VIDEO (Première partie et Deuxième partie)1.
RESUME.
RESUME.
La
première fois que j'ai lu les Yoga-Sûtra
dans
la traduction et avec les commentaires de Jean Bouchart d'Orval, le
texte de Patañjali
m'a
paru éminemment philosophique. Puis, avec le recul du temps
et
l'utilisation que j'ai dû en
faire,
notamment dans ma conférence sur la
dualité du corps et de l'esprit,
cela
m'a semblé de moins en moins évident, au point même que j'ai
fini par en parler
comme d'un exemple de "sagesse" et non plus
de
"philosophie". Depuis, j'ai lu plusieurs autres traductions
et commentaires de ce vénérable texte et j'ai été frappé par le
fait que tou(te)s les traducteur(trice)s et commentateur(trice)s que
j'ai consulté(e)s le qualifiaient indistinctement de philosophie
et/ou de sagesse. D'où le double problème qui s'est fait jour dans
mon esprit : d'abord,
doit-on
considérer ces termes comme synonymes, sinon, lequel convient le
mieux au
Patañjali des
Yoga-Sûtra
?2
PREMIER
CRITÈRE, LE VIDE :
Pour
Platon et la philosophie
:
Disons
tout de suite que, pour la philosophie le vide n'est pas un objet de
pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour
comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels3
de la philosophie à l'égard de la notion de vide, il faut rappeler
les conditions socio-historiques de son émergence : d'une part la
démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les
valeurs et leur application, d'autre part la guerre incessante
d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du
Pélopponèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre
qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l'absorption
progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II. Pour toutes
ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler, dans
notre culture, la "philosophie" à Athènes à la fin du V°
siècle et au début du IV° avant notre ère4
se veut être une réaction nostalgique contre ce que le duo mythique
Socrate-Platon considère comme l'ère du vide très éloignée de
l'âge d'or d'Athènes à l'époque de Périclès (première moitié
du V° siècle) et que la lamentable affaire dite "des
Arginuses"5
ainsi que les comédies d'Aristophane illustrent à merveille.
Cette
ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le
triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d'abord avec
l'opinion de plus en plus largement répandue qu'il n'y a pas de
réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou,
comme le dit le penseur pré-socratique6
Héraclite, "tout coule [panta
rhéï]". Vacuité sémantique ensuite puisque,
s'il n'y a rien de stable en ce bas-monde, alors, en particulier,
comme les rhéteurs et les sophistes s'en vont le répétant, il n'y
a pas non plus de vérité. "L'homme est la mesure de toute
chose" proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là
qu'il n'y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai
aujourd'hui ne l'était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui
vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre et, pour parodier Pascal,
vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale
ou éthique enfin puisque, s'il n'y a pas de vérité, il y en a
encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de
l'humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et
Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d'entre les
hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au
détour d'un malheureux concours de circonstances, de commettre les
pires absurdités, voire les pires atrocités7.
Comme
remède à cette triple vacuité
considérée
par eux comme pathologique8,
les
premiers
Philosophes préconisent au contraire l'attachement à la plénitude
éternelle et immuable de l'Être, du
Vrai et du
Bien. Raison
pour laquelle la philosophie va consister,
dans un premier temps, à
contempler l'Être afin d'en tirer des connaissances absolument et
définitivement Vraies,
en particulier la connaissance de ce qui, dans l'action humaine, est
absolument et définitivement Bien.
Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours
dualiste
:
« l’idée
du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que
le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence
et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par
rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil
de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la
vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la
connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du
Bien »(Platon, République,
VI, 505a-509a). L'analogie
entre le Bien et le soleil est significative : nous
avons, d'un
côté le monde de l'esprit (topos
noètos)
éclairé par le Bien, de l'autre le monde de la matière (topos
horatos)
éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l'Être
éternel
et immuable,
le second le séjour du non-Être passager
et fugace.
Par
ailleurs, on voit combien le
discours philosophique
adopte un ton
grandiloquent dans la mesure où il s'agit avant tout de démontrer
et de convaincre face à l'habileté rhétorique des rhéteurs et des
sophistes rompus
aux exigences du débat démocratique.
Enfin, ce discours est clairement
élitiste :
seuls « les
vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité »
(Platon, République,
V, 475e), seuls quelques happy
few possèdent
cet "œil
de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la
vérité"9.
Pour
Lǎo
Zǐ
et la sagesse taoïste
:
Les
milieux érudits chinois connaissent à peu près les mêmes débats
entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et
anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans
un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du
Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays10)
n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement
hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur
huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant
notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la
naissance de la philosophie en Grèce, une ère de paix et de
relative prospérité. C'est sans doute l'une des raisons pour
lesquelles la nostalgie de l'Être éternel et immuable est moins
urgente qu'en Grèce à la même époque.
L'école
de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de
Lǎo
Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu'à
professer une réaction contre la tendance à la vénération de
l'Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la
pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et
celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les
mots pour des choses : par exemple, si je dis "aujourd'hui,
il y a des nuages dans le ciel", les termes "nuage" et
"ciel" renvoient sans doute à des "choses"
extérieures au langage et qui en garantissent la signification en
termes de conditions de vérité. Mais qu'en est-il si je remplace
"aujourd'hui" par demain et "il y a" par "il
y aura" ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien
qu'il n'y ait manifestement plus rien, à l'extérieur du langage,
pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis,
si je mets ma phrase au passé, elle
peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes
de celles de la phrase au présent.
Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus
favorable, celui où nos mots réfèrent à des "choses"
extérieures présentes
qu'ils désignent
("aujourd'hui, il y a
des nuages dans le ciel"),
en quoi peut-on dire que ces "choses" sont des êtres au
sens métaphysique du terme, c'est-à-dire au sens où ces "choses"
seraient
constituées autour d'un noyau de substance11
éternel et immuable.
Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'il n'y a pas, à proprement
parler, de "choses" mais seulement des événements, des
processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en
transformation perpétuelle et
que la stabilité (a fortiori
l'immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté
que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout
processus ?
D'où,
notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo
Zǐ et
de ses disciples)
l'idée que le réel se confond avec le non-Être,
l'impermanent, le fluent, le passager.
La
sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de
la conception héraclitéenne, honnie
des premiers
Philosophes,
d'après laquelle "tout coule". Sauf
que, dans le cas chinois, ce non-Être n'est justement
pas
synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie12
de la
disponibilité, de
l'indétermination,
du
devenir, de
l'ouverture à une infinité de possibilités. Pour
les taoïstes, donc,
le vide n'est rien moins que la matrice du réel13.
Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente
rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [wù]
qui fait l'utilité du chariot »(Lǎo
Zǐ, Tao
Te King14,
§11) ; « le
grand souffle [qì]
indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng].
Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut,
tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches »(Zhuāng
Zǐ15, Zhuang
Zi,
iv). Dans
les deux cas, il s'agit de souligner le rôle que joue le vide, le
non-Être, c'est-à-dire
le possible, le
virtuel, dans
la réalité du mouvement (le moyeu grâce
auquel tourne la roue)
et dans la réalité des perceptions (le vent par
lequel nous entendons les sons).
On
remarquera, au passage,
à
quel point le
mode d'argumentation du Sage chinois
diffère
de celui du Philosophe grec
:
il
importe en effet non
pas de
démontrer
méthodiquement pour
convaincre d'une
manière générale mais
plutôt
de montrer
par la métaphore pour
suggérer,
non pas de
dire
dans l'absolu ce
qui est,
mais d'indiquer
contextuellement ce
qui (se) passe.
D'où
également, à
l'opposé du
discours grandiloquent du
Philosophe, une subtile
parcimonie langagière : le Sage n'est pas un orateur mais un
taiseux. Et
à
l'opposé de
l'élitisme du
Philosophe, l'effacement du
non-attachement,
de
la
modestie,
de
l'humilité.
Dans
tous les cas, « le
Maître […] n’a pas d’idée16,
pas de nécessité, pas de position, pas de
moi »(Confucius, Entretiens,
IX, 4). Et,
là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d'agir
afin de
résoudre
les
maux de l'humanité, « le
Sage travaille à non-agir [wéi
wú
wéi] »(Lǎo
Zǐ, Tao
Te King,
§2) : il se contente d'indiquer
ponctuellement
la Voie (dào)17
du
ne-pas
(wú) :
ne-pas-avoir,
ne-pas-savoir18,
ne-pas-faire.
De
sorte que,
tout
en adoptant
implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est
celui de la philosophie grecque, la
sagesse chinoise,
tout au moins dans ses
versions confucianiste et taoïste, en
prend le contre-pied systématique en faisant
l'éloge du non-Être, autrement
dit du
vide.
Pour
Patañjali et le Yoga :
Là
encore, pour comprendre la position du problème, il convient de
planter le décor matériel et culturel du Yoga
en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant
notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga
fait partie des six darshana
astika ou
doctrines orthodoxes19
de la tradition indienne,
c’est-à-dire
l’une des six conceptions doctrinales qui constituent
le corpus hindouiste
orthodoxe reconnaissant
l'autorité des Vedas et
des Upanishads,
et
les interprétant chacune
d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue
logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de
vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ
(point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique).
Mutatis
mutandis,
toutes ces doctrines sont dualistes
dans
le sens où elles reposent sur
le même
dogme
d'une double nature de la réalité, à la fois matière
muable et corruptible
(prakriti
ou
pradhâna)
et
esprit
immuable et éternel
(purusha
ou
âtman).
À
cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier,
un point commun avec la philosophie grecque et un autre avec la
sagesse chinoise.
Sauf
que, contrairement
à celles-ci, ce
n'est ni l'ontologie, ni la sémantique, ni l'éthique mais
le
seul aspect
anthropologique (voire
psychologique dans
le cas du Yoga) qui intéresse
la
tradition spirituelle
indienne.
En
effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade20,
il
s'agit pour elle de considérer l'illusion systématique (mâyâ)
dont
souffre
l'homme en
raison
de la causalité universelle (karman)
pour, nécessairement, désirer l'en délivrer (nirvâna).
De là, diverses "stratégies" de délivrance dont le Yoga
donne un exemple saisissant, notamment en se définissant comme
« suspension
de l'agitation mentale [citta
vritti nirodah] »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), i,
2).
Pourquoi
faut-il "suspendre l'agitation mentale" ? Eh bien
parce que « les
trois guna
nés de prakriti,
[...] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du
corps. [...] Sattva
attache
au bonheur,
rajas à
l'action, [...] tamas
voile
la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à
l'inaction »(Bhagavad
Gîtâ,
XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman)
indéfectible
que les trois énergies fondamentales (guna) exercent
sur le corps en le transformant en permanence, cette
causalité
se
trouve,
en temps réel, signalée et reflétée par le mental (citta)21.
Or
"l'habitant
impérissable du corps",
autrement dit l'esprit
(purusha),
a une
tendance
maladive
à
s'identifier au mental par
l'injonction
«
voici
ce que tu es [tat
tvam asi]
»(Chandogya
Upanishad,
6.8.7).
Et
voilà
la
funeste illusion
(mâyâ) :
l'esprit, éternel
et immuable,
n'est pas le mental puisque celui-ci, contrairement
à celui-là,
est une émanation de la matière (prakriti)
muable
et corruptible.
Ce
dont seul celui qui est doté de suffisamment
de discernement
(viveka)
se rend compte et pour qui, dès
lors,
«
tout
est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de
l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au
malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or]
la
douleur à venir peut être évitée
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(F.M.), ii,
15-16).
C'est
ainsi que tout l'effort de la spiritualité traditionnelle indienne,
donc du Yoga en particulier, va consister à fournir
ce discernement qui fera résister,
à
l'avenir,
à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha
à
citta
en
créant entre eux une sorte d'espace, de vide.
Ysé Tardan-Masquelier22
rappelle
l'importance de la notion de renoncement (sannyâsa)
dans la culture indienne : non seulement accomplissement de
l'existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle
social de sagesse que représentent
les
renonçants
(sannyâsin)
mis au rang des saints. De fait, la
notion de renoncement est implicitement
présente
dans chacun des huit membres (angâni)
du Yoga de Patañjali.
Dans les deux premiers (yama et niyama),
il est question de la retenue à observer à l’égard d’autrui
(ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis
de soi-même (pureté, droiture, etc.). Dans le troisième (âsana),
on parle de l’assise, de la posture ferme et confortable qu’il
convient de donner au corps en renonçant aux positions
debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément23.
Dans le quatrième (prânâyâma),
nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en
nous satisfaisant de seulement remplir d’air nos poumons mais, tout
au contraire, mettre l’accent sur le souffle, sur
l’expiration24. Puis,
dans les cinquième et sixième angâni (pratyahârâ, dhâranâ),
il nous est demandé de contenir la dispersion, l’errance,
respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d’aller vers
la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le
septième (dhyâna), celui qui
nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et,
par là, renoncer à multiplier les
occasions de solliciter le mental (citta).
C'est
alors
que
nous
parvenons au huitième et dernier
membre
du Yoga
(samâdhi)
dans
lequel il est encore question de renoncement. En
l'occurrence, de renoncement à la connaissance. En effet,
« le
plus
haut degré dans le lâcher-prise, c'est se détacher des guna
grâce
à la conscience de soi [purusha].
Le samâdhi
samprajñata
dans lequel la conscience est encore tournée vers l'extérieur fait
appel à la réflexion, au raisonnement […]. Quand cesse toute
activité mentale […] s'établit le samâdhi
asamprajñata,
sans support »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(F.M.), i,
16-18). Car
si la connaissance (fût-elle
celle de purusha
dans
le cadre du samâdhi
samprajñata)
est, comme le dira Wittgenstein25,
l'échelle qui permet de parvenir au sommet, elle doit être
repoussée du pied une fois celui-ci atteint. De
là, le samâdhi
asamprajñata c'est-à-dire
sans connaissance.
On
voit donc que
les
Yoga-Sûtra
de
Patañjali
se
signalent par une conception extrêmement originale du vide avec
la notion de vairâgya
qui
ne
se confond ni avec le
néant de Platon, ni avec
la
matrice universelle
de Lǎo
Zǐ mais
qui
est conçue comme
une distance, un écart à instaurer entre purusha
et
citta :
« vairâgya […],
littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée
entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un
espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un
espace intérieur »(Alyette
Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra
(A.D.), i,
15).
DEUXIÈME
CRITÈRE, L'UNITÉ :
Pour
Platon et la philosophie
:
La
tâche que s'assigne la philosophie platonicienne va être, on s'en
doute, moins l'unité que la discrimination, la distinction
consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes
matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner de
l'impermanence des choses, leur Être véritable, c'est-à-dire
stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer
clairement et distinctement, comme le dira Descartes, les subtils
indices du réel là où, précisément, le vulgaire se laisse berner
par l'apparente globalité indivise des choses, globalité qualifiée
d'obscure et de confuse par le Philosophe. Aussi celui-ci
s'évertue-t-il à établir une triple partition, une triple
dichotomie au niveau ontologique de l'Être, au niveau sémantique du
Vrai et au niveau éthique du Bien.
Du
point de vue ontologique, on l'a vu, les corps physiques sont réputés
fournir à l’œil biologique du vulgaire l'illusion du changement,
du mouvement. Tandis que l'élite dotée de ce que Platon appelle
"l’œil de l'esprit" perçoit, ou, en tout cas, soupçonne
immédiatement le même véritable dans l'apparence de l'autre.
Rappelons en effet qu'« il
est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance
qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux
vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon,
République,
VI, 485b). Or cette essence immuable n'est accessible qu'à condition
de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés
illusoires par les adorateurs de l'Être.
D'où cette tendance proprement philosophique à disqualifier
la matière pour
promouvoir
un
soi-disant principe immatériel (la
pensée, l'âme, l'esprit, la psukhè,
etc.26)
censé
assumer cette
plénitude de
l'Être dont
la matière est décidément
dépourvue.
Il
s'ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une
tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer
d'un point de vue sémantique les
données
sensibles lorsqu'il s'agit de s'interroger sur les conditions de
vérité d'un énoncé. En
effet, « quand
il s'agit de l'acquisition de la vérité,
[...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...]
n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui
donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance,
sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans
conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre
sensation »(Platon, Phédon,
65c-66a). Au
point même de ne pas hésiter à ravaler
les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives
et olfactives) au
rang des
délires et des
hallucinations,
comme
le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes
les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient
non plus vraies que les illusions de [ses] songes »(Descartes,
Discours
de la Méthode,
IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de la Vérité
suppose,
ipso
facto,
l'exclusion des données sensibles.
Il
en va de même enfin lorsqu'on se place sur le plan éthique ou
moral27.
L'exclusive philosophique se manifeste alors à l'égard des
émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans
spontanés du corps soupçonnés
d'alimenter l'immoralité
et la
violence là
où la connaissance philosophique de l'Être et de sa
Vérité
conduit, on l'a vu, à diviniser le Bien absolu.
Il
ne
saurait, en effet, y avoir de
philosophie sans
une
maîtrise de
«
la
partie [de l'homme] où siège le désir qui occupe la plus grande
partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant]
garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la
jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne
prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient
pas, et qui troublerait l'économie générale »(Platon,
République,
IV, 441c-443d). Là
encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination.
Nul
mieux que Clément Rosset28
n'a
résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu'il dit que
« l’éclat
du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un
monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les
originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original
au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie
métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une
duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer
le sens et la clé »(Rosset, le
Réel : Traité de l’Idiotie,
II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu'il appelle "l’éclat
du vrai"
suppose, en amont, la contemplation de l'Être, et, en aval, la
pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le
dualisme (matière ¹
esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal,
faire de la philosophie, c'est avoir toujours "une
pensée de derrière",
une double pensée, une arrière-pensée. C'est
donc rejeter a
priori
toute célébration de l'unité.
Pour
Lǎo
Zǐ
et la sagesse taoïste
:
Afin
de
le soumettre immédiatement à l'examen et à la critique taoïstes,
nous
avons volontairement passé sous silence l'un des principes
méthodologiques
fondateurs
de cette
duplicité philosophique : à
savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir
d'Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s'énonce de la
manière suivante (c'est
Socrate qui parle) :
« je
suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent
pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils
s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de
plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour
un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement
plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en
délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal
à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous
traitons »(Platon,
Gorgias,
458b).
Bref,
faire de la philosophie, c'est fondamentalement traquer le faux du
non-Être et le chasser pour qu'en creux resplendisse le Vrai de
l'Être. Car, dira Aristote,
« il
est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois
ne soit pas, à une même autre chose, sous le même
rapport »(Aristote,
Métaphysique,
Γ, 1005b 19-20). Ce
qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que,
de deux choses l'une, ou bien la phrase "il est assis" est
vraie et la phrase "il n'est pas assis" est fausse, ou bien
c'est l'inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être
conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si
l'on tient à ce qu'elles soient conjointement vraies, alors le "il"
dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que
le "il" de la deuxième (par exemple, respectivement,
Socrate et Glaucon). Et si l'on refuse
cette distinction, il faut alors admettre
que la première phrase est vraie à l'instant t
et
la deuxième à l'instant t'
différent
de t.
Bref,
ce
qui est est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus
être ; ce
qui est vrai est vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le
devenir.
Les
Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d'argument. Et c'est
en vertu de la dénonciation de
ce double
fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu'ils le
déconstruisent. Loin d'eux l'idée de nier l'intérêt pratique du
principe de (non-)contradiction. Les
taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la
philosophie de Pyrrhon
d'Elis29
a donné à ce terme.
Il
ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de
suspendre définitivement leur
jugement. Lorsque
j'annonce que je vais faire quelque chose, ce n'est évidemment pas
pareil que lorsque j'annonce que je ne vais pas le faire. Mais,
encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des
choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur,
on me comprend, certes,
mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme "la
moitié gauche du mur" (où commence-t-elle ? où
s'arrête-t-elle ?). Si je dis que je vais peindre aujourd'hui, je
suis parfaitement intelligible mais ce n'est pas pour cela qu'il
existe un Être comme l'"aujourd'hui" (quand
commence-t-il ? quand finit-il ?). De
même, désigner
un morceau de l'espace-temps en le nommant "Socrate" et le
distinguer d'un autre morceau nommé "Glaucon" est
parfaitement légitime … tant qu'on ne va pas s'imaginer que ces
deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans
l'espace
et dans
le
temps ! Car c'est bien le même espace et le même temps qui
englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa
moitié droite, l'aujourd'hui
le hier et le demain30.
Tout ça pour dire que le
Sage, tout
à l'inverse du Philosophe,
entend faire prendre
conscience de
la
grande Unité
dont
procède toute réalité.
De
sorte qu'il n'y a plus
lieu d'exclure les contraires.
Dans
la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion
des contraires en
dénonçant le principe
de (non-)contradiction
comme
une
conception erronée de l'espace et du temps, on
peut dire
que
le
dào
(tao)
est
la Voie de la grande Unité et que
le
Tao
Te King
est
le traité de cette grande Unité. La contradiction n'y
est
pas
abordée dans une vision
philosophique des choses comme
l'autre du même, l'ablation
de l'autre dans
le même,
mais y est considérée, tout
au contraire,
comme le
devenir-autre
du même : « le
difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le
court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent
mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s'accordent
mutuellement. L'antériorité et la postériorité sont la
conséquence l'une de l'autre »(Lǎo
Zǐ, Tao
Te King,
§2).
Ce
"même" étant, en l'occurrence, le grand processus
cosmique
et qui est l'unité de
la Voie dont
toute
chose, tout
processus,
est
la
manifestation.
Il
existe, dans la plus ancienne tradition chinoise31,
un ouvrage vénéré comme l'un des piliers les
plus solides
de cette culture pluri-millénaire, c'est le Yi
King
(yì
jīng,
littéralement "livre des mutations, des changements, des
transformations, etc."),
livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et
sagesse et
auquel aucun
sage chinois, et
Lǎo
Zǐ moins
que tout autre,
ne
manque de faire
allusion. La raison est facile à saisir : c'est qu'il commence
par la phrase « un yīn,
un yáng,
voilà le dào »(Grand
Commentaire du Yi King).
Autrement dit, la Voie (dào)
est indéfectiblement celle qui mène d'un
yīn
à
un yáng
puis de
ce
yáng
à
un autre
yīn,
etc. À
l'origine, yīn
et
yáng désignent
respectivement l'ubac et l'adret d'une même colline, ce que
rappellent leurs
sinogrammes 阴
(colline
+ lune) et 阳
(colline
+ soleil)32.
L'une
des
représentations
les plus connues33,
notamment dans la culture occidentale,
du yīn
et
du
yáng est
celle de
taì
jí tú
(太极图,
la
"grande image", littéralement "image
de la poutre maîtresse") :
On
comprend
intuitivement et
sans
difficulté le
sens de cette représentation : d'une part, d'où que l'on parte
sur la circonférence du cercle34
en procédant dans une direction ou dans l'autre, on rejoint
asymptotiquement
la couleur opposée à celle dont on est parti ; d'autre
part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir,
autrement dit, il n'y a pas de yīn
pur
ni
de
yáng pur.
D'où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les
contraires, loin de s'exclure s'attirent et s'entremêlent.
Pour
Patañjali et le Yoga :
Il
existe une autre représentation bien
connue
de cette unité des contraires qui
ruine
le principe philosophique de (non-)contradiction,
mais
qui appartient cette fois à la tradition indienne. C'est
la
danse de Shiva Natarâja, ("Shiva,
roi de la danse") effectuant ânanda
tândava ("la
danse de la félicité") :
Là
encore, le sens de cette sculpture
du XIII° siècle35
n'est pas bien difficile à saisir.
Shiva, le dieu de la destruction36,
danse
dans un (quasi-)cercle de feu une jambe
prenant appui sur la voûte céleste, l'autre piétinant le nain
Muyalaka qui représente
l'ignorance et de la bêtise. Il
a
la taille ceinte de Nâga, la
divinité de
la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ,
déesse du fleuve
Gange
qui
charrie toute chose.
Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le
son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure
la
flamme tout
à la fois de la destruction et de la régénération.
Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā,
geste auguste
de
protection, et
sa
main gauche antérieure
montre
sa jambe levée comme
symbole
de
l'espoir de libération (moksha).
Tout
donc,
dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui
de l'unicité
du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du
monde.
De
ce point de vue, en tant qu'ils s'inscrivent dans la tradition
hindouiste, on serait tenté de penser
que les
Yoga-Sûtra
de
Patañjali
sont
plus proches de la vision taoïste de l'unité des
contraires que
du
principe de (non-)contradiction
qui est celui
de la philosophie grecque. Après
tout, comme chez
Lǎo
Zǐ, pour
Patañjali
«
l'état
particulier d'un objet [traduction de tattva,
"réalité"]
est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des
énergies fondamentales
[guna]
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(B.O.), iv,
14), ce qui revient à dire qu'il existe a
priori une
certaine unité
de
la nature (pradhâna)
dans
sa fluidité
même.
Pourtant,
une
telle proximité n'a rien évident.
D'abord
parce que, à l'instar de la philosophie grecque, nous avons vu que
le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une
certaine
discrimination
de purusha
à
l'égard de prakriti,
et
ce, afin de restaurer purusha
dans
ses droits en
rappelant que
«
l’agitation
du mental [citta
vritti]
est
toujours perçue par la conscience profonde [purusha],
toute puissante en raison de son immuabilité
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(F.M.), iv,
18).
Ensuite parce que l'étymologie
de
yoga
comme
celle de
samâdhi
évoquent
clairement
l'idée
d'une unification37.
Or,
l'unification est un processus de liaison de ce qui, à l'origine,
est
réputé
délié. D'où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est
susceptible d'être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne
peut être ni purusha,
immuable par essence, ni prakriti,
toujours identique à soi dans sa mutabilité même.
Patañjali
nous
explique que «
ce
but [samâdhi]
est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur. [...] Ou bien
on peut l'atteindre par l’abandon total au Seigneur
Suprême [ishvara
pranidhâna]
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), i,
21, 23), bref,
qu'il peut être atteint, soit par
abandon
à la divinité,
soit
par
recours
à l'effort
volontaire. Mais
prenons garde d'abord que
la
divinité
(ishvara)
en
question n'est
pas du
tout le
Dieu personnel
du
monothéisme38
mais
rien
d'autre que l'Esprit
lui-même
(purusha),
une
fois
débarrassé
des
citta
vritti :
« le
Seigneur [ishvara]
est un purusha particulier
non touché par les souffrances, les actes, les résultats et
l’espace des intentions »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(A.D.), i,
24). Le
raisonnement de Patañjali
peut
paraître surprenant puisqu'il nous dit que si l'on veut réaliser
l'objectif suprême du Yoga, samâdhi,
l'une
des deux
voies
possibles est de considérer le but (purifier purusha
des
citta
vritti)
comme
déjà atteint, laissant alors irrésolue la question de savoir
comment, précisément, on fait pour l'atteindre. Ce
qui revient à dire qu'il n'y a, en fait, qu'une
seule possibilité sans alternative : celle de l'effort
volontaire. Inconséquence,
optimisme, pensée magique ? Pour ma part, j'inclinerais plutôt vers
une autre explication, celle que privilégierait
la pensée taoïste : samâdhi
n'est pas un but à atteindre par le moyen de l'effort volontaire,
mais la
conséquence
naturellement
induite
par cet effort volontaire considéré
alors, non comme un agencement de moyens, mais comme
un
ensemble de conditions nécessaires et suffisantes39.
Si
telle est la bonne explication, quelles sont donc ces conditions, en
quoi consiste l'effort ?
Eh
bien c'est
ce que
réalise la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse
[tapas],
étude
de soi [svadhyâya]
et abandon de soi au divin
[ishvara
pranidhâna],
tels
sont les aspects pratiques du yoga »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(B.O.), ii,
1),
trois aspects "pratiques" qui reviennent au même puisque,
de quelque point de vue qu'on l'aborde, la pratique du Yoga converge
toujours vers citta
vritti
nirodah,
c'est-à-dire
la
prévention de cette malheureuse
dispersion mentale à quoi s'identifie purusha.
Or,
si l'on veut
enrayer une
dispersion, quelle
qu'elle soit, entre réalités diverses, rien ne vaut
la concentration sur une seule réalité. D'où, logiquement, « pour
l[a] prévention [des
citta vritti],
la pratique d’une seule réalité [eka
tattva abhyâsa] »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(A.D.), i,
32).
Si l'on se souvient que citta
vritti n'est
que la manifestation psychique de l'agitation
incessante de la matière (prakriti)
corporelle, calmer l'agitation mentale ne consiste donc
pas
à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à
l'ignorer
avec
mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt
à
unifier le
mental. Et comme le mental (citta)
est le reflet du corps (prakrit),
il
convient d'abord d'unifier
les
mouvements du
corps. D'où l'importance de
« la
perfection du corps et des organes [qui]
vient
de la destruction des impuretés par l'ascèse [tapas]
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(A.D.), ii,
43).
De
fait, quiconque observe une fois dans sa vie une séance de Yoga
pourra se rendre compte que le Yoga est
un travail sur des
"postures", âsana,
dont la tenue témoigne de l'ascèse, de
la maîtrise
du corps, de
la continence imposée à ses gestes
donc, in
fine,
de l'unité
du mental (citta)
associé au
corps (prakriti)40.
TROISIÈME
CRITÈRE, LA PAIX :
Pour
Platon et la philosophie
:
À
la suite de ce que l'on a dit précédemment des conditions
d'émergence de la
philosophie, on
imagine
mal
que celle-ci
ne
soit pas,
par nature, éristique, polémique,
donc
facteur de conflit
plutôt
que de paix.
Je citerai juste trois témoignages de penseurs (quasi-)contemporains
sur cet aspect de la philosophie : « les
Philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur
disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un
système »(Musil, l’Homme
sans Qualités,
I, §62) ; « il
est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle
n’admet ni compromis ni restriction »(Freud, Nouvelles
Conférences sur la Psychanalyse) ;
« c’est
dans la mesure où l’homme est susceptible de discours qu’il est
susceptible de violence »(Rosset, le
Réel : Traité de l’Idiotie,
II, ii). Pour Musil, le Philosophe est un militaire qui a raté sa
vocation41,
pour Freud, un
intransigeant, un fanatique, un dogmatique, un sectaire. Quant à
Rosset, il rappelle qu'il n'y a pas d'agression humaine, guerre, viol
ou bagarre qui ne commence par des paroles qui vont justifier
l'agression en la présentant comme la conséquence fatale d'une
situation que ces mêmes paroles auront suffi à provoquer42.
Autant dire que le Philosophe va traiter la notion de paix avec la
même condescendance que celles de vide ou d'unité.
Pourtant,
il serait abusif de considérer le Philosophe comme un va-t-en-guerre
systématique dont le langage policé et distingué dissimulerait
plus ou moins efficacement une furie destructrice. Non, le Philosophe
est, généralement, un iréniste43,
mais il l'est à la façon des despotes, des dictateurs : il
milite pour LA paix,
si l'on veut44,
mais
d'une part, c'est de SA propre conception de la paix qu'il s'agit
toujours, à l'exclusion de nulle autre, et, d'autre part, la paix
dont il est question est toujours une "paix des braves",
une pax
romana,
c'est-à-dire
une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel
ou avéré,
impose par
la force au
vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à
cet égard,
tout-à-fait
significatif : « il
y a dans l'État [polis]
et dans l'âme d'un individu [psukhès]
des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous
dirons, je pense [...]
que ce qui rend l'État juste [dikaïon],
rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque
chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui
est propre. [Or, s'agissant de l'âme] n'appartient-il
pas à la raison [logistikon]
de commander [arkheïn],
puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée
de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...]
établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les
trois parties de son âme [la
raison, le courage et le désir]
en
harmonie [sumphonia]45 »(Platon, République,
IV, 441c-443d).
D'abord,
nous remarquerons la
grandiloquence argumentative caractéristique
du Philosophe et
consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument
analogique, en l'occurrence l'analogie, qui
est posée d'autorité sans autre forme de justification46,
entre
la Cité (polis)
et l'âme (psukhè).
Ensuite, et c'est bien là le plus grave, une fois admise cette
analogie, on doit admettre aussi que, de même que ce sont les
meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés,
dans la Cité, légitimes
à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts,
moins riches, de même, c'est la raison47
qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?)
inférieures de l'âme et ce, au nom de la justice (dikaïosunè).
Et
de
même que, à la suite d'un conflit armé, le
traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaut
toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin
(r)établi, de même, donc, il est réputé philosophiquement "juste"
que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par
la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux
passions, aux désirs, etc. Dans
tous les cas, c'est
à cette condition que, chaque partie prenante "remplit
le devoir qui lui est propre"
(en l'occurrence, soit commander, soit obéir) et, partant, préserve
la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre
"juste". On voit donc que pour Platon, il est moins
question
de paix que
de pacification, d'établissement par
la force, d'un
ordre supposé
juste
a
priori.
Quant
à l'origine de la force supposée capable d'atteindre un tel
objectif, c'est, pour garder l'analogie platonicienne entre la
Cité (polis)
et l'âme (psukhè),
la force publique (l'armée, la police) dans un cas, la force morale
individuelle (le devoir) dans l'autre.
Pour
Lǎo
Zǐ
et la sagesse taoïste
:
Pour
le Sage chinois, la
paix (dàn)
n'est
ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est
déjà présupposée dans la
notion d'unité
de
la Voie.
Il
suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y
compris d'événements
contraires)
pour
que cette conjonction soit présumée
harmonieuse et,
par conséquent, génératrice de paix.
Aussi
l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie
est-il le terme 和(hé)
qui n'est autre que la conjonction "et". En d'autres
termes, il suffit que l'événement e
et
l'événement e'
soient
conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient
réputés en harmonie48
au
motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie
(dào),
c'est-à-dire du
grand accord céleste
par lequel
tout arrive. Voilà qui peut paraître exagérément optimiste. Il
convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement,
le terme "optimisme" a été inventé par le philosophe
allemand de
la fin du XVII° et du
début
du XVIII°
siècles
Gottfried Leibniz pour
désigner sa conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie
pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers est,
parmi tous les univers a
priori possibles,
le meilleur qui pût jamais être49.
Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne
disons simplement que Leibniz, qui était aussi diplomate, aimait à
se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les
pères jésuites qui avaient vécu en Chine et avec lesquels il
entretenait une correspondance suivie. Il
serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne
d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple
coïncidence.
Deuxièmement,
« [l'accord
céleste] c'est
l’harmonie
de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun
devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction.
Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer,
c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et
quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les
occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la
vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ,
Zhuang
Zi,
ii).
Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux
exigences de la vie de tous les jours, à distinguer, discriminer,
exclure. Sauf que, encore et toujours, ce sont nos besoins
pragmatiques tels que le reflète notre usage
du langage
qui prononce distinction, discrimination, exclusion. Lesquelles ne
sont rien, en tout cas rien de réel, rien
au-delà
des mots. Car,
comme le dira Wittgenstein, notre langage "laisse
toute chose en l'état",
il ne saurait attenter aux propriétés du réel. Finalement, il n'y
a pas lieu de parler d'"optimisme" à propos de la
conception taoïste de l'harmonie comme conjonction puisque, au fond,
ce terme montre un problème que nous avons mais ne dit absolument
rien du réel.
Cela
dit, il existe-t-il, en chinois au moins un autre terme qui connote
l'idée de paix, c'est le mot中(zhōng)
qui désigne le milieu,
le
centre50,
à
commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique,
est le point d'application des
forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. La notion
de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie
pré-établie mais plutôt
une
centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux
perpétuel du devenir. En
particulier, dans l'humaine société, « chercher
la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est
exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté
s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur51,
à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La
paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait
prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à
désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ,
Tao
Te King,
§15). La
paix n'est pas obtenue par une action vertueuse qui s'insinuerait
dans le devenir naturel en faisant dévier, voire même arrêter, son
cours. La paix n'est pas un état que l'on obtient par la force mais
un processus qui se produit naturellement, pour peu, justement qu'on
ne se chagrine pas en lui assignant un terme dans l'espace et/ou dans
le temps. Et,
de même que,
pour
continuer à filer l'analogie platonicienne,
le médecin52
ne (r)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais
tâche de mettre
le corps souffrant
dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux)
qui lui permettront de recouvrer
naturellement
la santé au
moment opportun,
de même, de
même, le Sage ne (r)établit pas la paix mais exploite, dans le flux
perpétuel du devenir, les situations les situations propices à ce
re-centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par
l'exemple de son propre comportement.
Autrement
dit, d'une part il est absurde de chercher la paix en tentant de
s'abstraire du devenir, à l'instar de ce que prétend réaliser le
Philosophe, d'autre part, la paix entendue comme harmonie pré-établie
peut et doit être
socialement
confirmée et parachevée
par la sagesse de
"celui
qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas
à désirer qu’il s’arrête".
D'où
l'importance
anthropologique
du modèle d'aisance et de simplicité
du Sage53.
Dans ces deux acceptions (conjonction et centralité) finalement
complémentaires, une
commune
notion
de paix
qui
est
celle de l'aisance
naturelle conforme
à la Voie.
Ce
que confirme la fréquence de la métaphore de l'eau dans les propos
du Sage : « la
paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts
directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […]
Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng
Zǐ, Zhuang
Zi,
§13). Telle
l'eau, le Sage n'agit pas mais répand facilement ses bienfaits en
imprégnant tous
les
lieux,
y compris les plus improbables, les plus vils, de sa présence
discrète : « la
suprême vertu
est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des
humains, en cela elle est proche de la Voie »(Lǎo
Zǐ, Tao
Te King (M.C.),
§8).
Pour
Patañjali et le yoga :
Il
semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par
l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne
traditionnelle et,
par conséquent, aussi au
Yoga. Au point que shanti,
le
terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est
abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés)
de l'indianisme en Europe et en Amérique. En
fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien
réelle, de la notion colatérale
d'ahimsâ
("non-violence"),
en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des
Upanishad :
« sous
l’inspiration de la bienveillance [kshama],
l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce
soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il
aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala
Darshana Upanishad) ;
« que
je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada
Parivrajaka Upanishad).
Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres
humains doivent se comporter de manière respectueuse à l'égard de
toutes les entité jamais surgies de la nature, lesquelles sont,
rappelons-le, indistinctement tissées de
la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti
(matière)
et de purusha
(esprit).
Quant
à la forme injonctive que prennent ces exemples, ils tendraient à
abonder dans le sens philosophique d'une
force
morale
destinée,
en tout cas chez l'homme, à
contrarier ses
propres
inclinations
perverses.
Or,
s'agissant des
Yoga-Sûtra
de
Patañjali,
rien
n'est moins évident qu'une
telle convergence.
Remarquons
tout
d'abord qu'il
n'y a, dans ce
texte, pas
une seule occurrence du
terme,
shanti,
et
trois
seulement du
couple himsâ/ahimsâ,
"violence/non-violence"
(B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D).
Celles-ci
sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux
yama,
c'est-à-dire aux "réfrènements" (J.P.), aux "maîtrises"
(A.D.), à la "discipline" (B.O.), bref, aux "règles
de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement
en Yoga-Sûtra,
ii,
30, 34, 35.
Détaillons-les brièvement. « Non-violence
(ahimsâ),
véracité (satya),
absence de vol ou désintéressement (asteya),
continence ou modération (brahmacarya),
pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha),
tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), ii,
30).
Apparemment, Patañjali
fait
état de cinq yama.
Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya,
asteya,
brahmacarya
et
aparigraha
ne
sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des
conditions de survenance d'ahimsâ ?
Peut-on
imaginer une non-violence (non-nuisance),
fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible
avec la pratique du
mensonge, du
vol, de
l'incontinence, de
l'accaparement, a
fortiori avec
la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La
réponse coule
de source,
car
« ces
pensées comme la violence [himsâ]
etc.
[…]
engendrent
une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin54.
Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(F.M.), ii,
34).
Du
coup, même si la solution de Patañjali
semble
se rapprocher de celle de Lǎo
Zǐ, notamment
lorsqu'il souligne qu'« en
présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ]
tous les êtres renoncent à l’inimitié55 »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), ii,
35),
on
voit tout de suite pourquoi, en réalité, il n'en est rien :
c'est
que, comme Françoise Mazet prend le risque de l'interpréter, il
s'agit, pour Patañjali
de
susciter ahimsâ
par le moyen de la méditation56
comme moyen posé en vue d'une
fin
à atteindre, en l'occurrence, on le
sait déjà, samâdhi,
ce qui, derechef, renvoie à l'effort
volontaire de la
philosophie grecque plus qu'à l'aisance
naturelle de la
sagesse chinoise.
Sauf
que, contrairement à la fois à l'une et à l'autre, la solution
préconisée par le Yoga de Patañjali
pour
(r)établir la paix sous forme de
"non-violence"
("non-nuisance") passe, nous l'avons vu, par une
distanciation (vairâgya)
de
l'esprit particulier
(purusha)
à
l'égard
du
corps particulier (prakriti),
ce
qui suppose une pratique unificatrice (eka
tattva abhyâsa)
du mental (citta)
comme représentant en temps réel des modifications (vritti)
du corps. En d'autres termes, sans pour autant méconnaître les
enjeux sociaux et anthropologiques qui sont, explicitement, ceux
de
Platon ou
de
Lǎo
Zǐ, la
pratique du Yoga telle
qu'elle est préconisée
par Patañjali
se
présente comme celle
d'un
entraînement psychique. Le mot "entraînement" devant
s'entendre à la fois comme répétition patiente d'exercices
et
à
la fois comme
mécanisme qui entraîne des effets à
sa suite, notamment
des effets implicites de paix sociale57.
Et
"psychique" devant se prendre dans son acception
étymologique, c'est-à-dire concernant au premier chef l'âme
(psukhè),
l'esprit, la conscience, le mental, etc., bref, tout ce que les
dualismes de tout bord58
distinguent du physique, du corps, de la matière.
Cela
posé, il
reste qu'à
la suite de l'enchaînement
âsana-prânâyâma-pratyahârâ-dhâranâ-dhyâna,
l'effet
explicitement
envisagé
par cet "entraînement psychique"
reste
samâdhi,
cet état d'unification du mental (citta)
seul compatible avec l'essentielle
quiétude de l'esprit (purusha),
le seul état
mental qui
fasse droit à la
nature éternelle et immuable de
l'esprit.
De fait, seule « l’expérience
du samâdhi
sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de
clarté [prasâda]»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(F.M.), i,
47). Alors, « c'est
le samâdhi
absolu
[nirbîjah
samâdhih]
»(Patañjali, Yoga-Sûtra
(B.O.), i,
51). Car, qui
l'a atteint « ne
ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux
intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit
du Nuage de Vertu [dharma
megha samâdhi] »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(B.O.), iv,
29), autrement
dit, du fait que l'esprit n'est plus perturbé par l'agitation du
mental, le yogi en ressent une infinité de bienfaits.
Finalement,
la notion de paix qui colore implicitement la totalité du texte de
Patañjali est celle prasâda,
c'est-à-dire
de
sérénité,
de quiétude, de paix
intérieure à
l'esprit59,
ce
qu'Ysé Tardan-Masquelier appelle joliment la
"non-violence
à l'égard de soi-même".
CONCLUSION :
Nous
avions posé deux questions en introduction auxquelles il nous
semble, à présent, possible de répondre. Premièrement, il nous
semble évident
que, sous les deux illustrations que nous en avons proposées et qui
sont la pensée grecque antique pour l'une et la pensée chinoise antique pour l'autre, la philosophie et la sagesse, non seulement ne
sont pas synonymes, mais sont diamétralement opposées
au
vu des
critères d'analyse que nous avons utilisés. Deuxièmement, il nous
paraît tout aussi clair que, à
l'aune de ces mêmes critères,
les Yoga-Sûtra
de
Patañjali
manifestent
une originalité tant à l'égard de la philosophie grecque qu'à
l'égard de la sagesse chinoise. À
savoir :
*
ni
l'attachement
philosophique
ni
le non-attachement taoïste,
mais
le
détachement (vairâgya)
par
le Yoga
*
ni
la
duplicité
philosophique
ni
l'unicité taoïste,
mais
l'unification
par
la pratique
(eka
tattva abhyâsa)
du
Yoga
*
ni
la pacification philosophique
ni
l'harmonie pré-établie
taoïste,
mais
la
paix intérieure (prasâda)
dans
le Yoga.
1Voici le résumé de la conférence que j'aurais dû donner en présence devant les membres de
l'Institut
de Yoga à la Maison du Yoga au Plan d'Aups le 29 mars 2020 sous le titre : "les Yoga-Sutra de Patanjali, Sagesse ou Philosophie ?". La
vidéo intégrale de la visio-conférence que j'ai faite par défaut est visible
sur le site de l'Institut de
Yoga ainsi
que sur
le site de mon blog où
l'on pourra, en outre, consulter
le texte intégral de la réflexion qui fait l'objet de l'actuel résumé.
2Trois
précisions méthodologiques : 1) je vais utiliser trois critères
(le vide, l'unité et la paix) qui m'ont été suggérés par la
lecture du Philosophe et sinologue français François Jullien et
qu'il emprunte lui-même à Xún
Zǐ, penseur
chinois néo-confucianiste
du
III°
siècle avant notre ère ; 2)
plutôt que d'essayer de situer le texte de Patañjali
par
rapport à LA philosophie
en général et/ou à LA sagesse en général, j'ai préféré être
plus concret en confiant la défense et l'illustration de l'une et
de l'autre, respectivement au Philosophe grec Platon et au Sage
chinois Lǎo Zǐ ; 3)
étant complètement ignorant dans la langue sanskrite, chaque fois
que je citerai Patañjali,
je
le ferai dans la traduction qui me paraîtra la plus pertinente eu
égard à mon propos sans jamais préjuger de sa valeur linguistique
intrinsèque (AD
pour Alyette Degrâces, BO pour Jean Bouchart d'Orval, FM pour
Françoise Mazet, JP pour Jean Papin).
3Ce
désintérêt de la philosophie pour le vide va disparaître à
partir du XVII° siècle (Pascal), et, surtout, du XX° siècle
(existentialisme, épistémologie).
5En
-406, une bataille navale mettant aux prises, au large des îles
Arginuses, Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au
retour, les stratèges athéniens,
au lieu d'être acclamés par l'Ekklèsia,
sont au contraire condamnés à mort pour n'avoir pas pris soin des
marins tombés au combat. Ce qui n'empêche pas l'assemblée
populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter
officiellement lesdits stratèges peut de temps après leur
exécution ! Si l'on en croit Xénophon (les
Mémorables),
un certain Socrate, qui se trouve exercer les fonctions de prytane à
ce
moment, aurait été fortement impressionné par
cette affaire.
6Dans
le vocabulaire de l'histoire de la philosophie, "pré-socratique"
veut dire pré-philosophique.
7Citons
par exemple Ajax qui est à
deux doigts d'exterminer toute l'armée achéenne, Héraklès ou
Médée qui tuent leurs propres enfants, et, bien entendu, Œdipe
qui tue son père et épouse sa mère.
8La
métaphore médicale est très souvent filée par Platon et par
Socrate (le maïeuticien, l'"accoucheur" des âmes).
9D'où
l'idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il
faut confier aux Philosophes la direction de la Cité. Je voudrais
souligner au passage, sans m'étendre outre mesure sur ce point, que
le programme platonicien a été pleinement mis en œuvre. Il
suffit, pour s'en convaincre, de remplacer le mot "Philosophe"
par celui de "spécialiste" ou d'"expert". Si on
a du mal à s'en apercevoir, c'est parce que, depuis belle lurette,
le Philosophe sous-traite le problème de l'Être au théologien,
celui de la Vérité au savant et celui du Bien au politique.
10Pour
plusieurs raisons dont l'une est purement géographique : ce terme
désigne le centre de l'immense plaine située entre les ensembles
montagneux au Nord et à l'Ouest et l'océan au Sud et à l'Est. Une
autre raison importante sera évoquée dans la note 50.
11En
latin sub stans (stantis),
"se tenant au-dessous" (sous-entendu, afin
de soutenir,
de fonder solidement l'être de la "chose"). Notons qu'en
français, "substantif" est synonyme de "nom".
12En
chinois, dào
(tao). D'où le nom de l'école dite "taoïste".
13On
remarquera, non sans quelque ironie, que c'est exactement ce que
nous explique la physique quantique moderne (cf.
F. Capra, le Tao de la Physique) !
14Littéralement,
le
dào
dé jīng
(Tao
Te King),
c'est le "livre
de la Voie et de la Vertu", vertu devant s'entendre ici au sens
étymologique (en latin virtus,
virtutis,
ce qui est propre au vir,
viris,
l'"homme" au sens du mâle,
de celui qui détient la puissance), comme on dit que telle plante
possède des "vertus" médicinales. Donc le
dé
(la
Vertu) de dào
dé jīng
dénote
la puissance, l'efficacité, bref, la virtualité et n'a aucune
connotation morale.
15Disciple
de Lǎo
Zǐ du
III° siècle av. J.-C.
16Je
renvoie à l'excellent ouvrage de François Jullien intitulé
justement un Sage n'a pas d'Idée.
17Le
sinogramme 道
(dào)
est
composé de deux caractères : 辶
qui
représente la marche rapide et頁qui
représente la tête. Bref,
le dào,
c'est
... la tête et les jambes (contrairement à la philosophie !).
18Le
Sage ne possède, pour tout savoir, que le taì
jí tú
(太极图,
la
"grande image", littéralement l'"image
de la poutre maîtresse"). Nous y reviendrons à propos de la
représentation
du yīn
et
du
yáng.
19On
parle aussi, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme,
de darshana nastika ou
doctrines hétérodoxes.
20Cf.
le Yoga : Immortalité et Liberté,
i, 1.
21Cf.
la définition freudienne des pulsions comme représentant psychique
des excitations du corps.
22Cf.
l'Esprit du Yoga, IV, ii,
2.
23L'enjeu
de l'assise n'est pas le même dans le Yoga (enjeu psychologique) et
dans le Tao (enjeu social). En effet, pour l'un « la
posture doit être stable et agréable [sthirasukham
âsanam].
C’est en se concentrant sur l’infini que l’on calme
l’agitation physique »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), ii,
46-47), tandis
que pour l'autre, « m’asseoir
et oublier tout [zuò
wàng].
[…] C’est là la transformation, dans laquelle l’individualité
se perd »(Zhuāng
Zǐ, Zhuang
Zi,
§6).
24Même
remarque que précédemment, car en effet, si pour le Yoga « la
sérénité de l’esprit [prasâda]
s’installe […] par la suspension du souffle expiré
[prânâyama] »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), i,
34), en revanche, dans le Tao, « en
cultivant son souffle [qì],
devenir aussi souple qu’un nouveau-né »(Lǎo
Zǐ, Tao
Te King,
§10) : enjeu psychologique dans un cas, pensée magique dans
l'autre.
25Cf.
Tractatus, 6.54.
26Cf.
Corps
et Âme,
mon exposé de l'année dernière.
27Il
importe peu, ici, de faire une distinction entre ces deux termes
qu'un philosophe comme
Spinoza s'emploie cependant à discriminer (cf. Spinoza,
Morale ou Éthique).
28Clément
Rosset est un philosophe français contemporain récemment disparu.
On remarquera au passage que LA philosophie
n'existe évidemment pas
dans le sens où elle est loin d'être uniforme et monocorde.
Rappelons que nous confrontons
le Yoga de Patañjali
à
la philosophie naissante qui est celle de Socrate et/ou de Platon.
Mais il est évident que l'histoire de la philosophie n'a pas manqué
de sécréter sa propre critique, notamment à partir du milieu du
XIX° siècle.
29Philosophe
grec du III° siècle avant notre ère, fondateur du courant
"sceptique" ou "pyrrhonien".
30Il
est significatif que, dans la langue chinoise, les verbes ne se
conjuguent pas (pas de distinction formelle, sinon par le contexte
et par des adverbes, entre le passé, le présent et le futur, le
réel et l'irréel).
31Tout
ce qu'on sait de sa période d'élaboration est qu'il date de l'ère
des Zhou (entre -1 000 et -200 !) au point qu'on le désigne aussi
par le titre zhōu
yì
("changements
des Zhou").
32Par
ailleurs, la clarté, la lumière, la compréhension (míng)
s'écrit en
chinois
明
(soleil
+ lune).
33Mais
assez tardive, probablement datant du XII° ou XIII° siècle de
notre ère.
34Le
cercle est, chez les Chinois comme chez les Grecs et les Indiens, le
symbole géométrique de la perfection, du Grand Tout.
35Exposée
au musée "Art et Histoire" de Bruxelles. Mais il en
existe de nombreuses autres versions.
36Rappelons
que dans la Trimûrti ("trinité") hindouiste, Brahmâ est
le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur.
37La
racine "yog" de yoga suggère
l'idée de lien et se retrouve dans les mots français "joug",
"juguler", etc. Quant à samâdhi,
nombreux sont les traducteurs à le
rendre par "union",
"réunion", "rassemblement, etc.
38Ni,
d'ailleurs, celui de la Bhagavad Gîta,
Krishna. Cela dit, la
Bhagavad Gîta est
une épopée et les Grecs nous ont appris qu'il n'y a pas d'épopée
sans dieux.
39Cf.
F. Jullien, Traité de
l'Efficacité.
40Raison
pour laquelle traduire
citta
vritti par
"fragmentation"
(B.O.)
ou
par "modifications"
(A.D.)
du
mental me semble plus pertinent que "dispersion" ou
"agitation", ces deux termes renvoyant plutôt à des
effets indésirables dont la cause reste, dans tous les cas, le
manque d'unité, donc
la fragmentation ou la modification
du mental.
41Pour
Carnap, le philosophe est un musicien raté, pour Wittgenstein, un
producteur de non-sens, pour Freud dans un autre texte, c'est un
paranoïaque qui a réussi ... Grandeur et décadence de la
philosophie au XX° siècle !
42Comme
le dira aussi Sartre, toute violence se présente d'emblée comme
une contre-violence.
43Du
grec eïrènè, "paix".
44Nombreux
sont les Philosophes à avoir produit une réflexion sur le thème
de la paix, l'un des plus marquants, à cet égard, étant sans
doute Emmanuel Kant qui publia, en 1795, un Projet de Paix
Perpétuelle.
45Si
c'est le terme grec sumphonia et
non pas harmonia qui
est traduit par "harmonie", c'est que, dans la mythologie,
Harmonia est le fille d'Aphrodite (déesse de l'amour) et d'Arès
(dieu de la guerre), autrement dit porteuse d'une contradiction qui
enchanterait le Sage taoïste mais qui ne peut, évidemment,
convenir au Philosophe grec ! Par ailleurs, sumphonia
rappelle que l'harmonie d'une
"symphonie" musicale est, précisément, imposée
par l'autorité tout à la fois d'un compositeur et
d'un chef d'orchestre.
46D'où
l'idée très populaire, notamment chez les libéraux à partir du
XVII° siècle et qu'il a fallu attendre Wittgenstein pour
déconstruire : la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte
de "gouvernement" de soi !
47Dont
le fabuliste rappelle que c'est toujours celle du plus fort !
48Ce
que la musique atonale occidentale semble avoir intuitivement
compris bien que, dans ce cas, il ne soit justement plus question
d'harmonie.
49Dans
son Candide, Voltaire
raille l'optimisme
Leibnizien en montrant Pangloss, le maître (leibnizien) de Candide,
qui s'en va répétant "tout
va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles"
devant les
ruines du tremblement de
terre de Lisbonne en 1755 !
50Rappelons
que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre"
(zhōng
guó). Quant à l'expression
"République Populaire de Chine", elle se traduit en
chinois zhōng
huá rén mín gòng hé guó,
c'est-à-dire,
littéralement "communauté
populaire du pays du centre harmonieux" !
51On
traduit parfois zhōng
par "intériorité", ce qui est pertinent à condition
d'entendre par là "centralité" au sens sus-défini et
non pas une soi-disant intériorité psychique qui s'opposerait à
une extériorité physique. Contrairement à ce que l'on trouve dans
les traditions occidentale ou indienne, par exemple, il n'y pas ce
genre de distinction dans la pensée taoïste : la Voie est la même
pour tous les existants, qu'ils soient choses, hommes, États ou
Cosmos. Par ailleurs, l'idée d'"intériorité psychique"
est indissociable de celle d'agent de l'action (le "sujet"),
ce qui suppose, entre autres choses, la possibilité, exclue par le
Tao, de contrarier les processus naturels (notons qu'en chinois, il
n'y a pas de distinction grammaticale entre une voie "active"
et une voie "passive").
52Contrairement
à la conception de la médecine que se fait l'occident en
prétendant (r-)établir la santé (la gestion politique de la crise
du coronavirus est, à cet égard, particulièrement éclairante)
comme but à atteindre par des moyens techniques (isolements,
médicaments, greffes, ablations, rééducations, etc.).
53En
chinois, shèng,
également
"saint" et "sacré".
54Témoin,
l'histoire du capitalisme occidental, qui, depuis deux siècles et
demi, réussit le tour de force de cumuler les quatre facteurs !
55Rapprochement
qui semble se confirmer lorsqu'il écrit que « le
but [du
Yoga]
n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter
les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur
qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra
(J.P.), iv,
3). La métaphore du bon jardinier, abondamment
utilisée par Lǎo
Zǐ, évoque
évidemment le
wéi
wú
wéi ("agir
à ne pas agir") cher
aux
taoïstes. Sauf que, chez Patañjali, il ne s'agit là que d'une
image
isolée,
tandis que, pour Lǎo
Zǐ, ce
genre de métaphore est à la fois fondamental et permanent.
56Je
parle de "risque" parce que, dans le texte sanskrit, en
ii, 34, il n'est explicitement question, pour autant que j'aie pu le
comprendre, ni de "méditer", ni de "méditation".
57À
cet égard, et pour reprendre, une fois n'est pas coutume, le
vocabulaire des économistes occidentaux, la solution envisagée par
Patañjali
serait
une solution bottom-up
(aller du particulier, le
psychisme individuel,
au général, la
société),
tandis que celle de Platon ou de Lǎo
Zǐ serait
de type top-down
(aller
du général -l'Être pour l'un, la Voie pour l'autre- au
particulier, l'individu).
58Cf.
Corps
et Âme.
59Autres
traductions : transparence (A.D.), clarté et grâce (B.O.),
apaisement (F.M.), paix et clarté (J.P.).
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