LIRE IV : COMPREHENSION, INTERPRETATION ET AUTORITE CHEZ ARENDT, BOURDIEU ET WITTGENSTEIN
LIRE V : PHILOSOPHIE ANALYTIQUE, LITTERATURE ET SEMANTIQUE
LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?
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LIRE VI : PROUST, LEIBNIZ ET LES MONADES LISANTES.)
Lioudmila Troubina et Victor Chertov écrivent que "la connaissance des œuvres de l’art du langage des peuples d’une Russie multinationale concourt à élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays et favorise leur prise de conscience de leur appartenance à la culture nationale mais aussi mondiale. La découverte par les élèves russes de la culture des pays étrangers contribue à leur compréhension de l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide à appréhender la vie et la création d’hommes et de femmes de différents pays"(in Emmanuel Fraisse, l'Enseignement de la Littérature, un Monde à explorer). Ce qui est une manière de définir les enjeux didactiques de la littérature avec un peu plus d'emphase que ne le faisait Roland Barthes lorsque, en 1969, au Colloque de Cerisy, il déclarait : "la littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est tout !"(op. cit.). Pourtant, même débarrassée des injonctions d'avoir à "élargir la représentation qu’ont les élèves de la richesse, de la diversité, du potentiel moral et spirituel de la culture de leur pays" et d'avoir à comprendre "l’universalité des valeurs spirituelles, morales et esthétiques et les aide[r] à appréhender la vie et la création", le simple constat que la littérature soit, depuis toujours et partout, matière d'enseignement, voire d'éducation, suffirait à prouver que, d'une manière générale, nous vivons mieux avec elle que sans elle. Et donc qu'elle doit bien avoir quelque chose à voir avec le souci éthique. Mais, après tout, les mathématiques et l'éducation physique ont, de ce point de vue, le même statut institutionnel que la littérature. Est-ce assez pour y voir les mêmes enjeux éthiques ? À la limite, le dérapage médiatique bien contrôlé d'un Nicolas Sarkozy déclarant, le 23 février 2006 à Lyon, qu'il faut être "un sadique ou un imbécile [pour mettre] dans le programme [du concours d'attaché d'administration] d'interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est arrivé de demander à la guichetière ce qu'elle pensait de la Princesse de Clèves. Imaginez un peu le spectacle !"1 est tout à fait significatif : non seulement une telle position est probablement assez répandue dans l'opinion, mais, en plus, elle stigmatise non pas l'enseignement en général mais celui de la littérature en particulier. De sorte que l'enjeu éthique de la littérature, loin de sauter aux yeux de tout le monde, est probablement encore moins évident que celui des mathématiques ou celui de l'éducation physique2. Allons plus loin, que penser de l'aveu d'un Jorge Semprun qui, parlant de la rédaction de ses mémoires de déporté à Buchenwald, écrit : "tel un cancer lumineux, le récit que je m'arrachais de la mémoire, bribe par bribe, phrase après phrase, dévorait ma vie. Mon goût de vivre, du moins, mon envie de persévérer dans cette joie misérable. J'avais la certitude d'en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire : parce que je ne parvenais pas à survivre à l'écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé : interminable. Ou alors l'inachèvement même y mettrait fin, arbitrairement, par l'abandon du livre en cours [...]. Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie, j'avais choisi celle-ci"(Semprun, l'Écriture ou la Vie, vi) ? Il est clair, que pour lui, écrire ne signifie pas nécessairement vivre mieux. On dira que le témoignage auto-biographique est un genre limite, aux frontières de la littérature, du document historique et de l'essai. De sorte que, ce qu'il est désormais convenu d'appeler un "devoir de mémoire" est peut-être tout à fait autre chose que de la littérature, quelque chose comme une sorte de devoir moral. Or, un témoin, d'une part a toujours, d'une manière ou d'une autre, pour intention d'améliorer par son témoignage au moins la vie d'autrui, sinon la sienne propre, et d'autre part se pose toujours, à propos de la réception de son témoignage, des problèmes typiquement littéraires. Henri Barbusse, à propos de l'enfer de la Grande Guerre, rapporte par exemple ces propos : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Comment dois-je m'y prendre pour raconter ce qui, non seulement me fait mal, mais a toutes les chances de bouleverser mon lecteur ? Et pourquoi dois-je prendre le risque de le bouleverser et non pas seulement l'informer ? Car, après tout, Barbusse, comme d'ailleurs Semprun, ont bien fini par écrire. Comme le dit Maurice Genevoix, toujours à propos de la guerre de 14, "ils me disaient aussi, en me montrant des passages analogues : ''Peut-être qu'il aurait mieux valu ne pas leur marquer ces choses-là ; mais c'était plus fort que moi.'' Un besoin de vérité les contraignait à écrire, un besoin de mesurer, entière, la réalité formidable à quoi ils venaient d'échapper, de se répéter à eux-mêmes : ''J'y étais, moi. J'ai vécu ça, moi ... Et me voici, moi toujours.''"(Genevoix, ceux de 14, IV, iv). Et si l'écriture littéraire avait pour enjeu, aussi obscur qu'impérieux, sinon de vivre mieux ou de faire vivre mieux, du moins de révéler ce qui, dans la vie humaine a le plus de valeur et qui, dans certains cas, hélas, se réduit au fait ... de rester vivant ? Mais d'un autre côté, si, comme l'écrit Thomas Pavel, "poser la question axiologique consiste à se demander si, pour défendre l'idéal, l'homme doit résister au monde, s'y plonger pour y rétablir l'ordre moral ou enfin s'efforcer de remédier à sa propre fragilité, si, en d'autres termes, l'individu peut habiter le monde où il voit le jour"(Pavel, la Pensée du Roman), qu'est-ce qui distingue la littérature du droit, de la politique, voire de la philosophie ou de la science ?