On trouve, dans la République de Platon, exposée l'idée que l'on ne peut pas, dans le même temps, être l'ami de soi-même et l'ennemi d'autrui. Voici le passage sans doute le plus significatif de cet exposé :
"il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès tou ekastou] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense, mon cher Glaucon, que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [...] Souvenons-nous donc que, lorsque chacune des parties de nous-mêmes remplira le devoir [pratteïn] qui lui est propre, alors nous serons justes et nous remplirons notre devoir. [...] N'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? Et n'est-ce pas à la colère [thumoeïdès] d'obéir et de la seconder ? [...] Ces deux parties de l'âme ayant été ainsi élevées, instruites et exercées à remplir leurs devoirs, gouverneront la partie où siège le désir [épitumèthikon], qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [phuseï aplèstotaton] ; elles prendront garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale. [...] En présence des ennemis du dehors [tous exôten polémious], elles prendront les meilleures mesures pour la sûreté de l'âme et du corps ; l'une délibérera, l'autre, soumise à son commandement, combattra, et secondée du courage, exécutera ce que la raison aura résolu. [...] Et nous appelons l'homme courageux [andreïos], lorsque cette partie de l'âme où réside la colère suit constamment, au milieu des peines et des plaisirs, les ordres de la raison sur ce qui est à craindre ou ne l'est pas. [...] Nous l'appelons prudent [sophos] à cause de cette petite partie de son âme qui a exercé le commandement et donné ces ordres ; qui possède en elle-même la science [logos] de ce qui convient à chacune des trois parties et à toutes ensemble. [...] Et tempérant [sôphronos], par l'amitié [philia] et l'harmonie [sumphonia] qui règnent entre la partie qui commande et celles qui obéissent, lorsque ces deux dernières demeurent d'accord que c'est à la raison de commander et ne lui disputent pas l'autorité ? [...] La cause de tout cela, n'est-ce pas que chacune des parties de son âme remplit son devoir, qu'il s'agisse de commander ou d'obéir ? [De sorte que la justice] [dikaïosunè] ne s'arrête point aux actions extérieures de l'homme, et qu'elle en règle l'intérieur, ne permettant à aucune des parties de l'âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d'intervertir leurs fonctions. L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...], il devient ami de lui-même [philos héautoï], il harmonise les trois parties de son âme"(Platon, République, IV, 441c-443d).Ce passage remarquable repose sur une double analogie. Une analogie tacite : l'âme individuelle est au corps individuel ce que l'âme collective (l'État) est au corps collectif (société). Et une analogie explicite : "il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès tou ekastou] des parties correspondantes et égales en nombre". Non seulement "égales en nombre" mais aussi "correspondantes", c'est-à-dire homologues : une "partie" intellective (la raison d'un côté, le gouvernement de l'autre), une "partie" irascible (le courage et la colère d'un côté, l'armée et la police de l'autre) et une partie concupiscible (le désir et le plaisir d'un côté, la populace et la consommation de l'autre). Dans les deux cas, donc, les rapports entre ces trois "parties" peuvent être ou ne pas être harmonieuses. "Harmonieuses" voulant dire ici, "ce qui convient à chacune des trois parties et à toutes ensemble", "que chacune des parties de son âme rempli[sse] son devoir", l'harmonie "ne permettant à aucune des parties de l'âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d'intervertir leurs fonctions". Si tel est le cas, alors l'individu et/ou la Cité sera dit "juste" (dikaïon), c'est-à-dire, tout à la fois "prudent", "courageux" et "tempérant". L'un ou l'autre sera réputé avoir "établi[...] un ordre véritable dans son intérieur", bref, être "ami de soi-même". Platon ne semble donc poser aucune différence de nature entre la philautia, le fait d'être philos héautoï, ami de soi-même et la philia, le fait d'être philos, ami d'autrui puisque, dans les deux cas, l'amitié est un ordre harmonieux, sumphonia.
Au rebours de Platon, il y a, chez Pascal, l'idée que l'on ne peut pas être en même temps ami de soi-même et ami d'autrui. En effet, demande Pascal,
"qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités"(Pascal, Pensées, B323).Pour Pascal, le "moi" n'a rien d'aimable d'abord parce qu'il n'est rien, de sorte que, en m'aimant soi-même, c'est une chimère que j'aime. Mais, pire que cela, "la nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir ni qu'on les voie"(Pascal, Pensées, B100). En m'aimant soi-même, je me prosterne donc devant une idole, je crois adorer ce qui est sacré, mais c'est au veau d'or qu'en réalité je voue un culte. Je dois donc choisir entre m'aimer moi-même ou aimer autrui car "le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres"(Pascal, Pensées, B455). Dès lors, la voie du véritable amour désintéressé, "la vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B485). Bref, ce n'est qu'à travers l'amour de Dieu que nous pouvons aimer autrui, et, d'une certaine manière, nous aimer nous-mêmes aussi, mais à condition de nous être haïs au préalable et d'admettre que ce qui est aimable en nous n'est pas nous-mêmes mais nous-mêmes-aimant-Dieu, car "le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous".
Apparemment,
ces deux paradigmes sont aussi opposés que possible. D'un côté, on
a un moi potentiellement harmonieux qui
est
le reflet de la Cité, elle-même image d'un kosmos
pur, éternel et immuable, éclairé par l'idée du Bien. Certes, il
y a bien souvent du désordre dans le moi et dans la Cité. Mais
c'est précisément parce qu'ils sont situés dans ce monde
sublunaire qui est l'exception à la règle de l'harmonie générale
de l'être et, de même que la maladie est un défaut de santé,
cette exception peut toujours être corrigée et doit l'être. De
l'autre, nous trouvons, à l'inverse, un moi toujours-déjà perverti
par la chute originelle dans le péché, par la faute de l'Homme qui
a introduit en quelque sorte une positivité du Mal, lequel n'est
plus, dès lors, un défaut, une
exception, mais
la
règle générale de l'existence humaine. La maladie n'est plus un
défaut de santé : c'est au contraire la santé qui est une
exception, très localisée et très temporaire, à la règle de
cette maladie incurable qu'est la Mort. Pourtant, comme chez Platon,
le Mal peut et doit être combattu par
le haut,
c'est-à-dire par l'imposition
d'un ordre supérieur
à celui qui produit le Mal.
Et, chez Pascal comme
chez Platon,
le Mal, c'est
la
haine de l'Autre,
l'injustice
qui
rend impossible toute existence authentiquement humaine,
c'est-à-dire, au fond, authentiquement
politique,
authentiquement
orientée vers l'Autre, car
le Bien, l'amour de l'Autre, la
justice,
sont
seuls
compatibles
avec notre humanité. Nous allons essayer de montrer qu'il existe
bien, en effet, un lien conceptuel1
entre amour/haine de soi et amour/haine d'autrui,
que ce lien n'est que la reformulation de la définition
aristotélicienne de l'être humain comme animal
politique par nature,
raison pour laquelle toute entreprise de dénaturation
systématique de l'humain commence toujours par distiller la haine,
tout à la fois d'autrui et de soi-même.
Il
est manifeste que ce lien conceptuel est
attesté par et dans la littérature. Ce qui, évidemment, est un
témoignage de la plus haute importance pour peu que nous
considérions, comme nous l'avons fait par ailleurs, la littérature
comme de l'histoire contrefactuelle et ses descriptions comme des
descriptions intensionnelles2.
Prenons, par exemple, le personnage d'Heathcliff, dans les
Hauts de Hurlevent
d'Emily Brontë. C'est un enfant abandonné et mourant de faim et de
froid dans les rues de Liverpool. Le père Earnshaw tombe sur lui par
hasard et, sans
doute pris
de pitié, le ramène chez lui où l'accueil pour ce petit être
sale, maigre, fruste et en mauvaise santé est, pour dire le moins,
mitigé : la mère Earnshaw et Hindley, le fils aîné, le rejettent
aussitôt avec agressivité, Nelly, la servante est très réservée
et très méfiante, en tout cas au début. Seule Catherine, la
cadette, l'accueille d'emblée avec bienveillance. En
effet, le
fait qu'un homme ait besoin
d'ami(e-s) n'est la preuve
d'un
défaut
ou
d'un manque
contingents
de son être,
mais
simplement
la preuve qu'il appartient au genre humain dont la
nature se
trouve être
non
autarcique, non auto-suffisante. En
ce sens, il
n'est de pire damné de la terre,
de plus parfaite crapule
qui, contre toute attente, n'ait,
statistiquement, toutes les chances de
rencontrer
la philia3
au sens où "l'ami,
qui est un autre soi-même
[hétéros
gar autos ho philos estin],
procure ce qu'on ne peut se procurer par soi-même [car]
l'homme
est un être social [zôon
politikon]
fait pour vivre en communauté. [Même] l'homme heureux a donc besoin
d'amis
[philôn]"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
IX, 1169b).
C'est pourquoi, nous dit Aristote, même l'homme heureux (celui à
qui, par définition, il ne manque rien) a encore
besoin
d'amis. Du
coup,
la philia
ne
témoigne pas non plus d'une
qualité morale intrinsèque de
celui qui en est l'objet4
:
ce n'est pas parce qu'il est aimable que Heathcliff a un(e) ami(e)
mais par cela seul qu'il est un "animal politique",
c'est-à-dire,
simplement,
un être humain5.
La
particularité
de ce personnage,
c'est d'en trouver un(e) très tôt et très près de lui-même
puisque c'est
sa
sœur
adoptive et que cette amitié va l'accompagner depuis
son enfance jusqu'à
sa mort. Cette remarque sur la nature humaine nous permet de balayer,
au passage, le lieu commun d'après lequel la haine (de soi-même ou
d'autrui) serait nécessairement liée à un soi-disant isolement
physique ou à une soi-disant solitude morale. C'est là un faux
problème dans la mesure où, d'une part "l’essence
humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est,
dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx,
Thèses
sur Feuerbach,
VI), d'autre part "le
plaisir et l'intérêt peuvent faire que des méchants soient amis
les uns des autres, [ou] que des gens honnêtes soient amis de gens
vicieux"(Aristote,
Éthique
à Nicomaque,
VIII, 1157b).
La
philia
est une complémentarité ontologique et non pas seulement
physique
(physiologique, sexuelle, etc.) ou morale (psychologique,
sentimentale, etc.)
des êtres non auto-suffisants que nous sommes6.
C'est ce qu'exprime Catherine Earnshaw au moment de se marier avec
Edgar Linton. Elle ne comprend pas qu'on puisse lui reprocher
d'abandonner Heathcliff :
"lui, tout a fait abandonné ! Nous séparer ! s'écria-t-elle avec indignation. Qui nous séparerait, je vous prie ? Celui-là aurait le sort de Milon de Crotone ! Aussi longtemps que je vivrai, Hélène, aucun mortel n'y parviendra [...]. Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerais d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers me deviendrait complètement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, ix).On pourrait dire que Heathcliff a une chance extraordinaire de connaître, auprès de Catherine, une philia aussi pure et profonde. Pourtant, cela ne l'empêchera nullement de lui manifester une cruauté et un cynisme inouïs et ce, jusqu'à son dernier souffle. Ses accès de fureur sont démoniaques : "je suis sans pitié ! je suis sans pitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie de leur écraser les entrailles ! C'est comme une rage de dents morale, et je broie avec d'autant plus d'énergie que la douleur est plus vive"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xiv). Ils sont dirigés vers autrui autant que vers lui-même : "il frappa de la tête contre le tronc noueux ; puis, levant les yeux, se mit à hurler, non comme un homme mais comme une bête sauvage frappée à mort de coups de couteaux et d'épieux"(Brontë, les Hauts de Hurlevent, xvi). Par où l'on voit clairement que, pour être l'incarnation du Mal, comme le souligne Georges Bataille7, le personnage d'Heathcliff n'est pas un monstre, "une créature dégradée" au sens d'Aristote, mais un être humain à part entière : malgré un début de vie sans toute peu enviable, il est recueilli par une famille très ordinaire (ni particulièrement perverse, ni particulièrement charitable), il y trouve une philia typiquement humaine dans sa forme et, peut-être, surhumaine dans son intensité. Malgré cela, il n'a de cesse de désirer détruire et se détruire, ce qui n'est rien d'autre que la définition de la haine.
Apparemment,
en
effet, "celui
qui aime, nécessairement, s'efforce d'avoir en sa présence la chose
qu'il aime et de la conserver"(Spinoza,
Éthique,
III, 13).
En particulier, lorsque
la "chose" en question est un être humain, "aimer,
c’est souhaiter pour quelqu’un ce que nous croyons être des
biens pour lui et non pour nous, et aussi être, dans la mesure de
son pouvoir, enclin à ces bienfaits. Est notre ami celui qui nous
aime et que nous aimons en retour. Se croient amis, ceux qui sont
dans cette disposition l’un envers l’autre"(Aristote,
Rhétorique,
ii, 1380b-1381a).
Il
semblerait donc que la
haine (misos)
et l'amitié (philia)
d'un
même objet sont
absolument
antinomiques.
Or
Heathcliff,
apprenant que son amie est morte, manifestement consumée au feu de
cette amitié infernale, exprime d'abord pour elle une haine féroce
:
"puisse-t-elle
se réveiller dans les tourments ! cria-t-il avec un véhémence
terrible, frappant du pied et gémissant, en proie à une crise
soudaine d'insurmontable passion [...]. Catherine
Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai
!"(Brontë,
les
Hauts de Hurlevent,
xvi).
Puis, immédiatement après, une
dévotion
presque mystique pour
Catherine :
"ne
me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver ! Oh, Dieu,
c'est indicible ! Je ne peux pas vivre sans ma vie ! Je ne peux pas
vivre sans mon âme"(Brontë,
les
Hauts de Hurlevent,
xvi).
On dira que c'est le propre de l'amour-passion de confondre souvent à
ce point l'amour et la haine. Mais
c'est là une interprétation romantique très superficielle du
problème. Car de tels instants
paroxystiques de confusion sont des
instants de folie, parfois meurtrière, certes,
mais encadrés par de longues périodes de calme normalité,
dirons-nous. Tandis que, dans le cas qui nous occupe, la coexistence
ambivalente
de
la philia
et
du misos
(la
haine) pour
le même objet est
permanente chez le personnage principal ainsi d'ailleurs, bien qu'à
un moindre degré, chez tous les autres personnages du roman. Ce qui
fait dire à Bataille que "le
Mal, envisagé sous le jour d'une attirance désintéressée vers la
mort, diffère du mal dont le sens est l'intérêt égoïste"(Bataille,
la
Littérature et le Mal,
i).
Le
mal intéressé, égoïste, est
toujours,
dans une certaine mesure, curable, comme le montre Platon à travers
sa conception de la justice8.
Mais
que
penser de cette
"méchanceté" qu'exprime
le personnage du sous-sol chez Dostoïevski :
"je suis un homme malade. Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j'ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n'y comprends rien. J'ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs [...]. Oui, c'est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, Messieurs, je parie que c'est une chose que vous ne comprenez pas"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1) ?Et il est, en effet, difficile d'admettre que ce ne soit pas par ignorance intellectuelle, pauvreté matérielle ou isolement physique mais par méchanceté que le malade ne se soigne pas. Sauf si la "méchanceté", c'est ce que Bataille appelle, précisément, l'"attirance désintéressée vers la mort". Si cette attirance était "intéressée", le méchant serait curable en tant qu'il tomberait sous le coup de la loi, que ce soit la loi pénale qui prohibe le meurtre d'autrui ou bien la loi morale qui prohibe le meurtre de soi-même : celui qui hait par intérêt, peut toujours, le cas échéant, être ramené à la raison par la compréhension qu'il a plus à perdre qu'à gagner dans la destruction de l'objet de sa haine. Mais celui qui hait sans intérêt et, donc, sans raison ? Celui dont la vie a, en permanence, un avant-goût de mort, comme Heathcliff, comme l'homme du sous-sol : "non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud ni honnête, ni un héros ni un insecte. Maintenant que j'achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même [...] : vivre plus de quarante ans, c'est indécent, c'est vil, c'est immoral"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1) ? L'homme du sous-sol dit qu'il n'est rien devenu car, ajoute-t-il, "un homme intelligent ne peut rien devenir, il n'y a que les imbéciles qui deviennent"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 1)9. Il n'est rien devenu mais s'est borné à être ce qu'il est, à savoir un glissement passif vers la mort10 dans une sorte de présent permanent. Celui-là, apparemment, n'a nul intérêt à haïr, nul intérêt à risquer de détruire sa vie ou celle d'autrui, puisque l'intérêt présuppose l'avenir. Il doit donc toujours immédiatement aimer ce qu'il hait ou, plus exactement, aimer haïr et, par conséquent, d'une certaine manière, aimer ce qu'il hait et haïr ce qu'il aime. C'est la thèse du sadisme ou du sado-masochisme, celle que défend Bataille : "c'est le sadisme qui est le Mal : si l'on tue pour un avantage matériel, ce n'est le véritable Mal, le mal pur, que si le meurtrier, par-delà l'avantage escompté, jouit d'avoir frappé"(Bataille, la Littérature et le Mal, i). Voilà qui éclairerait le paradoxe de la coexistence de la philia et du misos.
Et,
en effet, on peut admettre avec Freud
"l'existence de deux variétés d'instincts, dont l'une, formée par les instincts sexuels (Éros) est de beaucoup la plus évidente et la plus accessible à notre connaissance. Cette variété comprend non seulement l'instinct sexuel proprement dit, soustrait à toute inhibition, ainsi que les tendances, inhibées dans leur but et sublimées, qui en dérivent, mais aussi l'instinct de conservation que nous devons attribuer au moi [...]. Nous basant sur des raisons théoriques appliquées à la biologie, nous avons admis l'existence d'un instinct de mort, ayant pour fonction de ramener tout ce qui est doué de vie organique à l'état inanimé11, tandis que le but poursuivi par Éros consiste à compliquer la vie, et, naturellement, à la maintenir et à la conserver, en intégrant à la substance vivante divisée et dissociée un nombre de plus en plus grand de ses particules détachées. Les deux instincts, aussi bien l'instinct sexuel que l'instinct de mort, se comportent comme des instincts de conservation, au sens le plus strict du mot, puisqu'ils tendent l'un et l'autre à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie. L'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l'aspiration à la mort, et la vie elle-même apparaîtrait comme une lutte ou un compromis entre ces deux tendances"(Freud, Essais de Psychanalyse).Mais si ce qu'il est convenu d'appeler, depuis Freud, "pulsion de mort", peut, à la rigueur expliquer les tendances morbides d'Heathcliff ou de l'homme du sous-sol, elle ne peut expliquer l'absence de ces mêmes tendances chez la plupart des être humains pourtant animés des mêmes instincts. Bref, le problème principal, à savoir cette jouissance de la mort subie et de la mort donnée dont parle Bataille n'en est pas plus compréhensible. On pourrait, certes, aller dans le sens de Freud en disant que nos deux personnages sont dotés d'une lucidité exceptionnelle au point de s'apercevoir de ce glissement fatal vers le néant. Mais Bataille y ajoute la jouissance sadique occasionnée par ledit glissement. Or celui-ci s'avère, qu'on le veuille ou non, être une diminution d'être et devrait donc, comme le dit Spinoza, se révéler un facteur de tristesse, d'abattement et non pas de joie, de jouissance : "par Perfection et Réalité, j'entends la même chose. [...] La Joie est le passage de l'homme d'une moindre perfection à une plus grande. La Tristesse est le passage de l'homme d'une plus grande perfection à une moindre"(Spinoza, Éthique, II, déf.6 ; III, 59, déf.2 et 3). Or, raconte notre homme du sous-sol,
"quand je rentrais chez moi dans mon trou [...] et que j'avais une conscience accrue d'avoir fait une nouvelle saleté et, ce que j'avais fait étant irréparable, je me rongeais secrètement de l'intérieur, je me rongeais de toutes mes dents, me taraudais et me bouffais moi-même jusqu'à ce que l'amertume devienne une honteuse, une maudite espèce de douceur et puis une jouissance, franche et grave ! Une jouissance, oui, une jouissance ! J'insiste"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, I, 2).Il y a donc bien, chez lui, en termes spinoziens, coexistence de la tristesse et de la joie. Notre problème reste donc entier : comment peut-on jouir d'être honteux, comment peut-on aimer ce que l'on hait et haïr ce que l'on aime ?
Une
réponse possible à ce problème pourrait consister dans un aspect
de
l'attitude
qu'adopte l'homme du sous-sol.
Contrairement à Heathcliff qui est un être, somme toute assez
fruste, ce
personnage
est,
en effet, un
raisonneur. Il se hait
et, à travers lui-même,
le genre humain tout entier, mais il
a de
bonnes raisons
pour
le faire.
En clair, il fait
(il est)
le mal et il le sait,
mais, à l'instar du cobaye de Milgram dans cette fameuse expérience
de soumission à l'autorité12,
il est
tout à fait capable de justifier
ce mal et donc, d'une certaine manière, de l'apprivoiser,
de le contempler avec une certaine satisfaction.
"Je
me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : car quoi,
un homme intelligent ne peut rien devenir, il n'y a que les imbéciles
qui deviennent. Un homme intelligent du XIX° siècle se doit, se
trouve dans l'obligation morale d'être une créature essentiellement
sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est
une créature essentiellement limitée"(Dostoïevski,
les
Carnets du Sous-Sol,
I,
1).
Bref, notre homme trouve intelligent
de n'être que ce glissement passif,
"sans caractère",
vers le néant. Et peu importe qu'il
y ait quelque chose de l'oxymore, voire de la contradiction, dans un
tel jugement.
Ce qui importe ici, c'est que le personnage considère, avec une
évidente jouissance, sa supériorité qui n'est d'ailleurs pas
seulement intellectuelle mais aussi
morale.
Supériorité méprisante qui, à l'instar des grands criminels, fait
endosser à sa victime la responsabilité de la haine qu'il lui voue
: "tu
sais qu'on peut torturer quelqu'un par amour ? Les femmes surtout. Et
elle, elle se dit « Mais après, qu'est-ce que je vais l'aimer
! »"(Dostoïevski,
les
Carnets du Sous-Sol,
II,
6).
Cette responsabilité repose, comme on le voit, sur la prémisse
implicite qu'il y a des victimes "par nature", "les
femmes surtout",
comme par hasard.
Son raisonnement est donc à
peu près le
suivant : oui, c'est vrai, je suis un bourreau et, à ce titre, je
suis évidemment
méprisable,
mais ma victime est tellement dégénérée qu'elle aime souffrir,
de sorte que, en la torturant, je
fais preuve d'intelligence en reconnaissant l'ordre naturel des
choses et, finalement, de moralité en lui faisant ce mal qui, pour
elle, est un bien. Il
est manifeste que la haine de
l'Autre chez l'homme du sous-sol est beaucoup
plus
"intellectuelle" que chez Heathcliff. C'est pourquoi nous
pouvons désormais parler de mépris
et plus seulement de haine.
Car, si l'effet de la simple haine est que "celui
qui hait, s'efforce d'éloigner la chose qu'il a en haine et de la
détruire"(Spinoza,
Éthique,
III, 13),
celui du mépris
semble plutôt être la condamnation, éventuellement mais non
nécessairement accompagnée de destruction ou de tentative de
destruction physique.
"Évidemment,
je haïssais tous mes collègues de bureau et je les méprisais du
premier jusqu'au dernier"(Dostoïevski,
les
Carnets du Sous-Sol,
II,
1)
avoue l'homme du sous-sol qui, bien entendu, continuait à travailler
avec ces mêmes collègues.
Et d'énumérer les raisons de son mépris : untel à une tête
monstrueuse, tel autre sent mauvais, etc.
Bref, le personnage de Dostoïevski semble aller plus loin dans
l'accomplissement de sa haine que
celui d'Emily Brontë dans la mesure où son intention est de
provoquer
la
honte
chez
sa victime à
travers la tendance qu'il a à raisonner et à traiter par le mépris
les
faits et gestes de ses semblables.
Car
"la
Honte est une sorte de Tristesse qui naît dans l'homme quand il voit
ses actions méprisées par autrui"(Spinoza,
Court
Traité,
II, xii) ou, si l'on préfère, "la
Honte est une Tristesse
qu'accompagne l'idée d'une action dont nous imaginons que d'autres
la blâment"(Spinoza,
Éthique,
III, 59,
déf.31).
Le mépris, contrairement à la haine "pure" suppose donc
un jugement défavorable,
un blâme,
une condamnation.
Plus
précisément,
nous dit Rawls,
"la honte, c’est ce sentiment ressenti lorsque le respect de nous-mêmes est atteint : je n’aurais pas été digne d’autrui dont je dépends pourtant pour le sentiment de ma propre valeur [...]. La honte est le corrélat du mépris, sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous"(Rawls, Théorie de la Justice, §§67-82).Ce jugement défavorable a donc pour objet, non pas une action quelconque, mais une incapacité majeure et particulièrement grave pour le zôon politikon que nous sommes : l'incapacité à faire société. Allons plus loin : si la honte est le sentiment ressenti par quiconque s'estime, à tort ou a raison, indigne de faire partie de la société humaine, dans la mesure où l'une des premières formes de la socialisation enfantine consiste à cacher sa nudité, alors "la honte est directement liée à la nudité, en particulier avec ses présupposés sexuels [...], la réaction de l’intéressé est de se couvrir ou de se cacher et, en général, d’éviter de se mettre dans de telles situations"(Williams, la Honte et la Nécessité, IV). Après tout, ce n'est pas autrement qu'à travers la honte de leur nudité révélée par Dieu comme une punition qu'Adam et Ève ont été chassés du Paradis. Il est donc clair que la honte n'est pas éprouvée lorsque nous nous croyons blâmés pour ce que nous avons fait ou pas fait (il se pourrait alors que nous nous sentions coupables sans pour autant nous sentir honteux), mais, beaucoup plus gravement, lorsque nous nous sentons blâmés pour ce que nous avons fait ou pas fait en tant que nos faits et gestes révèlent une profonde carence de notre nature, carence qui, de fait, nous exclut (du moins le pensons-nous) de la société. En ce sens, il nous semble que la honte n'est rien d'autre que la haine de soi-même. En effet,
"j’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. [...] Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire [...] Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte [...] : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même [...] : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit13"(Sartre, l'Être et le Néant, III, i, 4).J'ai honte de moi, cela veut dire que je me prends en haine, que je ne me reconnais plus être un humain respectable et cela parce que j'ai de "bonnes raisons" de penser (ou, du moins, j'imagine en avoir) que quiconque me verrait ou m'entendrait me jugerait méprisable en excipant des mêmes "bonnes raisons". Mais alors, si "j'ai honte de moi", cela veut dire "je me hais moi-même", cela implique aussi que je désire me détruire, sinon en tant qu'être tout court, du moins en tant qu'être méprisable. Le regard et le jugement d'autrui sont, comme le dit Bourdieu, le "jugement dernier", ici-bas :
"le jugement des autres est le Jugement Dernier, et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon).En d'autres termes, l'exclusion sociale, pour le zôon politikon, la créature du Dieu social que nous sommes, n'est jamais automatique. Elle ne se présume pas. Elle se prouve et se motive. Et c'est toujours le jugement d'autrui, réel ou fantasmé, qui la prononce à travers le mépris qui engendre la honte ou haine de soi.
Un
autre personnage littéraire célèbre peut être appelé à la barre
pour en témoigner : c'est le Professeur Unrat dans l'Ange
Bleu
d'Heinrich Mann.
Ce professeur de lycée dans une ville du nord de l'Allemagne est en
butte aux lazzi,
aux quolibets, aux moqueries incessantes de ses élèves, de ses
collègues de travail, de ses concitoyens, bref, de tout le monde,
tout le temps et partout.
Par exemple,
"il n'entendit pas le bout de conversation de deux de ses élèves des toutes premières années qui s'arrêtèrent au coin d'une rue et le suivirent d'un regard qu'il croyait, lui, plein d'animosité : « Qu'arrive-t-il à Unrat ? Il vieillit. » « Et devient de plus en plus crasseux de jour en jour. » « Moi, je ne l'ai jamais connu bien propre […]. Son nom doit y être pour quelque chose14. Je n'arrive pas à me le représenter autrement que crasseux. » « Voulez-vous mon avis ? Lui-même n'y arrive plus. À la longue, il est impossible de résister à un nom pareil. »"(Mann, l'Ange Bleu, ii).Toute l'histoire de ce pauvre homme peut, en effet, se lire comme l'énumération des ravages que provoquent les insultes, les comparaisons malveillantes, les noms d'oiseaux sur l'estime de soi d'un être humain. Cet homme n'a pas d'autre possibilité pour rester un être humain, c'est-à-dire un zôon politikon, que d'assumer, d'intégrer à son identité narrative15 ce comme quoi il est vu et jugé, à savoir une ordure. Aussi est-ce avec le dernier mépris et le dernier cynisme qu'il traite ses propres élèves, ses propres collègues et tous ses concitoyens16 :
"comme il sentait son impuissance, sa colère devint fureur et haine contre ces milliers d'élèves paresseux et mauvais qui avaient toujours négligé leurs devoirs, l'avaient toujours appelé « par son nom » et n'avaient jamais que désordre en tête [...]. Il méprisait Rindfleisch. Il méprisait la chambre bleue, l'étroitesse de ces esprits, les âmes humiliées, les excentricité piétistes et le manque de sensibilité morale [...]. Unrat examina longuement Hubbenett, la façon dont les mots sortaient de sa barbe, constata son excitation d'ivrogne, son épouvantable vulgarité. Non. Unrat n'avait rien, absolument rien de commun avec tous les gens qui peuplaient cette gargote"(Mann, l'Ange Bleu, ii-iii).Mais, bien entendu, ses pitoyables efforts pour se réinsérer dans la normalité, en jugeant sévèrement et excessivement ses propres juges le rendent bouffon, grotesque, et, finalement, encore plus méprisable. Il est d'autant plus pitoyable qu'il entend afficher, notamment en épousant une jeune danseuse de cabaret, des signes ostentatoires de sociabilité : "Unrat était une énigme pour tous ceux que sa femme attirait dans leur voisinage [...]. Il portait ses complets anglais comme des déguisements, et, à le voir, on l'eût pris pour une divertissante tête de Turc, bien plus que pour un obstacle sérieux. Il avait tout du perdant de naissance. Mais, alors qu'on était en train de flirter de près avec sa femme, il arrivait que l'on surprît à l'improviste son regard sec et moqueur"(Mann, l'Ange Bleu, xiii). On voit donc bien le rapport qui existe, chez le haineux, entre ce mépris hautain dirigé vers autrui et la honte piteuse dirigée vers soi-même : "il vivait pauvre et méconnu. On ne connaissait pas l'importance du travail qu'il poursuivait depuis vingt ans17. Il passait inaperçu parmi ce peuple et, parfois, on le tournait en dérision, mais, au fond de lui, il appartenait à la classe des dominants [...]. Être d'exception, il était naturel qu'il fût repoussé par les autres"(Mann, l'Ange Bleu, iii). C'est donc parce qu'il a honte de lui-même qu'il méprise autrui18. C'est l'inverse chez l'homme du sous-sol : "il m'est parfaitement évident que c'est moi-même, avec mon incommensurable vanité et, donc, mon exigence envers moi-même, qui me considérais plus que souvent avec cette insatisfaction furieuse pouvant aller jusqu'au dégoût et assignais cette opinion à tous les autres"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, II, 1). Que ce soit le mépris qui engendre la honte ou la honte le mépris, il semble bien, en tout cas, que la haine méprisante qu'un être humain professe pour son semblable jusqu'à en tirer une certaine jouissance intellectuelle, soit indissociable, chez le même être humain, de la haine méprisante mais douloureuse de soi-même.
Résumons-nous.
Non seulement le fait d'avoir des amis n'est pas incompatible avec la
misanthropie, c'est-à-dire
avec la
haine du genre humain en général, mais, comme le montre l'exemple
d'Heathcliff, il est tout à fait possible de
haïr l'objet même
de
son amitié ou d'aimer l'objet même
de
sa haine. C'est que la haine humaine, en effet n'est en rien une
simple
haine
animale mais
s'accompagne
presque toujours, chez l'être conscient
que nous sommes,
de "bonnes raisons"
de haïr19.
C'est ce que l'on appelle le mépris.
Le mépris n'est rien d'autre que la haine accompagnée de blâme20,
comme le dit Spinoza. Du coup, ainsi
que le montre
l'exemple
de l'homme du sous-sol, le
haineux éprouve une évidente
satisfaction intellectuelle à écraser l'Autre d'un
mépris raisonneur. Et, comme le
corrélat du mépris, c'est la honte ou haine
de soi, et
que la fonction d'une raison est de convaincre, celui
qui est objet
de
mépris va avoir tendance à se haïr
soi-même
à
travers la reconnaissance plus ou moins consciente du bien-fondé des
raisons alléguées. De
plus,
comme le mépris est, formellement, un arrêt moral
d'exclusion
sociale, celui qui a honte va, comme le montre l'exemple du
professeur Unrat, s'évertuer
à restaurer
une ébauche d'estime pour
son moi
social à
travers
une tendance parallèle
à mépriser et, donc, à abaisser autrui
pour se rehausser soi-même.
D'où,
potentiellement, un enchaînement infernal
haine-mépris-honte-haine-mépris-etc. Le
mécanisme de la haine de soi et sa corrélation à la fois avec la
haine de l'Autre et avec l'amour de l'Autre est donc certainement
plus compliqué que la très
convenue
qualification de sado-masochisme que lui impute Georges Bataille.
Nous voudrions, à présent, montrer que, loin d'être un simple
problème psychologique, la honte ou haine de soi est, de part en
part, un problème métaphysique
d'une telle importance que son exploitation délibérée caractérise
même ce mode particulier
de régulation sociale
que l'on a coutume d'appeler, depuis Herbert
Marcuse et Hannah
Arendt, le totalitarisme.
Pour
Spinoza, la haine tout autant que l'amour sont des modalités du
désir,
lequel
est un mode d'être (métaphysique) et pas seulement un phénomène
psychologique
:
"toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [...]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose [...]. Cet effort, quand on le rapporte à l'esprit seul, s'appelle Volonté, mais quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation [...]. Ainsi, le Désir, c’est l’Appétit accompagné de la conscience de lui-même […]. Il ressort donc de tout cela que nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne, c’est l’inverse : nous la jugeons bonne parce que nous faisons effort vers elle"(Spinoza, Éthique, III, 6, 7, 8, 9).En d'autres termes, le désir n'est rien d'autre que le nom que prend l'effort (conatus) que fait un être conscient pour persévérer en son être. Par ailleurs, nous avons vu que "l'Amour est une Joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure [et] la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.6-7). Or, "parmi les sentiments [c’est-à-dire les affections par lesquelles la puissance d’agir du corps, et donc aussi la puissance de penser de l’esprit, est augmentée ou diminuée], il n’en est pas qui se rapportent à la Joie ou à la Tristesse"(Spinoza, Éthique, III, 59). Donc "à part ces trois passions, la Joie [laetitia], la Tristesse [tristitia] et le Désir [cupiditas] [...], toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires"(Spinoza, Éthique, III, 12). Et comme "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4). Bref, c'est toujours par des circonstances extérieures qui leur commandent de préserver leur être avec plus ou moins d'urgence que les hommes désirent, aiment et haïssent. Malgré tout, regrette Spinoza, "les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les déterminent [...]. Chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté "(Spinoza, Éthique, III, 2)21. Il en va de même pour René Girard : "subjectivismes et objectivismes, romantismes et réalismes, individualismes et scientismes, idéalismes et positivismes, [...] relèvent tous, plus ou moins directement, de ce mensonge qu'est le désir spontané. Ils défendent tous une illusion d'autonomie à laquelle l'homme moderne est passionnément attaché"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque22, i). Pour l'un comme pour l'autre, ce qui met en évidence le caractère mythique du dogme de l'autonomie moderne soi-disant attachée à ce centre de décision autarcique que serait l'individu libre de désirer, donc d'aimer et de haïr, c'est que
"si nous venons à imaginer qu’une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l’en aimerons, etc., d’une façon d’autant plus ferme ; si nous pensons au contraire qu’elle a de l’aversion pour un objet que nous aimons, ou réciproquement, nous éprouverons une fluctuation intérieure"(Spinoza, Éthique, III, 31).Phénomène pourtant flagrant que Girard appelle "désir mimétique" ou "mimétisme du désir". Phénomène psychologique en apparence mais dont Girard, après Spinoza, montre qu'il est, en réalité, métaphysique, c'est-à-dire ontologiquement ancré dans la nature humaine. Nous avons déjà souligné, avec Aristote, Marx et Bourdieu, l'aspect social ou politique de cette nature humaine. Chez Spinoza, cet aspect est une conséquence substantielle, non accidentelle, de la métaphysique du désir : "le Désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire l’effort [conatus] par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être"(Spinoza, Éthique, IV, 18) à quoi fait écho, chez Girard, l'idée que
"l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).Et c'est ce manque à être qui, chez Girard, comme chez Spinoza, justifie, à travers le désir d'être, l'amour, c'est-à-dire le désir de conserver et la haine, c'est-à-dire le désir de détruire.
Mais
le
plus important,
chez l'un comme chez l'autre, c'est que le désir de A pour B, quelle
que soit sa polarité (positive ou négative,
aimante ou haineuse)
et son intensité, est toujours médiatisé
par C. Chez
Spinoza, la médiation
reste
implicite : "la
Joie accompagnée de l’idée d’une cause intérieure [l'Amour]
et
la Tristesse correspondante
[la
Haine]
proviennent
de ce qu’un homme se croit loué ou blâmé"(Spinoza,
Éthique,
III, 30). L'Autre reste, en quelque sorte, à l'arrière-plan du
désir,
il n'existe que sur le mode de la croyance ou de l'imagination
qui ne sont, pour Spinoza, que le "premier genre de
connaissance", le plus fragile, le plus confus.
Tandis que, chez Girard, l'Autre
passe au premier plan :
"dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir. [...] Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle. Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).Donc, non seulement l'Autre devient, "le médiateur entre moi et moi-même" comme dirait Sartre, mais, s'agissant du désir, il est aussi le modèle du moi et même le rival du moi. Dire seulement qu'il est médiateur reviendrait à rappeler, une fois encore, que la nature humaine est sociale, politique. Ce serait rappeler, à l'instar d'Aristote, que tout être humain, aussi comblé soit-il de bienfaits, a besoin d'amis. En ce sens, la médiation girardienne ne serait rien d'autre qu'un synonyme de la philia et le médiateur, un hétéros autos, un autre soi-même. Or, nous dit Girard, il est beaucoup plus que cela : il est aussi modèle et rival.
En
tant que modèle
du
désir, le médiateur institue, d'emblée, sinon une inégalité
sociale, du moins une dissymétrie ontologique entre A et C. Le
médiateur,
nous dit Girard, est, au sens étymologique, l'instituteur du sujet
désirant. Il lui indique par son être tout entier ce qu'il convient
de désirer. À cet égard, l'objet désiré
n'est aimé ou haï que parce que le médiateur
l'aime
ou le hait. Encore
une fois, c'est l'être
du
médiateur que désire
le
sujet désirant à
travers l'objet désiré. Appliquons
cette grille de lecture à nos trois exemples littéraires. Pour
d'Heathcliff, c'est Catherine
Earnshaw, la sœur adoptive, qui est le
médiateur.
C'est elle qui, pendant toute leur enfance, lui indique comme
désirable la vie familiale, la religion et l'instruction. Mais la
symétrie est aussitôt rétablie entre eux par le fait qu'Heathcliff
est, lui-même, le médiateur
de
Catherine en ce qu'il institue son désir d'indépendance et de
proximité avec la nature. D'où l'impression qu'a le lecteur du
roman d'un grand parallélisme entre les destins respectifs de ces
deux personnages. Mais
alors, pourquoi se haïssent-ils mutuellement ? Girard fait alors
une
distinction très opportune entre deux sortes de médiation
:
"nous parlerons de médiation externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soit pas en contact. Nous parlerons de médiation interne lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l'une dans l'autre. [Dans le premier cas] aucune rivalité avec le médiateur n'est possible [...]. Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s'en déclare le disciple"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i).De ce point de vue, il est clair que les médiations réciproques d'Heathcliff pour Catherine et de Catherine pour Heathcliff sont des médiations internes : aucun des deux n'est le disciple de l'autre mais, tout au contraire, son rival. Le modèle devient rival dès lors qu'il y a, comme c'est le cas ici, non seulement désir pour l'objet désigné comme désirable par le modèle, mais aussi désir d'apparaître soi-même comme un modèle. Et c'est là le propre de la médiation interne dans laquelle "le sujet éprouve donc pour son modèle un sentiment déchirant formé par l'union de deux contraires qui sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous appelons haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). Entre Heathcliff et Catherine, la tension est permanente, en effet, entre la désirabilité de la civilisation et de sa douceur et celle de la sauvagerie et de sa violence. Et l'agressivité qui en résulte est, souvent, rien moins que latente. Sur quoi vient se greffer, s'agissant de nos deux personnages, le désir spécifiquement sexuel. Or, nous dit Girard, "la présence d'un rival n'est pas nécessaire, dans le désir sexuel, pour qu'on puisse qualifier ce désir de triangulaire. L'être aimé se dédouble en objet et en sujet sous le regard de l'amant"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iv). Si le désir sexuel (ou sexualisé) de A pour B n'a pas à être médiatisé par C pour être, néanmoins, mimétique (ou triangulaire), c'est que ce que A désire chez B a, le plus souvent bien que pas nécessairement, été indiqué comme désirable par les manœuvres de séduction de B : c'est donc comme si B était son propre médiateur, son propre ambassadeur, auprès de A. Or ce schéma d'auto-médiation, en quelque sorte de l'un pour l'autre est déjà en œuvre, avons-nous vu, dans le cadre de la médiation interne pour le désir en général de l'un et de l'autre personnage avec les effets que nous avons analysés en termes d'agressivité. D'où, d'une part, cette haine parfois inouïe de l'un pour l'autre qui coexiste, néanmoins, toujours avec une amitié, sinon un amour tout à fait sincère, et, d'autre part, les comportements d'auto-destruction de chacun des deux héros, car "celui qui hait se hait d'abord lui-même en raison de l'admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu'un obstacle dans son médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i). La médiation interne est donc à la fois un facteur de haine d'autrui (comme rival) et de haine de soi (comme rival réel du modèle) et un facteur d'amour d'autrui (comme modèle) et d'amour de soi (comme modèle potentiel du rival)23.
Cette dernière remarque
nous permet de faire le lien avec le cas des deux autres personnages
romanesques dont nous avons étudié les manifestations de haine et
de mépris : l'homme du sous-sol et le professeur Unrat. Car,
respectivement amoureux de Liza et de Lola Fröhlich ils se
comportent l'un et l'autre, à l'instar d'Heathcliff, de façon
ambivalente à l'égard de l'objet de leur désir. Et, chez eux
aussi, bien que ce ne soit pas le thème du roman dont ils sont les
personnages principaux24,
les accès de fureur destructrice entre les amants s'entremêlent
avec les débordements de tendresse passionnée. Or nous avons vu que
ce qui distingue les personnages de Dostoïevski ou de Mann, c'est
qu'ils ne se bornent pas à haïr ce que, par ailleurs, ils aiment
mais qu'ils traitent l'Autre, pas seulement l'objet de leur désir
sexuel mais l'Autre en général, par le mépris. Un mépris
raisonneur, avons-nous dit, c'est-à-dire tout à la fois
condescendant, indécent, voire obscène ou grotesque. Et nous avons
fait procéder ce mépris d'un jugement de valeur qui pouvait être
intellectuel, mais aussi moral ou esthétique. Ceci nous renseigne
précieusement sur la nature du médiateur de leur désir qui,
contre toute attente, se trouve être ... la littérature. On
le sait dès le premier chapitre de l'Ange Bleu qui plante,
d'emblée, le décor de l'univers de ce professeur écartelé entre
l'idéal de communion intellectuelle avec les plus grands esprits du
passé, à commencer par Homère, et la sordide réalité
intellectuelle à laquelle il est confronté, notamment à titre de
professeur d'une tripotée de garnements qui n'ont cure des
aspirations de leur professeur. Pour les Carnets du Sous-Sol,
il faut attendre le dernier chapitre et cette ultime confession :
"ne vaudrait-il pas mieux achever les « carnets » ici ? J'ai l'impression que j'ai commis une erreur en commençant de les écrire : [...] ce n'est plus de la littérature, c'est une peine de redressement [...]. Nous avons tellement perdu l'habitude [de la vie] qu'il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion pour la « vie vivante », c'est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, presque comme une carrière, et nous sommes tous d'accord, au fond de nous, que c'est mieux dans les livres [...]. Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu'il est vraiment, et comme il s'appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous raccrocher, à quoi nous retenir, quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser"(Dostoïevski, les Carnets du Sous-Sol, II, 10).Ce n'est qu'à la toute fin du livre que nous est donnée la clé de sa compréhension : et si, comme le dira plus tard Proust25, la littérature était la vraie vie ? En tout cas, voilà qui est dit : c'est la littérature qui est le médiateur du désir de l'homme du sous-sol, comme elle l'est aussi de celui du professeur Unrat. La différence entre les statuts respectifs du désir de ces deux personnages et de celui d'Heathcliff saute alors aux yeux : en termes girardiens, la médiation, pour celui-ci est interne tandis que, pour ceux-là, elle est externe. Cela implique que la structure du désir de l'un sera majoritairement physique et celle des deux autres métaphysique dans le sens où "à mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue, [...] la passion se fait plus intense et plus l'objet se vide de valeur concrète"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii). La haine physique d'Heathcliff pour ses semblables est, certes, incontrôlable et destructrice, mais c'est une haine concrète, finie, qui s'arrête dès que l'objet de la haine est détruit. Raison pour laquelle Heathcliff ne peut survivre bien longtemps à la mort de Catherine puisque, dès lors, et de son propre aveu, sa raison d'exister n'est plus. Tandis que la haine métaphysique de l'homme du sous-sol ou celle d'Unrat, beaucoup plus intellectualisée, est abstraite et, potentiellement, infinie car reposant sur un mépris insidieux non pas d'êtres de chair et de sang, mais de formes de vie que la perte de contact avec la "vie vivante" comme le dit le personnage de Dostoïevski, transforme nécessairement en représentation fantasmée. De sorte que leur haine, contrairement à celle d'Heathcliff, n'a aucune raison de prendre fin dans la disparition de ce qu'ils abhorrent. Et que leur haine d'eux-mêmes ne les conduit pas au suicide mais à l'enfoncement inexorable dans toujours plus d'absurdité grotesque pour Unrat et dans toujours plus de dégoût amer pour l'homme du sous-sol. En pointant la responsabilité de la littérature dans ce processus, il ne s'agit pas, bien entendu d'en dénoncer une perversité intrinsèque26, mais de donner un exemple de ce que Girard appelle une médiation externe dans laquelle le médiateur n'est plus un rival mais un prétexte à justifier un désir métaphysique tout à la fois d'amour pour le médiateur métaphysique et de mépris pour les objets physiques (à commencer par le sujet lui-même) qui lui sont nécessairement incommensurables. Ce qui "révèle pleinement la contradiction qui fonde le désir métaphysique. Le passionné recherche le divin à travers l'obstacle infranchissable, à travers ce qui, par définition, ne se laisse pas traverser"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). Dans la médiation externe le modèle n'est jamais un rival à concurrencer mais une divinité à vénérer. La différence essentielle avec la médiation interne est donc que l'Autre qui est objet d'amour (de vénération) et celui qui est objet de haine (de mépris) ne peut pas être le même objet puisqu'ils sont situés à une distance infinie l'un de l'autre. "Seul l'être qui nous empêche de satisfaire un désir qu'il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, i) et, dans la médiation externe, l'Autre, comme objet d'amour, ne peut, par définition, être obstacle à quoi que ce soit. Aussi est-il objet d'amour infini, métaphysique, divin27.
Nous voudrions donc
terminer cet article en exposant ce qui nous paraît être une
conséquence pragmatique de l'analyse de l'amour et de la haine que
nous avons développée et en montrant que, si la nature humaine est
bien celle dont nous parlent Aristote, Spinoza, Marx, Bourdieu ou
Girard, alors elle est toujours à la merci d'une exploitation
totalitaire de la haine provoquée par l'envie économique dans le
cadre de la médiation interne et, dans le cadre de la
médiation externe, du mépris suscité par la désolation
morale. Le développement historique du système capitaliste, de
notre système capitaliste, en tant qu'il fonctionne sur
l'illusion de la satisfaction de toujours plus de besoins, ne fait,
en réalité, que provoquer le désir à l'infini, le désir vide,
sans objet, qui fait de nous, comme le dit Deleuze dans Capitalisme
et Schizophrénie, des "machines désirantes" : désir
des uns de faire toujours plus de profit à travers le désir de
toujours plus investir, lequel est subordonné au désir des autres
de jouir toujours plus à travers le désir de consommer toujours
plus, investissement et consommation étant, classiquement, les deux
moteurs de l'économie capitaliste. Pour qu'une telle économie
fonctionne, il faut donc susciter du désir. Pour créer du désir de
consommer, qui reste le moteur principal du système, il existe une
institution spécialisée : la publicité. En effet, "la
publicité la plus habile ne cherche pas à nous convaincre qu'un
produit est excellent mais qu'il est désiré par les Autres. La
structure triangulaire [mimétique] pénètre les
moindres détails de l'existence quotidienne"(Girard,
Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iv). Nous désirons
consommer, non ce dont nous avons besoin (et dont nous n'avons, en
général, pas la moindre idée), mais ce que désire consommer ce
que Max Weber appellerait l'idéal-type du groupe social
auquel nous nous identifions et sur les normes duquel, précisément,
nous renseigne la publicité. En ce sens, cet idéal-type
révélé sinon créé par la publicité fonctionne, effectivement,
comme un médiateur interne au sens de Girard, c'est-à-dire à
la fois modèle et rival. Ce genre de médiation est,
d'ailleurs, plus tangible encore dans le désir d'investir, puisque
"la division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d’autorité que celle de la concurrence et, de même que dans le règne animal, c’est la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes28 [...]. Le développement de la production capitaliste exige un accroissement continu du capital sous l’effet de la concurrence que se livrent les capitalistes"(Marx, le Capital, I, i).Marx voit bien que, en matière d'investissement, c'est-à-dire de course à l'accumulation de capital productif en vue de maximiser mes profits, c'est l'autre investisseur, celui qui risque d'offrir au consommateur final, un bien ou un service potentiellement substituable au mien qui, en tant qu'il est mon concurrent, m'indique ce que je dois désirer. Et Marx n'a pas attendu les analyses de Girard pour en déduire que le résultat de cette concurrence, "c’est la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes". De tous, dit bien Marx, et non des seuls investisseurs capitalistes, puisque, dans la logique du système capitaliste, les travailleurs, en tant qu'ils vendent leur force de travail à leur employeur en contrepartie d'un salaire, sont également soumis à cette concurrence acharnée qui fait que leurs revenus d'existence subissent, en permanence, une pression à la baisse afin de minimiser les coûts de production d'un capitaliste qui a le choix entre, soit d'être compétitif, soit de disparaître en tant que producteur et donc, aussi, en tant qu'employeur29.
Donc, dans le système
économique capitaliste, l'Autre en tant que consommateur ou l'Autre
en tant qu'investisseur est toujours, en même temps mon modèle
en tant qu'il me montre ce que je dois désirer, et mon rival
en tant que, ce que je désire le plus, au fond, c'est de le
supplanter comme modèle. À cet égard, l'avantage, si l'on
peut dire, du système capitaliste sur tous les autres systèmes de
production, c'est qu'il y existe une mesure objective du désir :
c'est l'argent. D'où ce principe fondamental selon lequel "le
besoin d’argent est le vrai et unique besoin satisfait par
l’économie capitaliste"(Marx, Manuscrits Parisiens de
1844) : besoin d'argent pour consommer et besoin d'argent pour
investir. En ce sens, effectivement, en économie capitaliste, moi
comme autrui ne désirons qu'une chose : de l'argent. Nous
avons donc implicitement et objectivement, le même désir.
Or,
"deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit [...]. Le même, le semblable dans les rapports humains évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passe-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ? [...] Le principe fondamental, c'est que le double et le monstre ne font qu'un30"(Girard, la Violence et le Sacré, vi).Il se trouve que, lorsque A et B ont le même désir d'investir ou de consommer, il faut que l'un des deux au moins se procure la somme d'argent nécessaire à la satisfaction de ce désir. Or, dans le système capitaliste, l'argent comme "équivalent universel", pour parler comme Marx, doit rester en quantité constante sous peine d'effondrement de la fonction d'accumulation (capitalisation)31. Il s'ensuit que la course à l'argent est, nécessairement, un jeu à somme nulle : ce que A va gagner, B doit le perdre et réciproquement. Nous dirons que, en tant que sujets désirants, A et B sont mutuellement envieux. Il est tout à fait symptomatique, d'ailleurs, que la notion d'envie ait, dans la novlangue publicitaire, fini par supplanter les notions de besoin et même de désir : la modernité libérée et sûre d'elle-même commande de satisfaire sans délai et, surtout, sans tabou, toutes ses envies. Or, nous dit Spinoza, "l'Envie est la Haine en tant qu'elle affecte un homme de telle sorte qu'il est triste du bonheur d'autrui et, au contraire, qu'il est content du malheur d'autrui"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.23). Et comment pourrait-il en être autrement dès lors que mon semblable est, non seulement mon modèle et mon rival, mais il ne peut être que cela, contrairement à ce que nous avons vu avec l'exemple d'Heathcliff et de Catherine, qui, en outre, se vouent mutuellement une amitié, voire un amour, sincères. Du coup, le mécanisme de la haine de soi change du tout au tout : Heathcliff va se haïr de haïr celle qu'il aime, il éprouve ce que Rawls appelle une honte naturelle, c'est-à-dire une honte qui n'est pas directement corrélée à un jugement ; tandis que le consommateur Lambda va se haïr de n'avoir pas su tirer parti des cours de la Bourse, de n'avoir pas pu profiter de la dernière campagne de promotion, etc. et c'est une frustration32 qu'il éprouve. L'essence même du capitalisme consiste donc à engendrer des envies impossibles à satisfaire, à la fois en raison des faibles quantités offertes et du faible niveau des revenus33 avec, comme conséquence sociale, la haine de tout être humain conditionné à désirer ce qu'il ne peut se procurer et qui est, en même temps, haine de l'Autre comme obstacle à la satisfaction et haine de soi comme frustration. La novlangue a beau parler, euphémiquement, pour caractériser cette situation, de "saine émulation" ou, simplement de "concurrence" avec toutes les connotations positives que véhiculent ces termes dans l'idéologie capitaliste, il reste que la rivalité des désirs dégénérés en envies insatisfiables provoque du misos infantile et bestial beaucoup plus sûrement que de la philia virile et rationnelle. Marcuse nomme "désublimation répressive"34 cette tendance névrotique à ne plus voir en l'Autre qu'un obstacle et en soi-même qu'une frustration. Voilà pourquoi "la désublimation répressive caractérise la tendance contemporaine à l’introduction du totalitarisme dans le travail et les loisirs de l’homme"(Marcuse, Éros et Civilisation, préf.). Car, contrairement à ce que nous avons tendance à penser,
"le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général"(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, I).Le système capitaliste fonctionne, en effet, sur le principe de l'organisation et de la gestion de la pénurie, à commencer par la pénurie d'argent, dans la mesure où l'abondance signifierait la surabondance de l'offre sur la demande et donc, la surproduction, spectre de l'effondrement des profits qui plane depuis toujours sur ce système économique. À l'inverse, "l’enrichissement capitaliste a pour condition l’appauvrissement du travailleur ; il y a une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère"(Marx, le Capital, I, xiv). Le caractère totalitaire du capitalisme repose donc sur la nécessité de manipuler des "besoins au nom d’un faux intérêt général". Faux à la fois parce ce soi-disant "intérêt général" est, en réalité, celui des seuls capitalistes, minoritaires mais dominants, de voir la demande de biens, de services ou de monnaie excéder toujours l'offre afin de maintenir à la fois un niveau de prix et une valeur de la monnaie compatibles avec leur désir d'accumulation, et à la fois parce que les formes de consciences associées aux infrastructures capitalistes présentent celles-ci comme l'horizon indépassable de la civilisation, comme la fin de l'histoire, pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre de Francis Fukuyama. Il y a donc bien une exploitation totalitaire généralisée et systématique par et dans l'économie capitaliste de cette forme particulière de haine de l'Autre que constitue l'envie et de haine de soi que constitue la frustration.
Même un philosophe comme
Rawls, certainement plus enclin que Marcuse à l'indulgence à
l'égard de l'essence du capitalisme prend des accents spinoziens
lorsqu'il craint que
"les inégalités sanctionnées par le principe de différence35 peuvent être si grandes qu'elles suscitent l'envie jusqu'à un niveau qui devient socialement dangereux. [En effet] nous pouvons définir l'envie comme la tendance à éprouver de l'hostilité à la vue du plus grand bien des autres [...]. Quand les autres sont conscients de notre envie, ils peuvent devenir jaloux de leur contexte meilleur et prendre des précautions contre les actes hostiles auxquels notre envie peut nous conduire"(Rawls, Théorie de la Justice, §80).Là encore, les exemples littéraires abondent de haines de classe36 engendrée par la misère et qui dégénèrent en mépris, en humiliation et donc, avons-nous vu, en haine de soi. C'est Jean, le laquais qui, accablé de honte après avoir cédé aux avances de mademoiselle Julie, et donc avoir enfreint les limites du désirable assignées à sa condition, n'aura de cesse de faire payer à sa maîtresse le prix de cette haine de soi dans Mademoiselle Julie de Strindberg. C'est Claire et Solange qui mettent en scène la "cérémonie" du meurtre de leur patronne dans leur chambre après avoir "mimé" le dégoût bucco-gastrique dont elles considèrent être l'objet de sa part dans les Bonnes de Genet. Ce sont les Joad qui, dans les Raisins de la Colère, roman de Steinbeck au titre évocateur, se font traiter, en arrivant en Californie, autant dire en Terre Promise, de "fils de pute", de "chimpanzés", d'"okies", épithète péjorative leur rappelant leur Oklahoma natal dont ils ont fui le dust bowl et la misère. Etc. Dans tous les cas, la haine de l'envie frustrée chez les uns (Mademoiselle Julie, Claire et Solange, la famille Joad) se heurte, non pas seulement à la haine symétrique de ceux qui, sentant leurs avantages menacés, désirent les conserver jalousement, mais au mépris37 de ceux-ci à l'égard d'êtres qu'ils considèrent comme indignes d'appartenir au genre humain. On éprouve de la haine pour un rival, un concurrent, ou pour soi-même comme mauvais compétiteur. Mais c'est à l'égard de ce qui dégoûte, de ce qui suscite l'écœurement, la répulsion, que l'on conçoit du mépris, ainsi que le montrent les thèmes de la pourriture chez Unrat, de la vermine chez l'homme du sous-sol, du crachat et de la vomissure chez les bonnes. Dans le meilleur des cas, le mépris, plus "intellectualisé" (par exemple chez Strindberg ou Steinbeck), prend la forme d'un dégoût "esthétique" : les victimes ont de "mauvaise manières", "vulgaires", "scandaleuses", etc. Sauf que, en l'occurrence,
"tout le langage de l'esthétique est enfermé dans un refus principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et l'esthétique bourgeoises donnent à ce mot ; que le "goût pur", purement négatif dans son essence, a pour principe le dégoût que l'on dit souvent "viscéral" (il "rend malade" et "fait vomir") pour tout ce qui est "facile", comme on dit d'une musique ou d'un effet stylistique, mais aussi d'une femme ou de ses mœurs"(Bourdieu, la Distinction, post-scriptum).Si la haine fait toujours planer une menace agressive sur l'intégrité, voire l'existence de celui qui en est l'objet, le mépris, en revanche, à travers ses connotations plus ou moins ouvertement déjectives, porte irrémédiablement atteinte à l'estime de son objet, c'est-à-dire à son essence, à sa nature même. Gabriel Chevallier a, mieux que personne, exprimé les conséquences des brimades et des humiliations militaires que les poilus ont eu à endurer dans les tranchées de la part de certains de leurs supérieurs : "j'ai roulé au fond du gouffre de moi-même, au fond des oubliettes où se cache le plus secret de l'âme et c'est un cloaque immonde, une ténèbre gluante. Voilà ce que j'étais sans le savoir : un type qui a peur, une peur insurmontable, une peur à implorer, qui l'écrase ... "(Chevallier, la Peur, II, iii). On peut donc légitimement se demander s'il n'est pas de système d'organisation sociale qui, paradoxalement, aurait intérêt au délitement partiel du lien social et qui donc, par le biais du mépris d'autrui et de soi-même, aurait politiquement intérêt à l'existence de masses populaires informelles et inorganisées, un peu sur le modèle économique de ces masses de chômeurs qui constituent, nous dit Marx, "l'armée de réserve du capital". Ce qui nous amène à envisager la possibilité d'une exploitation proprement politique de l'atmosphère d'envie haineuse engendrée par une situation économique de pénurie organisée et entretenue38.
Pour Hannah Arendt, le
propre de l'humain, ce en quoi il est véritablement un zôon
politikon, c'est qu'il agit39.
Or,
"agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec arkheïn, commencer, guider, et éventuellement, gouverner) mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). Parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action : initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit ("pour qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y avait personne") dit Saint Augustin dans sa philosophie politique"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1).Mais, pour agir en ce sens, encore faut-il que l'agent ait une représentation, fût-elle confuse, de la valeur putative de son entreprise au sein de l'espace public de ses semblables. C'est pour cela que "le respect de soi est un bien premier. Sans lui, rien ne semble valoir la peine d'agir ou, si quelque chose semble avoir de la valeur pour nous, c'est la force de lutter pour elle qui fait défaut"(Rawls, Théorie de la Justice, §67). A contrario, en l'absence de cette estime de soi qui n'est rien d'autre, au fond, qu'une conscience de son moi social, un être humain, sans être nécessairement confiné dans la solitude physique ni dans l'isolement moral, risque fort de se trouver désolé, comme le dit Arendt :
"est désolé [lonely] celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé [...]. La désolation [loneliness], fonds commun de la terreur, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité : être déraciné, c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile c’est n’avoir aucune appartenance au monde"(Arendt, le Système Totalitaire, iv).Si la haine de l'Autre, notamment la haine de classe à laquelle dispose l'envie, conduit immanquablement à des désordres sociaux, le mépris de l'Autre et donc, corrélativement, comme nous l'avons dit, la haine de soi est beaucoup plus insidieuse en ce qu'apparemment, elle ne menace pas l'ordre social établi puisqu'elle détermine la désolation, traduction française qui possède, sur le terme originel "loneliness" l'avantage de donner un aperçu de son enjeu éthique : le désolé n'est pas seulement, en un certain sens, solus comme le rappelle l'étymologie du mot, il est aussi épuisé. Or, nous dit Deleuze, "l'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification"(Deleuze, l’Épuisé). L'homme du sous-sol, le professeur Unrat nous paraissent bien moins dangereux, bien moins démoniaques qu'Heathcliff. C'est que leur mépris d'eux-mêmes est si avancé que, contrairement à ce qui se passe avec les personnages de Strindberg, de Genet ou de Steinbeck que nous avons évoqués, il ne semble plus devoir engendrer autre chose que de la passivité et de l'abstention. Ce qui, on en conviendra, est pain bénit pour une organisation potentiellement totalitaire. Il n'est pas nécessaire, en effet, d'être fin sociologue ou historien pour comprendre que "la désolation d’individus atomisés, non seulement fournit la base du règne totalitaire au niveau des masses, mais encore s’étend jusqu’au faîte de tout l’édifice"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). La désolation, comme forme achevée de la haine de soi, fournit la base du totalitarisme politique dans la mesure où cette forme d'organisation de la Cité présuppose, paradoxalement, la disparition de l'homme comme zôon politikon, comme facteurs d'initiative, de nouveauté :
"le mal radical est, peut-on dire, apparu avec un système où tous les hommes sont, au même titre, devenus superflus [...]. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop"(Arendt, le Système Totalitaire, iii).Mais, d'un autre côté, si les hommes désolés se haïssent eux-mêmes jusqu'à se nier en tant qu'animaux politiques pour ne plus laisser s'affirmer que des comportements animaux, il demeure néanmoins en eux la forme vide d'une nature humaine qui, comme René Girard nous l'a fait remarquer, exige qu'on lui indique en permanence ce qui est désirable.
De
fait,
"les
mouvements totalitaires sont possibles partout où se trouvent des
masses qui, pour une raison ou une autre, se sont découvert un
appétit d’organisation politique. Les masses ne sont pas unies par
la conscience d’un intérêt commun et elles n’ont pas cette
logique spécifique des classes qui s’exprime dans la poursuite
d’objectifs communs précis, limités et accessibles"(Arendt,
le
Système Totalitaire,
i, 1). Cet "appétit
d'organisation politique"
est, en quelque sorte, le degré minimal, qui n'est cependant pas
tout
à fait un
degré zéro, d'humanité des masses désolées et atomisées.
Le délitement du lien social peut, en effet, être tel que
"chacun prétend redresser lui-même la situation mais personne n'y parvient : le dépérissement même de la transcendance fait qu'il n'y a plus la moindre différence entre le désir de sauver la Cité et l'ambition la plus démesurée, entre la piété la plus sincère et le désir de se diviniser. Chacun voit dans l'entreprise rivale le fruit d'un désir sacrilège. [...] Pour que la violence finisse par se taire, il faut qu'il y ait un dernier mot de la violence et qu'il passe pour divin"(Girard, la Violence et le Sacré, v).Or si, en raison même du niveau de délitement social, le recours religieux à la transcendance divine40 ou le recours culturel à la katharsis41 s'avèrent impossibles, ce degré minimal d'organisation politique va consister, pour les masses atomisées, à s'abandonner corps et âme à une providence sans transcendance ni effet cathartique afin de conserver, néanmoins, une raison d'être humain, c'est-à-dire, au minimum, comme le montre Spinoza, une fonction désirante. Or, rétablir cette fonction désirante suppose que les désirs frustrés des rivaux potentiels soient, en quelque sorte, sublimés par un désir métaphysique supérieur. Il importe au plus haut point que ce désir soit métaphysique et non physique afin que "les victimes du désir métaphysique [...] convoitent la divinité du médiateur et [...] pour cette divinité qu'elles accept[ent], s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles recherch[ent] la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). C'est en ce sens que l'organisation totalitaire42 a pour vocation d'assumer essentiellement une fonction de médiateur externe, pour parler comme Girard, qui conditionne le désir de ses membres ou adhérents à éprouver une sorte de désir vide, de désir sans contenu autre que de permettre à un "sauveur" fantasmé de se conserver comme "sauveur" suffisamment puissant pour mettre fin à la violence intra-communautaire :
"[la] caractéristique la plus apparente [des organisations totalitaires] est leur exigence d’une loyauté illimitée, inconditionnelle et inaltérable de la part du militant individuel, [...] fidélité qui est vidée de tout contenu concret duquel pourraient naturellement naître certaines révisions [...]. L’objectif du mouvement totalitaire est donc d’encadrer autant de gens que possible dans son organisation, et de les mettre et les maintenir en mouvement. Quant à l’objectif politique qui constituerait la fin de ce mouvement, il n’existe tout simplement pas"(Arendt, le Système Totalitaire, i, 1).Le totalitarisme, en effet, n'est pas, à proprement parler, une option politique parmi d'autres mais plutôt ce qui reste de la nature de l'animal politique qu'est l'être humain lorsque celui-ci a, à ce point, perdu l'estime de lui-même, qu'il tend inexorablement à se détruire comme animal politique43 en voyant son semblable, non comme un alter ego, mais comme un obstacle. C'est pourquoi "obstacles et mépris ne font donc jamais que redoubler le désir parce qu'ils confirment la supériorité du médiateur"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii) : ce mépris de soi-même qui, jusqu'alors, annihilait la fonction désirante proprement humaine alimente désormais un désir d'ordre et de puissance qui est d'autant moins susceptible d'être menacé qu'il est un désir formel vide de tout contenu matériel qui autoriserait une évaluation objective de la "supériorité du médiateur".
Dès
lors, l'agressivité
latente des agents sociaux atomisés par la haine
de soi
qui se sont donné un sauveur providentiel est
disponible
pour se tourner vers un adversaire supposé "commun" mais
qui se trouve être, en réalité, celui de la seule organisation
totalitaire. Nous
voilà
typiquement confrontés au phénomène bien connu du fanatisme
chauvin qui résulte de ce qu'une foule composée d'êtres
dont le seul lien social est,
désormais,
la vénération commune
d'un
médiateur métaphysique à
qui chacun demande de restaurer, a
minima,
l'estime de soi qu'il a perdue, contribue à satisfaire la soif de
pouvoir et de richesses dudit médiateur. La
chasse au bouc émissaire peut alors commencer en toute quiétude :
"toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire'' [par lequel] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser"(Girard, la Violence et le Sacré, iii).Cette "chasse" commence toujours par un mépris qui, nourri, comme nous l'avons vu, de ratiocinations relatives au caractère parasitaire et dégoûtant du bouc émissaire, doit aboutir (c'est le seul objectif du mouvement) à la haine de cet Étranger sans lequel la vie serait immanquablement un long fleuve tranquille : Étranger de l'intérieur (le juif, le tutsi, l'arménien, le koulak, le palestinien, etc.)44, Étranger de l'extérieur (le barbare, le Boche, l'Arabe, etc.)45 ou, même, Étranger fantasmé (le pestiféré, l'infidèle, le terroriste, etc.)46. C'est ce qui distingue cette forme de totalitarisme superstructurel, pour parler comme Marx, ou externe, pour parler comme Girard, du totalitarisme infrastructurel ou interne, lequel produit, en quelque sorte spontanément, la haine de l'Autre vu comme obstacle à la satisfaction des envies, mais sans en passer par le mépris "argumenté", organisé et orienté47. Pour le totalitarisme superstructurel ou externe, le bouc émissaire, la bête à abattre, c'est toujours l'Étranger qui est un dégénéré à mépriser avant d'être un rival à haïr et, le cas échéant, à exterminer. À noter que, à l'instar de la guerre, l'extermination de l'Étranger, la solution finale, peut tout à fait, notamment dans le cas où l'Étranger est une construction fantasmatique, rester virtuelle sans qu'il soit porté atteinte à la raison d'être de l'organisation totalitaire. L'important est que les masses en proie à la désolation éprouvent le désir de conjurer la menace avec des moyens propres à les rassurer en ce qu'ils reflètent la puissance de ladite organisation à laquelle elles se sont vouées corps et âme. À la limite, bien entendu, "les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier. [Ce qui explique que] la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire"(Arendt, du Mensonge à la Violence, iii). D'ailleurs, Hannah Arendt prophétisait déjà, en 1951, anticipant l'obsession sécuritaire qui nous est, hélas, aujourd'hui, si familière, que "les solutions totalitaires peuvent d'ailleurs fort bien survivre à la chute des régimes totalitaires, sous la forme de tentations fortes qui surgiront chaque fois qu'il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale et économique d'une manière qui soit digne de l'homme"(Arendt, le Système Totalitaire, iii-iv). Preuve que le mal, à savoir l'auto-destruction par haine de soi de l'homme en tant qu'animal politique, est radical tout autant que banal48.
C'est donc en tant qu'il
est un zôon politikon, un animal politique, et non en tant
qu'il serait vertueux que l'homme est ami d'autrui et, par conséquent
aussi, ami de soi-même. Ce qui explique que la philia,
l'amitié ou l'amour, puisse coexister avec le misos, la
haine, et parfois pour l'objet même d'amitié ou d'amour. D'autant
que le mépris, tant pour autrui que pour soi-même, constitue un
puissant vecteur de haine dans la mesure où il en est une forme
intellectualisée s'accompagnant d'un jugement dépréciatif de son
objet, ce qui rend la haine tout à la fois plus profonde et durable
mais aussi moins directement menaçante pour lui. Or, dans la mesure
où la philia, tout autant que le misos, sont des
modalités du désir et où, pour l'animal politique que nous sommes,
celui-ci est nécessairement médiatisé par autrui, il existe deux
sortes de médiation du désir de conserver (amour, amitié) ou de
détruire (haine), selon que le médiateur est, dans le même temps,
modèle et rival (médiation physique ou interne) ou
seulement modèle (médiation métaphysique ou externe). Ces
deux sortes de médiation, qui relèvent pleinement, l'une et
l'autre, de notre nature humaine, peuvent toutefois se transformer en
processus de domination totalitaire des lors que le modèle
n'est plus qu'un facteur d'envie et devient donc un rival à
écarter ou que le modèle se présente comme le dernier
rempart contre la menace de l'Étranger. Ce qui caractérise ces deux
formes d'exploitation totalitaire de la nature humaine, c'est que le
misos, de soi comme d'autrui, y est hégémonique et ne laisse
plus la moindre place à la philia. Comme Hermann Hesse le fait dire au narrateur du Loup des Steppes, "le commandement qui disait "tu aimeras ton prochain" était aussi profondément ancré en [Harry Haller, personnage principal du roman] que la haine de sa propre personne ; si bien que son existence entière démontra que, sans amour de soi, l'amour de l'autre est impossible ; que la haine de soi s'apparente pleinement à l'égoïsme le plus brutal et engendre exactement le même isolement, le même désespoir épouvantable que celui-ci"(op. cit.).
1Nous
utiliserons cette expression dans le sens que lui donne
Wittgenstein, à savoir une relation formelle, a priori,
nécessaire, qui ne peut pas ne pas être.
3Tout
au long de cet exposé, nous éviterons, autant que possible
d'employer les traductions convenues de ce terme ("amour",
"amitié", etc.) qui, dans notre langue, sont toutes
surdéterminées. Nous utiliserons donc, autant que possible, le
substantif grec philia. En revanche, pour des raisons de
commodité de conjugaison, nous garderons le verbe "aimer".
4Raison
pour laquelle Alceste
déclare avoir "conçu pour [l'humanité] une effroyable
haine" :
"Non,
je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu’affectent
la plupart de vos gens à la mode ; [...]
Qui
de civilités, avec tous, font combat,
Et
traitent du même air, l’honnête homme, et le fat.[...]
Sur
quelque préférence, une estime se fonde,
Et
c’est n’estimer rien, qu’estimer tout le monde"(Molière,
le Misanthrope,
I, 1).
5"Il
est évident que la Cité [polis]
est
du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis],
que l’homme est naturellement un animal politique [zôon
politikon]
destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature [dia
phusin]
et non par l’effet de quelque circonstance [dia
tukhèn],
ne fait partie d’aucune Cité [polis],
est une créature dégradée ou supérieure à l’homme"(Aristote,
Politique, I, 1252b). En
outre, "la
nature [phusis]
d'un
être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè]
qui
est tirée de sa matière
[hulè]"(Aristote,
Physique,
II, 193b).
6Et
la philautia, l'amour ou
l'amitié pour soi-même, n'est qu'une conséquence logique de la
philia dans la mesure
où, nous dit Aristote, l'ami est un autre soi-même.
7"Le
Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il
est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme,
n'est d'ailleurs l'objet que d'une condamnation ambiguë. C'est le
Mal assumé glorieusement, comme l'est, de son côté, celui que la
guerre assume"(Bataille,
la
Littérature et le Mal,
i).
8"L'application
de la justice rend certainement plus raisonnable et plus juste : en
fait, elle est une médecine pour la méchanceté de l'âme"(Platon,
Gorgias, 478d) .
9En
ne devenant rien l'homme du sous-sol se distingue donc à la
fois du Roquentin de Sartre dans la Nausée,
lequel éprouve de la nausée en prenant conscience de la
contingence de son devenir, et à la fois aussi de l'Ulrich de Musil
dans l'Homme sans Qualité,
lequel s'efforce, tout au contraire, de faire face en devenant
un
rien. Cf. Ethique,
Identité Narrative et Conscience de soi.
10Par
quoi on voit que la méchanceté de
l'homme du sous-sol n'est pas non plus, ni le dasein
heideggerien
("l'être-pour-la-mort"), ni l'ennui pascalien
qui, tous deux, se définissent par la rétro-projection d'une
mortalité future qui contamine le présent.
11Freud
anticipe de près d'un demi-siècle la mise en évidence
expérimentale en 1972 du phénomène dit de l'apoptose
cellulaire, ou mort cellulaire
programmée,
par Kerr, Wyllie et Currie. Cf. Natalité
et Mortalité sont-ils des Phénomènes Biologiques ?
13Le sentiment de culpabilité est aussi une forme de reconnaissance du jugement d'autrui : "le sentiment de culpabilité et la honte sont l'un comme l'autre amenés par des choses qui présagent de manière typique que les autres vont mal nous traiter. Mais [...] la honte naît de choses qui indiquent l'absence des aptitudes, des facultés ou des ressources dont nous avons besoin si nous voulons être estimés pour notre coopération et notre sens de la réciprocité. Le sentiment de culpabilité naît de choses qui indiquent une insuffisance de motivation. [...] De mauvaises motivations provoquent la colère et les autres inaptitudes du mépris. [...] La colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l'indifférence et au manque d'attention. [...] Le sentiment de culpabilité et la honte sont donc des contreparties à la première personne de la colère et du mépris"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, vii). Bernard Williams va dans le sens de Sartre en ajoutant que "la honte est, par sa nature même, une émotion plus narcissique que le sentiment de culpabilité. Le regard du témoin attire l'attention du sujet non sur le témoin mais sur le sujet lui-même. La colère de la victime, au contraire, attire l'attention sur la victime"(Williams, la Honte et la Nécessité, app.1) .
14Il
s'appelle en réalité Monsieur Raat, mais tout le monde, y compris
lui-même, le (se) surnomme Unrat, c'est-à-dire "déchet",
"débris", "détritus", "ordure",
"rebut", "saleté", "vermine", etc.
16Comme
le dit Sartre à propos de
Baudelaire, "c'est
au sein du monde établi que Baudelaire affirme sa singularité
[...]. Le
révolté a soin de maintenir intact les abus dont il souffre pour
pouvoir se révolter contre eux [...].
Puisque
sa nature lui échappe, il va essayer de l’attraper aux yeux des
autres"(Sartre,
Baudelaire),
ou à propos de Genet, "l'important
n'est pas ce que l'on fait de nous, mais ce que nous faisons
nous-même de ce qu'on a fait de nous"(Sartre,
Saint
Genet, Comédien et Martyr).
17Il
se livre à des recherches philologiques sur les particules grecques
dans l'oeuvre d'Homère. Il est assez tentant d'établir un
parallèle entre l'Unrat de l'Ange Bleu
et le Cripure du Sang Noir
de Louis Guilloux. L'un et l'autre sont des enseignants aigris par
l'abîme qu'il sentent exister entre la valeur intellectuelle de
leurs recherches universitaires et la bêtise affligeante qu'ils
attribuent à leurs semblables, à commencer par leurs propres
élèves. L'un et l'autre sont marginaux et pitoyables. L'un
et l'autre se revendiquent
comme anarchistes. Toutefois,
le personnage de Guilloux finit par être attendrissant et même, en
un certain sens, héroïque, confronté qu'il est au crétinisme
belliciste et xénophobe de ses concitoyens en pleine première
guerre mondiale. Tandis que la fatuité
cruelle et
gratuite
d'Unrat ne se dément
jamais.
18C'est
aussi ce qui se passe chez Pascal, mais selon un autre schéma
argumentatif : l'homme lucide, conscient de l'abîme qui existe
entre la petitesse dérisoire de son existence et l'immensité
infinie de ses prétentions, se méprise soi-même. Ce qui
l'autorise à mépriser cet autrui qui, en général, manque de
cette lucidité au point de préférer se divertir plutôt que de
méditer sur les conditions de son existence. Toutefois, ce mépris
de soi-même et d'autrui n'est, chez Pascal, que transitoire, tandis
qu'il est définitif chez Unrat.
19Nous
ne discuterons pas, dans le cadre de cet article, la possibilité
que ces raisons soient cependant une conséquence de la haine et non
son antécédent. Cela relèverait alors, typiquement, de la
mauvaise foi que nous avons étudiée dans notre cours peut-on
vouloir le Mal ? Comme le dirait aussi Pascal, "M.
de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord
la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et
cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre
qu'ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces
raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que
parce que cela choque"(Pascal,
Pensées, B276).
En particulier, il n'est pas impossible que l'on commence par haïr
puis que l'on s'évertue à rationaliser sa haine.
20Le
blâme peut rester implicite, obscur et confus, peu élaboré
intellectuellement, comme c'est le cas chez Heathcliff ou chez
Emilia, la femme de Ricardo dans le roman de Moravia le Mépris.
Peut-être parce que,
dans les deux cas, le
personnage se trouve avoir reçu une éducation fort
sommaire, aucun des deux
ne justifie jamais sa haine ou son mépris envers l'Autre.
22Citons
aussi ce passage du premier chapitre qui justifie le dessein de
l'auteur et le titre de
l'ouvrage : "seuls
les romanciers révèlent la nature imitative du désir. Cette
nature, de nos jours, est difficile à percevoir car l'imitation la
plus fervente est la plus vigoureusement niée. Don Quichotte se
proclamait disciple d'Amadis et les écrivains de son temps se
proclamaient les disciples des Anciens. Le vaniteux romantique ne se
veut plus le disciple de personne. Il se persuade qu'il est
infiniment original. Partout, au XX° siècle, la spontanéité se
fait dogme, détrônant l'imitation. Ne nous laissons pas duper,
répète partout Stendhal, les individualismes bruyamment professés
cachent une nouvelle forme de copie"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
i).
23Cette
double ambivalence, amour-haine et objet-sujet, qui est flagrante,
par exemple dans la relation que le Narrateur
entretient avec Albertine dans la
Recherche du Temps Perdu
de Proust, n'a donc rien à voir avec le
sadisme ou le masochisme, en tout cas au sens pathologique que nous
accordons généralement à ces termes. En
effet,
nous dit René Girard,
"c'est
ce sens métaphysique qui échappe à la plupart des psychologues et
des psychiatres. Leurs analyses et leurs intuitions se situent donc
à un niveau d'analyse très inférieur. On affirme, par exemple,
que le sujet désire, tout simplement, la honte, l'humiliation et la
souffrance. Personne n'a jamais désiré de telles choses"(Girard,
Mensonge
Romantique et Vérité Romanesque,
viii).
24Toutefois,
chacun de ces deux romans se conclut par la narration des déboires
amoureux du personnage principal, ce qui n'est, évidemment, pas
anodin.
25"La
vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par
conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui
en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien
que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne
cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré
d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que
l'intelligence ne les a pas
« développés »"(Proust,
le
Temps Retrouvé,
2284). Cf. l'Enjeu
Ethique de la Littérature.
27Le
paradigme philosophique de la médiation externe
réside,
selon moi, dans la
philosophie platonicienne que l'on peut résumer en disant que l'on
ne désire jamais que le Bien, cette entité métaphysique éternelle
et immuable que les néo-platoniciens
ont assimilée à Dieu. Tout le problème
et, en même temps l'enjeu, de la philosophie
étant, justement, de savoir distinguer le vrai Bien de
ses simulacres. La
philosophie spinozienne me semble être, en revanche, un bon
paradigme de ce qu'est la
médiation interne
: "l’homme
est un dieu pour l’homme. Il est rare cependant que les hommes
vivent sous la conduite de la Raison : telle est leur disposition
que la plupart d’entre eux sont envieux et cause de peine les uns
pour les autres"(Spinoza,
Éthique,
IV, 35).
Quant à Pascal, il paraît
constituer
une bonne synthèse des deux : "misère
de l'homme sans Dieu. Félicité de l'homme avec Dieu"(Pascal,
Pensées,
B60).
Autrement dit, selon que vous choisirez la médiation
interne du
libertin ou la médiation
externe
de Dieu, votre existence n'aura pas la même valeur.
28Encore
une allusion à Hobbes : "status
hominum naturalis antequam in societatem coiretur Bellum fuerit ;
neque hoc simpliciter, sed bellum omnium in omnes [l’état
naturel des hommes, avant qu’ils furent joints, était une guerre,
et non simplement, mais une guerre de tous contre tous]"(Hobbes,
de Cive, i, 12).
29D'où,
évidemment, le chantage permanent à l'emploi dont le capitaliste
use et abuse à l'égard de ses salariés. Cf. le
Progrès Technique entraîne-t-il Liberté et Bonheur pour tous ?
30Allusion
au roman de Dostoïevski, le Double,
dans lequel le personnage principal Goliadkine a un "double",
un sosie qui n'a de cesse de lui nuire. Girard, comme Dostoïevski
en reviennent à la conception antique du
"même" comme
monstruosité (cf. le
mythe de Sosie), à l'opposé, donc, de la conception démocratique
du "même" comme facteur
de consensus
et, donc, de paix sociale.
31Raison
pour laquelle l'inflation,
l'augmentation incontrôlée de la masse monétaire, qui fait perdre
de sa valeur à la monnaie et rend, par conséquent, impossible la
mesure de l'accumulation capitaliste, y
est l'autre nom du Mal Absolu.
32"La
frustration est le sentiment général que suscitent la perte ou
l'absence de quelque chose que nous pensons être bon pour nous,
alors que la honte est l'émotion provoquée par des atteintes à
notre estime de nous-même"(Rawls,
Théorie de la Justice,
§67). Dans les Pauvres Gens, Dostoïevski montre cependant à quel point la misère comme situation de dénuement matériel extrême caractérisé par le manque total d'argent dans un contexte urbain, engendre non seulement la frustration des envies mais aussi une honte qui est tout à la fois naturelle en ce qu'elle résulte d'un sentiment d'impuissance face aux exigences de la vie sociale, et morale en ce que ces miséreux finissent par imputer leur impuissance à des défauts rédhibitoires de leur caractère au point qu'ils s'imaginent être l'objet du mépris de leurs semblables et que, finalement, ils semblent tout faire pour mériter effectivement ce mépris.
33La
"faiblesse" dont nous parlons est, bien entendu, une
faiblesse relative : faiblesse relative de l'offre par rapport à la
demande, faiblesse relative du coût du travail par rapport au coût
de sa substitution par du capital (par exemple, par des machines).
En ce sens, les statistiques savantes qui prétendent "prouver"
qu'il n'y a jamais eu autant de ... ou de ... sur le marché ou bien
que le montant nominal des salaires n'a jamais été aussi élevé
ne sont pas fausses mais
sans pertinence.
34Marcuse
reprend, en en inversant la polarité,
la catégorie freudienne de sublimation
émancipatrice
: "parmi
les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles
jouent un rôle considérable : elles subissent une sublimation,
c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et
orientées vers des buts socialement supérieurs qui n’ont plus
rien de sexuel"(Freud,
Introduction
à la Psychanalyse).
La
sublimation
freudienne
est donc émancipatrice en ce qu'elle socialise
le
sujet en
le libérant d'un
attachement douloureux à des
pulsions refoulées
qui ne pourraient trouver une exutoire que dans un auto-érotisme.
Tandis
que "dans
le processus de la désublimation répressive, la sexualité s’étend
à des domaines et des relations autrefois tabous […].
L’illustration la plus parlante de ce fait est fournie par
l’introduction méthodique d’éléments sexy dans les affaires,
la politique, la publicité, la consommation, etc. [...]. Elle se
manifeste sous les formes de la distraction, du relâchement, du
grégarisme qui pratiquent la destruction de l’intimité, le
mépris des formes, l’incapacité au silence, l’exhibition
orgueilleuse de la grossièreté et de la brutalité"(Marcuse,
Éros
et Civilisation,
préf.).
La désublimation
marcusienne
est donc clairement un enfermement du sujet dans des pratiques
régressives de jouissance narcissique qui, non seulement le
désocialisent, mais encore portent atteinte
à l'existence même des règles sociales.
35Ce
principe, qui est à la base de la philosophie rawlsienne de la
justice, dispose que "les
inégalités sociales et économiques doivent être organisées de
façon à ce que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce
qu’elles soient à l’avantage de chacun et qu’elles soient
attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous ;
l’injustice est alors simplement constituée par les inégalités
qui ne bénéficient pas à tous"(Rawls,
Théorie
de la Justice,
§11).
36On ne peut qu'être perplexe en (re-)lisant Smith : "nous
avons tendance à sympathiser avec les passions des riches et des
grands [car] nous admirons les avantages de leur situation plus que
nous n’attendons les effets de leur bienveillance"(Smith,
Théorie
des Sentiments Moraux,
II). Optimisme moral qui, à la lumière de l'histoire, apparaît aussi délirant que l'optimisme économique du même auteur qui, dans la Richesse des Nations, voyait une "main invisible" corriger les excès des marchés non-régulés. Mais peut-être faut-il voir dans ces notions de "sympathie" et de "main invisible" une métaphore du totalitarisme politique dont nous parlerons in fine.
37Il
n'est pas sans intérêt de remarquer que, dans la pièce de
Strindberg, c'est le domestique qui humilie la patronne, notamment
en égorgeant devant elle le canari qu'elle chérit tendrement.
Toutefois, la notion de domination y
est ambiguë
: celui qui est économiquement dominé apparaît comme
intellectuellement et, surtout, moralement, dominant.
38Ce
qui ne veut pas dire "délibérément voulues comme telles"
: nous ne partageons pas la tendance paranoïaque à voir un complot
derrière toute situation qui
favorise objectivement un groupe dominant. Ce
serait une hypothèse
farfelue, manichéenne et inutile. Farfelue parce qu'impossible à
étayer par des faits indépendants de ceux qui éveillent les
soupçons. Manichéenne parce qu'elle
supposerait une classe dominante perverse tyrannisant une classe
dominée vertueuse. Et, surtout, inutile parce que, comme le dit
Bourdieu, les structures sociales se comportent comme un
"démon
de Maxwell" (du nom de l'être fictif, imaginé par J.C.
Maxwell, qui mettrait en échec la loi de l'augmentation
irréversible de l'entropie -seconde loi de la thermodynamique- en
fournissant de l'énergie à un système afin de diminuer son
entropie ! -cf. Information,
Conatus et Entropie-) tout
à fait aveugle qui "au
prix de la dépense d’énergie nécessaire pour réaliser
l’opération de tri, maintient l’ordre préexistant"(Bourdieu,
Raisons
Pratiques,
ii).
Bourdieu
reprend là l'idée marxienne d'une inertie
des structures :
"l’ensemble
des rapports de production constitue la structure économique de la
société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure
juridique et politique à laquelle correspondent des formes de
conscience sociales déterminées"(Marx,
Critique
de l’Économie Politique).
En d'autres termes, des structures inégalitaires ne gagnent rien à
être voulues
:
il suffit que leur efficacité, le plus souvent accidentelle (le
progrès technique,
la production industrielle
de
masse, etc.
auraient tout à fait pu être des facteurs d'égalité) soit
constatée, justifiée et entretenue par la classe qu'elles
favorisent.
39Pour
la distinction que fait l'auteur entre les catégories proprement
humaines de travail,
d'œuvre,
de
parole
et d'action,
cf. Natalité
et Mortalité sont-ils des Phénomènes Biologiques ?
40"Penser
religieusement, c'est penser le destin de la Cité en fonction de
cette violence qui maîtrise l'homme d'autant plus implacablement
que l'homme se croit plus à même de la maîtriser. C'est donc
penser cette violence comme surhumaine pour la tenir à distance,
pour renoncer à elle"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
v).
Cf. de
la Nature des Croyances Religieuses.
41"Au
lieu de substituer à la violence collective un temple et un autel
sur lequel on immolera réellement une victime, on a maintenant un
théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma,
mimé par un acteur,
purgera
les
spectateurs de leurs passions,
provoquera une nouvelle katharsis
individuelle et collective salutaire, elle aussi pour la communauté.
[...] Toute oeuvre d'art vraiment puissante et dont la puissance
émeut a un effet au moins faiblement initiatique en ceci qu'elle
fait pressentir la violence et redouter ses œuvres
; elle incite à la prudence et détourne de l'hubris"(Girard,
la
Violence et le Sacré,
xi).
Cf. l'Enjeu
Ethique de la Littérature.
42Qui
peut être un État, mais tout aussi bien n'importe
quelle personne physique ou morale investie de ce que Weber appelle
un pouvoir
charismatique
: "la
domination charismatique
repose sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la
vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne"(Weber,
Économie
et Société).
Ce qui est une condition nécessaire mais non suffisante : tout
pouvoir
charismatique
n'est, évidemment, pas un pouvoir
totalitaire.
44Le
fait que l'Étranger de l'intérieur se haïsse soi-même facilite,
bien entendu, l'obtention du statut de bouc émissaire. Bourdieu
dirait qu'il intériorise symboliquement
la violence qui
lui est faite : "la
violence symbolique est la reconnaissance par laquelle les dominés
contribuent à leur propre domination […], anticipent leur
domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte,
timidité, anxiété, culpabilité)"(Bourdieu,
Méditations
Pascaliennes,
v). La
parution, en 1931 en Allemagne, de l'ouvrage de Theodor Lessing la
Haine de Soi des Juifs
est, à cet égard, tout à fait symptomatique.
45La
guerre est toujours un grand
moment de communion totalitaire,
d'union sacrée,
comme on disait en 1914 : "dans
la guerre qui s'engage, la France aura pour elle le droit, dont les
peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément
méconnaître l'éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement
défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l'ennemi
l'union sacrée et qui sont aujourd'hui fraternellement assemblés
dans une même indignation contre l'agresseur et dans une même foi
patriotique"(Raymond
Poincaré, message
du Président de la République aux Assemblées,
4 août 1914).
46Auquel
cas, on passe de la guerre à la logique de guerre
comme le disait en 1990 le
Président Mitterrand en prélude à la Guerre du Golfe, se référant
sans doute à Hobbes pour qui "la
guerre ne consiste pas seulement dans des combats effectifs, mais
dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des
batailles est suffisamment avérée"(Hobbes,
Léviathan,
XIII).
47Cette
forme de totalitarisme instrumentalise
systématiquement une activité culturelle, par ailleurs tout à
fait respectable, largement répandue dans la communauté en
détresse
(la religion, l'art, l'économie, la politique, la science, le
sport, etc.),
pour
fournir de
"bonnes raisons" de mépriser
le
bouc émissaire désigné.
Il est clair que les
motifs soi-disant religieux de la stigmatisation de l'infidèle
n'ont pas plus à voir avec la religion que les arguments
pseudo-scientifiques du racisme n'ont de rapports avec la science.
Rappelons qu'avant de crier haro sur le baudet,
"Un
Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait
dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce
galeux, d'où venait tout leur mal"(La
Fontaine, les Animaux
Malades de la Peste).
48L'expression
arendtienne, très controversée, "banalité du mal" est
tirée de son ouvrage de 1963 intitulé Eichmann à Jérusalem :
Rapport sur la Banalité du Mal.
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