Quel
est le statut des Yoga-Sûtra
de Patañjali ?
Plusieurs catégories semblent
en mesure de se disputer l'honneur de les compter dans leurs rangs.
Commençons par éliminer les "candidats" les moins
sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra
ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas
au sens moderne,
post-kantien de ce terme. En effet, bien
qu'il propose une méthode progressive pour remédier à l'agitation
mentale (vritti)
et aux souffrances (duhkha)
qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de
rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a
priori,
ni d'expérimentabilité objective de ses résultats a
posteriori.
Même
s'il est fait référence, notamment dans sa deuxième partie, à un
certain nombre de devoirs (yamas,
niyamas),
il
est manifeste que
les Sûtra
ne sont
pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est
descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y
sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être
(samâdhi,
kaivalya)
qui n'a
aucune valeur absolue
(le bien pour
la morale ou
le juste pour
le droit).
Pour
autant, ce n'est pas non plus un traité d'éthique au sens
d'Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d'entrée de
jeu, l'ambition de limiter (nirodha)
nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de
critères positifs. Mais
ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes,
les Sûtra
entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga,
lui-même une
des
six darshana ou
doctrines astika
reconnaissant l'autorité des Vedas puis
des Upanishads,
lesquels sont des textes sacrés pour l'hindouisme. Mais leur
auteur (à supposer qu'il n'y en eût qu'un seul) n'est pas considéré
comme un prophète, un
envoyé
ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d'une révélation
inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer
le caractère sacré à un corpus,
même si les Yoga-Sûtra
font parfois
allusion à la divinité. Est-ce
alors de la littérature ? Comparés
à la Bhagavad
Gîta,
autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra
de Patañjali n'ont aucun caractère épique ni même narratif du
point de vue de la forme et n'ont aucun caractère fictionnel du
point de vue du contenu. Le
problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus
difficile à résoudre. Il
n'existe, en
effet,
guère de définition satisfaisante du poème, ni
formelle, puisqu'il
existe des
poèmes en vers
et d'autres en prose
(cf.
Baudelaire),
ni
matérielle puisque
n'importe quel contenu littéral peut être dit poétique.
Toutefois,
bien que rappelant
tout
à la fois l'aspect condensé
et allusif
et la progressivité méthodique et didactique du de
Rerum Natura,
de la Divine
Comédie,
du ainsi parlait
Zarathoustra
ou de la Légende
des Siècles,
le texte de Patañjali est beaucoup plus concis, beaucoup moins
emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d'interpellation
vocative) et,
surtout, beaucoup plus démonstratif
que les œuvres sus-mentionnées.
Donc,
après tout, puisqu'on
trouve
des poèmes philosophiques (cf.
Parménide,
Cléanthe,
Lucrèce,
Dante,
Nietzsche
ou
Hugo),
pourquoi
ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des
Yoga-Sûtra
de
Patañjali, de
philosophie ou
de sagesse,
ce
que font spontanément d'ailleurs la plupart des commentateurs
modernes de ce texte ?
Après
avoir levé
cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée
occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse
et
la
philosophie,
nous
verrons
que l'enrôlement de Patañjali sous l'une ou l'autre de ces deux
bannières est loin d'aller de soi.