(suite de ...)
Le passage par le cynisme nous semble, en effet, être une des clés du problème. Dom Juan est le paradigme du cynique au sens de Sartre. Tout comme Tartuffe et Alceste, il sait la valeur inestimable de ce qu'on appelle, au XVII° siècle, un "honnête homme"1. Tout comme Tartuffe et contrairement à Alceste, dom Juan ne croit pas le moins du monde en la validité de ce modèle. Mais, contrairement à Tartuffe, dom Juan sait qu'il n'y croit pas. Aussi, ne joue-t-il pas à y croire, n'est-il pas hypocrite, mais confie-t-il à Sganarelle que
Le passage par le cynisme nous semble, en effet, être une des clés du problème. Dom Juan est le paradigme du cynique au sens de Sartre. Tout comme Tartuffe et Alceste, il sait la valeur inestimable de ce qu'on appelle, au XVII° siècle, un "honnête homme"1. Tout comme Tartuffe et contrairement à Alceste, dom Juan ne croit pas le moins du monde en la validité de ce modèle. Mais, contrairement à Tartuffe, dom Juan sait qu'il n'y croit pas. Aussi, ne joue-t-il pas à y croire, n'est-il pas hypocrite, mais confie-t-il à Sganarelle que
"ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les signes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires [...]. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle"(Molière, dom Juan, V, 2).De même, dans le roman de Cohen, Solal n'est pas de bonne foi comme le sont "les valeureux", ses braves oncle et cousins, mais il n'est pas non plus de mauvaise foi comme le sont Ariane ou Adrien. Ou plutôt, il est de mauvaise foi mais il le sait et l'assume en toute bonne foi. Bref, il est cynique. C'est même à la suite d'une confession d'un cynisme stupéfiant2 sur sa conception des amours humaines réduites à une forme d'agression bestiale (des "babouineries" selon un terme dépréciatif dont Solal se délecte à de nombreuses reprises lorsqu'il parle avec dégoût du genre humain) qu'Ariane est tombée dans ses bras. Verbatim :
"oh ce duo continuel parmi les humains, cet écœurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. [...] Excusez-moi, tous ce petits babouins me rendent fou, j'en trouve à tous les coins en posture d'amour"(Cohen, Belle du Seigneur, xxxv).Ça, il le sait. Et pourtant : "tant pis, tant pis, nous sommes des animaux mais je l'aime et je suis heureux, pensa-t-il. Ô merveille de t'aimer, lui dit-il"(Cohen, Belle du Seigneur, xxxvi). Il ne croit donc pas ce qu'il sait puisque, malgré tout, il tombe fou amoureux d'Ariane. Mais, ça aussi, il le sait. Et, dans le couple, il est le seul à savoir qu'il ne croit pas ce qu'il sait :
"leur pauvre vie. Leur prétentieux cérémonial de ne se voir qu'en amants prodigieux [...]. Cette vie fausse qu'elle avait voulue et organisée, pour préserver les valeurs hautes, comme elle disait, cette pitoyable farce dont elle était l'auteur et le metteur en scène, courageuse farce de la passion immuable, la pauvrette y croyait gravement, la jouait de toute âme, et il en avait mal de pitié, l'en admirait"(Cohen, Belle du Seigneur, xcii).Voilà donc bien le cynique : A est cynique si et seulement s'il sait qu'il-sait-que-K1-et-qu'il-croit-que-C1 , avec C1 = non-K1. Bref, A est cynique s'il se sait qu'il se ment à lui-même. De ce point de vue, Sartre a donc tort de penser que "croire, c’est savoir qu’on croit, et savoir qu’on croit, c’est ne plus croire"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), puisqu'on peut, de toute évidence, savoir qui on est (c'est-à-dire connaître son identité), croire qu'on est quelqu'un d'autre, et savoir qu'on le croit sans pour autant cesser de le croire, autrement dit, assumer son mensonge à soi-même en toute bonne foi. C'est ce que fait Solal. Mais il a à la fois raison et tort d'ajouter que "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(ibid.). Raison parce que la mauvaise foi est, effectivement, une tentative pour échapper à ce que l'on est et non seulement à ce que l'on sait (à ce que l'on tient pour vrai). Mais il a tort en ce sens qu'une telle tentative n'est pas nécessairement vouée à l'échec. Le mensonge à soi-même peut tout à fait atteindre son but. C'est même, probablement, ce qui rend aussi pitoyable le personnage d'Ariane dans le roman de Cohen3. Bref, Sartre, tout autant que Moore ou Wittgenstein, ont tort de penser que le mensonge à soi-même est inconcevable : en fait, il n'est pas plus incongru d'induire en soi-même une croyance qu'on n'a pas, que de l'induire en autrui. Dans les deux cas, pour que le mensonge réussisse, il faut et il suffit que le destinataire ne se rende pas immédiatement compte de la supercherie. En ce sens, le cynisme, c'est l'échec du mensonge à soi-même, la mauvaise foi, son succès.
Deuxième
clé du problème : l'action. Le défaut majeur d'un traitement
exclusivement cognitif du problème du mensonge à
soi-même, c'est qu'il l'envisage uniquement sous l'angle de la
dissimulation à soi-même d'une vérité que, par hypothèse, le
sujet connaît. D'où les paradoxes et apories que développent
Sartre, Moore et Wittgenstein. Ce qui réduit le mensonge à
soi-même soit à une incompétence linguistique ou une
pathologie mentale, soit à un simple prédicat moral attribué par
tierce observation : on dirait "il (ou elle) se ment à
soi-même" après avoir constaté un comportement peu
conforme aux standards de la rationalité humaine et que, pour cette
raison, on entend décourager et l'on condamne. Du coup, on perd de
vue l'enjeu relationnel du mensonge en général et, plus
particulièrement, de cette forme réflexive du mensonge,
cette dualité sur laquelle ont buté Sartre et Wittgenstein et dans
laquelle Freud a entrevu un commerce occulte de notre conscience avec
un inconscient : on perd l'enjeu essentiel du mensonge à soi-même
qui est ... la relation de soi à soi4.
Le problème étant que, si le mensonge à soi-même est bien
une forme dégénérée5
de mensonge, il reste néanmoins un mensonge, à ce titre,
comme l'a justement objecté Sartre, il est donc nécessairement
intentionnel et ne peut donc pas être réputé inconscient.
Et c'est parce que le mensonge met en jeu des relations
mutuelles et complexes du menteur avec son environnement naturel et
social qu'il ne peut se réduire à son seul aspect cognitif mais
doit être envisagé sous l'angle d'une action conduite
dans l'intérêt du menteur, donc dans une certaine auto-position de
soi. De sorte que, si l'on tient absolument à faire du mensonge
un problème de dissimulation lié à la connaissance de
quelque chose, c'est de connaissance pratique de soi-même
et non de connaissance théorique qu'il s'agit. Elizabeth
Anscombe s'étonne et s'irrite du manque de discernement des
philosophes modernes sur ce point :
"se peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux entendaient par connaissance pratique ? Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux connaissances : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32).La première, seule, vise la vérité, c'est-à-dire l'ajustement de l'observation du sujet dans la direction du monde. La seconde vise plutôt l'efficacité, autrement dit l'ajustement du monde dans la direction de l'intention de l'agent. Donc, si l'on admet que le mensonge à soi-même n'est pas un oxymore mais la description littérale d'une conduite relativement répandue, il faut se poser la question de l'adéquation de l'intention du menteur à son efficacité réelle, c'est-à-dire se demander dans quelle mesure le monde s'ajuste à (est modifié par) l'intention mensongère. Pour Anscombe, sont intentionnelles
"les actions auxquelles s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6)6.En ce sens, un comportement quelconque sera dit intentionnel dès lors que l'agent sera réputé savoir qu'il se comporte comme il se comporte7. Et nous avons montré que le cynique, précisément, sait ce qu'il fait. Du coup, "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4). Autrement dit, est intentionnel un comportement à la fois conscient et pratique. Tout en étant nécessairement consciente, l'intention n'est donc pas une question d'intériorité8 mais bien plutôt d'extériorité pratique9. Donc, dire que le mensonge à soi-même est un mensonge, c'est dire qu'il est intentionnel, et dire qu'il est intentionnel, ce n'est pas seulement le faire échapper au champ de la psychanalyse, c'est dire que le menteur possède, comme pour tout mensonge en général, une connaissance pratique de la (des) raison(s) de son mensonge comme type d'action sur le monde, bref, une certaine forme de connaissance de soi-même comme objet dans le monde.
Or,
le medium, si l'on peut dire, de notre action sur le monde,
c'est évidemment notre corps. Raison pour laquelle tous nos
exemples de mensonge à soi-même sont indéfectiblement des
exemples de comportements cynique ou de mauvaise foi. Raison
pour laquelle autrui peut toujours m'imputer ce mensonge à
moi-même sur la base d'une observation de mon comportement qui
lui procure, par conséquent, une connaissance théorique
("contemplative", dit Anscombe) de moi-même. Tandis
que l'imputation en première personne ("je me mens à
moi-même") qui, comme nous l'avons vu, caractérise le cynique,
procède d'une connaissance pratique de moi-même par
moi-même, une connaissance, nous dit Anscombe, qui ne passe pas par
l'observation. "Par exemple, un homme connaît souvent la
position de ses membres sans observation. Nous disons "sans
observation" parce que rien ne lui montre la position de
ses membres10
[et donc aussi] parce qu'il est possible
d'avoir raison ou de se tromper [...]. La classe des actions
intentionnelles est un sous-ensemble [de l'ensemble des choses
connues sans observation]"(Anscombe, l'Intention,
§8). Pour Anscombe, donc, l'intention est un cas particulier
de connaissance sans observation, à côté des états
kinesthésiques (mouvements), cœnesthésiques (sensations) et
psychologiques (au sens de Wittgenstein). Il n'est pas nécessaire de
m'observer moi-même, de quelque manière que ce soit, pour savoir
ce que je vais faire ou ce que je suis en train de faire. Dans le cas
contraire, s'il fallait m'observer moi-même, a fortiori, me
faire observer par un tiers pour savoir ce que je suis en train de
faire, mon action ne serait plus quelque chose que je fais
mais de quelque chose qui m'arrive. De plus, comme le souligne
Wittgenstein, si l'observation requiert la reconnaissance de l'objet
observé, il y a donc toujours un risque d'erreur. Tandis que si ma
connaissance est sans observation au sens d'Anscombe, alors
aucune erreur n'est envisageable : "si l’utilisation de
‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un
agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [en
revanche] s’il n’est pas question de reconnaître qui que ce
soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible"(Wittgenstein,
le Cahier Bleu, 67). Bref, il n'est pas nécessaire de
m'observer moi-même pour savoir, et sans doute aucun,
que je mens ou que je vais mentir ou que j'ai menti, fût-ce à
moi-même. Et, si, comme le précise Anscombe, cette connaissance
intentionnelle sans observation est, néanmoins,
susceptible d'être défectueuse, s'"il est possible
d'avoir raison ou de se tromper", ce n'est pas parce que je
risque de mésinterpréter quelque information sur moi-même (ce
serait retomber dans l'analyse cognitive11)
mais parce que je ne maîtrise pas toutes les circonstances de mon
action sur le monde. Le défaut toujours possible de mon intention
n'est pas, nous l'avons dit, son inadéquation au monde, mais,
tout au contraire, l'inadéquation du monde à elle : ce n'est
pas une erreur (théorique), c'est un échec (pratique).
De fait, mon mensonge à autrui peut bien échouer : je
peux toujours ne pas être cru, mon imposture démasquée, etc. C'est
le cas pour Tartuffe. Et, bien entendu, il en va de même pour le
mensonge à soi-même : puisque le mensonge est une
intention de dissimuler une certaine croyance, les
circonstances peuvent faire que cette intention échoue et que
je garde la plus grande lucidité sur la croyance que
j'entendais dissimuler à moi-même. C'est le cas aussi pour Solal.
Le cynisme, c'est l'échec du mensonge à soi-même. Et
la mauvaise foi n'est que le nom du mensonge à soi-même
lorsque les circonstances sont favorables et qu'il réussit. Si la
connaissance de soi-même n'était qu'une connaissance
théorique, alors Sartre, Moore et Wittgenstein auraient raison de
considérer que "je ne crois pas ce que je sais" est un
non-sens, car, précisément, ce genre de connaissance est
susceptible d'erreur et donc aussi de mensonge,
c'est-à-dire d'erreur volontaire. Sauf que la connaissance
de soi-même qui est en jeu dans le mensonge à soi-même
n'est pas théorique12
mais pratique. Du coup, le mensonge à soi-même
n'est pas une sorte d'erreur mais une conduite intentionnelle
susceptible de réussir ou d'échouer.
Donc,
finalement, il est bien, en un sens, question de (mé-)connaissance
de soi
dans la mauvaise
foi.
Sauf qu'il ne s'agit pas de (mé-)connaissance
théorique,
mais d'une
(mé-)connaissance
pratique,
c'est-à-dire intentionnelle.
Et
c'est
parce que nous avons un corps
comme
(seul) moyen d'action sur le monde, que nous formons des intentions,
c'est-à-dire que nous savons
sans observation ce
que nous faisons ou allons faire. Et
c'est aussi,
comme
Sartre l'a souligné, parce
que nous avons un corps qui est nécessairement engagé dans le monde
et, partant, soumis aux mêmes déterminations que le monde lui-même,
que notre intention
d'agir
est parfois prise en défaut. Lorsque
c'est le cas, nous éprouvons une émotion,
c'est-à-dire une modification significative
de
notre être tout
à la fois pensant et agissant13.
Du
coup, si
ce que nous avons dit supra
au sujet de l'identité de la
faiblesse
de la volonté14
(l'acrasie)
et de la mauvaise
foi
est exact, Aristote nous explique
le rôle que joue
l'émotion
dans
ce phénomène :
"quand donc, d'un côté, réside dans l'esprit la pensée générale [katholou] nous défendant de goûter, et que, d'autre part est présente aussi l'opinion [doxa] que tout ce qui est doux est agréable et que ceci est doux (cette dernière opinion déterminant l'acte), et que le désir [épithumia] se trouve également présent en nous, alors, si la première pensée universelle nous invite bien à fuir l'objet, par contre le désir nous y conduit : il en résulte, par conséquent, que c'est sous l'influence d'une règle [logos] ou d'une opinion qu'on devient intempérant [akratès] opinion qui est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la droite règle, car c'est le désir qui est réellement contraire, et non pas l'opinion"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1147a-b).Soit le savoir selon lequel il ne faut pas goûter telle denrée. Un tel savoir est, évidemment un savoir pratique, autrement dit une règle qui est incarnée en mon corps à la suite d'un conditionnement quelconque, un désir régulier, disons une volonté qui accompagne une émotion négative (Sartre, par exemple, l'assimile au dégoût) causée en moi par la perception d'une denrée de cette sorte et qui m'incline à la fuir. Soit maintenant une détermination circonstancielle du corps (un conseil, une publicité, etc.) qui provoque, à l'égard de la même denrée, une émotion positive (amour, confiance, fierté, etc.) et qui, par désir circonstanciel interposé, m'incline à y goûter, donc à déroger à la droite règle que je connais. En tant que je suis, non seulement un corps mais aussi un être conscient, mon désir circonstanciel me fait croire que je devrais néanmoins me laisser tenter. Ma volonté d'adhérer à la règle générale est alors prise en défaut par la croyance en la validité circonstancielle d'une exception à la règle. Voilà, nous dit Aristote, en quoi consiste l'acrasie et, par conséquent aussi, le mensonge à soi-même. A sait que K1 et le veut ; mais, en fonction des circonstances, A croit que C1 et le désire ; or il se trouve que C1 = non-K1 ; et, comme A est un être conscient, il se rend compte de cette contradiction, il en conçoit un malaise qu'il tente donc d'apaiser en se mentant à soi-même, c'est-à-dire en tentant de dissimuler à lui-même cette contradiction. Le plus simple, et le plus efficace, c'est d'"oublier"15 K1 : A est alors de mauvaise foi. Mais il se peut qu'il soit impossible d'"oublier" K1 : même s'il renonce pratiquement à C116, les circonstances qui ont déterminé la croyance demeurent et A est alors cynique puisqu'il est conscient, non seulement de la contradiction, mais aussi de sa frustration et enfin de son incapacité à se mentir à soi-même. Il reste, nous dit Aristote, que, par rapport à K1, C1 "est contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la droite règle, car c'est le désir qui est réellement contraire, et non pas l'opinion". Par ailleurs, le syllogisme pratique qui a conclu C1 ("tout ce qui est doux est agréable et que ceci est doux ...") est, lui aussi, parfaitement rationnel. Le problème n'est pas essentiellement un problème logique : ce n'est pas C1 en elle-même, ni que C1 = non-K1 qui engendrent le malaise. D'ailleurs le principe de non-contradiction n'est un problème que pour le logicien ou le philosophe. Dans la vie quotidienne, nous n'en avons cure. Ce n'est pas non plus nécessairement un problème moral : ce n'est pas parce que c'est mal de croire C1 qu'on est embarrassé. Ni dom Juan, ni Solal ne sont obsédés par les préceptes moraux, ce qui ne les empêche pas d'être cyniques17, c'est-à-dire d'être conscients de la contradiction entre ce qu'ils savent et ce qu'ils croient. C'est bien plutôt un problème éthique : qui se trouve dans cette position a de bonnes raisons de soupçonner que l'irruption d'un désir contraire à la droite règle qui ordonne sa vie, ou bien va être frustré par celle-ci, ou bien va la perturber. Dans les deux cas, il a de bonnes raisons de penser qu'il va "mal le vivre" comme on dit. Un exemple du second cas nous est fourni par le désir de Médée pour Jason : "elle combat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison ne peut triompher de son amour : Médée, s'écrie-t-elle, c'est en vain que tu te défends. Je ne sais quel dieu s'oppose à tes efforts. Le sentiment inconnu que j'éprouve est ou ce qu'on appelle amour, ou ce qui lui ressemble ; [...] D'où naît ce grand effroi dont je suis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s'allume dans ton cœur. Ah ! si je le pouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle force irrésistible j'obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l'amour m'entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l'approuve, et je suis le plus mauvais [video meliora proboque, deteriora sequor]"(Ovide, les Métamorphoses, vii). Un exemple du premier cas par le désir de l'archidiacre Claude Frollo pour Esmeralda : "il reconnut [...] que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un cœur de prêtre, et qu'un homme constitué comme lui, en se faisant prêtre, se faisait démon"(Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, ix, 1). Désordre dans la vie ou frustration dans la vie : voilà donc l'origine éthique du malaise que cause la contradiction entre croyance et connaissance et que le mensonge à soi-même tente de faire "oublier".
C'est
donc bien une émotion, autrement dit une détermination
significative et circonstancielle du corps qui détermine l'intention
de se mentir à soi-même, parce que c'est la conscience de cette
détermination qui engendre le malaise que la mauvaise foi a,
précisément, pour fonction d'effacer. Mais, s'étonnera-t-on,
puisque le mensonge à soi-même n'est ni un problème
logique, ni un problème moral mais un problème éthique,
comment expliquer qu'il soit si difficile aux adultes (contrairement
aux enfants, cf. première partie notes 13 et 14) d'"oublier" la
contradiction entre la connaissance et la croyance et
donc de faire cesser le malaise engendré par le désordre ou la
frustration, bref, comment expliquer qu'il soit si difficile d'être
de mauvaise foi ? Car, après tout, dans le mesure où, comme
le dit Aristote, la croyance problématique "est
contraire, non pas en elle-même, mais seulement par accident à la
droite règle", il ne devrait pas être si compliqué de
faire une exception à la règle, celle-là même dont on se
plaît à répéter qu'elle confirme celle-ci. Et, en effet,
s'agissant des affaires humaines,
"la loi est toujours nécessairement générale, or il est certains objets sur lesquels on ne saurait convenablement statuer par voie de dispositions générales. Là où il est précisément impossible de le faire, la loi ne saisit que les cas les plus fréquents, sans se dissimuler d'ailleurs ses propres limites"(Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 1137b).Ou encore, comme le dit Wittgenstein,
"la règle [...] se présente tel un poteau indicateur qui laisse toujours subsister un doute quant au chemin à suivre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §85).Bref, en quoi le fait qu'un agent particulier déroge, en une circonstance particulière, à une règle générale qu'il connaît (K1) mais qui, par nature, comporte nécessairement des exceptions, doit-il constituer un problème éthique18 ? Car, après tout, "s’il se peut que quelqu’un dans un jeu fasse un coup incorrect, se peut-il que tous les hommes dans tous les jeux ne fassent que des coups incorrects ?"(Wittgenstein, de la Certitude, §345). Il est quand même tout à fait frappant et probablement significatif que les mensonges à soi-même d'Ariane et de Solal, les deux principaux protagonistes de Belle du Seigneur, les conduisent au suicide. Nous voudrions terminer cette discussion en montrant que l'impossibilité contemporaine de résoudre cette banale contradiction éthique qu'est le mensonge à soi-même n'est que l'intériorisation des contradictions ontologiques insurmontables qui caractérisent la société capitaliste dans laquelle nous (sur-)vivons.
Certes,
le mensonge,
le cynisme
et la mauvaise
foi ne
sont pas nés dans et avec le capitalisme. Pascal note que, depuis
toujours, les hommes ont
une tendance maladive à la duplicité :
"ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte du repos"(Pascal, Pensées, B139).En d'autres termes, les hommes se sachant faibles et mortels, vivent dans le "ressentiment de leurs misères continuelles". Mais, au fond, ils n'y croient pas vraiment car "ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature" (leur nature impeccable, celle d'"avant la Chute"). Du coup, "il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation". Bref, ils n'ont de cesse de se mentir à eux-mêmes sur leur condition réelle en s'évertuant à "oublier" cette contradiction de nature et en se jetant dans le divertissement, celui-ci étant à la fois le processus par lequel advient l'oubli et le résultat ce processus19. Cela dit, Pascal n'évoque guère le rôle du désir circonstanciel mis en lumière par Aristote dans le problème à résoudre. Pour lui, le désir fait plutôt partie du divertissement lui-même, donc de la solution au problème. Pourtant, à peu près au même moment que Pascal, Spinoza remarque que
"comme [les hommes] sont soumis à des affects qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu humaine, ils sont donc tiraillés en tout sens et s’opposent les uns aux autres, alors qu’ils ont besoin d’un mutuel secours. [...] Comment peut-il se faire que les hommes, qui sont nécessairement soumis aux sentiments inconstants et divers, puissent se donner cette assurance réciproque et avoir foi les uns dans les autres ?"(Spinoza, Éthique, IV, 37).Pour Spinoza, il est évident que, depuis toujours, les hommes sont soumis à un flux continu d'affects20 qui conduit, non seulement à ce que la société est divisée par ces affects qui ne touchent pas simultanément et uniformément tous les hommes, de sorte qu'ils "s’opposent les uns aux autres", mais aussi à ce que les hommes sont "tiraillés en tout sens", de sorte que chacun tend, soi-même, à être divisé. Et, dans la mesure où le désir est la réaction naturelle à l'affect, "le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même. [Ce] n’est que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation"(Spinoza, Éthique, III, 9). Bref, en tant qu'il est l'autre nom de l'effort (conatus) conscient que fait chacun pour persévérer dans son existence21 au milieu de ce flux permanent d'affects, le désir fait, pour Spinoza, bel et bien partie du problème de la contradiction soulevée par Aristote entre la croyance et la connaissance. Pourtant, ce genre de division n'a encore rien de dramatique d'un point de vue éthique. D'abord, au plan individuel, Spinoza ne voit rien d'extraordinaire à désirer croire ce qui déroge à une connaissance dans la mesure où, naturellement, "l’esprit s’efforce [conatur], autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12)22. Ensuite, au plan collectif, il existe, contre les risques politiques qu'encourt une société divisée, d'une part un remède préventif, la foi qui "requiert moins de dogmes vrais que de dogmes pieux, c'est-à-dire capables de mouvoir l'âme à l'obéissance, encore qu'il en soit beaucoup parmi eux qui n'aient pas l'ombre de vérité pourvu cependant qu'en s'y attachant, on en ignore la fausseté"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiv). Autrement dit, dans la mesure où la contradiction de la connaissance et de la croyance est naturelle, il est tout aussi naturel d'assurer la cohésion sociale en exploitant la nature essentiellement passionnelle de la multitude, fut-ce au prix d'une nouvelle contradiction entre le vrai et le pieux. En effet, la piété n'est qu'un affect particulièrement puissant, et "un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7) Il suffit simplement que la contradiction soit passée sous silence. Aussi Spinoza parle-t-il là pour la multitude car "le but de la Philosophie est uniquement la vérité, celui de la Foi [...] uniquement l'obéissance et la piété. [...] La Foi reconnaît donc à chacun une entière liberté de philosopher"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xiv). Bref, Spinoza prône clairement la mauvaise foi institutionnelle pour le plus grand nombre dont la cohésion sociale sera assurée, a priori, par les dogmes religieux et le cynisme institutionnel pour l'élite intellectuelle23 supposée suffisamment sage pour continuer à philosopher paisiblement malgré les dogmes religieux. Et puis, d'autre part, a posteriori, il y a le droit par lequel "la Société pourra se rendre ferme, pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une règle de vie commune"(Spinoza, Éthique, IV, 37) et qui est en quelque sorte le remède curatif au risque de délitement de la société lorsque la religion a échoué. Religion ou droit, il reste que, "au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse"(Spinoza, Traité Politique, V, 2). Autrement dit, son rationalisme rend Spinoza très optimiste quant aux capacités de résilience d'une société traversée néanmoins par de profondes fractures sociales et ce, dans un contexte historique qui n'y incite guère24.
Malgré
cela, il
en va très différemment dans
la société capitaliste où
nous vivons depuis le
milieu du XVIII° siècle et
où le
désir,
loin
d'être "l'essence même
de
l'homme" telle que la thématise Spinoza, n'est plus que
l'essence de l'homo
œconomicus.
Et,
en effet, la logique du capitalisme est
une logique de l'accumulation illimitée
de moyens techniques et
non pas une logique de satisfaction,
nécessairement bornée, des besoins humains :
"à côté de la forme M1-A-M2, transformation de la marchandise en argent et retransformation en marchandise, nous en trouvons une autre tout à fait distincte : A1-M-A2 [..] : dans le premier cas, c’est l’argent qui sert d’intermédiaire, dans le second, c’est la marchandise. [Or] vendre des marchandises en vue de l’achat d’autres marchandises rencontre une limite dans la satisfaction des besoins, tandis que la vente pour l’achat au contraire ne connaît pas de limite"(Marx, le Capital, I, iv).Le désir, du point de vue de l'économie, peut s'analyser en un désir de satisfaire un besoin, autrement dit une demande : celui qui désire la marchandise M2 élabore un plan en deux étapes avec, dans un premier temps, la vente d'une marchandise M1 qu'il possède déjà, puis, dans un second temps, avec la recette A de sa vente, l'acquisition de M2. L'échange marchand, dans le cadre d'une économie pré-capitaliste, correspond donc tout à fait à une rationalité pratique de type aristotélicien : je dois acheter toute marchandise désirable que je ne possède pas, or telle marchandise est désirable, donc ... ; je ne puis acheter quelque chose qu'en me procurant de l'argent en échange de quelque chose que je possède mais que je ne désire pas (ou plus), or je possède telle marchandise que je ne désire pas (ou plus), donc ... En revanche, dans le capitalisme, nous dit Marx, celui qui possède la somme A1 et désire s'enrichir, établit une stratégie qui passe par l'acquisition d'une marchandise M qu'il va donc s'évertuer à revendre pour une somme A2 > A1. Du coup, "le but de la production n’est plus tel produit spécifique ayant des rapports particuliers avec tel ou tel besoin des individus, c’est l’argent. [Aussi] le besoin d’argent est le vrai et unique besoin satisfait par l’économie capitaliste"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844). Le moteur de l'économie capitaliste n'est donc pas la demande d'un produit (bien ou service) pour combler un désir fini et concret, mais l'offre d'un produit dans le but de satisfaire un désir infini et abstrait. La demande d'argent est nécessairement un désir d'enrichissement abstrait puisqu'une somme d'argent ne procure, par elle-même aucune satisfaction, et infini dans la mesure où une somme d'argent n'étant qu'une quantité numérique25, elle peut toujours être incrémentée à l'infini26. Mais l'offre de marchandise est tout autant abstraite et infinie : "chaque individu [...] désire ce qu’il est normal de désirer [...]. Le principe de rendement27 est celui d’une société orientée vers le gain et la concurrence dans un processus de croissance constante"(Marcuse, Éros et Civilisation, II). Le problème, c'est qu'on voit mal comment un désir illimité, pourrait s'intégrer dans un syllogisme pratique de type aristotélicien : si à la place de "tout ce qui est doux et désirable, or, ceci est doux, donc ceci est désirable", l'agent économique considère que "tout ce qui est offert28 est désirable, or, ceci est offert, donc ceci est désirable", il ne peut s'ensuivre aucun plan d'action. Comme le soulignent Deleuze et Guattari, le capitalisme n'a de cesse de transformer chacun d'entre nous en machine productrice et en machine désirante :
"il n'y a plus ni homme ni nature, mais uniquement processus qui produit l'un dans l'autre et couple les machines. Partout des machines productrices ou désirantes, les machines schizophrènes, toute la vie générique : moi et non-moi, extérieur et intérieur ne veulent plus rien dire"(Deleuze et Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, I, 1).Et comme "le bonheur est subordonné à la discipline du travail, au détournement des désirs vers des activités socialement utiles"(Marcuse, Éros et Civilisation, intro.)29, la machine productrice n'est rien d'autre qu'une machine désirant produire, donc aussi une machine désirante30. Bref, l'économie capitaliste a accompli le tour de force de transformer le désir en pathologie mentale et l'être de désir qu'est l'homme en malade mental : un schizophrène dont l'identité personnelle est fractionnée en une infinité de machines désirantes aussi aveugles les unes que les autres et dont le rapport à la réalité est à ce point altéré que son déni va jusqu'à considérer que ce ne sont pas ses représentations hallucinatoires de la réalité qui sont fausses, mais que c'est la réalité elle-même : "ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité" avait coutume de dire le "Prix Nobel d'Économie" 1982 Georges Stigler31. Car, du point de vue de la "science économique", en tout cas de la théorie néo-classique standard, l'homo œconomicus est, tout au contraire, parfaitement rationnel et cohérent. La notion d'homo œconomicus, forgée par Vilfrido Pareto, l'un des fondateurs de l'école néo-classique, est même l'un des dogmes les plus solides des conceptions économiques mathématisées faisant de la compétence humaine une variable abstraite parmi d'autres dans un modèle de production mécanique, c'est-à-dire purement causal. Or, un tel modèle ne peut être un moyen efficient d'anticipations théoriques que si et seulement si on suppose la compétence humaine pilotée par un centre de décision (la conscience ?) lui-même parfaitement rationnel, c'est-à-dire capable d'intégrer les mêmes prémisses et les mêmes règles d'inférence que le modèle lui-même. De sorte que, en théorie standard, la rationalité idéalement partagée des décisions économiques individuelles constitue l'horizon indépassable du progrès et du bien-être collectif de l'humanité tout entière. D'où un second dogme, au moins aussi indestructible que le premier : les échanges marchands entre agents individuels tendent naturellement vers un optimum (dénommé précisément optimum de Pareto) et d'après lequel il existe un état idéal d'équilibre parfait, une sorte de meilleur monde possible leibnizien isomorphe au monde réel dans lequel, toutefois, la main invisible du marché chère à Adam Smith prendrait la place du Dieu omniscient de Leibniz. D'ailleurs, si l'on en croit Pareto, la "preuve" que le monde économiquement parfait tend à se confondre, tendanciellement, avec le monde réel est fournie par la politique. S'il est exact, nous dit Pareto, qu'"il y a des actions qui sont des moyens appropriés au but, et s’unissent logiquement à ce but. Il en est d’autres auquel ce caractère fait défaut"(Pareto, Faits et Théories), bref, s'il est manifeste que tous les homines œconomicus ne sont pas optimalement rationnels ("logiques", dit Pareto) dans leurs désirs de produire ou de consommer, il reste, fort heureusement que "la théorie de l'optimum trouve son prolongement dans la théorie du bien-être pour laquelle l'État corrige la distribution des revenus, compense les effets externes et produit les biens collectifs"(Pareto, Cours d'Économie Politique). Voilà une belle contradiction entre une connaissance théorique de la rationalité intrinsèque des agents économiques individuels ou collectifs et une croyance pratique en leur irrationalité pathologique32. On comprend, dès lors, pourquoi il vaut mieux, pour de tels théoriciens, que leurs conceptions soit dispensées de la contrainte épistémologique consistant à devoir être confrontée à la réalité qu'elle est censée modéliser33 !
Lorsque
nous posons que le caractère particulièrement angoissant du
mensonge
à soi-même dans
notre société est le reflet intériorisé des contradictions
systémiques (et
non pas circonstancielles,
"par accident" dirait Aristote)34
qui traversent le capitalisme, nous voulons dire que
le
système capitaliste donne de lui-même deux
représentations antagonistes inconciliables
:
d'une part,
la
représentation historique
qui
montre que "l’enrichissement
capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur ; il
y a une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et
l’accumulation de la misère"(Marx,
le
Capital,
I, xiv)
; d'autre part,
la
représentation économique
qui claironne que
"les
riches [...] partagent tout de même avec les pauvres les produits
des améliorations qu’ils réalisent : ils sont conduits par une
main invisible"(Smith,
Théorie
des Sentiments Moraux,
IV, ii).
La
représentation
économique
du capitalisme nous
explique
que la pauvreté et la misère ne cessent de décroître, autrement
dit que le
monde capitaliste est de plus en plus riche. Sa représentation
historique nous montre que l'enrichissement des plus riches est
infiniment plus rapide et plus substantiel que l'enrichissement des
plus pauvres. Peu
importe alors que la croyance
qui
motive le désir
d'agir
de l'homo
œconomicus
soit
fournie par l'histoire
ou
bien par
l'économie.
Simplement, ceux-ci prendront le parti des dominants, ceux-là des
dominés, tant il est vrai, comme l'a bien analysé René Girard, que
"dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir. [...] Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).Aurait-on pu faire un tel constat dans une société non capitaliste ? Aurait-on pu croire que le désir partagé fût un germe de violence ? On est loin de l'optimisme béat d'un Smith qui pronostiquait, aux tout débuts de l'ère capitaliste35, il est vrai, que "nous avons tendance à sympathiser avec les passions des riches et des grands [car] nous admirons les avantages de leur situation plus que nous n’attendons les effets de leur bienveillance"(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, II). On est loin aussi de ce que dit Spinoza au sujet, lui aussi du mimétisme du désir : "le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu"(Spinoza, Éthique, IV, 37). Pour Spinoza, qui n'ignore pas, comme on l'a vu, les risques de conflit entre désirs exprimés par des individus différents, il y a, nous l'avons vu aussi, le recours préventif à la religion comme facteur de cohésion sociale. Or, comme l'ont montré à la fois Marx et Weber36, la religion n'a plus, en système capitaliste, pour fonction de rationaliser la fonction désirante en désamorçant, a priori, les risques de conflits entre concurrents potentiels, mais de rationaliser la représentation subjective que chaque agent économique se fait, in abstracto, de son propre désir au moyen d'une dichotomie : si mon désir est satisfait, c'est que je suis "élu", s'il ne l'est pas, c'est que je suis "damné"37. Comment s'étonner alors qu'il y ait, pour tenter de rétablir en désespoir de cause un semblant de rationalité,
"des idéologues actifs et conceptifs dont la principale activité consiste à entretenir l’illusion que cette classe [dominante] nourrit à son propre sujet, [car] dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous"(Marx, l’Idéologie Allemande) ?Et, comment s'étonner alors qu'il y ait, au cœur de chaque agent social, de chaque homo œconomicus, "cette dualité [...] rendue possible par une sorte de self-deception, d’automystification" (Bourdieu, Raisons Pratiques, vi) ? Voilà pourquoi il nous semble que le mensonge, l'hypocrisie et la mauvaise foi sont inscrits dans l'ADN d'un capitalisme dont les structures ne se bornent pas à déterminer, comme tout système économique, des besoins et des désirs de les satisfaire, mais, plus encore des envies38, c'est-à-dire des réponses mécaniques à des signaux incitatifs mécaniques, permanents, multiples et contradictoires, des réponses qui, comme le disait Rousseau, échouent à apaiser par la possession la frustration que la conscience du manque avait préalablement déterminée. Comme le remarque Girard, s'il est exact que le désir est l'essence de l'homme, c'est d'un désir d'être qu'il s'agit, non d'un simple désir de posséder à quoi les possédants réduisent avec mépris le malaise des démunis :
"l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).
Bref,
loin d'être une tentative désespérée pour fuir ce que l'on est,
comme le prétend Sartre, le mensonge
à soi-même est
plutôt une tentative pour oublier ce que l'on n'est
pas et
que l'on ne
peut pas être.
J'ai beau savoir
que, lorsque j'achète ce
produit le moins cher possible, je contribue à rémunérer le moins
possible son producteur, je crois
néanmoins
qu'il est "normal"39
de l'acheter le moins cher possible. D'où le schisme entre moi
comme
consommateur et
moi
comme
producteur40
et ma stratégie de mensonge
à moi-même :
j'ai
envie
d'être
un consommateur
rationnel et
j'"oublie" que je suis alors
un producteur irrationnel ou bien, à l'inverse, j'ai
envie
d'être
un
producteur
rationnel et
j'oublie alors
que
je suis aussi
un
consommateur irrationnel (e.g.
j'achète bio,
ou agriculture
raisonnée,
ou fair
trade,
etc.).
Je ne peux pas être
l'un
et
l'autre.
Mais
je ne peux pas non plus être
l'un
sans
l'autre.
Comme
le disait Marx, dans le capitalisme, "ce
n’est pas seulement le travail qui est divisé, c’est l’individu
lui-même"(Marx,
le
Capital,
I, xiv). Schizophrénie.
Ou bien, j'ai beau savoir
que,
lorsque je vote, je contribue à légitimer un système politique qui
va se prévaloir de mon suffrage pour justifier et perpétuer une
infrastructure historiquement
incohérente, je crois
néanmoins
qu'il
est "normal"
de
voter. D'où le schisme entre moi
comme
homme et moi
comme
citoyen : "un
dualisme s’instaure entre vie individuelle et vie politique,
celle-ci étant la vraie vie, celle de l’esprit [...]. Les droits
de l’homme distingués des droits du citoyen ne sont autres que les
droits du membre de la société civile, c’est-à-dire de l’homme
égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la
communauté"(Marx,
à
propos de “la Question Juive”).
Que
je vote ou que je ne vote, j'éprouve un malaise. Schizophrénie
encore. Dans tous les cas, je suis dans la position inconfortable du
cobaye de Milgram41
: je suis pris en tenaille, et
de façon
permanente, entre des
injonctions
d'être inconciliables.
Et le malheur vient de ce que, justement, de telles injonctions
sont
conatives,
relatives à mon existence concrète, et non cognitives,
relatives au seul confort de ma pensée
théoricienne.
La tragédie du capitalisme est qu'il est
pratiquement
pervers
mais
théoriquement
vertueux,
historiquement
incohérent
mais
économiquement
consistant.
Tel
le petit Joey, l'"enfant-machine" que décrit Bettelheim
dans la
Forteresse Vide42,
l'homo
œconomicus ne
peut plus vivre qu'en se connectant
à des machines
(téléviseur, ordinateur, téléphone, automobile, robot ménager,
etc.)
qui lui font désirer
être ce
qu'il
ne peut
pas être
("je sais
que
je ne serai jamais aussi rapide que ..., aussi intelligent que ...,
aussi sexy que ..., aussi riche que ..., etc.", en remplaçant
les points de suspension par le rival-modèle
fantasmé
dont
parle Girard) mais qu'il s'évertue néanmoins à croire
possible s'il
applique à la lettre les recettes mécaniques que la machine lui
enjoignent ("pour perdre du poids, il suffit de
...",
"pour optimiser votre épargne, il suffit de
...",
"pour courir le marathon de New-York, il suffit de ...",
etc.). Bref,
"ce que le schizophrène vit spécifiquement, génériquement, [c'est] la nature comme processus de production la schizophrénie est l'univers des machines désirantes productrices et reproductrices, l'universelle production primaire comme «réalité essentielle de l'homme et de la nature»43"(Deleuze et Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, I, 1).La nature, à commencer par celle de l'homme, n'est plus qu'une machine à produire des envies.
Encore
une fois, le mensonge
à soi-même n'est
pas né avec le capitalisme. La
nouveauté, avec le capitalisme, c'est que la contradiction
qu'il
s'agit de dissimuler,
tant à autrui qu'à
soi-même est une contradiction ontologique,
c'est-à-dire le type de contradiction qui concerne l'être au sens
le plus profond du terme en ce qu'elle atteint sa propre consistance.
Comme l'écrit Wittgenstein en 1937,
Tels sont les personnages de Cohen, déchirés par des contradictions ontologiques. Ils se savent riches, puissants et comblés46. Mais à quoi bon le savoir, "à quoi bon Proust, à quoi bon savoir ce que faisaient et pensaient les humains si on ne vivait plus avec eux ? [...] Leur pauvre vie !"(Cohen, Belle du Seigneur, xcii), se demande Solal alors qu'il est lui-même au bord de l'abîme ? Solal, Ariane, Adrien, Isolde et même Antoinette et Hippolyte Deume, les parents adoptifs d'Adrien, éprouvent l'inhumanité de leur existence, leur "néant d'être"47 et sont, sans cesse, ballottés par les soubresauts d'un monde qui n'en finit pas d'agoniser, un monde où, comme le dit Hannah Arendt en parlant des systèmes totalitaires, "les hommes sont devenus inutiles". Aussi tentent-ils, de manière parfois émouvante, souvent grotesque, toujours dérisoire, de se donner une contenance en croyant, les uns que l'amour physique, les autres que la considération sociale, les autres encore que le chancelier Hitler, va les sauver. Mais ils se mentent à eux-mêmes : ils savent, parce que tout autour d'eux le leur prouve, que rien ne les sauvera de l'éclatement. C'est la déchéance individuelle comme métaphore de la déchéance collective d'une humanité rongée par le capitalisme et ses convulsions totalitaires, qui les attend au tournant. Ce sont donc bien des sujets impossibles : une existence authentiquement humaine consistant en un effort conscient pour vivre bien leur est réellement impossible. Le seul possible qui leur reste, c'est l'illusion, dernier refuge de leur nature humaine désirante48. Ce désir d'illusion prend, le plus souvent, l'aspect de la mauvaise foi. Plus rarement, du cynisme. Mais jamais le malaise ne les abandonne. Le malaise qui ne quitte jamais l'homo œconomicus n'est pas dû au fait qu'il doive se conduire en contradiction avec ce qu'il sait : l'homme fait cela depuis la nuit des temps. Mais, depuis la nuit des temps, le mensonge à soi-même était soluble dans l'identité d'un soi : on faisait, certes, une entorse à la règle, mais, au fond, on restait le même et on le savait. En dehors de quelques métaphysiciens, nul ne fantasmait sur sa soi-disant liberté. Chacun était naturellement et socialement déterminé à exister et à agir. Or, comme le montrent Spinoza ou Bourdieu, le déterminisme n'a jamais empêché personne d'agir par soi-même. Et comme le soulignent Arendt ou Wittgenstein, quelque rigoureuses que soient les règles imposées, on peut les appliquer de façon servile mais on peut tout aussi bien les suivre en faisant preuve d'une inventivité sans bornes. Tandis que la schizophrénie capitaliste fait de chacun de nous une infinité potentielle de machines49 désirantes causalement déterminées par des règles contradictoires. Ce qui rend très problématique l'exigence éthique consistant à s'efforcer de conduire notre vie le mieux possible. Lorsque notre corps se trouve être le théâtre d'envies chaotiques et contradictoires, certes, nous restons un, en l'occurrence un corps. Et si notre corps reste un, notre conscience reste une aussi50. Nous restons un, mais restons-nous le même ? L'unité n'est pas l'identité. Il y a, dans le film de Stéphane Brizé, la Loi du Marché, une scène très significative : Madame Anselmi, caissière modèle dans un supermarché depuis vingt ans, n'arrive plus à "joindre les deux bouts" ; alors elle récupère pour son propre compte quelques uns des bons de réduction que lui tendent les clients ; dénoncée, elle est licenciée. Devait-elle désirer maximiser son pouvoir d'achat ou désirer préserver son irréprochabilité professionnelle ? Deux machines désirantes implacables mais inconciliables. Pas d'identité possible. Suicide52. C'est précisément le fait de l'éclatement, de l'éparpillement, de la division irréfragable d'un corps en une infinité potentielle de machines sans identité51, que réside, selon nous, le caractère déchirant du mensonge à soi-même dans la société capitaliste, mensonge qui, in fine, s'analyse en un "je sais que mon identité est compromise ou impossible, mais je m'évertue à croire le contraire"53. Et ce mensonge à soi-même, qu'il réussisse ou qu'il échoue, est toujours vécu dans le malaise.
"tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu ; la question suivante revient en effet sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant ? [...] La solution du problème que tu vois dans la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. Que la vie soit problématique, cela veut dire que ta vie ne s'accorde pas à la forme du vivre. Il faut alors que tu changes ta vie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 27).La contradiction est, en ce sens, au cœur même de l'être éthique qu'est, naturellement, l'être humain. Cette contradiction, à l'image de celle qui ronge le capitalisme depuis sa naissance, est, par conséquent, insurmontable, indépassable : "changer ta vie" oui mais la vie de qui ? Peut-on changer sa vie si l'on n'est pas un soi consistant ? Pour changer sa vie, encore faudrait-il être un sujet au sens éthique (conatif) et non plus seulement au sens logique (cognitif) du terme, autrement dit être une entité consciente doté d'une identité suffisamment cohérente pour prétendre faire des choix significatifs qui donnent à la vie de ladite entité consciente une certaine orientation. Or le capitalisme fait précisément de nous des sortes de sujets impossibles au sens où nous parlons d'"objets impossibles"44 pour qualifier des représentations à la Penrose ou à la Escher : la réalité en trois dimensions de ces "objets" violerait les lois de la physique et se révèle donc impossible, toutefois une représentation illusoire en deux dimensions respectant les lois de la géométrie euclidienne reste encore possible. Des "sujets impossibles", à l'instar de ces "objets impossibles", sont donc à la fois illusoirement possibles ("il faut que je change ma vie") et réellement impossibles ("ma vie n'est pas ma vie"). Celui qui ne croit pas ce qu'il sait, non plus par faiblesse contingente et passagère, de sa volonté, comme chez Aristote, mais par destruction de la volonté45 s'illusionne sur sa capacité à agir, sur sa capacité à vouloir être. Car la volonté, tout comme l'intention, Anscombe l'a bien montré, est une raison d'agir. Or, pour avoir une raison d'agir, il faut être en mesure d'agir et en mesure de (se) justifier le passage à l'acte. Mais dans quelle mesure les machines désirantes que sont les homines œconomicus peuvent-elles encore être dites agissantes ? Des machines n'agissent pas. Elles réagissent, en l'occurrence à des désirs réduits à des envies, des stimuli pour ainsi dire. Et si tel est le cas, le comportement humain ne nécessite plus de raisons, de justifications : les stimuli sont des causes et "nous cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme [tandis que] la raison n’est pas une explication conforme à une expérience, mais simplement une explication acceptée"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, II). D'où l'angoisse d'exister pour qui à la fois sait qu'il doit agir conformément à ce qu'il est (un être humain éthique qui, par nature, désire agir pour vivre le mieux possible) et à la fois sait que cette exigence n'a pas de sens puisqu'il a de bonnes raisons de croire qu'au fond, il est le produit d'une société capitaliste incohérente. D'où l'angoisse d'exister pour qui est déterminé par des causes qu'il tente désespérément de faire passer pour des raisons pour se donner l'illusion d'avoir encore prise sur le réel, de vouloir ce qu'il n'a pas désiré, bref d'être un humain authentique doué de conscience et donc d'intentionnalité propre à le faire agir.
Tels sont les personnages de Cohen, déchirés par des contradictions ontologiques. Ils se savent riches, puissants et comblés46. Mais à quoi bon le savoir, "à quoi bon Proust, à quoi bon savoir ce que faisaient et pensaient les humains si on ne vivait plus avec eux ? [...] Leur pauvre vie !"(Cohen, Belle du Seigneur, xcii), se demande Solal alors qu'il est lui-même au bord de l'abîme ? Solal, Ariane, Adrien, Isolde et même Antoinette et Hippolyte Deume, les parents adoptifs d'Adrien, éprouvent l'inhumanité de leur existence, leur "néant d'être"47 et sont, sans cesse, ballottés par les soubresauts d'un monde qui n'en finit pas d'agoniser, un monde où, comme le dit Hannah Arendt en parlant des systèmes totalitaires, "les hommes sont devenus inutiles". Aussi tentent-ils, de manière parfois émouvante, souvent grotesque, toujours dérisoire, de se donner une contenance en croyant, les uns que l'amour physique, les autres que la considération sociale, les autres encore que le chancelier Hitler, va les sauver. Mais ils se mentent à eux-mêmes : ils savent, parce que tout autour d'eux le leur prouve, que rien ne les sauvera de l'éclatement. C'est la déchéance individuelle comme métaphore de la déchéance collective d'une humanité rongée par le capitalisme et ses convulsions totalitaires, qui les attend au tournant. Ce sont donc bien des sujets impossibles : une existence authentiquement humaine consistant en un effort conscient pour vivre bien leur est réellement impossible. Le seul possible qui leur reste, c'est l'illusion, dernier refuge de leur nature humaine désirante48. Ce désir d'illusion prend, le plus souvent, l'aspect de la mauvaise foi. Plus rarement, du cynisme. Mais jamais le malaise ne les abandonne. Le malaise qui ne quitte jamais l'homo œconomicus n'est pas dû au fait qu'il doive se conduire en contradiction avec ce qu'il sait : l'homme fait cela depuis la nuit des temps. Mais, depuis la nuit des temps, le mensonge à soi-même était soluble dans l'identité d'un soi : on faisait, certes, une entorse à la règle, mais, au fond, on restait le même et on le savait. En dehors de quelques métaphysiciens, nul ne fantasmait sur sa soi-disant liberté. Chacun était naturellement et socialement déterminé à exister et à agir. Or, comme le montrent Spinoza ou Bourdieu, le déterminisme n'a jamais empêché personne d'agir par soi-même. Et comme le soulignent Arendt ou Wittgenstein, quelque rigoureuses que soient les règles imposées, on peut les appliquer de façon servile mais on peut tout aussi bien les suivre en faisant preuve d'une inventivité sans bornes. Tandis que la schizophrénie capitaliste fait de chacun de nous une infinité potentielle de machines49 désirantes causalement déterminées par des règles contradictoires. Ce qui rend très problématique l'exigence éthique consistant à s'efforcer de conduire notre vie le mieux possible. Lorsque notre corps se trouve être le théâtre d'envies chaotiques et contradictoires, certes, nous restons un, en l'occurrence un corps. Et si notre corps reste un, notre conscience reste une aussi50. Nous restons un, mais restons-nous le même ? L'unité n'est pas l'identité. Il y a, dans le film de Stéphane Brizé, la Loi du Marché, une scène très significative : Madame Anselmi, caissière modèle dans un supermarché depuis vingt ans, n'arrive plus à "joindre les deux bouts" ; alors elle récupère pour son propre compte quelques uns des bons de réduction que lui tendent les clients ; dénoncée, elle est licenciée. Devait-elle désirer maximiser son pouvoir d'achat ou désirer préserver son irréprochabilité professionnelle ? Deux machines désirantes implacables mais inconciliables. Pas d'identité possible. Suicide52. C'est précisément le fait de l'éclatement, de l'éparpillement, de la division irréfragable d'un corps en une infinité potentielle de machines sans identité51, que réside, selon nous, le caractère déchirant du mensonge à soi-même dans la société capitaliste, mensonge qui, in fine, s'analyse en un "je sais que mon identité est compromise ou impossible, mais je m'évertue à croire le contraire"53. Et ce mensonge à soi-même, qu'il réussisse ou qu'il échoue, est toujours vécu dans le malaise.
1Et
ce que Descartes appelle un homme généreux
: "je
crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime
au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste
seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui
véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses
volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce
qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même
une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire
de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter
toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est
suivre parfaitement la vertu [...]. Ceux
qui ont cette connaissance et ce sentiment d’eux-mêmes se
persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi
avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende
d’autrui. C’est pourquoi ils ne méprisent jamais personne ;
et, bien qu’ils voient souvent que les autres commettent des
fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus
enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est
plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté
qu’ils les commettent"(Descartes,
Traité
des Passions,
§§153-154).
2Et
qui, d'ailleurs est très dom juanesque
dans son contenu. L'un des
passages les plus
comiques du roman se
situe dans le chapitre précédent où Adrien, le mari pas encore
cocu d'Ariane, fait part à Solal, qui est son supérieur
hiérarchique et aux yeux duquel il entend briller, de son projet
d'écrire un roman sur ... le mythe de dom Juan ! Il va même
jusqu'à prendre la réaction de perplexité polie
de son interlocuteur comme
une marque d'encouragement.
3On
peut penser aussi à la mode très actuelle et très répandue de
l'utilisation des pseudos
sur Internet (cf. Forum
Philosophique et Internet)
qui induit des comportements dans lesquels les internautes croient
réellement (au moins le laps
de temps pendant lequel dure l'échange virtuel) être le personnage
que désigne leur pseudonyme (étymologiquement, "faux nom").
4Ce
problème traverse toute la philosophie du "second"
Wittgenstein, mais aussi celle d'Elizabeth Anscombe et, plus encore,
celle de Vincent Descombes.
5Au
sens de Wittgenstein, un usage est
dégénéré lorsqu'il
procède, de manière seconde et analogique, d'un usage
régulier. Cf.
première partie, note 12.
6Comparer
avec la définition phénoménologique de l'intentionnalité que
donne Sartre
comme "cette
nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre
chose que soi"(Sartre,
une Idée Fondamentale de la Philosophie de Hussert :
l'Intentionnalité).
7C'est
évidemment en ce sens qu'"il
n'y a point de crime ou de délit sans intention de le
commettre"(Code
Pénal,
art.121-3), en particulier, "il
n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment
des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle
de ses actes"(Code
Pénal,
art.122-1).
8Pour
une critique du "mythe de l'intériorité", cf. les
Grands Thèmes des "Leçons et Conversations de Wittgenstein"
: le Langage (notamment §3).
9Sartre
a beau dire que "la
conscience n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite
absolue, ce refus d’être substance"(Sartre,
une
idée Fondamentale de la Philosophie de Hussert :
l'Intentionnalité),
et donc faire de la conscience une activité constituante, donc
transformante à l'égard du monde, il
reste prisonnier de la conception idéaliste qu'il hérite de
Husserl et qui fait de l'objet
intentionnel,
un objet de
pensée
du monde
(le
noème
comme
corrélat de la noèse,
dit Husserl) et non pas d'action
sur le monde.
Comme le remarquera Anscombe dans the
Intentionality of Sensation,
on joue là sur le double sens du mot "objet" (sens
matériel versus
sens
idéel).
10Cf.
aussi Merleau-Ponty : "si
ma main exécute dans l’air un déplacement compliqué, je n’ai
pas, pour connaître sa position finale, à additionner ensemble les
mouvements de même sens et à retrancher les mouvements de sens
contraire. [De même], pour pouvoir imiter les gestes de quelqu’un
qui me fait face, il n’est pas nécessaire que je sache
expressément que la main qui apparaît à la droite de mon champ
visuel est pour mon partenaire la main gauche. C’est justement le
malade qui recourt à ces explications"(Merleau-Ponty,
Phénoménologie
de la Perception,
I, 3). Sauf que, pour lui, comme d'ailleurs
pour
Wittgenstein, "l’expérience
motrice de notre corps n’est pas un cas particulier de
connaissance"(ibid.),
alors qu'elle l'est (comme connaissance
sans observation)
pour Anscombe.
11Aussi
Anscombe préfère-t-elle dire "je sais sans observation que
..." plutôt que "je sens que ..." afin de ne pas
risquer de réintroduire subrepticement les sense data
chères à Russell et à Ayer et qui ne sont rien d'autres que des
informations à traiter.
12Avec
les verbes psychologistes, bien entendu, auxquels, nous l'avons vu,
Anscombe ajoute les verbes d'action, bref, avec tous les verbes qui
expriment une intention.
Il va de soi que la connaissance de ma taille, de mon poids, de mon
adresse, de ma date de naissance supposent une observation
de moi-même et, en ce sens,
est une connaissance théorique.
Wittgenstein dit à ce propos, dans le Cahier
Bleu,
qu'il y a deux sortes d'usage de "je" ou de "moi"
: l'usage comme objet
et
l'usage comme sujet.
13Sauf
que, contrairement à ce que pense Sartre, l'émotion n'est,
en général (l'exception, c'est évidemment le jeu
l'acteur, professionnel ou non,
qui parvient à se mettre
intentionnellement dans
des états émotifs déterminés) pas
intentionnelle, ce
n'est pas quelque chose que nous faisons mais quelque chose qui nous
arrive. L'émotion comme
dynamique de révision de
notre existence (son étymologie suggère le motus,
le mouvement) est l'effet d'une (ou de plusieurs) cause(s),
non le résultat d'une intention.
C'est ce qu'Elizabeth
Anscombe, au §11 de l'Intention,
appelle "cause mentale". Cf.
Rire,
Rigolade, Ricanement.
14Anscombe
établit cependant la
distinction suivante entre volonté
et
intention
:
"quelque
chose est volontaire mais pas intentionnel si c'est le résultat
concomitant prévu d'une action intentionnelle ; on aurait pu
l'empêcher en renonçant à l'action. Mais ce n'est pas
intentionnel : on rejette la question "pourquoi ?" au sens
qui nous intéresse. D'un autre point de vue cependant, on peut dire
que de telles actions sont involontaires si on les regrette [...].
Certaines choses peuvent être volontaires sans être du tout de
notre fait. Il s'agit des événements dont on se réjouit quand ils
arrivent : on y consent, on ne proteste pas, on ne s'y oppose
pas"(Anscombe,
l'Intention,
§40).
15Nous
mettons entre guillemets pour signaler, là encore, le caractère
intentionnel de cette
forme d'oubli. Non qu'il
n'existe de formes naturelles ou accidentelles de l'oubli, bien
entendu. Mais nous évoquons là des circonstances où l'agent a une
bonne raison d'oublier
qu'il veut croire en
quelque chose qui contredit ce qu'il sait
: faire cesser ou, tout au moins diminuer, un malaise.
Sur ce sujet des stratégies intentionnelles
d'oubli, cf. Jon Elster, le
Laboureur et ses Enfants.
16C'est
le cas du Renard de la fable
et dont l'aventure, simple jusqu'à la caricature, prête à
sourire. Mais il est des cas de cynisme
beaucoup
plus tragiques, ceux, précisément, où l'agent est incapable de
renoncer à sa croyance
parasite.
Par exemple le Solal de Belle du Seigneur.
17On
a tendance à confondre le cynisme avec
l'amoralisme. Or les
dilemmes cornéliens mettent
en scène des héros
cyniques qui ne
renient nullement la morale
(d'où,
chez eux, une présence plus
discrète et plus sublimée du désir).
Quant au Dorian Gray d'Oscar
Wilde, il est cynique,
certes, mais pas amoral
: plutôt immoral
puisqu'il a connaissance, par l'entremise de son "portrait",
des atteintes que ses frasques font subir à la morale.
Cf. Éthique,
Identité Narrative et Conscience de soi.
18Un
problème éthique (en
termes de vivre mieux ou moins bien) n'est pas nécessairement un
problème moral (en
termes de bien ou de mal). Cf. Spinoza
: Morale ou Éthique ?
19Ce
qu'Elster appelle des effets essentiellement secondaires
dans le Laboureur et ses
Enfants,
voulant dire par là que l'"oubli" à la fois de la
connaissance
que
l'on a l'intention d'effacer et de cette intention
elle-même
ne peut être que l'effet
indirect
d'une activité qui n'a
pas pour intention
directe
d'y parvenir. Il en est de cette forme d'"oubli" comme du
sommeil : comme on peut y parvenir de manière non-intentionnelle
mais non pas de manière directement
intentionnelle,
on maximise ses chances de succès en pratiquant intentionnellement
une
activité dont on sait
qu'elle
peut y conduire non-intentionnellement
(par exemple, en
faisant du
yoga pour préparer le sommeil).
20"Par
affects, j’entends les affections du corps par lesquelles la
puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée
[...] et
en même temps les idées de ces affections"(Spinoza,
Éthique,
III, déf.3). L'affect
est donc, pour Spinoza, le processus causal
par lequel la puissance du
corps est modifiée ("affectée") positivement ou
négativement et en même
temps le résultat conscient de ce processus. Si l'affect
est actif, c'est-à-dire
provient du corps affecté, c'est une action.
Si l'affect est
passif, si le corps subit une influence étrangère, c'est une
passion. L'affect
spinozien correspond donc à
peu près à ce que nous appelons "émotion".
21Puisque
"toute
chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et
s’efforce
[conatur],
autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer
dans son être"(Spinoza,
Éthique,
III, 6)
et que "l’effort
[conatus]
par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est
rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza,
Éthique,
III, 7). Mais, en tant qu'il est un être doué de conscience, cet effort est, par définition, pourrait-on dire, nécessairement un effort conscient : c'est ce que veut dire Spinoza lorsqu'il dit que le désir est l'essence même de l'homme. En ce sens, le désir spinozien comme effort conscient dirigé de l'intérieur du corps humain vers son extérieur, et même s'il est déterminé par des causes externes (et, de fait, il l'est dans la majorité des cas en tant que réaction à un affect subi), se confond avec l'intention d'agir anscombienne et non avec la pulsion freudienne comme simple représentant des excitations du corps. La différence entre les deux, qui est est ici fondamentale, c'est que Freud considère le désir comme l'aboutissement d'une chaîne de déterminations causales, tandis que Spinoza ou Anscombe en font le point de départ de tous les comportements proprement humains. Est-il besoin de rappeler que Spinoza (contrairement à Anscombe et, surtout, à Sartre) ne fait pas de la nécessité d'être conscient de son désir un argument en faveur de la liberté de l'homme : "tous les hommes se vantent [d'être libres] en cela seul qu'ils sont conscients de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent"(Spinoza, Lettre 58 à Schuller) ?
22D'où
le traitement, particulièrement immoral que
Spinoza réserve à la promesse : "la parole donnée
à autrui, quand quelqu’un s’engage, de bouche seulement, à
faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de ne pas
faire, ou à ne pas faire telle ou telle chose qu’il était dans
son droit de faire, cette parole ne reste valable qu’autant que
celui qui l’a donnée ne change pas de volonté. Car, s’il a le
pouvoir de reprendre sa promesse, il n’a en réalité rien cédé
de son droit, il n’a donné que des paroles. Si donc l’individu,
qui est son propre juge par droit de nature, a jugé, à tort ou à
raison (car l’homme est sujet à l’erreur), qu’il résulte de
l’engagement contracté plus de dommage que d’utilité, il
estimera qu’il y a lieu de le violer, et en vertu du
droit naturel il le violera"(Spinoza,
Traité Politique,
II, 12).
Je sais (la
morale me l'a enseigné) que je dois honorer ma promesse, mais
enfin, si j'ai de bonnes raisons de croire
que
celle-ci va porter atteinte à mon droit
de nature inaliénable à persévérer dans mon existence authentiquement humaine, j'ai
toujours la latitude d'y déroger exceptionnellement. Cf. aussi Traité Politique,
III, 14 et 17, à propos des contrats en général et du "contrat social" en particulier.
23Mais
certainement pas pour l'élite politique, en revanche. Spinoza se
garde bien de dire, en effet,
qu'"il
n’est pas nécessaire [pour le Prince] d’avoir beaucoup de
qualités, mais plutôt de paraître les avoir ; il s’agit,
grâce
à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel,
le
Prince,
xviii). Pour Spinoza, contrairement à Machiavel, le cynisme
politique
est un ferment,
sinon
de révolte,
du moins d'affaiblissement de l'État (cf. Traité
Politique,
IV).
24Pour
ne parler que de l'Europe occidentale au XVII° siècle,
l'instabilité politique, la pauvreté économique, la violence
sociale et, d'une manière générale, l'incertitude du lendemain,
sont sans commune mesure avec ce qu'elles sont aujourd'hui.
25En
particulier dans l'économie dématérialisée pour laquelle les
flux monétaires et financiers ne sont que des jeux d'écriture.
26D'où
le problème que pose l'évaluation de la richesse d'une
collectivité par le seul agrégat du taux
de croissance,
autrement dit du taux d'accroissement de son P.I.B. durant une
période donnée. Or, le P.I.B. n'étant que la somme des valeurs
ajoutées
(différence entre A2
et A1
dans le processus A1-M-A2),
il est clair que l'on présuppose une croissance
infinie.
27Ce
que Marcuse appelle "principe de rendement" est la
synthèse du principe de plaisir et
du principe de réalité thématisés
par la psychanalyse freudienne.
28Au
sens économique de "proposé à l'achat". Pas au sens de
"donné en partage", évidemment.
29Il
est vraisemblable que, jamais encore
dans l'histoire de l'humanité, la notion de travail
productif
n'a été, à ce point, élevée au rang de vertu cardinale :
"chaque
fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux de son
activité, il a le mot “travail” à la
bouche"(Kurz-Lohoff-Trenkle,
Manifeste
contre le Travail,
xiv).
30Sans
qu'il soit nécessaire, comme on le voit ici, de supposer le désir
essentiellement inconscient (pulsionnel)
à la manière de Freud.
Toutefois, comme l'a fait remarquer Wittgenstein, Freud à
introduit, avec la psychanalyse,
le mécanique dans le psychique.
31Je
mets entre guillemets parce qu'il n'existe pas de "Prix Nobel
d'Économie" mais
un "Prix de la Banque de Suède en Sciences économiques en
Mémoire d'Alfred Nobel" !
Les propos de
Stigler sont rapportés
par Bernard Maris dans sa Lettre
Ouverte aux Gourous de l'Économie qui nous prennent pour des
Imbéciles
(p.35).
32Malgré
la soi-disant rationalité du
modèle
théorique et des agents
humains qui en sont les
variables, il est remarquable que, depuis deux siècles et demi, il
n'est pas une seule
crise systémique qui ait été anticipée par les économistes
! C'est bien la
preuve que la réalité est fausse ...
33Et
nous qui croyions naïvement que l'un des acquis les plus solides de
la philosophie de Lumières
était, justement,
que,
s'agissant d'une théorie,
"c’est
dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que
consiste sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour
connaître si la représentation est vraie ou fausse, nous devons la
comparer à la réalité"(Wittgenstein,
Tractatus,
2.222-2.223) !
34"Structurelles"
et non "conjoncturelles", diraient les économistes.
35Rappelons
que la naissance du capitalisme comme système
économique fondé sur l'échange marchand et tourné vers le profit
individuel
(le modèle A1-M-A2
dont
parle Marx)
ne naît pas
dans l'Antiquité ou au Moyen-Âge, comme le prétendent certains
idéologues qui n'ont de cesse de faire accroire que ce système
économique est inscrit dans la nature humaine. C'est, tout au
contraire, un système de production bien spécifique qui est
indissociable de la première révolution industrielle (milieu
du XVIII° siècle), c’est-à-dire d’une révolution dans les
modes de production avec l’introduction de machines (e.g.
de machines à vapeur) qui permettent de produire plus et plus vite,
donc d'accroître significativement la productivité du travail.
Cette révolution est favorisée par l'exode rural massif des petits
producteurs agricoles qui n'arrivent plus à survivre, alors, avec
leurs familles, et, pour cette raison, quittent la campagne
pour la ville où ils vivent misérablement et constituent le
réservoir providentiel d'un prolétariat peu exigeant qui,
naturellement, deviendra le
salariat
des grandes fabriques industrielles.
37Variante
: si je réussis, c'est que j'ai du "mérite" ; si
j'échoue, c'est que je n'en ai pas.
38Pour
une analyse des enjeux sociaux et politiques de l'envie en
tant que distincte du désir,
cf. Haine
de soi, Haine de l'Autre et Totalitarisme.
39Normal
et non pas exceptionnel comme dans le raisonnement acratique
de type aristotélicien.
40Même
si je ne suis pas le producteur direct du bien ou du service
que j'acquiers, je sais que
je contribue indirectement à
faire baisser tendanciellement (en termes relatifs, cf. le
Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous),
soit les salaires si
je m'identifie au prolétariat, soit les profits
si je m'identifie à la bourgeoisie.
42Ouvrage
dont s'inspirent Deleuze et Guattari et dans lequel l'auteur parle
plutôt d'autisme
que
de schizophrènie.
Mais cette
distinction n'est pas pertinente pour notre propos.
43Allusion
à l'optimisme de Marx qui ne voit
en "l’histoire
[...] qu’une partie réelle de l’histoire de la nature, du
devenir humain de la nature. Un jour, les sciences de la nature
engloberont les sciences de l’homme, tout comme les sciences de
l’homme engloberont les sciences de la nature : il n’y aura plus
qu’une seule science. [A savoir] l’histoire universelle qui
n’est rien d’autre que l’histoire de la génération de
l’homme par le travail humain, rien d’autre que l’histoire du
devenir de la nature pour l’homme"(Marx,
Manuscrits
Parisiens de 1844).
44Cf.
Objets
Impossibles et Principes de Contradiction. Nous conservons le terme philosophiquement classique de "sujet" justement par analogie avec l'"objet" en ce sens. Mais nous abondons tout à fait dans le sens de Vincent Descombes qui, y voyant une source de difficultés inextricables, lui préfère, tout comme Bourdieu, le terme d'"agent" (cf. Descombes, le Complément de Sujet : Enquête sur le Fait d'agir de soi-même).
45Une
autre figure significative
de la destruction de la volonté réside dans l'épuisement
que manifestent les personnages de Joyce, de Woolf ou de Beckett.
Comme le dit Deleuze, "l'épuisé,
c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. On était fatigué de
quelque chose, mais épuisé de rien [...]. Seul l'épuisé peut
épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin,
préférence, but ou signification"(Deleuze,
l’Épuisé).
En ce sens, le paradigme de l'épuisé
pourrait être Bartleby le
scribe, le
"héros" de Melville qui, à chaque humaine sollicitation,
s'en va répétant : "I'd
prefer not to ...".
46Encore
une fois (cf. première partie, note 4), dans ce roman, les personnages qui attentent
à leur vie ne sont pas des prolétaires, ni même des personnages
qui auraient une certaine "sensibilité sociale". Tout au
contraire, ils se savent riches et comblés et, de surcroît, n'ont
que mépris pour le prolétariat. Preuve que, si le capitalisme rend
fou, il ne rend pas fou que les réprouvés !
47Mais
pas au sens Sartrien d'une définition anhistorique de la conscience
en général. Albert Cohen a bien pris soin, contrairement à Sartre
de contextualiser très précisément le cadre historique de son
roman (entre le 1° mai 1935 et le 9 septembre 1937) : la société capitaliste sur fond de
montée irrésistible du nazisme et de l'antisémitisme. C'est dans
ce monde-ci,
et non dans tous les mondes possibles, que leur existence est un
néant.
D'ailleurs la figure du Roquentin de la
Nausée
de Sartre serait-elle
pensable en dehors du
même
monde (le
même,
précisément, alors qu'il se situe dans l'après-nazisme) ? Allons
plus loin : l'existentialisme
sartrien aurait-il
un sens en dehors du capitalisme contemporain ?
N'est-ce pas le capitalisme qui, au fond, fait
que " nous
sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant
que l’homme est condamné à être libre [...]. Nous
choisissons nous-mêmes notre être, le délaissement va avec
l’angoisse"(Sartre,
l’Existentialisme
est un Humanisme). Ce "néant d'être", ce délaissement, cette angoisse s'expriment notamment dans et par les longs et nombreux (11 des 102 chapitres du roman sont écrits sous cette forme) monologues en première personne qu'Albert Cohen présente sans ponctuation ni alinéa pour manifester le caractère erratique des flux de conscience incohérents vécus par la plupart des protagonistes du roman.
48"Ce
qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des
désirs humains"(Freud,
l’Avenir
d’une Illusion,
vi). Dans Éros et Civilisation, le philosophe freudo-marxiste Herbert Marcuse forge le concept de "désublimation répressive" comme synonyme de l'illusion d'un retour possible à un principe de plaisir infantile dans laquelle le capitalisme maintient les adultes à travers le conditionnement à une consommation compulsive. De son côté, le sociologue Alain Ehrenberg a, dans la Fatigue d'être soi : Dépression et Société, montré que, si l'illusion motrice du capitalisme conduit à l'addiction, la désillusion mène à la fatigue dépressive (le "burn-out") : nous retrouvons donc là les deux versants du mensonge à soi-même : mauvaise foi ou cynisme.
49Il
faudrait insister plus que nous ne le faisons ici sur le terme de
"machine". Aristote et, surtout, Spinoza, nous ont
convaincus que le corps
humain est, virtuellement,
une infinité d'outils
au service de nos désirs. D'où, corrélativement, la plasticité
quasiment infinie de notre intelligence. Par
exemple en invoquant
Hannah Arendt qui,
à la lumière de l'histoire du capitalisme, distingue
la machine
de
l'outil
:
"l'outil
le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider
ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel
et, éventuellement, le remplace tout à fait. [...]
Dans
l'emploi des machines qui, de tous les instruments, sont les mieux
adaptés au fonctionnement de l'animal
laborans,
ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de
l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux
du corps"(Arendt,
Condition
de l’Homme Moderne,
iv).
50Nous
adoptons le parallélisme spinozien (mens idea corporis, corpus
objectum mentis) qui nous permet de penser l'unité de la conscience sans la conscience de l'identité. Le point aveugle commun aux conceptions de Freud, de Sartre, de Wittgenstein et de Davidson c'est justement leur incapacité à dissocier unité de la personne consciente et identité de la personne consciente. D'où les apories auxquelles ils nous conduisent. Dans
Éthique,
Identité Narrative et Conscience de soi, nous avons développé l'idée que Paul Ricœur emprunte à Hannah Arendt et selon laquelle l'identité personnelle d'un être humain n'est rien d'autre que son identité narrative, c'est-à-dire le récit cohérent de sa vie assumé en première personne. Dans les Embarras de l'Identité, i, Vincent Descombes cite le psychanalyste américain Erik Erikson à propos de jeunes soldats rescapés de la Seconde Guerre Mondiale : "ils savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle, mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(loc. cit.). Ce syndrome, qui est manifestement celui des rescapés en général, pose le problème du récit de l'indicible, de l'innommable, de l'irracontable, bref, de ce qui est, au sens propre, inhumain. Cf. Jorge Semprun, l'Écriture ou la Vie .
51Charles
Taylor remarque très judicieusement à ce propos que la littérature
(post-)moderne nous offre, comme par hasard, des personnages
caractérisés par
"une
fragmentation de l'expérience qui remet en question nos notions
ordinaires de l'identité comme chez Musil, ou, plus loin encore,
jusqu'à un type nouveau d'unité, à une nouvelle manière
d'habiter le temps, comme nous l'observons chez Proust, par exemple
[...]. Les idéaux de la raison désengagée et de l'accomplissement
romantique reposaient l'un et l'autre, bien que de façon
différente, sur une notion du moi en tant qu'unité. Le premier
requiert un centre de contrôle serré, qui domine l'expérience et
qui est capable de fonder les
ordres de la raison en fonction desquelles nous pouvons orienter la
pensée et la vie. Le second voit le moi, qui était divisé au
départ, s'unifier dans l'accord entre la raison et la sensibilité
[...]. Proust, qui écrit aussi [dans
contre
Sainte-Beuve]
que nous sommes "plusieurs personnes superposées", et
Joyce, dans Finnegan's
Wake,
explorent un niveau d'expérience dans lequel les frontières de la
personnalité deviennent fluides"(Taylor,
les
Sources du Moi,
24.1).
Mais il s'agit là d'une littérature cynique.
Car il y a aussi la littérature de mauvaise foi :
"aujourd'hui il y a une très forte réaction. C'est
toute une économie du livre, une nouvelle politique, qui impose le
conformisme actuel. [...] Et puis, une masse de romans
redécouvrent le thème familial le plus plat, et développent à
l'infini tout un papa-maman", c'est-à-dire
le cocon familial comme matrice privilégiée de l'identité,
déclare Deleuze dans le tome
II de Capitalisme et
Schizophrénie.
52Dans des conditions semblables, la Félicité d'un Cœur Simple de Flaubert ne se serait évidemment pas suicidée : sa foi religieuse eût garanti son identité en subsumant sa faute professionnelle sous la double catégorie de tentation pécheresse et de rédemption divine.
52Dans des conditions semblables, la Félicité d'un Cœur Simple de Flaubert ne se serait évidemment pas suicidée : sa foi religieuse eût garanti son identité en subsumant sa faute professionnelle sous la double catégorie de tentation pécheresse et de rédemption divine.
53Dans
Éthique,
Identité Narrative et Conscience de soi, nous avons montré
qu'il existe cependant une éthique de la sérendipité qui
consiste à s'efforcer de vivre, et même de vivre bien, en
l'absence d'identité
personnelle. Mais, pour un Proust, un Musil, un Joyce (des "esprits exceptionnels", dirait Wittgenstein) qui y
parvinrent effectivement, combien d'obscurs, de sans-grades qui, à
l'instar des personnages de Cohen ou de Madame Anselmi, y ont perdu la vie ?
Il n'est pas anodin 1) que, dans un sens, le thème
de l'identité, personnelle
ou collective, soit devenue une obsession de
notre époque, 2) que, dans un autre sens, la notion d'identité
se réduise à une
identification administrativo-juridique par des documents officiels, ce qui n'est rien d'autre que la version post-moderne de l'identité logique comme fait d'être sujet d'imputations. Cf, à ce propos, Vincent Descombes, les Embarras de l'Identité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Votre commentaire est-il vraiment nécessaire ?