mardi 3 mai 1994

LE PROBLEME DES TERMES SINGULIERS A PORT-ROYAL.

(cf. aussi Extension et Compréhension des Termes Singuliers à Port-Royal)

La Grammaire Générale et Raisonnée (Arnauld et Lancelot, 1660) et la Logique ou l'Art de Penser (Arnauld et Nicole, 1662) font de la proposition le signe du jugement par lequel l'esprit, après avoir conçu (s'être aperçu de) deux idées affirme (donne son consentement à) leur convenance ou leur disconvenance. Une proposition, de ce fait, va consister en deux termes : le sujet duquel il est affirmé ou nié quelque chose et le prédicat (attribut) qui affirme ou nie quelque chose du sujet. On dira ainsi que "tout ce qui est contenu dans l'idée claire et distincte d'une chose se peut affirmer avec vérité de cette chose. Ainsi, parce qu'être animal est enfermé dans l'idée de l'homme, je puis affirmer de l'homme qu'il est animal"(Arnauld et Nicole, Logique ou l'Art de Penser). La proposition affectera donc la forme canonique A est B au sens où l'idée a enveloppe l'idée b, ou encore, en termes de logique des classes, la classe des A est incluse dans la classe des B.

"Tout ce qui est contenu dans l'idée claire et distincte d'une chose", ou encore "les attributs qu'elle [l'idée d'une chose] enferme en soi et qu'on ne peut lui ôter sans la détruire"(Arnauld et Nicole, Logique ou l'Art de Penser), c'est-à-dire, en fait, les idées élémentaires enveloppées dans une idée claire et distincte, tout cela va constituer la compréhension ou connotation de l'idée. Dire A est B revient donc à affirmer que l'idée b fait partie de la compréhension ou connotation de l'idée a. Mais la même proposition peut se lire aussi comme reconnaissant qu'il existe un sujet A auquel convient le prédicat B. Or, en général, plusieurs sujets sont aptes à remplir cette condition. Aussi appellera-t-on étendue ou extension d'un prédicat l'ensemble des sujets auxquels est supposé convenir ce prédicat. Dès lors, si un même prédicat admet plusieurs sujets dans son extension, il sera qualifié de terme général dans le sens où il exprimera une idée générale. A contrario si un prédicat B ne se trouve manifestement convenir qu'à un sujet unique A (autrement dit, si, pour tout a, a=b ou a est vide) on dira que B est un terme singulier, ou encore, que b est une idée singulière.

On voit bien que l'un des pivots de la théorie du jugement est la dualité extension-compréhension en fonction de laquelle un prédicat donné et un sujet donné seront dits convenir ou disconvenir l'un à l'autre. C'est pourquoi Port-Royal va mettre en oeuvre toute une pragmatique de restriction de l'extension et, corrélativement, d'enrichissement de la compréhension en accord avec la nature de l'entendement humain. Ainsi, la Logique ou l'Art de Penser définit, parallèlement à l'opération d'enveloppement des idées (d'inclusion en termes de classes), une autre opération sur les idées que l'on peut appeler somme ou adjonction. C'est une opération telle que, pour toute idée a et toute idée b, a+b restreint les extensions à ce qui correspond, en termes ensemblistes, à l'intersection des extensions respectives de a et de b. Il va en résulter deux sortes d'effets que nous nommerons l'effet de détermination et l'effet d'explication :
- la détermination est l'effet de l'adjonction d'une idée b à une idée a de telle sorte que, quel que soit a et quel que soit b, l'extension de a+b diffère en même temps de l'extension de a et de l'extension de b (la classe des A n'est pas incluse dans celle des B ni réciproquement) ; dans ce cas, la combinaison de termes A est B a pour but d'appauvrir l'extension de a+b ou, ce qui revient au même, d'enrichir la compréhension de a+b
- l'explication consiste à adjoindre une idée b à une idée a afin que, pour tout a à condition que b soit enveloppé dans a (pour toute classe des B incluse dans celle des A), la combinaison A est B ne vise qu'à enrichir la compréhension de l'idée a en mettant en relief l'idée b qui y était déjà contenue (enveloppée) sans, bien entendu, cette fois, affecter l'extension ni de a ni de b (puisque, par hypothèse, l'intersection des classes des A et de celle des B se confond avec la classe des B).

Les remarques précédentes impliquent
- que seuls les termes généraux ont vocation à être déterminés, c'est-à-dire à voir leur extension restreinte, tandis que les termes singuliers, par définition, ne peuvent qu'être expliqués, leur extension étant déjà réduite à l'unité
- qu'une combinaison de termes généraux peut toujours, en théorie, être déterminée à exprimer une idée singulière : il suffit pour cela que la détermination soit poussée suffisamment loin pour que la nouvelle idée (a+b) ne convienne plus qu'à un seul sujet réputé dès lors complétement déterminé
- qu'un terme singulier, au sens de la Logique ou l'Art de Penser, ne présume aucune entité empirique à quoi elle se référerait puisque l'application à une idée générale d'une procédure de détermination complète est une condition suffisante pour obtenir l'idée d'un sujet logiquement unique, ce qui signifie qu'il n'est pas nécessaire de concevoir une relation causale entre l'entité physique et l'idée singulière de cette entité.


Les noms propres.

Reprenant la conception augustinienne du signe, la Grande Perpétuité d'Arnauld et Nicole fait du signe "un objet qui imprimant dans les sens une certaine espèce, en fait concevoir une autre à l'esprit". Il semble donc que, conformément à une hypothèse formulée par Foucault dans les Mots et les Choses, un signe A quelconque est le signe de trois idées différentes :
- certes de l'idée a' de cette chose C qui est l'occasion du signe matériel A (bien que le toutes les versions du dualisme corps-esprit exclue tout rapport de causalité et, a fortiori, de ressemblance entre a' et A)
- mais aussi l'idée a'' du signe A lui-même en tant que doté des mêmes propriétés matérielles que la chose a'
- enfin l'idée a''' du rapport de représentation qui, sans être causal, est néanmoins sensé exister entre la chose C signifiée in fine et son signifiant A sans que, pour autant, a''' enveloppe a'' et a' sous peine de rendre incompréhensible tous les problèmes liés à l'arbitraire du signe (contingence, conventionnalité, polysémie, etc.).
Cela dit, le fait qu'un signe A exprime les idées a', a'' et a''' plutôt qu'une idée unique a implique plutôt que si un être pensant est affecté à l'instant t par une occurrence du signe A, alors ce signe exprimera en t l'idée a' pour les raisons a'' et a''', c'est-à-dire comme si cet être pensant avait été placé en t en présence de C au lieu de n'être qu'en présence de A.

Dès lors, on appellera nom propre un signe qui satisfait trois conditions :
- c'est d'abord un signe dans la mesure où il exprime les trois sortes d'idées évoquées supra
- mais c'est aussi un nom dans la mesure où l'idée a' de la chose C est une idée de substance et non pas, comme c'est le cas pour les verbes et les adjectifs (nota : conformément à ce qu'autorise la grammaire latine, les logiciens de Port-Royal transforment tous les verbes en adjectif verbal précédé de la copule être)
- enfin c'est un terme singulier dans la mesure où l'extension de a' est à ce point déterminée qu'elle est unique et ne peut donc plus être qu'expliquée.

On peut évidemment se demander si le nom propre de Port-Royal ressemble plutôt à un désignateur rigide au sens de Kripke ou plutôt à l'abréviation d'une description définie au sen de Russell. À l'appui de la première interprétation possible, on dira qu'en tant que signe d'une substance individuelle clairement et distinctement conçue, le nom propre est le signe exclusif d'un individu et d'un seul, toujours le même, quelles que puissent être les circonstances du discours. On serait donc tenté de dire qu'il désigne le même individu dans tous les mondes possibles. Mais on objectera à bon droit qu'en tant que terme singulier, le nom propre est réputé complètement déterminé de telle sorte que l'idée singulière qui lui est associée connote nécessairement la totalité des attributs d'un individu donné. Dans l'Analyse du Langage à Port-Royal, J.-C. Pariente se demande comment par exemple juger de la vérité de la proposition Jansénius est hérétique autrement qu'en énumérant tous les attributs faisant partie de la compréhension de l'idée de Jansénius. Car si on y trouve l'idée d'hérésie, tout ira bien et notre proposition sera vraie. Mais que conclure si l'on ne l'y trouve pas ? Il semble donc que, sans déroger au principe qui veut qu'une proposition ne soit jamais vraie qu'à condition que son attribut fasse partie de la compréhension de son sujet, il faille néanmoins traiter le nom propre autrement que comme une simple disjonction de propriétés descriptives.


Les descriptions définies.

Disons tout de suite que les deux angles sous lesquels Port-Royal aborde le problème des descriptions définies préfigure la distinction moderne (celle de Donnellan notamment) entre l'usage attributif et l'usage référentiel des descriptions. Et la raison de l'intérêt précoce pour cette distinction est directement en rapport avec l'épisode historique connu sous le nom de Jansénisme. Jansénius, qui discutait avec une certaine ambiguïté dans son Augustinus la conception augustinienne de la grâce, fut accusé par ses détracteurs d'insinuer que le Christ ne serait pas mort pour racheter les péchés de tous les hommes mais uniquement de ceux qui n'étaient pas destinés à être damnés. Les adversaires de Jansénius s'empressèrent de déclarer hérétique une telle doctrine (que Jansénius attribuait à Augustin), au point que les autorités ecclésiastiques exigèrent que de la part du clergé la signature d'un document, tout aussi ambigu, mentionnant explicitement la proposition [le sens de] la doctrine de Jansénius est hérétique. Le débat philosophique qui s'éleva alors à Port-Royal concerna tout autant le fait même de cette proposition (le problème de l'hérésie) que son droit (l'attribution de l'hérésie à cette position ambiguë de Jansénius). À cet égard, pour Pascal et Domat, par exemple, qui avaient une lecture référentielle de la formule d'engagement exigée, signer impliquait la condamnation de la doctrine de Jansénius quelle que fût par ailleurs sa véritable doctrine une fois purgée de son ambiguïté, tandis que pour Arnauld et Nicole, qui en faisaient une lecture attributive, signer n'impliquait que la condamnation d'une certaine doctrine. Les premiers s'en tinrent aux faits et à la lettre du texte et refusèrent de signer. Les seconds plus sensibles au droit et à l'esprit du document acceptèrent. Quels étaient leurs arguments ?

Soit donc la proposition [le sens de] la doctrine de Jansénius est hérétique. Cette proposition pose deux problèmes distincts. D'abord, comme l'ont remarqué ces Messieurs de Port-Royal, l'idée exprimée par le sujet ([le sens de] la doctrine de Jansénius) et celle exprimée par le prédicat (est hérétique) sont de nature différente : la première est une idée de fait en ce qu'elle a été forgée par la raison humaine (c'est une idée factice, dirait Descartes), la seconde une idée de droit en tant qu'elle se rapporte à un entendement divin (une idée innée, dans le vocabulaire cartésien). Et, deuxième problème : il va s'agir de déterminer la convenance ou la disconvenance de ces deux idées hétérogènes, autrement dit la portée exacte de la description définie constituée par [le sens de] la doctrine de Jansénius : en gros, est-ce qu'on doit comprendre que la doctrine de Jansénius, quelle qu'elle soit, est hérétique, ou bien doit-on le penser de cette doctrine-ci et de celle-ci seulement qui est mentionnée (peut-être par erreur ou malveillance) par les autorités ?

Pour Arnauld et Nicole, il ne fait pas de doute que l'idée d'hérésie ne peut pas réellement être enveloppée par l'idée de [sens de] la doctrine de Jansénius. D'une part, en effet, ce serait supposer que Jansénius méconnaît la différence entre la nécessité des innées innées d'origine divine qui établissent ce qui est de droit (en l'occurrence, ce qui est hérétique et ce qui ne l'est pas) et la contingence des idées factices d'origine humaine qui ne décrivent que des faits (en l'occurrence la position de Jansénius à l'égard de la grâce), de sorte que Jansénius ne peut pas réellement être supposé adopter une position contraire à l'orthodoxie augustinienne et que donc seule une série de maladresses de l'auteur a pu conduire à de telles interprétations. D'autre part, il est probable que si le Pape avait réellement voulu condamner toute doctrine de Jansénius, quelle qu'elle fût, il l'aurait fait explicitement en ces termes et que c'est Jansénius qui eût été déclaré hérétique, de sorte que l'intention du Souverain Pontife n'a été, en fait, que de profiter de l'occasion offerte par l'ambiguïté du texte de Jansénius pour prévenir, en quelque sorte, toute dérive doctrinale dans ce contexte historique tendu qui est celui de la Contre-Réforme.

Ce qui est intéressant ici, c'est qu'Arnauld et Nicole font une analyse pragmatique de deux actes de langage (le texte de Jansénius et celui du Pape) en évitant de ne se référer qu'au sens littéral (à la lettre) des termes employés. Ils remarquent ainsi que les termes en forme de description définie "sont aussi fort sujets à être équivoques par erreur [...] car, quoique ces termes soient déterminés par des conditions individuelles [...] néanmoins ces mots peuvent facilement être attribués à plusieurs"(Arnauld et Nicole, Logique ou l'Art de Penser). Or, justement, cette remarque montre que l'équivoque ne peut être d'origine sémantique, puisque les conditions de vérité de la proposition [le sens de] la doctrine de Jansénius est hérétique sont supposés complétement déterminés par la compréhension de l'idée singulière [le sens de] la doctrine de Jansénius. L'équivoque se situe au niveau pragmatique des circonstances de l'énonciation : pour savoir à quoi, en l'occurrence, fait référence la description [le sens de] la doctrine de Jansénius, il faut donc sur-déterminer, en quelque sorte, l'idée singulière qui, de fait, demeure confuse tout en étant claire.

Pascal et Domat au contraire font une analyse uniquement sémantique de la situation. Pour eux, c'est dans la lettre et non pas dans l'esprit que la véritable doctrine de Jansénius est tout à fait conforme à l'orthodoxie doctrinale de l'Église Catholique Romaine. C'est pour cette raison qu'il ne faut pas signer un document qui, toujours à la lettre, attribue à [le sens de] la doctrine de Jansénius une propriété (l'hérésie) qu'elle ne possède pas. Le fait de signer le formulaire impliquerait pour eux la condamnation de [le sens de] la doctrine de Jansénius, quel(le) qu'il(elle) puisse être, au motif que la contribution de la description [le sens de] la doctrine de Jansénius à la proposition [le sens de] la doctrine de Jansénius est hérétique doit se limiter à ses conditions de vérité. Finalement, Pascal et Domat s'opposent à Arnauld et Nicole sur deux points :
- ils nient que la distinction entre ce qui relève du droit et ce qui relève du fait soit épistémiquement pertinente dans la mesure où la vérité d'une proposition ne peut être qu'absolue et non relative aux circonstances de l'énonciation
- ils nient corrélativement qu'un terme singulier ait besoin d'être sur-déterminé et donc, refusent explicitement qu'une description définie puisse, dans certaines circonstances, jouer un rôle référentiel, en quoi Pascal et Domat sont sans doute plus proches que leurs adversaires des fondements cartésiens de la logique de Port-Royal.


Les déictiques.

Comme les noms propres, les déictiques sont des signes qui expriment des idées de substance. Mais à l'instar des descriptions définies, ils sont susceptibles d'une double interprétation : une interprétation syntaxique selon laquelle ils sont le substitut d'un nom, un interprétation sémantique et pragmatique en même temps selon laquelle ils expriment une idée générale confuse qui doit nécessairement être déterminée par des éléments de contexte en vue de jouer leur rôle de terme singulier.

La première interprétation, bien que peu féconde, est soutenue dans la Grammaire Générale et Raisonnée par Arnauld et Lancelot : "les hommes [...] ont inventé certains mots pour tenir la place des noms [...] et de donner moyen d'en éviter la répétition qui est ennuyeuse". Ce qui, sous couvert d'en faire un simple artifice de commodité, complique encore la théorie générale du signe d'après laquelle tout signe exprime tout à la fois les idées de chose signifiée, de chose signifiante et de rapport de représentation entre ces deux choses. En effet, il conviendrait maintenant d'ajouter deux nouveaux maillons à la chaîne : l'idée de substitut de la chose signifiante (le nom dont le déictique tient lieu) et celle d'un second rapport de représentation entre la chose signifiante (le nom) et son substitut (le pronom). Or, cette complication syntaxique n'est pas vraiment satisfaisante car, ainsi que le font remarquer Arnauld et Nicole, "il ne faut pas s'imaginer que [les pronoms] fassent entièrement le même effet [que les noms] sur l'esprit [car] ils ne représentent les noms que de manière confuse". Autrement dit, les deux dernières idées enveloppées par l'idée d'un signe déictique sont nécessairement des idées confuses.

D'où le recours à la seconde interprétation qui va consister à donner une définition satisfaisante du pronom en tant, justement, que ce signe signifie, par nature, des idées confuses. C'est ce que fait la théorie dites des idées accessoires exposée dans la Logique ou l'Art de Penser : "il arrive souvent qu'un mot, outre l'idée principale que l'on regarde comme la signification propre de ce mot, excite plusieurs autres idées qu'on peut appeler accessoires, auxquelles on ne prend pas garde, quoique l'esprit en reçoive l'impression". Cette conception est importante en ce qu'elle permet d'abord la transition entre l'approche purement syntaxique et l'approche sémantico-pragmatique du déictique : en tant qu'il se substitue à un nom, le pronom, par transitivité de la relation d'expression, exprime donc l'idée d'une chose signifiée quoique de manière très générale et confuse : " « hoc » signifie « haec res », « hoc negotium ». Or le mot de chose « res » marque un attribut très général et très confus de tout objet". Mais la théorie des idées accessoires nous fournit en même temps les éléments de détermination qui vont permettre au locuteur de réduire l'ambiguïté qui naît de la confusion, éléments qui ressortissent contextuellement à l'usage constant et conventionnel des mots ("ceci" n'est pas "cela", "il" n'est pas "elle", etc.), mais aussi au comportement ostensible du locuteur ("ceci" s'accompagne souvent d'un geste de monstration), enfin aux circonstances diverses et variées de l'énonciation en général (la culture, l'actualité, la réputation du locuteur, etc.). Les idées qui permettent de déterminer l'idée générale et confuse de chose signifiée par un déictique doivent donc être tirées de cela même qui, en l'absence de cette contrainte de détermination, à savoir des idées obscures et confuses sans lesquelles les propositions incorporant des déictiques seraient dépourvus de conditions de vérité et qui, par la grâce de cette indétermination naturelle, deviennent des facteurs de clarté et de distinction.