mardi 10 mars 2015

DE LA NATURE DES CROYANCES RELIGIEUSES (suite et fin).

(suite de l'article)


Nous avons vu que la valeur de la croyance de Socrate énonçant C9 (je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est un homme), se borne, pour les conceptions D1 ou D2, à une valeur épistémique, véracité dans un cas, vérité dans l'autre. Pour M1, en revanche, C9 trahit ce qui vaut, ce qui a de l'importance, pour l'énonciateur : en "croyant" voir là-bas un homme (et non, par exemple, un martien ou une femme nue), Socrate croit ce qu'il est contextuellement bon de croire et qui manifeste ainsi l'empreinte morale d'une éducation sur son esprit. Quine n'est pas très éloigné de cette position, sauf qu'il ne voit pas l'intérêt de faire l'assomption mentaliste de la présence d'une moralité sous-jacente là où il suffit d'expliquer simplement : "de toutes les croyances possibles dans le contexte linguistique hic et nunc, C9 est la plus pertinente1". Imaginons que Socrate se fût trouvé, un jour de pèlerinage catholique, à proximité du rocher dans lequel est creusée la Grotte des Apparitions à Lourdes, la croyance C12 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie eût peut-être été fort pertinente dans le sens où une telle énonciation eût peut-être déclenché l'assentiment de la communauté présente hic et nunc et ce, à un degré plus élevé que C9. Durkheim fait remarquer que
"sous l’influence de l’exaltation générale, […] les Croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux et leur enjoi­gnant de partir à la conquête de la Terre Sainte, Jeanne d’Arc croyait obéir à des voix célestes, etc. […] mais c’est la socié­té, par la seule action qu’elle exerce sur eux, qui leur donnait la sensation du divin"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, ii).
Une interprétation hâtive de la phrase "les Croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux" consisterait à inférer "oui, mais ce n'était pas vrai ; ils étaient victimes d'une hallucination collective", autrement dit à adopter une position descriptiviste (D1 ou D2) par laquelle on soumet une représentation mentale, en l'occurrence, une croyance, à un certain nombre de tests pour, finalement, la juger vraie ou fausse. Ce serait, ici, un contre-sens. D'une part parce que "les faits sociaux consistent en des manières d'agir, de penser, de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. [C'est-à-dire que] la plupart de nos idées, de nos tendances ne sont pas élaborées par chacun d'entre nous mais nous viennent du dehors et ne peuvent pénétrer en nous qu'en s'imposant"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique). Autrement dit, pour Durkheim, comme pour Quine, les états d'esprits, les états mentaux et donc, en particulier, les représentations parmi lesquelles les croyances, sont des faits sociaux et le fait que chacun se les approprie en disant "je" ne change rien à leur nature extérieure, collective et objective2.

D'autre part parce que
"l'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance morale supérieure qui lui est extérieure en un sens et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui. Sans doute, il se re­présente d'une manière erronée cette réalité ; mais il ne se trompe pas sur le fait même de son existence"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse).
Certes, nous dit Durkheim, le croyant Lambda "se re­présente d'une manière erronée cette réalité" dans le sens où il n'analyse pas sa croyance comme le ferait un sociologue ou un philosophe. Toutefois, ce en quoi il croit, est une réalité et non une illusion, une réalité qu'il perçoit et qu'il exprime de manière métaphorique, figurée, analogique, mais c'est quand même une réalité, en l'occurrence, "une puissance morale supérieure qui lui est extérieure en un sens et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui". Donc le croyant qui profère C12 (je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie) n'est pas victime d'une illusion, et cela pour deux raisons : d'abord parce que dire qu'il est victime d'une illusion impliquerait que C12 est fausse, or elle n'est pas fausse mais sociologiquement (ou philosophiquement) insuffisante, mal formulée, c'est-à-dire abstraite de ses présupposés et de ses présupposés sociologiques3 ; ensuite parce que dire que C12 est vraie ou fausse serait se placer sur le terrain épistémique alors que
"le fidèle qui a communié avec son Dieu n’est pas seulement (ni surtout) un homme qui voit des vérités nouvelles que l’incroyant ignore ; c’est un homme qui peut davantage. Il sent en lui plus de force, soit pour supporter les difficultés de l’existence, soit pour les vaincre. Il est comme élevé au-dessus des misères humaines, parce qu’il est élevé au-dessus de sa condition d’homme"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, iii).
Encore une fois, une conception M2 de la croyance insiste non sur le contenu de connaissance mais sur le pouvoir d'agir que procure la croyance. Une bonne manière de montrer en quoi consiste ce pouvoir d'agir est d'étudier, comme l'a fait Max Weber, les croyances religieuses sous l'aspect de leur performativité, c'est-à-dire de leur pouvoir de faire exister matériellement, et pas seulement symboliquement en termes de représentations, ce sur quoi portent les croyances. L'exemple paradigmatique est, pour Weber, le pouvoir de la croyance en la prédestination, croyance caractéristique de la foi calviniste. Même si, nous dit Weber, "logiquement, le fatalisme devrait être la conséquence de la prédestination ; l’introduction de l’idée de confirmation amena [le calviniste] cependant à produire l’effet exactement inverse : en vertu de leur élection, les élus ne peuvent succomber au fatalisme, car c’est précisément en refusant les conséquences fatalistes de la prédestination qu’ils font preuve de leur élection"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme). En effet, celui qui énonce C13 : je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné, celui-là a toutes les chances de se trouver, en cette vie, dans un état d'esprit suffisamment inconfortable pour désirer tout faire afin de glaner, ici-bas, des signes de son élection ou de sa damnation qui diminueront son angoisse. Aussi va-t-il se démener pour prendre des initiatives originales dont il interprétera les résultats comme de tels signes. Dès lors, "pour le calviniste, bien que les bonnes œuvres ne puissent aucunement donner accès à la vie éternelle, puisque chacun est prédestiné de toute éternité, elles sont cependant indispensables comme signes d’élection divine afin de s’affranchir de l’angoisse du salut"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme). De ce point de vue, donc, C13 manifeste, c'est-à-dire accompagne et commente verbalement, un comportement entreprenant dont Weber montre qu'il ressemble à s'y méprendre à celui de l'entrepreneur capitaliste, confiant dans sa bonne étoile, mais cynique quant aux effets de son entreprise (après tout, si ça se passe mal, c'est que Dieu l'a décidé ainsi). Loin d'être un pouvoir illusoire, le pouvoir de la croyance religieuse analysée par Weber est donc, tout au contraire, auto-réalisateur dans la mesure où, tout à fait inconsciemment, le fidèle calviniste va, évidemment, tout faire pour maximiser les conditions matérielles de ce qu'il est tout prêt à considérer comme la confirmation de son élection. De la même façon que, dans la fable de la Fontaine le Laboureur et ses Enfants, la croyance des fils du laboureur en la présence d'un trésor enterré crée les conditions de l'effectivité matérielle de ce trésor, la croyance calviniste en la prédestination crée donc les conditions de réalisation, non pas de la prédestination (la croyance n'a, par hypothèse, aucun effet causal direct sur celle-ci), mais des effets matériels indirects de ladite prédestination qu'il suffira alors de lire comme des signes de celle-ci. On peut donc dire que l'un des effets les plus remarquables des croyances religieuses est de créer les conditions, non pas de la vérité de la croyance (celui qui croit que P ne fait pas exister P comme vérificateur de sa croyance) mais de son assertabilité, autrement dit, de la pertinence sociale de son assertion : les Croisés agissent comme s'ils sentaient Dieu, le pèlerin fait comme s"il voyait la Vierge Marie, le calviniste se comporte comme s'il était prédestiné. "Comme" veut dire ici que la forme verbale de la croyance (par exemple C11 ou C12) peut tout à fait être rationnellement attribué au croyant par un observateur extérieur et ce, au même titre que l'anthropologue de Quine attribue la croyance en la présence d'un lapin à l'énonciateur de "gavagaï !".

Une conception M2 de la croyance a donc, s'agissant de la nature de la croyance religieuse, les conséquences suivantes : comme elle ne décrit rien mais se trouve être le commentaire linguistique d'un comportement de sociabilité observable chez le locuteur, la croyance religieuse n'a aucun enjeu épistémique, et, en tant qu'elle n'est plus censée être ce guide pratique d'une conscience individuelle qu'y voyaient un Rousseau ou un Kant, la croyance religieuse n'a pas non plus d'enjeu moral. Elle n'a aucun enjeu épistémique non pas pour les raisons avancées par M1, en l'occurrence l'idée qu'un état d'esprit ne se décrit pas mais s'exprime directement par et dans la croyance, mais parce que, au fond, tout enjeu épistémique peut être rabattu sur un enjeu pragmatique comme un de ses cas-limites. Comme le dit Peirce, le fondateur historique du courant pragmatique, avoir un rapport épistémique à un objet, vouloir le connaître, c'est déjà "considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet"(Peirce, the Fixation of Belief)4. Connaître un objet, c'est le "concevoir", non pas au sens cartésien d'une introspection, mais au sens sociologique d'une construction. Raison pour laquelle Quine n'hésite pas à polémiquer avec ceux qui rangent les croyances religieuses dans la catégorie des mythes. Car, si tel doit être le cas, alors toute connaissance objective est mythique :
"conceptuellement, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons, […] comparables, du point de vue de leur statut théorique, aux dieux d’Homère. En ce qui me concerne, je crois aux objets physiques et non pas aux dieux d’Homère, et je considère que c’est une erreur de croire autrement. Pourtant, du point de vue de leur statut théorique, les objets physiques n’ont avec les dieux qu’une différence de degré et non pas de nature. L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent leur place dans notre croyance que pour autant qu’elles sont culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est supérieur à la plupart des autres, du point de vue théorique, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les autres mythes"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6).
Toute référence à un objet de connaissance doit, pragmatiquement, être comprise comme référence à un schème conceptuel à l'égard duquel la relation épistémique est, précisément, la croyance. "Savoir que ...", c'est un cas-limite de "croire que ..." :
"la totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge"(Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2).
Faire une affirmation vraie à propos de n'importe quel objet, c'est, en dernière analyse, proférer une croyance qui est suffisamment robuste pour s'insérer dans un schème conceptuel ("une étoffe tissée par l’homme") culturellement pertinent et complexe5 dans lequel la correspondance perceptive de l'énonciation avec un fait vérificateur ("le contact avec l’expérience sensible") n'est pas le critère de vérité comme chez Russell, mais un critère-limite d'assertabilité sociale. De même, une conception M2 de la croyance religieuse n'a aucun enjeu moral, non pas forcément au sens où le pragmatisme ne prêterait aucune attention à la distinction entre le bien et le mal (encore que l'amoralisme de l'entrepreneur capitaliste puisse trouver un début de justification dans l'analyse cynique que fait Weber du rôle des croyances religieuses chez les calvinistes), mais au sens où une telle distinction n'est pas produite par une conscience individuelle mais plutôt par ce que les sociologues appellent parfois, par analogie, une "conscience collective". Durkheim souligne, par exemple, que
"le Christianisme [...] eut le sentiment que former un homme, ce n’est pas orner son esprit de certaines idées, ni faire contracter des habitudes particulières à son corps, mais créer un habitus, c’est-à-dire une disposition générale"(Durkheim, l’Évolution Pédagogique en France).
"Former un homme", revient, nous dit Durkheim, pour une communauté humaine donnée, à "créer un habitus, c’est-à-dire une disposition générale". Bien entendu, il n'y a aucune raison de limiter cette remarque historique à la seule religion chrétienne. Car cette "disposition générale" est, clairement, de nature sociale, ou politique au sens large. C'est une disposition générale à la sociabilité6 :
"la raison d'être des conceptions religieuses, c'est avant tout de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle. S'il en est ainsi, [...] l'objet du culte est d'attacher l'individu à son Dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse).
"Attacher l'individu à son Dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée", autrement dit tisser ou retisser du lien social, voilà donc, pour Durkheim, la finalité des croyances religieuses et du surcroît de puissance qu'il fournit aux fidèles : faire comme si la société était un être transcendant, éternel, immuable, omnipotent, bref un Dieu au lieu de n'être que ... la société. D'où la pertinence historique d'une justification religieuse des fondements de l'État. Marie-José Mondzain remarque que, à la suite de l'institutionnalisation de la notion de "religion d'État" par Constantin7, "dans une société chrétienne, il ne peut y avoir de légitimité politique sans constitution d'une doctrine articulant sans défaillance l'adhésion doctrinale au dispositif institutionnel qui légitime le pouvoir temporel. Croire et obéir sont les deux versants d'un même montage symbolique, qui met en oeuvre l'équivalence du faire croire et du gouverner"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i). Pragmatiquement, croire, c'est obéir. Plus précisément, croire en Dieu (ou en un équivalent lexical de la divinité) c'est obéir aux injonctions de la société structurée autour de croyances fondatrices sous forme d'un "montage symbolique". De sorte que la puissance pragmatique des croyances religieuses ne consiste pas tant, comme peut le faire accroire une lecture superficielle des rapports des institutions religieuses aux autres institutions sociales, à n'être qu'un instrument de pouvoir au seul service du Prince8, quse mettre au service de la nature sociale ou politique (d'aucuns diront "grégaire") de l'être humain9 tout entière, nature dont l'existence et le pouvoir du Prince ne sont qu'un aspect parmi d'autres. Le problème, c'est que les plus féroces contempteurs des croyances religieuses que sont les "philosophes du soupçon" (Marx, Nietzsche, Freud) ne disent pas autre chose et donc qu'une conception M2 de la croyance semble être une arme à double tranchant en ce que, d'une part, elle légitime l'indiscutable puissance pragmatique des croyances religieuses comme facteur de cohésion sociale mais justifie aussi, d'autre part, la méfiance éthique des défenseurs sourcilleux de la liberté humaine.

Par ailleurs, si les conceptions M de la croyance ont sur les conceptions D, l'avantage d'envisager d'autres enjeux pour la croyance que la seule valeur de véracité ou de vérité, cela se paye, justement, de la disparition pure et simple du problème de la vérité des croyances dans M1 (le vrai cède la place au bien) et de sa quasi-disparition dans M2 (le vrai subsiste mais comme cas-limite de robustesse, d'implantation, d'entrenchment comme dirait Goodman). De plus, M2 possède sur D1, D2 mais aussi M1 l'avantage de nous éviter le recours, toujours métaphysiquement lourd et suspect, par l'intériorité psychique en faisant de la croyance un élément d'un schème conceptuel public et qui est matériellement équivalent au langage partagé. Le problème est que, dans les deux cas, on s'éloigne dangereusement du sens commun en perdant de vue deux distinctions profondément implantées, justement, notre langage ordinaire : la distinction entre "croire que ..." et "savoir que ...", et la distinction entre "croire que ..." et "dire que ...". Pour finir notre tour d'horizon sur la nature des croyances, nous nous proposons de montrer que l'on peut conserver à la croyance un ancrage épistémique tout en lui assignant, dans le cadre du rejet du descriptivisme et de l'adhésion à l'expressivisme, une fonction conative, et lui conserver aussi un caractère psychologique qui ne soit ni introspectif ni moralisant mais éthique.

Pour Spinoza, comme pour le sens commun, on ne peut employer indistinctement C1 ou P4, C2 ou P3, C6 ou P2. Et la différence entre celles-ci et celles-là n'est pas seulement une affaire de degré comme chez les dialecticiens ou les pragmatistes, mais bel et bien une distinction de nature, un saut qualitatif soutenu par des critères bien précis :
"nous avons nombre de perceptions et formons des notions générales tirant leur origine : 1° des choses particulières que les sens représentent d’une manière confuse, tronquée et sans aucun ordre ; et c’est pourquoi je nomme d’ordinaire les perceptions de cette espèce, connaissance fournie par l’expérience vague ; 2° des signes, comme, par exemple, des mots que nous aimons à entendre ou à lire, et qui nous rappellent certaines choses, dont nous formons alors des idées semblables à celles qui ont d’abord représenté ces choses à notre imagination ; j’appellerai dorénavant ces deux manières de considérer les choses, connaissance du premier genre [cognitio primi generis], opinion [opinio] ou imagination [imaginatio] ; 3° enfin, des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses. J’appellerai cette manière de considérer les choses, raisonnement [ratio] ou connaissance du second genre. Outre ces deux genres de connaissances, [...] il en existe un troisième, que j’appellerai science intuitive [scientia intuitiva]. Celui-ci va de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses"(Spinoza, Éthique, II, 40).
Pour Spinoza, donc, la connaissance propositionnelle fait tout entière partie, à côté de la connaissance sensible, du "premier genre" de connaissance (cognitio primi generis) et, à ce titre, se confond, comme chez les pragmatistes, avec la croyance (qu'il appelle aussi "opinion" ou "imagination"). Mais, contrairement à eux, la connaissance, non seulement ne se limite pas à la croyance mais, rigoureusement parlant, la connaissance que Spinoza qualifie de "nécessairement vraie", commence clairement au-delà de la croyance : "la connaissance [...] du second et du troisième genre est nécessairement vraie [...]. La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées"(Spinoza, Éthique, II, 18-41). La connaissance du premier genre, connaissance sensible et/ou propositionnelle, la croyance, donc, est susceptible d'être vraie ou fausse. Seules les connaissances dites de second et de troisième genres sont vraies nécessairement et non de manière contingente comme peut l'être la croyance. C'est ce que Spinoza appelle aussi "connaissance adéquate" (cognitio adæquata) et qu'il définit de la manière suivante : "l’idée vraie en nous est celle qui est adéquate en Dieu en tant qu’il s’explique par la nature de l’Âme humaine [quatenus per mentis humanæ naturam explicatur]"(Spinoza, Éthique, II, 43). La connaissance vraie ou adéquate, le savoir proprement dit, émane, chez Spinoza, d'une certaine compréhension (intellectio) par l'esprit humain de "cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, préf.). Il ne nous appartient pas, ici, de discuter ni de critiquer en bloc l'idéalisme, voire le mysticisme, de Spinoza10. Ce qui importe, pour notre propos, c'est qu'une conception expressiviste de la croyance soit compatible avec une distinction tranchée entre croyance et connaissance. Car malgré l'emploi d'un vocabulaire baroque typique de l'âge classique et, partant, un peu déconcertant pour le lecteur (post-)moderne, Spinoza est redoutablement précis. Ainsi, pour lui, une idée n'est nullement un objet de description, "à moins de s’imaginer qu’une idée est une chose muette et inanimée, comme une peinture, et non un mode de la pensée"(Spinoza, Éthique, II, 43, scol.). En effet, nous dit-il,
"j’entends par idée un concept de l’Âme [mens] que l’Âme forme pour ce qu’elle est une chose pensante. Je dis concept de préférence à perception parce que le mot de perception semble indiquer que l’Âme est passive à l’égard d’un objet, tandis que concept semble exprimer une action de l’Âme"(Spinoza, Éthique, II, déf.3).
Une "idée", au sens de Spinoza, "semble exprimer une action de l’Âme" et ne saurait donc se réduire à un objet de contemplation interne (Descartes, Pascal) ou externe (Platon, Hegel, voire Russell). Une "idée" est une action de l'âme, de la même façon qu'un mouvement est une action du corps, la notion d'"action" étant, ici, d'autant plus justifiée que "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée"(Spinoza, Éthique, III, 2) : les notions de "corps" ou d'"esprit" sont des points de vue (et non pas ces assomptions métaphysiques pragmatiquement inutiles) sur le même type d'être, en l'occurrence l'être humain, qui est dit avoir (être) une âme lorsqu'on lui impute des idées, des pensées, des souhaits, des rêves, etc. et, d'une manière générale, ce que Wittgenstein appelle des "verbes psychologistes", et avoir (être) un corps lorsqu'on lui impute des prédicats "physicalistes"11. Toujours est-il que, si une "idée" au sens de Spinoza ne peut que se manifester et certainement pas se décrire, c'est que l'idée est un acte, un effort. Or tout effort se caractérise d'abord par sa puissance : "la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort [rei potentia sive conatus] par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, [...] n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7), et, en particulier, s'agissant de l'être humain, "le désir est l’essence même de l’homme [cupiditas est ipsa humana essentia], c’est-à-dire l’effort [conatus] par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur] ou sa nature"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Bref, une croyance, différente en cela d'une connaissance, exprime un certain type d'effort12 que fait l'être humain pour persévérer en son essence. Elle exprime sa nature comme le pensent les expressivistes : toutes choses égales par ailleurs, celui qui se limite à croire manifeste moins de puissance d'être que celui qui, à tout le moins, tente de (fait effort pour) savoir. En ce sens, la croyance d'Othello (C6 : je crois que Desdémone aime Cassio) est, évidemment, l'attitude cognitive d'un faible, tandis que l'hypothèse du chercheur (C2 : je crois que le boson de Higgs existe) est un effort provisoire, quoique tout à fait insuffisant, pour comprendre la réalité. La distinction entre "croire que ..." et "savoir que ..." n'est donc pas, pour Spinoza, une affaire de temps (comme chez Hegel) ou de justification verbale (comme chez Platon), encore moins une affaire de certitude intra-subjective (comme chez Descartes ou Pascal) : c'est une affaire de puissance d'être. Celui qui sait manifeste simplement qu'il est mieux armé pour affronter la réalité et persévérer en son être que celui qui croit. Mais alors, que penser, dans ces conditions, de croyances comme C4 (je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...), C12 (je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie) ou C13 (je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné) ? Dire qu'elles sont des manifestations de faiblesse n'est-il pas une forme de dévalorisation équivalente à celle des conceptions D2 (Russell, Schopenhauer, Marx, Nietzsche, Freud) ?

Une bonne manière de les immuniser contre ce danger, toujours dans le cadre d'une conception expressiviste de la croyance qui ne soit ni exclusivement manifestation d'une intériorité psychique (M1), ni exclusivement commentaire verbal d'un comportement physique (M2) mais, indissolublement, l'un et l'autre, consiste, comme le fait (le second) Wittgenstein, à distinguer deux usages du verbe "croire" :
"quand on parle de religion, on emploie des expressions telles que "je crois que telle ou telle chose va arriver", mais cet emploi est différent de celui que nous en faisons dans les sciences. Toutefois, la tentation est grande de penser que nous employons ces expressions de cette dernière façon. Parce que nous parlons de preuves, parce que nous parlons de preuves par expérience. Nous pourrions même parler d’événements historiques. On a dit que le christianisme repose sur une base historique. Des milliers de fois des gens intelligents ont dit que dans ce cas il ne suffit pas que la base soit indubitable. Quand bien même il y aurait autant de preuves que pour Napoléon. Parce que ce caractère indubitable ne suffirait pas pour me faire changer ma vie tout entière. Le christianisme ne repose pas sur une base historique au sens où ce serait la croyance normale aux faits historiques qui pourrait lui servir de fondement"(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i).
En d'autres termes, Wittgenstein, réactivant la distinction pascalienne entre croyances principielles hors de doute et croyances hypothétiques soumises au doute, reprocherait à l'analyse spinozienne de ne tenir compte que de celles-ci et d'ignorer celles-là. Pour Wittgenstein, en effet, l'usage scientifique n'a en commun avec l'usage religieux que l'énonciation du verbe "croire". Bref, "croire" au sens religieux du terme n'est qu'un homonyme de "croire" au sens scientifique ou historique : la foi n'est pas l'hypothèse. En ce sens, C1 (je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie), C2 (je crois que le boson de Higgs existe) ou C9 (je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est un homme) relèvent de l'hypothèse, et, à l'instar des conceptions descriptivistes comparatistes (D1 et D2), peuvent faire l'objet d'une imputation de faiblesse relativement à la même formulation qui commencerait, cette fois, par la clause "je sais que". Mais il en va différemment pour C4 (je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...), C12 (je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie) ou C13 (je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné) qui ressortissent indiscutablement à la foi et qui, de ce fait, ne sont pas des connaissances faibles, encore moins des erreurs : "Augustin était-il donc dans l’erreur quand il s’adressait à Dieu à chaque page de ses Confessions ?"(Wittgenstein, Remarques sur ‘‘le Rameau d’Or’’ de Frazer, 1)13. Car "tel coup est une faute dans un jeu particulier et non dans un autre"(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i) : de même que le déplacement orthogonal de la dame serait une faute au jeu de dames mais non pas au jeu d'échecs, de même l'invérifiabilité d'une croyance serait une marque de faiblesse dans le jeu de langage scientifique mais non pas dans le jeu de langage religieux. Le critère discriminant entre foi et hypothèse, comme le souligne Wittgenstein, c'est la fonction de la mise à l'épreuve. Dans le cas de l'hypothèse, la preuve est de règle : comme dirait Quine, l'hypothèse est toujours à la périphérie de notre schème conceptuel et, à ce titre, peut, sans difficulté, faire l'objet d'une révision14, tandis que la foi, en tant qu'elle se trouve plutôt au centre d'un schème conceptuel, n'est donc pas soumise à la règle de la mise à l'épreuve. Ce n'est pas un hasard s'il n'est pas de religion qui n'exige une profession de foi, une adhésion inconditionnelle à ses dogmes15 qui les soustrait aux champs tout autant de la certitude que de la vérité. L'erreur qu'ont commise et (que continuent de commettre) la plupart des avocats de la foi religieuse est de leur imputer, à l'instar de Pascal, une supra-certitude ou une vérité d'ordre supérieure, les entraînant ainsi sur un terrain épistémique, phénoménologique ou sémantique, où elle ne peut, de fait, lutter avec l'histoire ou la science comme pourvoyeuses de vérité, ni même avec la logique et les mathématiques comme sources de certitude. D'accord avec Pascal pour dire que les croyances religieuses emportent la certitude du fidèle, sauf que la certitude n'a rien à voir avec la vérité : "la certitude ne s'apparente pas à une conclusion mais à une forme de vie [...]. Toute certitude s'apparente à une décision"(Wittgenstein, de la Certitude, §§ 358-362). L'enjeu des croyances religieuses n'est décidément pas la vérité, c'est la forme de la vie, de la vie tout entière : "on a dit que le christianisme repose sur une base historique. [...] Quand bien même il y aurait autant de preuves que pour Napoléon [...] ce caractère indubitable ne suffirait pas pour me faire changer ma vie tout entière". Les croyances religieuses n'ont pas à être vraies pour remplir leur office : "on n’emploie pas ’’opinion’’ mais ’’dogme’’ ou ’’foi’’, car ce n’est pas d’hypothèse qu’il est question, ni de probabilité, encore moins de connaissance [...]. Le discours religieux est une partie intégrante de l’action religieuse et non une théorie"(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i). N'étant pas constitutives d'une théorie, les croyances religieuses, à l'inverse des croyances historico-scientifiques, ne devraient donc avoir aucune prétention épistémique :
"une question religieuse est seulement, ou bien une question de vie, ou bien un bavardage (vide)"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden).
Ce n'est pas parce que la foi de Pascal est vraie (ou que celle du libertin est très probable, à la suite du "pari") qu'il vit en chrétien et ce n'est pas parce que celle de Russell est inexistante qu'il écrit why I'm not a Christian. L'un trouve dans la religion et ses croyances un surcroît de puissance que l'autre ne trouve pas.

Ce en quoi Wittgenstein nous aide à comprendre le problème que pose Spinoza à propos de la valeur des croyances religieuses, c'est que celles-ci sont, pour l'un comme pour l'autre, des manifestations d'une nature individuelle (un conatus, dit Spinoza) comme pour M1, mais que, comme pour M2, elles contribuent à accroître la puissance sociale du croyant. En d'autres termes, elles ont, pour l'un comme pour l'autre, un enjeu qui n'est ni moral ni pragmatique mais éthique. L'enjeu n'est pas moral parce que la foi n'est pas une limitation de la nature individuelle. Comme le dit Taylor, "on peut, bien entendu, définir la "morale", comme on le fait souvent, uniquement en termes de respect d'autrui. On pense alors que la catégorie de la morale embrasse seulement nos obligations envers autrui. Mais [...] il existe d'autres questions qui dépassent la morale, qui revêtent pour nous une importance capitale et qui appellent une évaluation forte. Ces questions concernant la manière dont je vais vivre ma vie, touchent au genre de vie qui mérite d'être vécue"(Taylor, les Sources du Moi, 1.4). D'où le caractère éthique de ces questions : "dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ?"(Deleuze, Cours du 21/12/80). Or, si on lit Spinoza, il est clair que les croyances de tel ou tel individu manifestent ce dont il est capable, ce qu'il peut faire dans le contexte socio-culturel qui est le sien. Et si, comme nous l'avons dit, le corps et l'esprit sont une seule et même chose, si donc la puissance de faire et la puissance de penser sont deux modalités de la même puissance d'être, alors ma pensée n'est que "l’acte même de comprendre [intelligere]"(Spinoza, Éthique, II, 43, scol.), autrement dit, l'effort (conatus) pour connecter entre elles des représentations (des idées) d'objets (mens idea corporis) et, en vertu du parallélisme corps/esprit, mon comportement n'est autre que l'effort que je fais pour me solidariser avec les objets de ces représentations (corpus objectum mentis). Mes croyances sont l'expression de mon degré de puissance, de mon degré d'adhésion au collectif de mes semblables, tant il est vrai que "l'homme est un dieu pour l'homme [homo homini deus]"(Spinoza, Éthique, IV, 35). Au minimum, "l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12). Ce degré minimal (qui n'est cependant pas un degré zéro) de l'effort pour comprendre, c'est ce que nous avons appelé, avec Spinoza, l'opinion ou croyance qu'il qualifie aussi de cognitio primi generis, "connaissance du premier genre" dont la vérité est toujours contingente. Toutefois Spinoza ne situe pas du tout les véritables croyances religieuses à ce niveau. Car, dit-il, à ce niveau, nous avons toutes les chances de ne forger que des superstitions, c'est-à-dire des croyances qui n'ont rien à voir avec la religion véritable mais qui manifestent plutôt un état de servitude rendu possible à la fois par la faiblesse de notre puissance de penser et, parallèlement, par celle de notre puissance d'agir16. À l'inverse, nous dit Spinoza,
"tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion"(Spinoza, Éthique, IV, 37).
Or, ajoute-t-il, "plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24). Bref, plus nous étendons notre puissance de penser du point de vue de l'esprit, plus nous augmentons notre puissance d'agir du point de vue du corps et, conséquemment, plus notre puissance d'être se rapproche de celle de Dieu, autrement dit de la Nature tout entière. Tout cela ressemble assez, dira-t-on, à l'analyse pragmatique qu'en fait Durkheim : "un Dieu n'est pas seulement une force dont nous dépendons : il est aussi une force secourable qui nous élève au dessus de nous-mêmes et entretient en nous la force et la vie. Le croyant qui se sent en harmonie avec son Dieu puise dans cette croyance une force nouvelle, et affronte avec plus d'énergie les difficultés de la vie"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse). Sauf que, d'une part le Dieu de Durkheim est abstrait et transcendant tandis que celui Spinoza est concret et immanent (Dieu = la Nature), d'autre part l'enjeu des croyances religieuses telles que les conçoivent Spinoza ou Wittgenstein n'est pas pragmatique car, justement, cela impliquerait leur révisabilité contextuelle en fonction des intérêts bien compris de la communauté sociale. Tout au contraire,
"l’on distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un individu obéit à la règle que fournit cette croyance"(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i),
et, si tel est le cas, c'est parce qu'
"il me semble qu'une foi religieuse pourrait n'être qu'une sorte de décision passionnée en faveur d'un système de référence. Que, par conséquent, bien que ce soit une foi, c'est cependant une manière de vivre"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 64).
Dans la croyance religieuse, c'est, en principe, de la conduite générale de la vie individuelle dans un contexte social bien déterminé, d'un modèle de vie personnelle relativement aux possibles que nous ouvrent les règles sociales, qu'il est question. D'où l'intolérance tendancielle des croyances religieuses aux révisions et leurs conflits avec la conception moderne de la science17 : accepte-t-on facilement de réviser sa vie ? Et la quasi-impossibilité de réviser une croyance sans réviser aussi toutes les autres. Soit, par exemple, C10 : je crois en un Jugement Dernier. Imagine-t-on un fidèle renoncer à cette croyance sans renoncer en même temps à tout un schème conceptuel (pour parler comme Quine) qui structure sa vie autour de cette croyance et qui donne un sens spécial à sa vie18 ?

Tout comme Spinoza, Wittgenstein établit une relation conceptuelle entre la religion et l'éthique :
"les hommes ont bien vu qu'il y a un lien, et ils l'ont exprimé de la façon suivante : Dieu le Père a créé le monde, le fils de Dieu (ou la parole qui vient de Dieu) est ce qu'il y a d'éthique"(Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique).
Mieux encore,
"si quelque chose est bon, alors c'est également divin. Voilà qui, étrangement, résume mon éthique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 3).
Ce qui fait écho à Spinoza : "le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu"(Spinoza, Éthique, IV, 37). La vertu éthique, pour l'un comme pour l'autre, consiste non pas à savoir pour vouloir la meilleure vie possible19, comme c'est le cas, notamment, chez Descartes, Pascal, Russell, Platon ou Hegel, mais à être directement capable de vouloir ce meilleur ou, si l'on préfère, de savoir le meilleur mais d'une certitude pratique20 et non théorique : "vouloir le déroulement d'une action consiste à réaliser le déroulement de cette action, non à faire quelque chose d'autre qui la causerait"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 162). Encore une fois, vouloir confirmer C13 (je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné), c'est se comporter de telle façon que le comportement du croyant soit lisible comme le comportement d'un élu ou bien celui d'un damné. Mais comme l'élection est préférable à la damnation, c'est aussi faire effort pour que, dans toute la mesure du possible, l'entreprise réussisse. Là-dessus, l'analyse de Weber est parfaitement correcte. Vouloir, c'est donc faire un effort conscient pour augmenter sa puissance d'être : "l’Esprit ayant, par les idées des modifications du Corps, conscience de lui-même, il s’ensuit que l’Esprit a conscience de son effort [conatus]. Cet effort, quand il se rapporte exclusivement à l’Esprit, s’appelle volonté"(Spinoza, Éthique, III, 9)21. Vouloir, c'est donc aimer directement telle ou telle forme de vie, et non par préférence, par comparaison à telle autre. C'est, en effet, à travers la notion d'"amour", et non pas, comme le pensent Rousseau ou Kant, moyennant celle de "devoir", que les croyances religieuses sont connectées à l'éthique comme effort pour vivre le mieux possible : "la béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre, et en conséquence, elle doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même"(Spinoza, Éthique, V, 42). D'où la proposition que nous fait Wittgenstein :
"si tu dis, au lieu de « croyance au Christ » : « amour du Christ », alors le paradoxe [du caractère éthique et non épistémique, moral ou pregmatique de la croyance] disparaît"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjölden).
L'enjeu éthique de la substitution de la croyance à l'amour que Wittgenstein et Spinoza nous suggèrent saute aux yeux si, comme le dit aussi Iris Murdoch, "cette capacité à diriger son attention [vers ce qui est vraiment digne d'intérêt] n'est pas autre chose que l'amour"(Iris Murdoch, la Souveraineté du Bien, ii). Platon ne dit pas autre chose22, sauf qu'il se cantonne dans une démarche essentiellement épistémique23. Tandis qu'avec Spinoza et Wittgenstein, la notion d'amour a un enjeu clairement éthique :
"tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu [amor intellectualis Dei]"(Spinoza, Éthique, V, 32).
Bref, loin d'exprimer une faiblesse du sujet croyant, les croyances religieuses, bien comprises, ne sont plus, à proprement parler, des "croyances"24 mais des "connaissances nécessairement vraies"25 en ce qu'elles engendrent un "amour intellectuel de Dieu", autrement dit la vertu éthique par excellence : "cet amour est donc la vertu même"(Spinoza, Éthique, V, 32), l'horizon indépassable d'une vie bonne. En effet, si "la joie est la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, III, 11) et si "l’amour n’est autre chose qu'une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure"(Spinoza, Éthique, III, 30), comme "Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini26"(Spinoza, Éthique, V, 35), alors moi qui ne suis qu'une infime partie de Dieu ou de la Nature, ne puis envisager de plus haute perspective éthique en cette vie que de tendre à m'unir à ce Tout et partager ainsi la puissance éternelle et infinie de Dieu (ce que Spinoza appelle "troisième genre de connaissance"). L'"amour intellectuel27 de Dieu", c'est donc l'amour absolu, l'amour total, la communion parfaite avec la Création. Par quoi on voit que Spinoza et Wittgenstein nous parlent là de toutes les religions, et pas seulement des religions théistes, encore moins des seules religions monothéistes. Toute la différence entre une morale et une éthique réside dans l'idée que l'éthique engage l'amour inconditionnel de la vie tandis que la morale apprend plutôt à être méfiant et soupçonneux à l'égard de la vie. L'une délivre, l'autre contrit. En termes spinoziens, l'amour est une joie, la morale une tristesse28. Et si "croire en Dieu" équivaut à "aimer Dieu", on comprend que l'amour de cet être éternel et infini que l'on nomme Dieu ou la Nature soit en mesure de procurer au croyant la joie la plus élevée et, partant, la plus haute perfection éthique qui soit.

Et c'est bien en cela que la religion a, probablement, un rôle irremplaçable. Croire en des choses sacrées, c'est, comme l'a fait remarquer Durkheim, établir une distance infinie entre elles et notre vie29. Mais, contrairement à Rousseau, Kant ou Durkheim, pour Spinoza ou Wittgenstein cette distance est celle qu'impose l'amour et non pas l'interdit. Car, comme Freud l'a montré, il n'y a pas d'interdit qui ne soit, en fait comme en droit, susceptible d'être enfreint, ou, tout au moins négocié, donc qui ne soit révisable. Il n'y a pas d'interdit absolu. Il ne peut y avoir d'absolu que dans l'affirmation, non dans la négation. C'est pourquoi si les croyances religieuses n'étaient que l'expression d'une morale (comme dans M1) ou d'une pragmatique (comme dans M2), on ne comprendrait pas ce besoin, si décrié, si caricaturé, et pourtant si fondamental de religiosité, autrement dit d'absolu chez nombre de nos contemporains. Ce qu'ils recherchent, c'est un absolu vraiment absolu, pas un absolu relatif. En d'autres termes, ce qui leur manque, c'est un modèle de vie qui vaille vraiment la peine d'être vécue, un modèle de vie à désirer, à aimer absolument, c'est-à-dire non révisable en fonction des scrutins électoraux ou des cours de la bourse. En ce sens, Durkheim a certainement tort de considérer que "l'objet du culte est d'attacher l'individu à son Dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse). Car, pour être, effectivement, une représentation figurée, une métaphore anthropomorphique, le "Dieu" en question, cet objet suprême de croyance ou d'amour, n'est évidemment pas la métaphore transcendante de la société (ce qui, pour le coup, rendrait incompréhensibles les aspirations que nous avons évoquées supra), mais plutôt celle d'un exemple à suivre, d'une limite indépassable à viser :
"je ne puis d'aucune façon l'appeler "Seigneur", car cela ne veut rien dire pour moi. Je pourrais l'appeler "l'Exemple""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 33).
"Exemple" qui peut prendre la forme métaphorique d'un démiurge, d'un "Créateur" : "que [...] cette vie heureuse soit cela seul qui détermine son être terrestre montre qu'il dépend dans son être de quelque chose qui se trouve hors de lui [...] : le Créateur qui le précède"(Arendt, le Concept d'Amour chez Augustin). René Girard souligne, en des termes très spinoziens, que "l'homme désire intensément mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer pour acquérir cet être. [Or] deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimèsis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit"(Girard, la Violence et le Sacré, vi). Avant que de désirer, je désire désirer et je désire que l'Autre m'indique ce qui est absolument désirable. "Absolument,", c'est-à-dire sans risque de conflit. D'où l'importance de cette distance absolue (sacrée) entre le croyant et l'objet (divin) de son amour : lorsque Polyeucte et Sévère aiment la même Pauline, il y a risque de conflit ; lorsqu'en revanche Polyeucte et Néarque aiment le même Dieu, tout conflit est impossible parce que, par nature, Dieu, contrairement à Pauline, n'est pas objet d'amour relatif mais d'amour absolu. C'est aussi ce que suggère Proust dans son évocation de l'amour impossible du Narrateur pour Albertine : la jalousie rendant problématique toute amour humaine, il est facile d'inférer que seul est vraiment solide et consistant l'amour pour l'infini, l'inaccessible, l'absolu, bref, l'amour par Dieu et pour Dieu. Girard, tout comme Spinoza, insiste sur le caractère mimétique du désir, de la nature humaine : nous sentons confusément que le bien absolu, la vertu éthique suprême en cette vie est de s'aimer soi-même30, c'est-à-dire d'aimer sa propre vie au sens spinozien de l'amour comme "joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure" ? La vertu éthique par excellence, au fond, c'est
"que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande"(Spinoza, Éthique, IV, 18).
Mais comme "le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera de façon plus constante s’il voit que d’autres l’aiment aussi"(Spinoza, Éthique, IV, 37), l'amour de moi-même comme amour de ma vie m'apparaîtra d'autant plus vertueux et désirable qu'autrui m'aimera aussi, et d'autant plus que l'Autre sera un Autre absolu, métaphysique et non relatif, physique : "à mesure que le rôle du métaphysique grandit dans le désir, le rôle du physique diminue, [...] la passion se fait plus intense et plus l'objet se vide de valeur concrète"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii). Comme le souligne aussi Hannah Arendt, "le retour à soi est identique au retour au Créateur"(Arendt, le Concept d'Amour chez Augustin).

Placer sa foi dans un être (un Autre) métaphysique plutôt que dans une personne physique ou, du moins, une personne morale, est peut-être une marque de misanthropie, comme le dit Nietzsche, à moins que la figuration anthropomorphique de cet être soit, comme le suggère Schopenhauer, un ersatz de métaphysique. Il est manifeste qu'un Nietzsche ou un Russell, un Musil ou un Proust, n'avaient nullement besoin de croyances religieuses pour accéder à la vie bonne31. Mais c'est parce que, au fond, le Dieu "physique" et social précède toujours le Dieu métaphysique et religieux, que "le jugement des autres est le jugement dernier, et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon) et donc que la plupart d'entre nous préférerions sans doute trouver le sens de notre vie dans le cadre des structures sociales de la communauté à laquelle nous appartenons, bref, directement auprès d'un Dieu humain plutôt que d'avoir à faire ce détour problématique par la métaphysique. Il n'échappe à personne, en effet qu'"il n’existe pas d’instrument de conditionnement plus puissant pour les individus que la nécessité de s’affirmer socialement dans le cercle de leurs semblables"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme). Si cette condition était toujours satisfaite, bien entendu la conception pragmatique (M2) des croyances religieuses qui est celle de Quine et Durkheim serait parfaitement recevable. Or si, pour quantité d'êtres humains, "croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 141)32, voir que la vie a un sens malgré les faits du monde. Et si tel est le cas, c'est peut-être parce qu'"il y a la misère, qui est plus proche de la désolation des vieillards clochardisés et dérisoires de Beckett que de l’optimisme volontariste traditionnellement associé à la pensée progressiste"(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). La misère dont parle Bourdieu n'est peut-être pas tout à fait la même que celle de Pascal lorsqu'il proclame : "misère de l'homme sans Dieu. Félicité de l'homme avec Dieu"(Pascal, Pensées, B60). La "misère" n'est peut-être pas toujours (bien qu'elle le soit sans doute dans une forte majorité de cas) une misère matérielle : la misère dont parle Pascal, en effet, découle de la "chute" dans le péché d'amour-propre et dans sa mortelle sanction, non du dénuement matériel. Mais qu'importe si, dans tous les cas, il est des hommes misérables qui, cherchant désespérément un sens à une vie qu'ils ne parviennent pas à aimer, n'en trouvent un que dans la religion ? Marx dirait qu'une telle manière de donner un sens à sa vie, c'est se complaire dans une vie qui a besoin d'illusions, Girard que c'est là une coquetterie, une vanité. C'est très vraisemblable33. Mais qu'y peut-on si, de fait, chacun désire être aimé pour aimer sa vie et, pour cela, "imiter le désir de son amant, [...] se désirer soi-même grâce au désir de cet amant"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, iii) ? Qu'y peut-on si, faute d'être (suffisamment) aimé par mes semblables, je ne puis m'aimer moi-même qu'en me tournant vers un Dieu afin d'être aimé infiniment34 ? Qu'y peut-on si "la religion [...] n'est faite que pour celui qui a besoin d'un secours infini, c'est-à-dire pour celui qui éprouve une détresse infinie"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 46) ?

Il est tout à fait possible que, dans une configuration socio-historique qui reste encore à inventer, nul n'aurait plus besoin du secours des croyances religieuses pour donner une consistance éthique à son existence, pour être assuré, dès ici-bas, d'être absolument aimé et respecté. En attendant, l'erreur de la plupart des contempteurs de ce que, pour ma part, je n'ai aucune difficulté à continuer d'appeler, avec Marx, l'opium du peuple,
"est d’ignorer qu’on ne détruit que ce qu’on remplace [...]. Voyez les sacralisations substitutives d’avant-hier – la sacralité du Roi se reportant sur la Patrie dans le bréviaire républicain ; celle de l’Église sur le Parti dans les catéchismes du progrès social. Là, loin de disparaître, l’ersatz aggravant déroule sous nos yeux ses facéties cruelles aux quatre coins du monde, y compris chez nous, avec nos sectes, nos astrologies et nos parasciences"(Debray, à l'Ombre des Lumières).
On veut disqualifier la religion en l'assimilant au mysticisme, à la morale, au catéchisme, à la dévotion, à la superstition, au cléricalisme, au sectarisme, au fanatisme, voire à la théologie ou à la poésie. Résultat : on a l'une et les autres. On avait le choix entre la religion et le déshonneur : on a la religion et le déshonneur, la religion et l'ersatz de religion, nous dit Régis Debray. Car, après tout, comme le remarque Durkheim, "par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels qu’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). En clair : si, comme nous le pensons, le besoin de religiosité est plus profondément ancré en nous que d'aucuns le prétendent, faute d'"opium du peuple", on administrera au "peuple" une drogue frelatée bien pire que l'opium. Faute de Dieu, on se prosternera devant une idole35. De fait,
"les hommes se flattent d'avoir rejeté les antiques superstitions, mais ils sont en train de s'enfoncer dans le sous-sol, dans ce souterrain ou triomphent des illusions de plus en plus grossières"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, ii).
René Girard fait évidemment allusion ici à "l'homme du sous-sol" de Dostoïevski, une sorte de Pascal sans Dieu qui, effectivement, faute de viser le ciel ou de se satisfaire de la terre, s'enfonce dans le sous-sol de sa conscience haineuse abandonnant, comme au seuil de l'enfer de Dante, toute forme d'espérance. Nul mieux que Dostoïevski, en effet, n'a compris l'enjeu éthique des croyances religieuses lorsqu'il met cette interrogation dans la bouche de Dimitri Karamazov : "Que faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...] Alors tout est permis ?"(Dostoïevski, les Frères Karamazov, IV, xi, 4). Sans croyance en l'existence d'un Dieu (ou croyance équivalente), "tout est permis". Nietzsche a interprété cette répartie célèbre comme le parfait résumé de la voie royale vers la liberté humaine. Sauf que, ainsi que Sartre l'a beaucoup plus finement analysé, cette forme de liberté est un délaissement, un abandon36 dont il n'est pas du tout certain qu'elle puisse convenir à tous ceux qui n'ont pas la force ou la chance d'être des Übermenschen, des dominants, des privilégiés. Doit-on rappeler que Victor Hugo a lui-même recherché, dans la religion débarrassée des oripeaux superstitieux ou cléricaux des religions, un secours éthique à la terrible blessure qu'il éprouva en la mort de Léopoldine ? C'est lui qui écrira, à la fin de sa vie :
Contente-toi de croire en Lui ; contente-toi
De l’espérance avec sa grande aile, la foi ; [...]
La pensée en montant vers Lui devient géante.
Homme, contente-toi de cette soif béante ;
Mais ne dirige pas vers Dieu ta faculté
D’inventer de la peur et de l’iniquité. [...]
Il est ! Il est ! Regarde, âme. Il a son solstice,
La Conscience ; il a son axe, la Justice ;
Il a son équinoxe, et c’est l’Égalité ;
Il a sa vaste aurore, et c’est la Liberté.
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine.
Il est ! il est ! il est ! sans fin, sans origine
(Hugo, Religions et Religion, v).

Au commencement de ce long article, son auteur était profondément athée. Il l'est tout autant à la fin. Son dessein n'était pas de faire l'apologie de la religion, encore moins d'une religion mais d'essayer, si modestement que ce soit, de faire contrepoids à cette hiérophobie, cette haine du sacré, que les chiens de garde de l'ordre établi distillent ad nauseam afin de nous empêcher de penser et de risquer de poser les vrais problèmes, lesquels, j'en suis persuadé, n'ont pas grand-chose à voir avec la nature des croyances religieuses sauf peut-être, si nos analyses sont correctes, à titre de solutions. Bref, comme disait Spinoza,
"j'ai tâché de tout cœur, non de ridiculiser, ni de déplorer, ni de détester les actions humaines, mais de les comprendre [sedulo curavi, humanas actiones non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere]"(Spinoza, Traité Politique, I, 4).


Liste des abréviations :
D1 : croyance comme description d'un état mental interne
D2 : croyance comme description d'un fait externe
M1 : croyance comme manifestation d'un état mental interne
M2 : croyance comme manifestation d'un comportement observable
C1 : je crois que j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie
C1' : "il croit qu'il a un billet de 10 € dans son porte-monnaie"
C2 : je crois que le boson de Higgs existe
C3 : je croyais que le boson de Higgs existait
C4 : je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, ... je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, ... je crois en l'Esprit Saint, ... je crois en l'Église ...
C5 : je crois qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis
C6 : je crois que Desdémone aime Cassio
C7 : je crois que Iago déteste Cassio
C8 : je crois qu'il va pleuvoir
C9 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est un homme
C9' : je m'attends à ce que je vois là-bas soit un homme
C10 : je crois en un Jugement Dernier
C11 : je crois que Desdémone me trompe
C12 : je crois que ce que j'aperçois là-bas près du rocher est la Vierge Marie
C13 : je crois que Dieu m'a, de toute éternité, soit élu soit damné
P1 : je crois Iago
P2 : Desdémone aime Cassio
P3 : le boson de Higgs existe
P4 : j'ai un billet de 10 € dans mon porte-monnaie
P5 : il va pleuvoir
P6 : maintenant il pleut
P7 : le Jugement Dernier a lieu à présent
O1 : que Desdémone aime Cassio
O2 : que Iago déteste Cassio

1"La pertinence, c’est l’effet cognitif le plus grand pour l’effort de traitement le plus faible possible"(Sperber et Wilson, Ressemblance et Communication). Sperber et Wilson sont des cognitivistes, c'est-à-dire appartiennent à un courant post-béhavioriste qui réintroduit le primat épistémique de l'information dans la communication humaine. Cependant, pour notre propos, nous pouvons retenir la définition de la pertinence comme maximisation d'un effet rapporté à l'effort nécessaire pour l'obtenir. Quine, qui est behavioriste, parle plutôt d'assertabilité que de pertinence. Mais, pour notre propos, nous pouvons considérer l'assertabilité comme pertinence partagée ou, plus exactement, partageable dans et par la communauté linguistique du locuteur.
2Il est amusant de constater que les défenseurs les plus acharnés des doctrines D1 ont parfois manifesté des tentations béhavioristes. Ainsi lorsque Pascal écrit au libertin : "vous voulez aller à la foi, et vous n'en savez pas le chemin ; vous voulez vous guérir de l'infidélité, et vous en demandez le remède : [...] suivez la manière par où ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en taisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fait croire et vous abêtira"(Pascal, Pensées, B233) et qu'il ajoute : "car il ne faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant qu'esprit. [...] La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense"(Pascal, Pensées, B252). Il en va de même pour Descartes qui reconnaît, dans le Traité des Passions, que si "on peut généralement nommer passions toutes sortes de perceptions et de connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.17), alors "chaque mouvement [...] ayant été joint par la nature à chacune de nos pensées dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude"(Descartes, Traité des Passions, art.50).
4Cf. la critique russellienne du pragmatisme : "le pragmatiste soutient qu’une croyance doit être jugée vraie si elle a certaines sortes d’effets, [c’est-à-dire] une vérité est quelque chose qu’il est payant de croire. [Or] les espoirs de paix internationale, comme la réalisation de la paix intérieure, dépendent de la création d’une force effective de l’opinion publique qui serait fondée sur une estimation juste de qui a raison et de qui a tort dans les conflits"(Russell, Histoire de mes Idées Philosophiques, xv).
5Encore une fois, on ne semble pas très éloigné d'une conception hégélienne de la vérité comme cohérence. Et pourtant, il n'y a pas, dans le pragmatisme, de "grand Tout", d'Esprit Absolu synonyme de Vérité Absolue. Le danger qui guette le pragmatisme, le reproche qu'il encourt, est bien plutôt, tout au contraire, le relativisme, voire le scepticisme. Quine, qui est un logicien, les conjure au prix d'un abandon de la notion épistémique de référence : "la notion de "référence à" doit être reclassée en notion de "vérité de", et l’expression singulière f(A) doit être reclas­sé en expression générale d’extension singulière "il existe au moins un x tel que {f(x) et (x=A)}""(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, iii). En d'autres termes, parler avec vérité du boson de Higgs, de Dieu, de la pluie ou du beau temps, ou de ce qu'on voudra, c'est faire de chacun de ces "objets" de discours la valeur d'une variable liée par le connecteur existentiel. Être, c'est être la valeur d'une variable.
6Si l'on en croit René Girard, cette sociabilité "naturelle" de l'être humain est cependant paradoxale en ce qu'elle suppose la mise à distance symbolique (et pas seulement dialectique comme chez Kant, Schopenhauer, Hegel ou Durkheim) d'une violence tout autant naturelle : "le religieux vise toujours à apaiser la violence et à l'empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par l'intermédiaire paradoxal de la violence"(Girard, la Violence et le Sacré, i). C'est-à-dire qu'il reste, à titre de résidu symbolique nécessaire, une composante violente dans toute pratique religieuse, composante qui est néanmoins sublimée par des rites appropriés, notamment, précise l'auteur, par des rites sacrificiels.
7Rappelons que Constantin est issu d'une tradition païenne syncrétique qui identifie le soleil à Dieu (sol invictus) et que sa conversion au christianisme en 312 est probablement dictée par l'intérêt politique évident qu'il y a à conjoindre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, ce qui sera grandement facilité par le premier concile de Nicée réuni et présidé par Constantin lui-même en 325 et qui aboutira à la reconnaissance explicite de la double nature, indéfectiblement humaine et divine, du Christ. Cf. le Refus de Choisir en Démocratie Représentative.
8Par exemple chez Bossuet : "il y a donc quelque chose de religieux dans le respect qu’on rend au prince. Le service de Dieu et le respect pour les rois sont choses unies, et saint Pierre met ensemble ces deux devoirs : craignez Dieu et honorez le roi. Aussi Dieu a-t-il mis dans les princes quelque chose de divin"(Bossuet, Politique tirée des propres Paroles de l'Écriture Sainte, III, ii, 3).
9Au sens où Aristote dit que l'homme est, par nature, un animal politique, c'est-à-dire un animal destiné à vivre dans une polis, une Cité ou un État. Notons qu'on peut très bien faire une lecture "libérale" de cette compatibilité des croyances religieuses avec la nature politique de l'homme, non seulement à la lumière du rôle que Weber assigne aux croyances calvinistes dans l'émergence du capitalisme, mais aussi en convoquant Locke et le primat de la consciousness dans la genèse du sentiment de responsabilité comme corrélat de l'existence sociale (la Cohésion Sociale repose-t-elle sur la Responsabilité ou sur la Culpabilité ?). Ce n'est évidemment pas un hasard si, plutôt que de garantir la "liberté de religion", l'art.1 de la loi française de séparation des églises et de l'État de 1905 assure la "liberté de conscience" : il va de soi que, dans le cadre des institutions libérales d'un système capitaliste, il est préférable que les manifestations religieuses restent, dans la mesure du possible, cantonnées au "théâtre" privé cher à Hume et à Descartes.
10Cf. l'Ethique de Baruch Spinoza et son commentaire.
11Rappelons que, pour Wittgenstein, le propre des verbes "psychologistes" est de postuler "un intérieur au sujet duquel un observateur extérieur ne peut conclure que de manière indéterminée, c’est-à-dire qui soit certain à la première personne, incertain à la troisième"(Wittgenstein, Études Préparatoires, §951), ceci étant une remarque conceptuelle, une "règle du jeu".
12La religion musulmane insiste particulièrement sur la notion d'effort, de jihad, lequel doit être appliqué d'abord à soi-même ("grand jihad") avant de viser l'extérieur de soi-même ("petit jihad").
13Le cas de C5 (je crois qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis) et de C6 (je crois que Desdémone aime Cassio) est très intéressant en ce qu'elles peuvent faire l'objet des deux lectures concurrentes : C5 est une profession de foi du géomètre contemporain de Pascal, mais s'avère, historiquement, être une hypothèse ; C6 devrait n'être qu'une hypothèse mais Othello en fait un article de foi inébranlable. Pour une analyse détaillée du caractère hypothétique de la croyance chez le "premier" Wittgenstein, cf. Croyance, Connaissance et Certitude dans le Tractatus de Wittgenstein.
14Encore que ce ne soit pas une nécessité, notamment en méthodologie scientifique : "on peut, en cas d'expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination [...]. On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). Cf. aussi, Feyerabend et l'Anarchisme Epistémologique à propos de l'"affaire" Galilée.
15Étymologiquement, dogma, tout comme doxa, viennent du verbe dokeô, "juger", "opiner", "croire".
16"Les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et bien plus, il considèrent comme certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, mais il a fait l'homme pour en recevoir un culte. [...] Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine [et] nous sommes obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. [...] C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en homme savant, au lieu de les imaginer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.). Comme Marx, comme Nietzsche, comme Freud et comme Russell, Spinoza met donc directement en relation la crédulité superstitieuse et la servitude politique, notamment à l'égard de la caste cléricale ("la caste des prêtres", disait Nietzsche). Mais pour Kant, Wittgenstein ou Spinoza la superstition n'a, justement, rien à voir avec la vraie religion. D'autres auteurs n'hésitent pas à cultiver le paradoxe : par exemple Voltaire qui écrit à Frédéric II que "tant qu'il y aura des fripons et des imbéciles, il y aura des religions" et qui clôt, néanmoins, son Traité sur la Tolérance en s'adressant au "Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps". C'est que, pour Voltaire, il s'agit de promouvoir un déisme, c'est-à-dire  un culte de l'Être Suprême débarrassé de toute religiosité supposée nécessairement superstitieuse. Tandis que, Kant, Wittgenstein ou Spinoza n'établissent pas de relation de nécessité conceptuelle entre religion et superstition. Entre les deux extrêmes que constituent, d'une part, le refus radical de toute essence suprême et, d'autre part, la crédulité superstitieuse, on trouve donc le déisme anti-superstitieux et anti-religieux et le théisme anti-superstitieux mais pro-religieux.
17Tant que, par "science", on entendait, gosso modo, ce qu'entendaient Platon, Aristote mais aussi, Descartes, Pascal, Spinoza, Galilée, Newton, Kant, Hegel ou Einstein, à savoir une connaissance cumulative tendant asymptotiquement vers un vrai absolu, on pouvait entretenir l'espoir de concilier fides et ratio, révélation et savoir, religion et science. Or, comme le montrent Popper, Feyerabend Kuhn, Russell ou Wittgenstein, le propre de la scientificité moderne, c'est son caractère essentiellement provisoire, sa révisabilité permanente.
18"Supposez un croyant qui dise : "je crois en un Jugement Dernier", et que je dise "eh bien, c’est possible, mais je n’en suis pas si sûr". Vous diriez qu’il y a un abîme entre nous. S’il disait "il y a un avion allemand en l’air" et que je dise "c’est possible mais je n’en suis pas si sûr", vous diriez que nous sommes assez proches l’un de l’autre. En disant "Wittgenstein, vous avez dans l’esprit quelque chose de complètement différent", vous pourriez exprimer par là non pas le fait que je sois plus ou moins proche de lui, mais au contraire que je me meus sur un plan complètement différent"(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i).
19"Ce qui fonde l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir"(Spinoza, Éthique, III, 9) ; "il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale"(Wittgenstein, Tractatus, 6.421).
20Pour Spinoza, en tant que l'étendue de la connaissance d'un individu est la mesure de sa puissance de penser, laquelle n'est qu'un aspect de sa puissance d'être et donc de sa puissance d'agir, tout savoir a, immédiatement, des implications pratiques. Ce n'est pas le cas pour Wittgenstein puisqu'"à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52).
21"La connexion conceptuelle entre "vouloir" [...] et "bon" peut être comparée à la connexion conceptuelle entre "jugement" et "vérité". La vérité est l'objet du jugement, et le bon est l'objet du vouloir"(Elizabeth Anscombe, l'Intention, §40). Réinterprétation d'un thème platonicien bien connu. Cf. pour bien agir, doit-on savoir ce qu'est le Bien ?
22"Si l’amour en général est l’amour du bien, la possession du bien est l’enfantement dans la beauté selon le corps et selon l’esprit"(Platon, Banquet, 206b).
23"L’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime [...]. Ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets [...]. Ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité [...] c’est l’idée du bien"(Platon, République, VI, 505a-509a).
24Wittgenstein n'est pas loin d'abonder dans son sens et d'être tenté d'abandonner le terme "croyance" pour qualifier les expressions verbales du comportement religieux : "tout cela ne repose nullement sur la croyance : nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction"(Wittgenstein, Remarques sur ‘‘le Rameau d’Or’’ de Frazer, 4). Et d'ajouter, se rapprochant ainsi encore plus de Spinoza : "je crois que le mot « croire » a causé des malheurs effroyablement grands dans la religion. Toutes les idées inextricables sur le « paradoxe », la signification éternelle d'un fait historique et d'autres choses du même genre. [...] Qu'est-ce que la religion a à voir avec ce chatouillement de l'intellect ?"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjölden). Pour l'un comme pour l'autre, si l'on continue, encore malgré tout, à parler de "croyances", c'est pour ne pas déroger à l'usage.
25Pour Wittgenstein, il n'y a pas de "connaissance nécessairement vraie". Une connaissance est toujours vraie-ou-fausse, c'est-à-dire contingente. Pour lui, seules les règles sont nécessaires. Mais comme "suivre la règle est une pratique. [...] La règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§202-218), là encore, il rejoint Spinoza.
26Puisque, n'étant limité par rien, l'accroissement de la puissance d'être de Dieu ou de la Nature est infini et, par suite, sa joie et son amour de soi comme auto-attribution de cette joie à soi-même comme cause.
27"Intellectuel" ne s'oppose pas, ici, seulement à "physique" mais aussi à "séparé", "abstrait" : intellectus est le participe passif de intelligere, "comprendre", "mettre en relation".
28"La tristesse est la passion par laquelle [l'esprit] passe à une perfection moindre"(Spinoza, Éthique, III, 11). La corrélation conceptuelle entre morale et tristesse entendue au sens de Spinoza est admirablement dépeinte à travers certains personnages de dévots rigoristes dans les romans des soeurs Brontë, tels que le Joseph des Hauts de Hurlevent ou le St-John de Jane Eyre. Preuve que la morale n'est pas l'éthique (ce que nous suggère déjà implicitement l'opposition entre la conception kantienne de la morale comme limitation volontaire du bonheur et la conception aristotélicienne de l'éthique comme recherche du bonheur) et que la dévotion n'est pas la religion (cf. Spinoza : Morale ou Ethique ?). Au chapitre V du Traité Théologico-Politique, Spinoza distingue, pour toute religion, les prescriptions morales et les prolongements éthiques des textes sacrés. Les premières, qui procèdent d'une lecture littérale de ces textes, ont clairement un enjeu pragmatique et visent directement (c'est la fonction de l'observance des rites) la conservation du corps social commun. Seules les seconds, et encore, sous réserve d'interprétation métaphorique non assujettie à des enjeux de pouvoir, ont immédiatement (et non moyennant la conservation du corps social) la béatitude ou la félicité pour enjeu. L'originalité de l'Éthique, c'est qu'il y soit clairement envisagé une forme de religion purement éthique ("l'amour intellectuel de Dieu"), c'est-à-dire purement joyeuse, et, par conséquent, débarrassée de tous les oripeaux de moralisme en tant que facteurs de tristesse, exempte, notamment, de toute exploitation politique de la misère humaine par une caste cléricale. C'est pour cela que, dans la dernière proposition de l'Éthique, Spinoza écrit, de manière très significative, qu'"est libre celui qui est conduit par la raison seule [...] et par suite qui n’a aucun concept du mal"(Spinoza, Éthique, V, 42).
29"La division absolue du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse [...]. Est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i).
30Pascal a longuement réfléchi à ce problème qu'il place toutefois exclusivement dans le cadre d'une introspection consciente et dont il ressent d'ailleurs la vanité en lui attribuant le prédicat moral peu valorisant d'"amour propre". Rousseau tombe un peu dans le même travers à la différence près qu'il distingue la catégorie morale d'"amour de soi" de celle d'"amour propre" (cf. faut-il être seul pour être soi-même ? ).
31Pour Nietzsche, il importe d'éviter "l'édification d'une éthique fausse pour l'amour de laquelle on recourt alors à l'aide de la religion et des chimères mythologiques"(Nietzsche, Humain, trop Humain). Son éthique, de même que celle de Russell, est une éthique de la vérité. Pour Proust ou Musil, ce serait plutôt une éthique de la sérendipité (cf. Ethique, Identité Narrative et Conscience de soi). Par où l'on voit que, si l'enjeu des croyances religieuses est manifestement éthique, il n'y aucune raison de penser que la religion soit la seule voie possible vers l'éthique.
32Déjà, dans le Tractatus, il écrivait que "la solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps. (Ce ne sont pas des problèmes de la science de la nature que ici nous avons à résoudre.) [...] Dieu ne se révèle pas dans le monde"(Tractatus, 6.4312).
33Et d'autant plus vraisemblable que les structures sociales inégalitaires sous-traitent, depuis toujours, le règlement des problèmes sociaux les plus graves aux institutions religieuses. Car, d'une part la charité coûte toujours moins cher que la justice, et, d'autre part, dans le cadre d'une rationalisation organisationnelle des institutions religieuses, il est à la fois facile et tentant, pour la classe dominante, d'encourager la formation d'une classe cléricale qui "gère le salut religieux de ses fidèles et à laquelle il est, en principe, obligatoire d’appartenir"(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme), classe cléricale qui, si l'on suit Weber, sera à l'origine d'une domination charismatique qui s'ajoutera aux autres formes de domination qu'endurent déjà les dominés.
34"Qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités"(Pascal, Pensées, B323).
35L'historien et anthropologue Emmanuel Todd remarque, par exemple, que "le reflux de la religion a conduit à son remplacement par une idéologie, en l'occurrence à la création d'une idole monétaire que l'on peut [...] appeler indifféremment euro ou veau d'or"(Todd, qui est Charlie ?, i).
36"Dostoïevski avait écrit : “Si Dieu n’existait pas, tout serait permis”. C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. [...] Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre"(Sartre, l’Existentialisme est un Humanisme).

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