En
ce sens,
l'éthique
a
beau être un effort (on
tend à
vivre bien,
on s'efforce
d'être
heureux),
le résultat de cet effort est toujours miraculeux
parce que
"même
si tous nos vœux se réalisaient, ce serait pourtant seulement, pour
ainsi dire, une grâce du destin, car il n’y a aucune
interdépendance logique entre le vouloir et le monde"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.374).
Car
vouloir
est une certaine disposition pour appréhender le monde, et
qu'une disposition n'a, contrairement à une fonction ou un état, aucun effet
causal
sur
le monde
("je
veux X" n'a pas plus d'effet causal sur X que "je vois X" ou
"j'espère X"),
même
si, bien entendu, elle apprête le sujet à agir sur ce qu'il dit vouloir.
C'est
pourquoi, in fine,
la réalisation d'un vœu est toujours miraculeux
: lorsque notre vouloir atteint son but, c'est toujours contre vents
et marées, contre ce que nous ne savons pas fléchir et que
Wittgenstein appelle "Dieu" ou le "Destin"
: "ce
dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en
ce sens, simplement le Destin [das Schicksal], ou, ce qui est la même chose, le
monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
8/7/16).
"Dieu" ou "le Destin" ne sont que des noms donnés à "ce
dont nous dépendons" dans notre quête du bonheur. Que le chemin éthique qui nous guide dans notre vie soit semé d'embûches, voilà bien l'indice indéfectible que notre vie a une valeur et pas seulement un déroulement factuel :
"croire
en Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire en
Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout.
Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Carnets
1914-1916,
141).
Croire
en Dieu, c'est donc une manière de nommer le sens de la vie et d'envisager la
recherche éthique
du
bonheur, comme n'étant ni complètement libre, ni complètement déterminée :
"qu’il
y ait ici un lien [entre l'existence du monde et l'éthique], les
hommes en ont eu le sentiment, qu’ils ont exprimé ainsi :
Dieu le Père a créé le monde, Dieu le Fils (ou le verbe, qui émane
de Dieu) est ce qu’il y a d’éthique"(Wittgenstein,
Wittgenstein
et le Cercle de Vienne).
Avoir une éthique, c'est admettre que je puis, certes, façonner ma vie en visant le bonheur, mais que tout n'est pas possible pour moi, c'est admettre que, dans une certaine mesure, je suis (pré-)déterminé (peu importe par quoi). Prier Dieu montre que le
perfectionnement
éthique,
la volonté
d'être
heureux,
ne peut être qu'une ascèse, le constat que "je
ne puis plier les événements du monde à ma volonté, mais [que]
je
suis au contraire totalement impuissant.
Je
ne puis me rendre indépendant du monde – et donc en un certain
sens le dominer – qu’en renonçant à influer sur les
événements"(Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
11/6/16). Donc, pour Wittgenstein, croire
en Dieu, avoir foi en Dieu a, justement, pour fonction de substituer l'effet miraculeux de la disposition éthique
proprement
humaine à l'effet causal
ordinairement
à l'œuvre dans l'enchaînement mécanique des faits d'une vie biologique.
Rien n'est plus anti-bergsonien que cette double négation à la fois du rôle causal de la volonté et à la fois de la liberté humaines. Rien de plus anti-bergsonien aussi que la conséquence de la conception wittgensteinienne de l'éthique sur la nature du temps vivant. Car une telle ascèse,
tout en étant pleinement insérée dans le temps de la vie,
et tout en se vivant au présent,
n'a pourtant pas de durée
puisque
la durée
concerne
les
faits
de
la vie
biologique (la
zôè
grecque)
tandis que
la vie
éthique
(la
bios
grecque)
concerne le sens
de
la vie, sa valeur.
Et si on objecte que, justement, la
vie
éthique
se confond avec la durée
de la vie dans
le sens où l'effort éthique
cesse
à la mort, Wittgenstein
répond, de manière apparemment surprenante, que
"la
mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la
mort"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
Que
veut dire Wittgenstein ? Eh bien que, contrairement à
Heidegger, la mort n'est pas
l'horizon limite
de
la condition humaine
en tant qu'"être-pour-la-mort"
(Sein-zum-Tode),
contrairement à Hegel, la mort n'est pas l'indice de notre liberté,
contrairement à Augustin et à Pascal, la mort n'est pas la
sanction de notre "chute" dans le péché,
et
contrairement aux Grecs, la mort n'est pas un passage vers un au-delà. Bref,
la mort
n'est, pour la vie spécifiquement humaine (la bios),
ni une fin
au
sens de "limite",
ni une fin
au
sens de "terme". D'où l'analogie : "notre
vie n’a pas de fin,
tout
comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311).
La vie
proprement
humaine (bios)
est, de part en part, un phénomène éthique,
c'est-à-dire un cheminement guidé par la foi à travers un "destin". Or, ni celui-ci ni celle-là ne peuvent être interrompus par une mort qui ne concerne que la vie animale (zôè). La preuve en est que, même après la mort biologique, le destin et l'éthique de la personne disparue continue de hanter, de mille manières, la conscience des vivants (par exemple, lorsqu'on se demande : "qu'aurait fait Untel s'il avait vécu tel ou tel événement ?"). Donc le destin, comme l'éthique, n'ont ni début, ni fin, n'ont pas de durée mais sont toujours présents. Dès
lors, "si
l’on entend par éternité non la durée infinie
mais
l’absence de durée
[nicht
unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit],
alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le
présent"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.4311). Autrement dit, l'éternité,
pour Wittgenstein, c'est
cette disposition éthique,
concentrée, à tout instant de la vie d'un homme, sur la recherche du bonheur
à
travers les obstacles qui parsèment ce qu'il sent être son destin. Métaphoriquement, c'est la foi en Dieu. Il est intéressant de constater que, comme
chez Bergson, plus que l'expérience religieuse, c'est la relation que nous avons à l'œuvre d'art qui nous offre l'exemple
le
plus courant de
l'expérience que nous faisons de l'éternité
:
celui
qui joue
ou qui
peint
de manière expressive,
pointe non pas vers un référent
identifiable
qui en serait le
corrélat à la manière dont un nom propre pointe vers son porteur,
mais vers sa
vie tout entière concentrée dans son exécution, dans son interprétation.
C'est en ce sens, nous dit Wittgenstein, que, pour peu que l'auditeur
la comprenne,
"tout
un monde se tient dans une petite phrase musicale"(Wittgenstein,
Fiches,
§173), en l'occurrence le monde de son auteur du point de vue d'un cheminement éthique à travers un destin et vers le bonheur.
Aussi, Wittgenstein, qui n'a jamais, lui-même, été compositeur, confie-t-il :
"il
m'arrive souvent de penser que le sommet que j'aimerais parvenir à
atteindre serait de composer une mélodie. [...] Si je rêve à un
idéal si élevé, c'est parce qu'il me serait alors possible, en
quelque sorte, de résumer ma vie"(Wittgenstein,
Carnets
de Cambridge et de Skjolden).
Composer, puis jouer, c'est, pour
le musicien,
"résumer sa
vie", en d'autres termes exprimer
ce qui, par-dessus tout, a de l'importance, de la valeur pour lui.
C'est tracer un chemin à travers son destin. L'audition de quelques morceaux d'Erik Satie de Charlie Mingus ou de Michel Petrucciani donnera une idée assez précise de ce que veut dire par là Wittgenstein. Du coup, celui
qui apprécie une œuvre
d'art
fait aussi l'expérience de la valeur du présent, donc de son éternité, en
ce qu'il concentre, dans le moment de sa contemplation, une
représentation
synoptique (übersichtliche
Darstellung)
du
monde, représentation qui se trouve, certes,
déterminée par le talent de l'artiste, mais qui entre en résonance avec son propre destin comme ensemble des déterminations qui pèsent sur sa propre vie. Le rapport entre l'art
et
l'éthique
est,
pour Wittgenstein, sans mystère : "éthique
et esthétique sont une seule et même chose"(Wittgenstein,
Tractatus,
6.421).
On
pourrait dire que Wittgenstein rejoint Bergson sur ce point, mais
à
condition de réinterpréter
la créativité
vivante
dans un sens non-mentaliste,
de rendre l'éternité
de
l'expérience artistique actuelle et non virtuelle, d'en faire l'expression miraculeuse d'un destin et non pas l'expression volontaire d'une liberté, et enfin de démocratiser
l'accession à l'éternité puisque n'importe qui peut manifester une position éthique
de
ce type.
C'est, en tout cas, le présent,
en tant qu'il est
infiniment
concentré
dans l'instant actuel
(et
non infiniment dilaté
dans la durée potentielle
comme
chez Bergson) qui manifeste l'éternité
wittgensteinienne.
Nous
avons donc opposé, jusqu'ici, l'éternité
comme
immortalité
à l'éternité
comme
présence,
l'éternité
comme
présence
métaphysique au monde à
l'éternité
comme
présence vivante au monde,
et l'éternité
comme présence vivante spirituelle à
l'éternité
comme présence vivante éthique.
Quelle va donc être la position de celui qui affirme explicitement
que "nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels"
?
D'abord,
il est manifeste que Spinoza
partage l'hostilité de la plupart des philosophes, les Grecs
exceptés, à l'égard de la confusion des notions d'éternité
et
d'immortalité.
En
effet,
pour
Spinoza, rien n'est immortel,
si ce n'est "cet
Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la
Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, préf.).
Spinoza parle, d'emblée, pour
le Tout de
Dieu ou
de
la Nature, d'éternité
et
non d'immortalité.
La raison en est que la mortalité
ne
peut,
en toute rigueur,
s'entendre que des parties du Tout,
des choses singulières.
Car "aucune
chose ne peut être détruite que par une cause extérieure"(Spinoza,
Éthique,
III, 4). Or, le Tout, par définition, n'a pas d'extérieur. Il ne
peut donc être détruit et, par conséquent, est
nécessairement
immortel.
En revanche, les
parties de ce Tout
sont
en interaction les
unes avec les autres et,
par
conséquent,
s'affectent
mutuellement d'un
effet causal qui est interne pour le Tout mais externe pour chacune de ses parties.
Or, toute causalité externe est corruptrice : "nous
pâtissons [patimur] en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne
peut se concevoir par soi sans les autres parties. Nous sommes dits
passifs [nos tum pati dicimur] quand quelque chose se produit en nous de quoi nous ne sommes
cause que partiellement"(Spinoza,
Éthique,
IV, 2).
Cette
passivité, que Spinoza appelle aussi "passion" (passio), dans
la mesure où elle est
corruptrice est
aussi,
in
fine,
destructrice. Car
"la
puissance qui permet aux choses singulières
[...] de
conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire
de la Nature. [Or, comme] la force par laquelle [toute
chose]
persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment
par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que
[toute
chose]
est nécessairement toujours soumis[e]
aux passions"(Spinoza,
Éthique,
IV, 4).
Ce
que dit Spinoza vaut pour "toute chose". Donc,
s'il semble causaliste et gradualiste comme Bergson, il l'est, en fait, beaucoup plus que Bergson puisqu'il n'établit aucune différence de nature entre le vivant et l'inerte au point même qu'il n'envisage, entre les parties du Tout, que des relations de type causal. Pour lui,
la vie
et,
a
fortiori,
la vie
humaine,
ne
sont que des
cas particuliers
de subsistance,
c'est-à-dire de résistance à l'usure causale qu'impose à toute chose,
l'infinité des choses extérieures dont elle est environnée
:
"la
force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est
limitée, elle est surpassée infiniment par la puissance des causes
extérieures"(Spinoza,
Éthique,
IV, 3-4).
Et
à ceux qui, comme Bergson, objecteraient que l'esprit
humain
introduit néanmoins une importante différence de degré dans la Nature
entre l'homme et les autres êtres, il admet, certes, que "la
vie humaine ne se définit point par la circulation du sang et les
différentes autres fonctions du règne animal"(Spinoza,
Traité
Politique,
V), mais c'est après avoir dit que "l’Esprit
et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous
l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la
Pensée"(Spinoza,
Éthique,
III, 2). Contre
Bergson, il soutient que "la
décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps
sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une
seule et même chose, que nous appelons libre décision quand nous la
considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par
cet attribut, et détermination contrainte quand nous la considérons
sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois
du mouvement et du repos"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
À
l'instar de Wittgenstein,
donc, la spiritualité humaine n'est,
pour Spinoza,
qu'un "attribut", autrement dit une manière de concevoir
un
acte humain
et de
l'expliquer autrement que par référence aux lois mécaniques.
D'une
manière générale, comme chez Wittgenstein, les valeurs, ces sublimes productions de l'"esprit",
n'ont aucune réalité factuelle. En particulier la notion de
perfection
: "la
perfection donc et l’imperfection ne sont en réalité que des
modes de penser, je veux dire des notions que nous avons accoutumé
de forger parce que nous comparons entre eux les individus de même
espèce ou de même genre"(Spinoza,
Éthique,
IV, préf.).
Les valeurs ne sont pas des choses mais des points de vue sur les choses. D'ailleurs, même sur
Dieu ou la Nature on peut adopter deux points de vue différents :
"par
Nature naturante [Natura
naturans],
on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les
attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et
infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'on le considère comme cause
libre. J'entends, au contraire, par Nature naturée [Natura
naturata]
tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun
des attributs de Dieu ; en d'autres termes, tous les modes des
attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses qui
sont en Dieu et ne peuvent ni être ni être conçues sans
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
I, 29). Ce qui ne veut pas dire que la perfection divine ne soit qu'une fiction. Bien au contraire puisque, nous dit-il, "par
Perfection et Réalité, j'entends la même chose"(Spinoza,
Éthique,
II, déf.6),
"perfection" devant ici s'entendre comme le point de vue de l'éternité, celui d'un "perfectionnement
illimité",
bref, d'une perfection
dynamique et
non pas statique comme c'est le cas dans la philosophie antique et la théologie monothéiste. Soit considéré comme cause de soi en tant que Natura
naturans,
ou comme effet de soi en tant que Natura
naturata,
dans les deux cas, la perfection
de
Dieu
est donc une perfection
proprement
bergsonienne de
création
continue
et illimitée. Telle est la réalité
divine.
Or,
si la perfection
ne
peut s'entendre que comme processus de perfectionnement,
cela
suppose qu'il y a un moteur pour ce processus.
C'est ce que
Spinoza appelle "conatus"
: "l'effort
[conatus] pour se conserver soi-même est le premier et unique fondement de la
perfection"(Spinoza,
Éthique,
IV, 22). En effet, "toute
chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et
s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de
persévérer dans son être [in
suo esse perseverare conatur].
L’effort [conatus]
par
lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien
de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 6). Dès lors,
contrairement
à ce que dit Bergson, l'éternité
désignera
moins la perfection d'un effort
créatif
intrinsèque que la perfection de la résistance
particulière
à l'ensemble
des
efforts
créatifs
extrinsèques
qui affectent
causalement et corrompent
toute chose jusqu'à la détruire. S'agissant de la spécificité de la vie
humaine,
"le
désir, c’est [le
conatus]
accompagné de la conscience de lui-même [et]
n’est
que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent
nécessairement toutes les modifications qui servent à sa
conservation"(Spinoza,
Éthique,
III, 9).
Au nombre de ces modifications
proprement
humaines dont
le désir
nous
fait prendre conscience,
il
y a évidemment
les
modifications cognitives.
Sauf que,
contrairement
à la conception grecque, les modifications cognitives spécifiquement humaines
n'affectent
pas le
seul
esprit
mais
l'être
tout entier en tant qu'il pâtit de son interaction avec d'autres
êtres qui sont, comme lui, des parties de la Nature. L'enjeu de la
connaissance, pour Spinoza, est donc essentiellement conatif,
c'est-à-dire
qu'il exprime
notre conatus,
notre désir
de
persévérer en notre être.
Voilà
pourquoi les idées "ne
sont rien autre chose que les [désirs],
lesquels varient par suite des dispositions variables du
Corps"(Spinoza,
Éthique,
III, 2).
Cela dit, il existe plusieurs degrés de connaissance, précisément
en fonction de la
puissance
du conatus
comme réaction à l'affection
dont l'être est l'objet.
Pour
Spinoza,
l'imagination et la mémoire en
sont le
degré le plus faible (mais non
le degré zéro).
La
seule différence entre imagination et mémoire est que "imaginer,
c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose
comme présente"(Spinoza,
Éthique,
III, 2), tandis que, par la mémoire, "l’Esprit
pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils
n’existent pas ou ne soient pas présents"(Spinoza,
Éthique,
II, 17).
En d'autres termes, on pourrait dire que l'imagination, c'est la
mémoire du présent ou que la mémoire, c'est l'imagination du
passé. Mais,
dans les deux cas, par ce premier degré de connaissance, "l’Esprit
s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les choses qui
augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps"(Spinoza,
Éthique,
III, 12). Le problème est que la puissance d'être est alors minimale au point de nous fournir
"une
idée par laquelle l’esprit considère une chose comme présente et
qui indique plutôt l’état du corps humain que la nature de la
chose extérieure"(Spinoza,
Éthique,
IV, 9). Certes, l'esprit
tâche
toujours, en fonction de sa puissance (ou, si l'on préfère, de la
puissance du Corps)
d'imaginer
une
représentation du
monde qui engendre le plus possible de joie,
car, en effet,
la
"joie
[est]
une
passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ;
[la]
tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à
une moindre perfection"(Spinoza,
Éthique,
III, 12). Mais, comme les hommes
réagissent souvent
dans l'urgence à quelque affection extérieure qui les attriste,
c'est-à-dire qui les amoindrit, alors ils se satisfont souvent de ce premier
degré
de connaissance, la mémoire
ou l'imagination,
dans lesquelles "les
objets nous sont représentés par les sens d’une façon
incomplète, confuse et sans ordre pour l’entendement"(Spinoza,
Éthique,
II, 40). Il en résulte que "la
connaissance par imagination [ou
par mémoire] est
l’unique cause de fausseté [car] plus on néglige ce qui nous est
réellement utile, plus on est faible"(Spinoza,
Éthique,
II, 41). La connaissance par imagination
(ou mémoire)
n'est pas fausse en soi, mais relativement à d'autres degrés de
connaissance qui nous donnent une représentation moins
confuse et plus complète de
ce qui nous serait utile réellement.
"Réellement",
cela
veut dire qu'il existe des niveaux de connaissance qui
perfectionnent notre conatus,
non éphémèrement,
dans
l'urgence de l'instant, mais profondément, à long terme,
à la limite, éternellement.
Or, justement, "il
est de la nature de la Raison de considérer les choses comme
nécessaires et non comme contingentes. [...]
Aussi
cette nécessité des choses est la nécessité même de l’éternelle
nature de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer
les choses sous la forme de l’éternité [sub specie aeternitatis]"(Spinoza,
Éthique,
II, 44).
La raison
dépasse
l'imagination
et
la mémoire
sur
ce point précis : "les
hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est
réellement utile"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18),
c'est-à-dire sont réellement
en chemin vers la perfection, donc vers
l'éternité.
"Réellement" et non pas illusoirement comme c'est le cas
lorsque nous imaginons
pouvoir
durer sans limite, bref, être immortels : "si
nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons
qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur esprit, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à
l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après
la mort"(Spinoza,
Éthique,
V, 34). Même si c'est
bien en tant qu'ils sont mortels,
donc qu'ils savent ne pas pouvoir durer indéfiniment,
que, confusément,
les hommes "ont conscience de l'éternité de leur esprit", c'est-à-dire de leur effort pour subsister (conatus) considéré sous un certain aspect, ce chemin-là est une impasse : ils imaginent
que
l'éternité
est
un présent qui dure infiniment, et,
comme ils ne peuvent attribuer cette faculté à leur corps, incapable de "durer infiniment",
ils l'attribuent à leur esprit
conçu
comme radicalement distinct de leur corps.
Imaginer
un
présent
infini,
une durée
de vie
qui,
pour l'esprit,
n'aurait pas de limite, voilà une représentation bien naturelle,
sauf qu'elle est aussi réconfortante
que doublement fausse. Car, d'une part, nous n'avons pas d'esprit substantiellement distinct de notre corps. Et, d'autre part, il
ne peut y avoir de durée
infinie :
ceci est contradictoire. Une durée
est
une
façon d'imaginer
le
temps comme un facteur de changements
dont nous ne comprenons pas la nécessité
et que, pour cette raison, nous
considérons comme erratiques, fractionnés.
Ce qui, encore une fois, est le propre du premier degré de connaissance. Tandis que, à
l'inverse, "les
fondements de la Raison, ce sont ces notions qui contiennent ce qui
est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune
chose particulière, notions qui, par conséquent, doivent être
conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de
l’éternité
[sub
specie aeternitatis]"(Spinoza,
Éthique,
II, 44).
Il appartient donc à la rationalité
de dépasser l'évidence première, exigée par l'urgence, d'un mouvement qui ne dure
que pour l'esprit et d'établir que le mouvement auquel appartient notre être indivis est
éternel
: c'est le mouvement infini des modifications dont
la Nature s'affecte elle-même.
Donc, pour Spinoza, à l'inverse de Bergson, mais aussi de Hegel ou
de Heidegger, il y a bien du temps
(puisqu'il
y a du mouvement)
mais pas réellement de durée, en tout cas, dès que l'on dépasse le premier degré de connaissance (imagination ou mémoire).
La
conception vraie du temps
de
Spinoza rappelle un peu celle
d'Augustin dans la mesure où l'éternité réelle
n'est rien d'autre que le temps
lui-même
tel
que connaissable
par
Dieu (la Nature),
sans
passé ni futur, donc réduit au seul présent
: Dieu (la Nature) éternellement
présent(e) à
sa création.
Sauf
que, pour Spinoza, Dieu et la Création ne font qu'un, tout à la
fois Natura
naturans et
Natura
naturata,
cause de soi et effet de soi.
Le
Dieu
de
Spinoza est
immanent
à
sa Création,
contrairement
à celui
d'Augustin
qui
lui est
transcendant
:
"Dieu
est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza,
Éthique,
I, 18).
Or,
Spinoza
ne
cesse
de nous
mettre en garde contre une lecture trop littérale des textes sacrés
que l'on doit s'abstenir d'"accepter
à la lettre ce qui figure dans les Écritures et qui doit être
interprété et entendu comme des métaphores"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
xiii), notamment ces innombrables passages qui "parlent si improprement de Dieu, lui attribuent des mains, des pieds, des yeux, des oreilles, une âme et jusqu'aux passions du cœur comme la jalousie, la miséricorde, etc."(Spinoza, Traité
Théologico-Politique,
xiii). Cette position est apparentée à celle de Wittgenstein qui entend, lui aussi, attirer l'attention sur les effets dévastateurs de cette confusion si fréquente entre les choses et le mode de présentation des choses. C'est pourquoi, cette réserve faite, Spinoza n'éprouve aucune difficulté à "répéte[r] avec Jean [que] c’est la justice et la charité qui sont le
signe le plus certain, le signe unique de la vraie foi catholique :
la justice et la charité, voilà les véritables fruits du
Saint-Esprit. Partout où elles se rencontrent, là est le Christ, et
le Christ ne peut être là où elles ne sont plus, car l’Esprit du
Christ peut seul nous donner l’amour de la justice et de la
charité"(Spinoza, Lettre
LXXVI à Albert Burgh
).
Si,
en effet,
on évite de tomber dans
l'ornière de la littéralité
superstitieuse, quel peut
bien être
le
sens de
ces
paroles attribuées au Christ par
l'Évangile
de Jean
: "je
suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par
moi"(op.
cit.,
14-6)
? La métaphore de la paternité a certainement, comme l'a remarqué
Spinoza, le sens métaphorique d'une entité qui engendre une descendance tout en
se procréant, c'est-à-dire en se conservant lui-même dans sa
créature. De ce point de vue, Dieu
est nécessairement présent
à
lui-même au sens où le père est présent en son fils : tel est le sens ontologique
de
l'éternité dont l'engendrement biologique donne un aperçu.
Mais
le
fait que ce soit le Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu fait homme
et non Dieu lui-même qui, métaphoriquement, prononce les
paroles
rapportées par l'évangéliste,
cela leur donne un sens non seulement ontologique
mais
aussi,
comme Wittgenstein l'a remarqué, éthique
: il y a là l'idée d'un chemin à parcourir pour parvenir à la
perfection de la vie éternelle, chemin qui passe par l'imitation du
Christ comme modèle "de justice et de charité". De
fait,
la quête éthique de Spinoza est une constante de son œuvre puisqu'il n'a eu de cesse de "rechercher
s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer,
quelque chose [...] dont la découverte et l'acquisition me
procureraient pour l'éternité la
jouissance
d'une Joie suprême et incessante
[...]
: la connaissance de notre union avec la Nature toute entière. Telle
est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature
supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l'acquièrent
avec moi"(Spinoza,
Traité
de la Réforme de l'Entendement,
§1).
Il
n'y a donc rien d'étonnant à ce que son opus
magnum soit
une Éthique
qui traite tout particulièrement du chemin de vie que doivent,
idéalement,
emprunter les hommes pour atteindre le plus haut degré de perfectionnement,
à la limite, communier avec Dieu ou la Nature tout entière, et qui, pour cela, leur fasse éprouver
la plus grande joie
possible, à la limite la béatitude.
Rien
d'étonnant non plus à ce que nous trouvions, dans sa philosophie,
une corrélation toute wittgensteinienne entre l'éthique
et
la religion
:
"tout
désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant
que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la
religion"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37).
Or,
précisément,
"la
béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la
connaissance du troisième genre, et en conséquence, elle doit être
rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la
vertu même"(Spinoza,
Éthique,
V,
42).
Le véritable amour de Dieu, nous dit Spinoza, n'est pas la
vénération craintive
et superstitieuse, passive,
engendrée
par
le premier degré
de connaissance, dominée, nous l'avons dit, par l'magination ou la mémoire qui indiquent l'état d'un corps plutôt que celui de son objet de connaissance.
Il commence avec le second degré, celui de la rationalité active
qui nous fait connaître ce qui nous est réellement utile. Deuxième degré qui peut même être dépassé dans une supra-rationalité intuitive
qui nous connecte instantanément à la Nature tout entière, un peu
à la manière de l'intuition bergsonienne. D'où la béatitude, cette joie particulièrement
intense qui l'accompagne et l'amour
de
Dieu qui est inséparable de cette expérience de l'éternité. Car "tout
ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous
fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu
comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième
genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car
elle produit une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause,
c’est-à-dire l’amour de Dieu, non pas en tant que nous imaginons
Dieu comme présent, mais en tant que nous le concevons comme
éternel. Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour
intellectuel de Dieu [amor
intellectualis Dei]"(Spinoza,
Éthique,
V, 32). Comme l'extase mystique chez Bergson, comme la foi en Dieu chez Wittgenstein, l'amour
intellectuel de Dieu est
donc pour Spinoza, la vertu par
excellence dans la mesure où elle manifeste une communion intuitive avec Dieu comme Nature infinie à laquelle nous sommes intimement connectés, vertu qui nous introduit de plain-pied dans l'éternité.
Toutefois, pour
Spinoza, comme pour Wittgenstein, la vie
bonne, le bonheur, la béatitude n'est
pas l'effet,
la récompense d'un effort comme pour Bergson,
mais l'effort lui-même (conatus), c'est la vertu
immanente
par excellence :
"la
béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu
elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions
excessives [libidines]
que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous
sommes capables de contenir nos passions excessives"(Spinoza,
Éthique,
V, 42). C'est donc ce "troisième genre" intuitif de connaissance, le plus élevé,
le plus exigeant possible, qui nous fait le mieux comprendre
(intellegere,
"établir des liens -ou des lois-" en latin) en quoi
consiste l'accroissement optimal de notre perfection
ou
de notre réalité,
et donc qui nous fournit la béatitude, c'est-à-dire la joie
la plus pure et la plus intense qui se puisse concevoir et par laquelle "le
Sage [possède],
par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de
Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique, V, 42, scol.).
Spinoza
termine
ainsi son Éthique non seulement en soulignant "la puissance de
l’Âme sur ses affections et la liberté de l’Âme"(Spinoza,
Éthique,
V, 42, scol.), donc en adoptant un lexique indiscutablement spiritualiste, mais encore en prévenant que "si
la voie qu'[il a] montré qui y conduit, paraît être extrêmement
ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui
est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut
était sous la main et si l’on y pouvait parvenir sans grand peine,
qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau
est difficile autant que rare"(Spinoza,
Éthique,
V, 42, scol.). En évoquant, in fine, la figure paradigmatique du "sage", Spinoza semble donc se raccrocher à cette vieille tradition spiritualiste, dont Bergson, nous l'avons vu, est un bon représentant et dans le cadre de laquelle seuls des êtres doués d'un "esprit" supérieur peuvent avoir
réellement l'intuition
de l'éternité.
Ce n'est pas faux, mais on pourrait dire, au
moyen d'une
analogie
toute wittgensteinienne,
que le "chemin ardu" à parcourir imprime une direction vers
laquelle tendre plutôt qu'un but
final à
atteindre.
Du coup, se pose aussi le problème éthique d'un chemin à parcourir afin que "chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui
est réellement utile pour lui, désire
tout
ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus
grande"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). Or,
ce qui est réellement utile à un être quelconque et, partant, à
un être humain, c'est toujours nécessairement d'établir avec les êtres
singuliers qui
l'affectent, des
relations qui soient, le moins possible, destructives et facteurs
de tristesse
et, le plus possible, constructives et facteurs de joie.
C'est en ce sens que "plus
nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
V, 24), le verbe "comprendre", comme son équivalent latin
"intellegere",
ayant ici le double sens de l'inclusion
actuelle
("ce
livre comprend trois chapitres") et
de la connexion
potentielle
("je comprends ce que vous dites").
Chaque fois que chacun de nous établit une relation harmonieuse avec
une
partie de la nature, alors les deux parties inter-connectés "se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés, [sont] unis entre eux, et [...] constituent dans leur
ensemble un seul Corps ou Individu"(Spinoza,
Éthique,
II, 13). À
la limite même, "si
nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute
la Nature est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous
les Corps, varient d’une infinité de façons, sans que l’Individu,
dans sa totalité reçoive aucun changement"(Spinoza,
Éthique,
II, 13).
"Comprendre le plus grand nombre de choses singulières"
revient donc bien à tendre asymptotiquement (à
la limite) vers
la perfection ou la réalité divine. Et telle
est,
pour
Spinoza,
la tâche éthique
de
l'éducation : "celui
dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit
dont la plus grande partie est éternelle. [...] Et, en effet,
à un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à
un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes
extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en
soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des
choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions
est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré,
considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses.
C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de
transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et
y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de
fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la
conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza,
Éthique,
V, 39). Éduquer
le corps,
c'est éduquer l'esprit
et éduquer l'esprit,
c'est rien moins que le tendre à le rendre éternel,
mais pas dans un au-delà plus
tard,
mais ici
et maintenant, c'est-à-dire au présent. Toutefois, si la véritable
éternité,
pour Spinoza, n'est autre que "la conscience de soi, de Dieu et
des choses", ou encore "l'amour intellectuel de Dieu",
autrement dit la vraie
satisfaction de soi [vera
acquiescentia sui] procurée, idéalement, par l'exercice du troisième degré
intuitif de connaissance, l'éducation la vise, graduellement,
à
travers le second niveau rationnel, tant il est vrai que "les hommes que la Raison gouverne, c’est-à-dire les
hommes qui cherchent ce qui leur est réellement utile, selon les
conseils de la Raison, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne
désirent également pour tous les autres, et sont, par conséquent,
des hommes justes, respectueux et honnêtes"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18). La perfection et, partant, l'éternité sont susceptibles de degré : ce n'est pas, chez Spinoza, une question de "tout ou rien".
On
voit donc à quel point est riche la conception spinozienne de
l'éternité.
Au sens restreint,
elle qualifie l'extase spiritualiste mystique chère à Bergson et par laquelle un être d'exception (un sage) dilate à l'infini la créativité de son présent jusqu'à intuitionner extensivement
la totalité du
processus de création et donc, d'une certaine manière, de communier avec cette
totalité.
Mais, elle qualifie
aussi la foi éthique dont parle Wittgenstein,
autrement dit ce cheminement obstiné à travers les obstacles d'une
vie quotidienne dont
chacun comprend
le
sens en faisant l'expérience d'événements qui concentrent en eux-mêmes la valeur de la vie avec une intensité
infinie. La notion d'éternité, chez Spinoza peut donc être comprise comme une synthèse de l'éternité bergsonienne dans laquelle l'esprit du sage se dilate infiniment dans les choses, et de l'éternité wittgensteinienne dans laquelle toute une éthique se trouve infiniment concentrée dans l'acte de celui qui suit les règles rationnelles qui l'ont éduqué. La puissance visionnaire qui se dégage de certains poèmes de Victor Hugo est une parfaite illustration de ce mélange de mysticisme spiritualiste et de rigueur éthique.
Dès lors, effectivement, "nous
sentons et expérimentons que nous sommes éternels"(Spinoza,
Éthique,
V, 23),
même si "nous" n'a pas le même sens dans les deux cas,
puisqu'il s'agit d'un "nous" supra-rationnel (3°
degré de connaissance) dans
le premier et d'un "nous" rationnel (2°
degré de connaissance) dans
le second. Il est donc
clair
que Spinoza exclut
de l'accès à l'éternité
le "nous" infra-rationnel de
l'imagination
ou
de la mémoire
correspondant
au premier degré
de connaissance. Car, si l'on considère avec Spinoza que c'est ce premier degré qui caractérise l'ignorance, "l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté
par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai
contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète
de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de
pâtir, il cesse aussi d’être"(Spinoza,
Éthique,
V, 42, scol.). L'"ignorant", en tant qu'il est infra-rationnel et, donc,
gouverné par son imagination
et sa mémoire, est "ballotté
par les causes extérieures"
: tout événement, dans sa vie, est contingent,
tout y est perçu comme l'effet du hasard.
Car
"il
dépend de la seule imagination que nous contemplions les choses, à
l'égard tant du passé que du futur, comme contingentes"(Spinoza,
Éthique,
II, 44).
De là, il s'imagine
que
les événements, dont il ne comprend pas la nécessité,
se succèdent de manière fractionnée et, partant, durent.
Du coup, il ignore l'éternité
qui
est, précisément, l'absence de durée.
La conception spinozienne de l'éternité, rejoint donc, effectivement, celle de Bergson et celle de Wittgenstein, et l'on pourrait même dire qu'elle partage avec toutes les autres conceptions que nous avons évoquées un point commun : c'est que l'éternité est, d'une manière ou d'une autre, correspondance de l'être humain avec sa nature, que celle-ci soit métaphysique, spirituelle ou éthique. Le présent n'est éternel que pour qui attribue au présent une valeur, un sens qu'il sent lui être donné par une nature dont il est le dépositaire. Il y a donc, chez tous ces auteurs, l'idée commune que l'éternité est une procession vers un état, possible ou nécessaire, d'harmonie du moi : la plénitude de la vie, le destin, Dieu, etc. On va donc se demander, in fine, s'il ne se pourrait concevoir d'éternité pour des individus qui vivraient dans l'instantanéité d'une existence qui ne tendrait pas à réaliser une nature individuelle.
On aura remarqué que Spinoza dit toujours "nous" ("nous sentons et expérimentons ..."), ce qui présuppose une communauté ontologique (en l'occurrence, Dieu ou la Nature) des diverses composantes, quelles qu'elles puissent être, de ce tout qu'il appelle "nous". Il en va de même pour Bergson et pour Wittgenstein qui, nous l'avons vu, font passer une ligne de démarcation ontologique, respectivement, entre l'inerte et le vivant et entre la vie végétale ou animale (la zôè) et la vie humaine (la bios). Dans tous les cas, le "nous" désigne une nature commune dont les parties spécifiquement humaines sont censées être des moi. Ces moi sont des sujets d'imputation, soit éthique ("il
n’est rien à quoi [le sage] pense moins qu’à la mort, et sa
sagesse est la méditation de la vie" - Spinoza,
Éthique,
IV,
67 ; "la
crainte de la mort est le meilleur indice d’une vie fausse,
c’est-à-dire mauvaise" - Wittgenstein,
Carnets
1914-1916,
142), soit spirituelle ("vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi
concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous" - Bergson, la Conscience et la Vie). Ils sont donc toujours présupposés et, avec eux, l'unité et l'identité de l'entité (fût-elle grammaticale comme chez Wittgenstein ou perspectiviste comme chez Spnoza) qui dit "je". Pour Proust, en revanche, qui se demande, au réveil matinal, "comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un
objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout
autre ?"(Proust, le Côté de Guermantes, 775), l'identité, voire même l'unité du moi devient problématique. C'est en ce sens que la (re-)constitution de ce moi doit être l'objet d'une "recherche". Proust constate en effet
que "cette
vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes [...],
ils
ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et
ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent
inutiles parce que l'intelligence ne les a pas
"développés""(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284). Il
établit ici une analogie entre, d'une part, l'image photographique
virtuelle causée par un bombardement bien déterminé de photons sur
une plaque sensible et la photographie révélée et développée par
un traitement approprié, d'autre part une banale expérience vécue
et la même expérience valorisée car remémorée après-coup.
Il s'agit, nous dit Proust
avec des accents bergsoniens,
de "chercher
à éclaircir"
les impressions diffuses et confuses que la vie imprime
dans mon corps.
Sauf que, faire un tri sélectif entre des impressions partielles et fugitives et de les abouter pour reconstituer un moi consistant à la manière dont on fait un montage cinématographique suppose précisément un agent du processus, quelque chose comme un moi déjà constitué, ce qui suppose le problème de la "recherche" déjà résolu. Voilà pourquoi,
nous dit Proust, "c'est peine
perdue que nous cherchions à évoquer
[notre
passé], tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est
caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet
matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel),
que nous ne soupçonnons pas"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
I, i, 44). Raison pour laquelle je ne prends pas
conscience
de moi-même
en visionnant volontairement le
film de ma vie
passée
ou
seraient imprimés les "déchets
de l'expérience",
autrement dit les événement jugés dignes d'être fixés sur des
images.
En d'autres termes, je ne prends pas conscience
de moi-même par
un effort bergsonien de
discernement. En
disant que "tous
les efforts de notre intelligence sont inutiles",
il a l'air de suggérer, à l'instar de Bergson, que le seul effort
pertinent, en l'occurrence, serait celui de d'une intuition qui
dilaterait
mon présent
jusqu'à englober
mon passé.
En fait, ce n'est pas le cas. Car, pour Proust, le
"temps passé", comme chez Wittgenstein ou
Spinoza, n'a aucune espèce de réalité : "notre vie n'est pas toute réunie en un même endroit et, comme il arrive pour les peintres dont l'œuvre est dispersée dans divers musées [...], tel souvenir de notre vie, tel portrait de notre caractère est resté dans la maison d'un pêcheur, dans la mémoire d'une servante d'auberge où il serait bien extraordinaire que vous alliez l'y retrouver"(Proust, Jean Santeuil, 408-409). Le "temps passé", n'est pas "quelque part" : comme Bergson ou Wittgenstein, Proust récuse l'analogie spatiale. Le "temps passé", mon temps passé est,
stricto
sensu,
le
"temps perdu" : il n'est plus nulle part. De sorte que, partir à la recherche de ce temps perdu, ce serait partir à la recherche d'une chimère si l'objet de la quête n'était pas, au fond, la recherche, c'est-à-dire la (re-)constitution, d'un moi ayant vécu ces expériences "passées" avec des matériaux qui n'appartiennent pas au "passé", réputé perdu, mais au présent en tant que ces matériaux rappelleraient, par le plus grand des hasards, des bribes de ce "passé" à jamais disparu. Dès lors, l'objet que je
recherche,
ce moi
en tant qu'il a vécu
quelque chose qui m'a construit et constitué, "il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir,
ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust,
du
Côté de chez Swann,
I, i, 44). Pour Proust, au rebours de Bergson, mais
à l'instar de
Spinoza,
la mémoire des choses
n'est pas dans notre mémoire mais dans les choses
avec lesquelles nous entrons
actuellement
en
relation : "notre
mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de
renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée,
partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence,
n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du
passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent
taries, sait nous faire pleurer encore"(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 511-512). Toutefois,
contrairement à Bergson toujours, mais aussi
à Spinoza,
la rencontre avec de tels objets n'obéit, pour Proust, à
aucun effort, à aucune volonté,
n'est guidé par aucune loi, aucune méthode mais se trouve être
complètement
aléatoire.
En d'autres termes, la
valeur
d'une perception,
non seulement est entièrement subjective
en ce qu'elle
est toujours fonction de l'histoire particulière du moi percevant,
mais,
de plus,
est parfaitement contingente.
Qui peut savoir
à l'avance
ce que peut valoir
une image pour
moi ?
Car "une
image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là,
des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la
couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son
titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du
café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau
temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol
de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait
durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit
jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de
parfums, de sons, de projets et de climats"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2280). Si
on appelle "image" une perception complexe qui exige le
concours simultané de tout
ou partie
de mes cinq sens, il existe donc une indétermination fondamentale de la
valeur symbolique
d'une image. Mais si, maintenant, à l'instar de Spinoza, on nomme "imagination" la faculté
proprement humaine de fabriquer des "images" comme connaissances contingentes, confuses et partielles de la réalité, fût-elle subjective, alors on
a du mal à voir en quoi l'imagination proustienne peut
être
un facteur d'éternité.
La réponse de Proust est que l'éphémère n'est pas nécessairement sans valeur. Par exemple, "ce
lac qui est devant moi n'est plus un spectacle dont j'aie à chercher
la beauté, c'est l'image d'une vie longtemps vécue et dont la
beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour
que j'aie à chercher en quoi elle consiste. C'est, par delà le
spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d'un coup
dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l'animait,
un charme d'imagination
qui nous attache définitivement à la vie et nous l'incorpore, comme
si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la
pensée, présenté si vague par la mémoire était à jamais
ressaisi par la contemplation"(Proust,
Jean
Santeuil,
462-465).
Comme
l'avait déjà souligné Bergson, si je suis en permanence en
mesure de percevoir des myriades d'images,
en revanche je ne prends ordinairement conscience que d'une infime
partie d'entre elles, en l'occurrence celles qui
ont
un usage
immédiat pour moi : je me rends plus facilement compte du
rouge du feu de signalisation que du rouge du soir qui tombe sur l'horizon.
De sorte que, comme le dit toujours Bergson, c'est un monde d'une
richesse inouïe qui s'ouvrirait à
moi
si
j'étais
capable de fixer mon
attention sur chacune des images
qui s'offrent virtuellement
à
moi.
En
ce sens, l'imagination
comme faculté de saisir et de valoriser le contingent est
effectivement une ouverture sur l'infini.
Sauf que, d'une
part, rectifie
Proust à la manière de Spinoza ou de Wittgenstein,
de telles images
ne
sont point des images
DU
monde mais plutôt DE MON monde
: "ce
lac qui est devant moi [...]
c'est l'image d'une vie longtemps vécue",
et, d'autre part,
il
ne dépend pas de nous, fussions-nous un être d'exception, d'activer
volontairement
cette
fonction imaginative.
J'éprouve
à ce moment un foisonnement d'images
(visuelles,
sonores, olfactives, etc.). C'est un fait. Je
suis ému par une image bien particulière, en l'occurrence le spectacle de ce lac. C'est encore
un
fait. Mais quel est le rapport entre ces deux faits ? Il est
impossible d'en dire plus. Sauf, peut-être, que j'ai,
jadis,
vécu un
événement
dont
le spectacle du lac est, actuellement, le symbole.
Voilà
tout.
Du
coup, l'événement
actuel
peut
bien
me
rappeler clairement ce vécu passé
:
c'est le cas, par exemple, de la petite madeleine trempée dans le
thé
qui rappelle
à Marcel la douceur attentionnée de sa mère.
Il peut aussi m'évoquer
un vécu passé dont le rapport avec le vécu présent me surprend : c'est ce qui se passe avec les
bottines que
délace
le
Narrateur et
qui
lui
rappellent douloureusement
sa grand-mère morte.
Mais il peut tout aussi bien être muet, c'est-à-dire captiver mon attention sans rien rappeler
ni
rien évoquer
du
tout pour moi : c'est le cas pour
le spectacle du lac ou pour ces
trois clochers de Martinville qui
font
éprouver au jeune Marcel une étrange impression de "déjà-vu"
sans qu'il pût préciser quoi, au juste.
Mais, dans tous
les
cas, pourquoi
mon
attention est-elle attirée sur ces
événements-ci
si
ce n'est que "le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un
passé et qui permette à son imagination de faire connaissance avec
le passé qu'elle n'avait pas connu, qui n'était pas tombé sous son
regard et que l'intelligence, l'effort, le désir, rien ne pouvait
lui faire connaître"(Proust,
Jean
Santeuil,
462-465).
Or, si on admet avec Proust que l'imagination est bien ce qui donne une valeur à une perception actuelle en la mettant, tout à fait par hasard, en connexion avec une perception passée, on voit bien alors que l'imagination
ne
nous fait pas réellement échapper au temps, mais, en versant dans l'ici et le
maintenant une dose d'ailleurs et d'avant, elle nous fait vivre un instant éphémère mais extraordinairement enrichi
qui
brouille
les repères temporels de l'avant et du maintenant. Car
le maintenant
et
l'avant
étant,
dans une certaine mesure,
vécus simultanément et non plus successivement,
un
peu à la manière du Dieu d'Augustin, ce
n'est pas le temps
mais
la durée
bergsonnienne,
la durée
qui
sépare l'avant
du maintenant,
qui se trouve abolie.
Cette expérience de réminiscence
fortuite
peut être agréable (la
madeleine) ou
désagréable
(les bottines),
être
explicable
(la madeleine) ou non (les
bottines, le
lac, les
clochers). Il reste que, pour
Proust, j'accède à l'éternité
à travers cette
prise de conscience véritablement miraculeuse de moi-même qui n'est et ne peut être que le fruit de l'imagination.
Voilà
pourquoi il convient "que
nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous
comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous
relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à
nous-mêmes"(Proust,
Jean
Santeuil,
462-465).
Contrairement à Spinoza, donc,
pour
Proust, seule l'imagination
et
sa possible sanction,
la réminiscence
fortuite,
me donnent
accès à une connaissance adéquate
de moi-même,
à mon essence
véritable,
éternelle qui est, paradoxalement, de n'avoir ni nature, ni identité, mais seulement des instants d'intense lucidité.
Seule l'imagination
fortuitement activée
par des événements actuels me met en relation avec le "temps perdu", c'est-à-dire avec moi-même, ce qui est
"le
signe de
la supériorité d'un
état
où nous avons comme objet une essence éternelle et comme si
l'imagination ne pouvait connaître que d'un si sublime
objet"(Proust,
Jean
Santeuil,
462-465)
: si je suis fasciné par le spectacle de ce lac, alors je suis celui-que-le-spectacle-de-ce-lac-fascine. C'est là un aspect essentiel, quoique totalement fortuit, de mon être, de mon essence
éternelle.
Pour
Proust, mon "essence éternelle" n'est donc nullement
une essence
nécessaire
comme
chez Spinoza, ni même mon essence présente comme chez Bergson ou Wittgenstein.
Et elle n'est donc pas non plus un accomplissement providentiel comme chez Bergson, ni un destin comme chez Wittgenstein. Bref, loin d'être "ma nature", "mon essence" est et ne peut être que
contingence,
un nuage hétéroclite d'instants éphémères faits
de rencontres fortuites valorisées par l'imagination. Il n'empêche que "mon essence", c'est moi : "à
l’instant même où la gorgée [de thé] mêlée des miettes du gâteau
toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait
d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi,
isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les
vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me
remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence
n’était pas en moi, elle était moi"(Proust,
du Côté
de chez Swann,
I, i, 44). C'est donc, clairement, la découverte fortuite par le moi de son essence contingente, instantanée et éphémère qui est, paradoxalement, un facteur d'éternité comme (re-)découverte du temps perdu.
Comme
le remarque Deleuze, "à
l'idée
philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée
de "contrainte" et de "hasard". La vérité
dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser,
et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des
contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust
[...].
Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre
bonne volonté ou de notre travail attentif"(Deleuze,
Proust
et les Signes,
I, 2-3). En effet, de
telles rencontres ne sont pas rationalisables,
ne peuvent pas être enfermées dans un cadre conceptuel explicatif et, encore moins, productif :
certes, on peut toujours, après-coup, établir
rationnellement
(par exemple au moyen de la psychanalyse)
la relation
symbolique
qu'une
réminiscence entretient avec un événement générateur perdu dans
les méandres obscurs de la conscience, mais on ne peut pas la prédire et, donc, expliquer
par une loi ou une règle pourquoi
une
telle réminiscence
possède une valeur
symbolique pour
moi-ici-maintenant.
Et, si on ne peut ni la prédire, ni l'expliquer, a fortiori, on ne peut pas non plus la produire volontairement. Toutefois,
Proust
remarque qu'il
existe
une manière rationnelle et volontaire de multiplier les occasions de faire de telles rencontres aléatoires et, ainsi, d'augmenter, a priori, la probabilité de susciter de telle réminiscences. Comme
Bergson l'a
souligné,
certains hommes possèdent,
en effet,
ce
talent spécial
de saisir les occasions de produire ces représentations riches de valeur qui, pour Proust,
au moyen d'une
mise en scène qu'ils font des fruits de leur imagination, vont attirer l'attention non seulement de leurs auteurs mais aussi de leurs spectateurs.
Tels
sont les artistes
qui,
dans
et par leurs
œuvres,
ont
le talent prodigieux de se
révéler
d'abord
à
eux-mêmes
:
"notre
vie n'est absolument pas séparée de nos œuvres.
Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment
donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme
scènes de mon livre ? C'est que, au moment où je les vivais, c'est
ma volonté qui les connaissait
dans
un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et
leur essence intime m'échappait"(Proust,
Jean
Santeuil,
345). Mais leurs créations peuvent aussi servir de révélateur pour autrui : "l'ouvrage
de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre
au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre,
il n'eût peut-être pas vu en soi-même"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2296).
Leur
imagination
ayant une sensibilité particulière aux
événements actuels susceptibles d'avoir une valeur, ils n'ont de cesse de la matérialiser dans
des
objets extérieurs
à eux-mêmes. L'écrivain,
par exemple,
s'évertue,
au
moyen de
l'écriture, de
capter l'"essence
intime", c'est-à-dire la valeur pour lui-même, de
ces événements, cachés à sa
volonté
méthodique
et accessibles seulement à
son imagination
errante.
Sauf
que
le
résultat d'une telle
activité
n'est
jamais
garanti.
Ni pour lui-même
:
"une
fois [Jean] devant son papier, il écrivait ce qu'il ne connaissait
pas encore, ce qui l'invitait sous l'image où c'était caché (et
qui n'était en quoi que ce soit un symbole) et non ce qui, par
raisonnement, lui aurait paru intelligent et beau"(Proust,
Jean
Santeuil,
701). Ni
pour autrui
: "le
suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit
qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et
d’insignifiance qui
nous
laisse incurieux devant l’univers. Alors, il nous dit : « Regarde,
regarde, [...] Apprends à voir ! »
Et à ce moment il disparaît"(Proust,
sur
la Lecture). L'écrivain,
tout comme le peintre, le
musicien, le sculpteur, etc., tirent
profit du hasard de leurs propres rencontres,
pour composer un ensemble de signes
(ce
ne sont pas encore des symboles,
justement parce que nul ne sait par avance s'ils vont symboliser
quoi que ce soit) qui,
avec
un peu de chance,
m'"apprennent à voir" un monde possible qui ressemble à mon monde réel à la manière dont un symbole actuel symbolise un événement passé. Du coup, ce point de vue qui n'est pas le mien mais celui de
l'artiste, fait accéder mon imagination non seulement à ma propre éternité (ma propre essence intime) mais aussi à celle de l'artiste : "par
l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un
autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les
paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y
avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde,
le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a
d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre
disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent
dans l'infini"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2285). L'œuvre d'art est donc cet objet qui peut
me faire
prendre conscience de mon monde, c'est-à-dire de moi-même, en suscitant des réminiscences
de mon propre passé particulier, mais qui, en même temps, me fait sortir de moi-même en me faisant prendre conscience du monde de l'artiste. Avec
un peu de chance,
si l'œuvre "me parle", comme
on dit, alors
j'accède, qualitativement, au même genre d'éternité
que
l'artiste lui-même et, quantitativement, à
une multiplicité insoupçonnée de mondes
possibles qui
sont
des symboles du
mien sans
être le mien. Proust montre, par la diversité des exemples qu'il donne, que cette fonction artistique génératrice d'éternité est loin de se réduire à la seule littérature. La musique, incarnée par Vinteuil dans la Recherche, a exactement le même effet : "rien
ne ressemblait plus qu'une telle phrase [musicale] de Vinteuil à ce
plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie
[...].
Je
sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil
nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon
imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût
l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie
embaumée d'un géranium"(Proust,
la
Prisonnière,
1885). Il en va de même pour la peinture, représentée par Elstir : "depuis
que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à
retrouver dans la réalité [...] la beauté là où je ne
m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus
usuelles, dans la vie profonde des "natures mortes""(Proust,
à
l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur,
II, 681-682). Dans tous les cas, Proust insiste "sur
l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous
avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en
donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter [...]. Le goût [que] la madeleine
avai[t] réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je
cherchais souvent à me rappeler [...] et je comprenais que la vie pût
être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si
belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose
qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la
juge et qu'on la déprécie"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2264). L'impression vraie, la vérité sur moi-même et donc ce perfectionnement de moi-même qui me fait, comme le dirait Spinoza, "sentir et expérimenter que je suis éternel", seule l'imagination sollicitée par le hasard des rencontres peut m'y faire accéder. Que de telles associations
imaginatives
soient
possibles et m'ouvrent
les
portes
de l'éternité,
c'est-à-dire
de la vérité de mon essence,
cela
ne relève donc ni d'une mémoire volontaire bergsonienne, ni d'une connaissance nécessaire spinozienne, mais tiennent plutôt, comme le suggère
Wittgenstein, à
ce qu'un certain point de vue donne miraculeusement
de
la valeur
à l'instant éphémère.
Sauf
que, pour Proust, contrairement à Wittgenstein, une conception de l'éternité, de l'essence du moi,
comme
surgissement aléatoire et éphémère d'impressions présentes qui donnent de
la valeur
à
ma vie
en
symbolisant avec mon passé perdu, cela semble exclure toute éthique, c'est-à-dire toute conduite intentionnellement orientée vers la vie bonne. En effet, le caractère aléatoire de ces associations, d'une part rend les "mauvaises rencontres" avec soi-même tout autant probables que les "bonnes", et d'autre part rend problématique, sinon impossible, l'unité et, à plus forte raison, l'identité d'un moi comme sujet possible d'une éthique. On peut songer, à titre d'illustration de ce genre de problème, aux personnages des romans de Modiano qui évoquent irrésistiblement le point duquel nous étions partis : l'impermanence héraclitéenne de toute chose.
Simplement Merci !
RépondreSupprimer