Dans
son grand roman consacré à l'apprentissage de la musique et
intitulé Corps et
Âme1,
Franck Conroy met en scène un jeune
pianiste
prodige, Claude Rawlings, qui, à un certain moment
doit jouer une pièce de Mozart en étant accompagné par Peter, un
enfant qui lui a été présenté comme un violoniste
particulièrement précoce. L'un et l'autre se livrent donc, de
concert, à l'interprétation d'un
passage
des Sonatines
Viennoises
: "Claude
joua facilement, presque machinalement, concentrant toute son
attention sur le violon et premièrement pour connaître la raison
pour laquelle il sonnait de manière si bizarre. L'enfant savait
jouer -il était certainement en train de jouer les notes, avec un
son ténu et pratiquement pas de vibrato-
et, cependant, le résultat était complètement mécanique. Le
rythme
était correct mais les notes ne formaient pas une ligne continue.
Elles tombaient l'une après l'autre, uniformément. "Ravissant"
s'exclama [la mère de Peter] lorsqu'ils eurent terminé. Claude
demeura perplexe. L'enfant n'avait fait aucune erreur, il avait même
respecté les indications et nuances, quoique de manière
rudimentaire, et, de toute évidence, consacré des centaines
d'heures à l'instrument. Mais pourquoi, et comment, avait-il pu se
livrer à un tel
travail sans le moindre sentiment musical ?"(op.
cit.,
vii).
Au fond, la question que se pose le pianiste à propos du violoniste
est : comment est-il possible de jouer d'un instrument, tout à la
fois sans qu'on puisse y déceler la moindre infraction aux règles
de l'exécution, mais, en même temps, sans
rien exprimer
du tout ? Posée d'une autre manière, la question revient à se
demander comment
et
pourquoi,
tout en étant nécessaire,
la
parfaite maîtrise des règles d'un jeu ne suffit apparemment pas
pour que le joueur puisse être dit comprendre
ce
qu'il joue.
Ce qui suppose qu'au-delà des règles du jeu explicites dont la
fonction de l'apprentissage est,
au premier chef,
de garantir la maîtrise, il y a quelque chose d'implicite qui, sans
faire peut-être l'objet d'un apprentissage systématique, est
néanmoins pragmatiquement
attendu
lors de l'exécution d'une phase de ce jeu,
attente qui, lorsqu'elle est déçue, incline à l'imputation de
surdité (ou
de cécité)
du joueur à un aspect
d'autant
plus important de
la pratique du jeu
que son défaut semble abolir la distinction entre le joueur humain
et la machine.
Ce "quelque chose", Franck Conroy l'appelle ici sentiment
musical.
Nous verrons que Wittgenstein le nomme, plus simplement, expression,
ce qui, outre de couper court à l'ambiguïté psychologisante
du
terme "sentiment", possède l'avantage d'inscrire
l'expressivité
musicale
dans le cadre de l'expressivité
dans un jeu en général et dont le paradigme est, pour lui, le jeu
de langage.