sont entraînés dans des directions différentes et entrent en conflit les uns avec les autres”(T.P., II, 14). Auquel cas, il est impossible que chacun désire enfin ce qui lui est réellement et durablement utile, c’est-à-dire ce qui est utile à un être social commun. Pour que chacun désire conserver un être commun, imagine un bien commun, il est nécessaire que les hommes “renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui”. Cela signifie que l’association des hommes en un corps social commun est le seul moyen pour que, désirant conserver leur être tout en étant mû par le désir, ils désirent en fait conserver un être commun, en étant mû par un désir commun. Car un corps a ceci de remarquable que ses parties ne rentrent pas normalement en conflit les unes avec les autres mais entretiennent des rapports réglés les unes avec les autres. Donc si le corps commun doit être une communauté de corps individuels, il faut le supposer doté d’une régularité de relations entre ses membres afin qu’ils ne se nuisent pas mutuellement. Le problème étant encore une fois que le corps individuel est bien réel tandis que le corps social est toujours virtuel. Il va donc s’agir d’instituer cette régularité de relations dans le corps social. Comment donc des êtres naturellement dominés par leur imagination contingente vont-ils pouvoir partager une commune raison nécessaire ?

B - “or comment peut-il se faire que les hommes qui sont soumis aux sentiments inconstants et divers, puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres ?”.
On a l’habitude de dire que les hommes “parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir à cet état”(C.S., I, vi), décident de renoncer volontairement à leur droit de nature particulier. Les protagonistes concluraient alors une sorte de pacte de non-agression qui définirait “une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens”(-id-). De sorte que “cet acte d’association produit un corps moral et collectif, [...] un moi commun doté de vie et de volonté”(-id-). Ce pacte, cet acte d’association, c’est ce qu’on appelle le contrat social. Or “pour 2+2=4, c’est comme si une convention avait été passée c’est comme si un contrat de ce genre avait été conclu mais nous savons qu’il n’y a pas eu de contrat réel”(W.L.C.), un tel contrat est autrement dit purement virtuel et “la situation est comparable dans la théorie du contrat social”(-id-). Il s’ensuit que le contrat social est l’ensemble “des principes de la justice que des personnes rationnelles choisiraient”(T.J., §3), ou encore “comme l’impératif catégorique kantien qui s’applique à un être rationnel, libre et égal aux autres”(T.J., §40), bref qu’il présuppose la rationalité, la liberté et l’égalité des contractants. Or “plus nous considérons l’homme comme libre, moins il peut s’abstenir de raisonner et choisir le pire au lieu du meilleur”(T.P., II, 7), donc “est libre celui qui est conduit par la raison seule”(Ethique, IV, 68). En particulier “tout ce qui en l’homme est signe de faiblesse ne saurait être rapporté à sa liberté”(T.P., II, 7). Or “plus on néglige ce qui nous est réellement utile, plus on est faible”(Eth., II, 41). Celui qui s’associe à autrui sous l’effet d’un désir imaginaire plutôt que d’un désir rationnel est donc d’autant plus faible et d’autant moins libre que “sa capacité de juger pourra facilement tomber sous la dépendance d’un autre”(T.P., II, 11). Inversement, “un esprit ne jouit d’une pleine indépendance que s’il est capable d’un raisonnement correct”(-id-). Bref il ne peut pas exister de contrat social entre des individus irrationnels, aliénés et inégaux. Alors, comment faire ?

C - “cela paraît évident : à savoir que nul sentiment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, et que chacun s’abstient de faire du mal par crainte d’un mal plus grand”.
Contrairement à ce qu’affirme Aristote, l’homme n’est pas naturellement un animal politique. La seule qualité qui lui soit naturelle, c’est le désir par lequel il tend à persévérer dans son être. Il s’ensuit que, contrairement à ce qu’affirme Rousseau, l’homme n’est pas naturellement capable de s’associer par contrat social, car celui-ci présuppose les qualités sociales (liberté et égalité) qu’il a précisément pour fonction de lui faire acquérir. Si l’on veut expliquer comment des individus irrationnels peuvent fonder une société rationnelle, il faut donc admettre que “les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle”(T.P., V, 2) : les individus deviendront des citoyens à condition d’y être éduqués par des institutions appropriées, c’est-à-dire par des règles communes qui vont avoir pour tâche d’orienter le désir par lequel tout homme tend naturellement à se conserver dans la direction de la conservation d’un être social commun qui englobera et conservera mieux et plus longtemps l’être individuel particulier que si celui-ci avait été livré à lui-même. Mais si c’est la crainte et l’espoir qui déterminent naturellement le désir, c’est aussi par la crainte et l’espoiret non par la raison qui ne peut contrarier ces sentiments”(Ethique, IV, 37) que des corps biologiques désireront s’associer. Car en effet “un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier”(Ethique, IV, 7). Concrètement, à la crainte contingente de voir contrarier le droit de nature de son corps biologique particulier, il va falloir opposer la crainte nécessaire d’enfreindre le droit de nature du corps social commun. De même, à l’espoir contingent de voir satisfait son droit de nature particulier, il va falloir opposer l’espoir nécessaire de voir satisfait un droit de nature commun. Concrètement, “aucun acte auquel jamais ni espoir de récompense ni menace de châtiment ne saurait être ordonné par une législation afin de décider quelque individu que ce soit”(T.P., III, 8) : en d’autres termes, l’éducation ne sera efficace qu’à la condition d’exploiter le désir naturel de l’individu à espérer des récompenses et à craindre des châtiments. Simplement, il s’agit là d’orienter le désir de telle sorte que “dans la société, les motifs d’espoir ou de crainte soient les mêmes pour tous”(T.P., III, 3), c’est-à-dire que l’espoir ou la crainte soient respectivement ceux d’un bien commun ou d’un mal commun nécessaires. C’est en ce sens que l’éducation suppose des institutions, c’est-à-dire la pratique de relations régulières faites de raisons nécessaires pour l’esprit et de causes nécessaires pour le corps. Quelles doivent en ce sens être les prérogatives des institutions ?

D - “par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune”.
La loi fondamentale de toute société humaine est que “l’homme agit toujours conformément aux lois de sa nature et songe à son intérêt propre, et il est amené par l’espoir ou la crainte à réaliser certaines actions et à n’en pas réaliser d’autres”(T.P., III, 3). L’éducation ne contrarie donc pas sa nature, mais au contraire la cultive dans le sens où “si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme” (Ethique, IV, 18). L’effet attendu de l’éducation sera que “le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante en voyant que d’autres l’aiment aussi”(Ethique, IV, 37). Les institutions engendrent donc des coutumes sociales de coordination des comportements individuels de telle sorte que “le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais” est garanti par la loi de l’être social commun et non plus par celle de l’être individuel particulier : on ne se venge plus selon un désir particulier imaginaire et contingent, mais on punit selon un désir commun rationnel et nécessaire. Mais rien dans ce transfert n’est le résultat d’une lutte de la raison contre l’imagination : au contraire, c’est l’imagination particulière et contingente qui devient raison commune et nécessaire par l’effet d’une pratique institutionnelle à laquelle est éduqué l’individu. Dès lors, “cette société affermie par des lois et par le pouvoir de se conserver s’appelle Etat et ceux qui sont protégés par ses lois s’appellent Citoyens”(Ethique, IV, 37). Le citoyen est donc celui qui est éduqué à agir par crainte d’un châtiment ou espoir d’une récompense auxquels il a été accoutumé par diverses institutions (famille, école, justice, profession, religion, sports, etc). Pour autant, le droit civil, l’ensemble des rapports institutionnalisés par des pratiques communes, “n’est autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la puissance non de chacun des citoyens pris à part, mais de la masse conduite en quelque sorte par une même pensée”(T.P., III, 2). Or la rationalité n’est rien d’autre que cette pensée commune, de sorte que “l’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans l’Etat où il obéit au décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul”(Ethique, IV, 73). Car même si la pensée commune présente comme un bien ce qui n’est un bien rationnel que pour une minorité de citoyens en cachant que c’est un bien imaginaire mais un mal rationnel pour la majorité d’entre eux, le risque existe que celle-ci finisse par raisonner correctement. C’est alors que “la crainte ressentie jusque là par ces citoyens ferait place à la révolte et l’Etat se dissoudrait de lui-même”(T.P., IV, 6) : en effet, comme “sous la conduite de la raison, nous recherchons de deux biens le plus grand et de deux maux le moindre”(Ethique, IV, 65), la majorité deviendrait à elle seule un corps social dont l’espoir de vivre libre serait plus fort que l’espoir de survivre en restant dominé et dont la crainte de la mort serait atténuée par le droit de nature, ici la puissance de la majorité. Donc le seul Etat qui soit rationnel et nécessaire, c’est “la démocratie dont la fin est de soustraire les hommes à la domination pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix”(T.T.P., XVI).

Conclusion.

Le droit de nature de chacun s’étendant jusqu’à la limite de sa puissance naturelle, l’homme désire naturellement conserver ce qu’il considère être un bien, et détruire ce qu’il considère être un mal. Mais faute d’accord rationnel et nécessaire entre les désirs individuels, chaque homme espère ou craint des biens ou des maux imaginaires et contingents. Pour faire cesser les conflits et fonder un être social commun, il ne faut donc nullement compter sur un contrat social qui présupposerait la rationalité des individus. C’est plutôt en éduquant le désir naturel de l’individu que l’on institue le citoyen par la pratique d’un droit de nature commun orienté vers la conservation de l’Etat comme corps social commun.

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