samedi 19 octobre 2019

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ?

 Quel est le statut des Yoga-Sûtra de Patañjali ? Plusieurs catégories semblent en mesure de se disputer l'honneur de les compter dans leurs rangs. Commençons par éliminer les "candidats" les moins sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas au sens moderne, post-kantien de ce terme. En effet, bien qu'il propose une méthode progressive pour remédier à l'agitation mentale (vritti) et aux souffrances (duhkha) qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a priori, ni d'expérimentabilité objective de ses résultats a posteriori. Même s'il est fait référence, notamment dans sa deuxième partie, à un certain nombre de devoirs (yamas, niyamas), il est manifeste que les Sûtra ne sont pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être (samâdhi, kaivalya) qui n'a aucune valeur absolue (le bien pour la morale ou le juste pour le droit). Pour autant, ce n'est pas non plus un traité d'éthique au sens d'Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d'entrée de jeu, l'ambition de limiter (nirodha) nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de critères positifs. Mais ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes, les Sûtra entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga, lui-même une des six darshana ou doctrines astika reconnaissant l'autorité des Vedas puis des Upanishads, lesquels sont des textes sacrés pour l'hindouisme. Mais leur auteur (à supposer qu'il n'y en eût qu'un seul) n'est pas considéré comme un prophète, un envoyé ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d'une révélation inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer le caractère sacré à un corpus, même si les Yoga-Sûtra font parfois allusion à la divinité. Est-ce alors de la littérature ? Comparés à la Bhagavad Gîta, autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra de Patañjali n'ont aucun caractère épique ni même narratif du point de vue de la forme et n'ont aucun caractère fictionnel du point de vue du contenu. Le problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus difficile à résoudre. Il n'existe, en effet, guère de définition satisfaisante du poème, ni formelle, puisqu'il existe des poèmes en vers et d'autres en prose (cf. Baudelaire), ni matérielle puisque n'importe quel contenu littéral peut être dit poétique. Toutefois, bien que rappelant tout à la fois l'aspect condensé et allusif et la progressivité méthodique et didactique du de Rerum Natura, de la Divine Comédie, du ainsi parlait Zarathoustra ou de la Légende des Siècles, le texte de Patañjali est beaucoup plus concis, beaucoup moins emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d'interpellation vocative) et, surtout, beaucoup plus démonstratif que les œuvres sus-mentionnées. Donc, après tout, puisqu'on trouve des poèmes philosophiques (cf. Parménide, Cléanthe, Lucrèce, Dante, Nietzsche ou Hugo), pourquoi ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali, de philosophie ou de sagesse, ce que font spontanément d'ailleurs la plupart des commentateurs modernes de ce texte ? Après avoir levé cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse et la philosophie, nous verrons que l'enrôlement de Patañjali sous l'une ou l'autre de ces deux bannières est loin d'aller de soi.