L'élection1
d'un ou de plusieurs représentants est indiscutablement l'un des
piliers de nos institutions, de celles que nous avons coutume
d'englober sous le terme générique de "démocratie
représentative". Et, au sein de ces institutions, celles qui
ont pour fonction de déterminer et de conduire des
politiques supra-nationales, nationales ou infra-nationales
apparaissent, à tort ou à raison, comme particulièrement
importantes, de sorte que les élections qui les légitiment sont
censées être des moments paroxystiques de la citoyenneté. C'est
pourquoi le droit civique consistant à élire son ou ses
représentants a, en
principe, valeur constitutionnelle
: "la
Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont
droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à
sa formation"(Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789,
art.6)
; "toute
personne a le droit de prendre part à la direction des affaires
publiques de son pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de
représentants librement choisis"(Déclaration
Universelle des Droits de l'Homme de 1948,
art.21).
Il
va de soi que, à peu de choses près, ce genre de formulation se
retrouve,
aujourd'hui,
dans
quasiment tous les systèmes juridiques positifs2
qui, de ce fait, s'autorisent tous, peu ou prou, à se qualifier de
démocratiques, ce qui tend à faire des adjectifs "démocratique"
et "représentatif" des synonymes et de l'expression
"démocratie représentative" un pléonasme.
Du
coup,
si nous nous trouvons dans la situation que décrit Luc Ferry
lorsqu'il dit que "de
fait, nous ne sommes tout simplement plus capables ne serait-ce que
d'imaginer un régime légitime autre que la démocratie. [...]
[Fukuyama]3
suggère que les principes de légitimité auraient tous été plus
ou moins explorés au fil de l'histoire, jusqu'à ce que le plus
conforme aux exigences fondamentales de l’humanité s'impose à
nous4"(Ferry,
l'Anticonformiste),
alors le refus de choisir son ou ses représentants, autrement dit le
refus de participer, en tant que citoyen, à la forme politique la
"plus
conforme aux exigences fondamentales de l’humanité",
ce qu'on a coutume d'appeler l'abstention,
devient
proprement absurde.
Nous essaierons de montrer,
en interrogeant la nature de la relation de représentation
politique, que ladite abstention est, tout au contraire, un phénomène
parfaitement intelligible mais qui a une signification très
différente
selon que la représentation est considérée comme une relation
sémantique (d'un signe vers un objet
extérieur)
ou bien
sémiotique
(d'un
signe vers un système interne de signes).
Avant
d'examiner en détails la nature de cette relation de représentation
politique, tordons
le cou au
mythe de la soi-disant synonymie des
expressions "système politique représentatif" et "système
politique démocratique". Disons
d'abord que si de
nombreux penseurs se sont penchés sur l'essence
de la démocratie,
aucun
n'a jamais
confondu démocratie et représentationnalité
: pour Aristote ou Tocqueville, démocratie est synonyme d'égalité
(ou d'égalisation) des conditions, pour Spinoza, Arendt ou Lefort,
de liberté, pour Ricoeur, de diversité, pour Montesquieu ou Popper,
d'existence de contre-pouvoirs, pour Robespierre, de vertu, quand
ce n'est pas comme chez Marx, Manin, Castoriadis, Ellul, Rancière ou
Chomsky, de mensonge ou d'illusion sur sa propre réalité
(oligarchique).
Pour
aucun elle n'est synonyme de "représentation". Dans
tous les cas, le caractère représentationnel de certaines
institutions a toujours été conçu comme un moyen, entre autres, de
réaliser cette essence et certainement pas comme l'essence
elle-même. Si,
maintenant, on passe de l'essence à l'existence, on peut dans doute
dire de la démocratie ce que Paul Valéry disait de l'histoire
en général,
à savoir qu'elle fournit des exemples de tout et de n'importe quoi,
de sorte que la meilleure description du fait démocratique a sans
doute été (prophétiquement) donnée par l'analogie platonicienne
selon laquelle "la
Cité démocratique est comme un vêtement bigarré [himation
poïkilon]
qui
offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar
à constitution [pantopôlion
politéïôn]"(Platon,
République,
VIII,
557 c-d).
Auquel
cas, ne pouvant définir la démocratie par une finalité propre, on
va effectivement être tenté de le faire par le moyen supposé
commun à toutes les formes de démocraties. Or,
comme le dit Max Weber, l’État,
qu'il se prétende démocratique ou non, "ne
se laisse définir que par le moyen qui lui est propre, [...] la
violence physique légitime […],
revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la
violence physique légitime"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii),
voulant dire par là que la
tendance inhérente à
l'État, à
tout État,
consiste
à se
doter
d'une puissance suffisante
pour persévérer en son être
et non pas de représenter quoi que ce soit ou qui que ce soit, et
ce, bien que le caractère "légitime" de sa domination
soit un élément important de sa puissance5.
Si, enfin, on s'essaie à une voie moyenne en définissant la
démocratie de manière purement nominale à partir des "éléments
de langage", comme on dit aujourd'hui, qu'elle se plaît à user
pour parler d'elle-même, on
pourra
dire par exemple,
à l'instar du président
Abraham Lincoln à la fin du XIX° siècle,
que
la
démocratie est
le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple. Belle
formule qui est reprise
telle
quelle
par
la
Constitution
de la V° République Française de 1958
qui,
après avoir rappelé dans son premier article que "la
France est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale",
proclame au cinquième
alinéa de l'art.2 que
"son
principe [celui de la République] est : gouvernement du peuple, par
le peuple et pour le peuple".
Cet artifice conceptuel permet, en apparence, d'établir un lien de
nécessité entre démocratie et représentationnalité.
En effet, si le peuple est le souverain, ne faut-il pas qu'il élise
des représentants pour s'administrer lui-même ? La réponse semble
évidente : "la
souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses
représentants et par la voie du référendum"(Constitution
de 1958 ,
art.3).
Sauf
que,
aux yeux de celui
que l'on considère, à tort6,
comme le théoricien de la démocratie moderne,
"la souveraineté7 ne peut être représentée par la même raison qu'elle ne peut être aliénée [...] : elle est la même ou elle est autre, il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires, ils ne peuvent rien conclure définitivement"(Rousseau, du Contrat Social, III, 15).
Donc, la souveraineté étant
nécessairement,
une et indivisible, il est parfaitement contradictoire de la vouloir
"représenter". Au point que le parlementarisme britannique
sur lequel tant de philosophes des Lumières se sont extasiés
n'est qu'une mascarade :
"le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement. Sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il la perde [...]. Quoi qu'il en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des représentants, il n'est plus libre ; il n'est plus"(op. cit.).
Bref,
nous dit Rousseau, la puissance souveraine n'est souveraine
que jusqu'au moment ... où elle choisit son ou ses représentant(s).
Toutefois,
Rousseau distingue la notion de représentation de celle de
délégation ("les
députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses
représentants, ils ne sont que ses commissaires")
:
"la loi n'étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législative, le peuple ne peut être représenté. Mais il peut et il doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée à la loi"(op. cit.).
En d'autres termes, pour
Rousseau, l'idée d'administration directe du peuple par lui-même
n'a
pas plus de sens que celle de représentation de la puissance
souveraine. Et cela s'explique parce que la puissance souveraine est,
pour lui, la puissance législative. Tandis qu'il appartient
nécessairement à la puissance exécutive, "qui
n'est que la force appliquée à la loi"
et non le fondement de la loi, d'être déléguée. Du
coup, la
fonction de délégation, contrairement à celle de représentation,
est,
non
seulement compatible
avec l'idée de souveraineté populaire8,
mais lui est même consubstantielle.
Car,
des
délégués (des commissaires) ne sont d'abord
que
des porte-paroles précaires et révocables inconditionnellement
par la puissance souveraine,
comme
le montrent les exemples historiques des pratiques révolutionnaires,
que ce fût en France (1789, 1793, 1871), en Russie (1917) ou en
Espagne (1936) qui instituèrent des fonctions de délégation
exécutive effectivement assorties d'un mandat impératif. Toutefois,
la
pratique institutionnelle de nos "démocraties représentatives"
est
nettement orientée vers la promotion du
mandat représentatif et l'exclusion
du mandat
impératif. Et
si, par
exemple en France, "tout
mandat impératif est nul"(Constitution
de 1958 ,
art.27),
ce n'est certainement pas parce que ce type de mandat suppose une
"démocratie directe"
supposée irréalisable dans nos États modernes (alors que Rousseau
explique qu'elle est nécessairement
irréalisable).
C'est
plutôt parce que,
comme le souligne Bernard Manin,
"l'absence de mandats impératifs ou de promesses légalement contraignantes et le fait que les élus ne sont pas révocables à tout moment donnent aux représentants une certaine indépendance vis-à-vis de leurs électeurs. Cette indépendance marque l'écart entre le régime représentatif et le gouvernement indirect par le peuple"(Manin, Principes du Gouvernement Représentatif).
L'exclusion du mandat impératif au profit du mandat représentatif
est clairement destinée à "donne[r]
aux représentants une certaine indépendance vis-à-vis de leurs
électeurs"
et à rien d'autre.
À
quoi les défenseurs de l'idée de démocratie représentative ont
coutume de rétorquer que l'aspect proprement démocratique de la
représentation ne réside pas dans le caractère impératif du
mandat mais plutôt dans la procédure du
choix d'un représentant, en
l'occurrence,
celle du vote à bulletin secret9.
Là
encore, "si
l'on fait attention que l'élection des chefs est une fonction de
gouvernement et non de la souveraineté, on verra pourquoi la voie du
sort est plus dans la nature de la démocratie"(Rousseau,
du
Contrat Social,
IV,
3),
nous dit Rousseau en se référant à l'exemple de la démocratie
athénienne
qui distribuait les responsabilités administratives par tirage au
sort
entre les citoyens.
Par
où l'on voit,
d'une part
que la démocratie athénienne
est
bien un régime indirect (par
ses fonctions exécutives) quoique
non représentatif
(car délégatif),
d'autre part que l'élection
aléatoire
(par tirage au sort) y
est
alors parfaitement égalitaire, ce qui la fait apparaître, sinon
comme démocratique dans l'absolu, du moins comme la plus
démocratique des formes d'élection. A
contrario,
effectuée au moyen d'un vote à bulletin secret,
"l'élection apparaît comme une procédure inégalitaire et non démocratique, car, contrairement au sort, elle ne donne pas à n'importe qui le souhaitant une chance égale d'accéder aux fonctions publiques10. L'élection est même une procédure aristocratique ou oligarchique en ce qu'elle réserve les charges à des individus éminents que leurs concitoyens jugent supérieurs aux autres"(Manin, Principes du Gouvernement Représentatif).
Ce qui, évidemment, contribue à renforcer les soupçons sur la
sincérité du régime "le
plus conforme aux exigences fondamentales de l’humanité"
cher à Luc Ferry. Bref, et pour résumer cette discussion, ou bien
la notion de représentation politique ne fait pas partie des
missions fondamentales d'un régime démocratique, ou bien, si elle
en fait partie, ce n'est que de manière rhétorique afin de
dissimuler sa
véritable nature. Contrairement
à celle de délégation, la
notion de représentation politique en régime démocratique apparaît
alors beaucoup plus comme un problème que comme une évidence.
Aussi,
le
modèle de relation
auquel on est
spontanément tenté d'assimiler le problème de la
représentation politique est-il
celui du problème
sémantique de
la référence consistant à se demander comment un
signe quelconque
peut atteindre un
objet extérieur
désigné par ce signe, en
l'occurrence, de
quelle manière
un
représenté
peut être relié
à
son
représentant.
La manière la plus simple et
la plus naturelle d'envisager
la fonction sémantique d'un
signe est
de le considérer comme un nom
de
l'objet dénoté par
ce signe :
"le
nom dénote l'objet. L'objet est sa dénotation"(Wittgenstein,
Tractatus,
3.203).
De cette manière, le ou les élu(s) fonctionneraient en quelque
sorte comme le nom,
individuel ou collectif,
de l'ensemble
d'un
corps électoral donné
ou, ce qui revient au même, on pourrait dire que ce
corps électoral
vote pour choisir le nom
qui
le représentera
le
mieux
un peu comme un artiste se choisirait un nom de scène,
ou comme un internaute choisirait son pseudo,
en l'occurrence
celui
correspondant le plus, de son point de vue, à sa personnalité11.
C'est en ce sens qu'Alain Badiou a pu écrire par exemple, au
lendemain de l'élection présidentielle française de mai 2007
qui a vu l'élection de Nicolas Sarkozy,
un opuscule intitulé de
quoi Sarkozy est-il le Nom ?12.
Se demander, en effet, de quoi Sarkozy est le nom, c'est d'une part
considérer que la personne publique élue est, tout entière, un
signe,
et, d'autre part, se demander, quel est l'objet extérieur à quoi
réfère
ce
signe, autrement dit, quel objet extérieur il dénote.
Comme le dit Frege, "je
compare la lune elle-même à la dénotation
[der
Bedeutung],
c’est l’objet [der
Gegenstand]
de
l’observation dont dépend l’image réelle [das
reelle Bild]
produite
dans la lunette par l’objectif"(Frege,
Sens
et Dénotation),
voulant dire par là que la dénotation d'un signe (d'un nom) doit
avoir une réalité objective pour qu'on puisse prétendre, à bon
droit, le représenter au moyen de ce signe. De fait, l'opinion
a tendance, aujourd'hui, à voir les Présidents
de la République
en général comme des noms
de
leurs nations
respectives
: pour être élu Président
de la République,
Untel doit, en effet, être capable d'incarner la réalité objective
de sa
Nation. Or, comme l'objectivité d'une telle incarnation n'a pas
vocation a être évaluée autrement que par la
mesure
quantitative, exhaustive
ou extrapolée13,
des
opinions du
corps électoral de cette
Nation, la
représentativité d'Untel, en tant que Président de la République,
consistera à être présumé capable (avant élection) puis, à être
effectivement capable (après élection) de prendre
des décisions qui
déterminent des opinions favorables au sein du corps électoral de
ladite
Nation. Il
est banal de dire que c'est en pensant à la personnalité du Général
de Gaulle que l'article 5 de la Constitution
de 1958
a été rédigé en ces termes :
"le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités".
Le Président de la République Française est, sans ambiguïté,
considéré comme le signe
de
la Nation
souveraine
en
ce qu'elle a d'essentiel, à savoir : sa Constitution
et son identité.
En
prenant l'exemple de la
Cinquième République française comme paradigme de la
représentationnalité politique14,
mutatis
mutandis,
il va de soi que l'on peut tenir la même analyse envers toutes les
fonctions électives, qu'elles soient nationales, supra-nationales ou
infra-nationales, qu'elles soient politiques, économiques,
associatives, etc.. Dans tous les cas, on pourra dire que le
représentant
élu
est le
signe
qui
dénote
l'essence
objective
de l'entité collective qui l'a souverainement
élu,
que
l'élection
procède d'un tirage au sort, d'un suffrage ou d'une hérédité, que
le
suffrage soit réputé universel ou non.
Pour
autant, dans le cadre de notre
modèle sémantique,
une telle lecture référentielle de la relation de représentation
politique en
termes de dénotation,
pour naturelle qu'elle soit, n'est pas la seule possible, d'autant
qu'elle pose, notamment dans le cas d'une représentation collective,
le problème de savoir qui est le
représentant
: est-ce le collectif tout entier ou bien chacun des individus qui le
compose ? Il
est alors
plus
simple d'admettre que le collectif, l'assemblée, est un exemple
ou un échantillon
de la réalité qu'elle est censée représenter
plutôt que le nom
de cette réalité.
C'est le cas, en France, lorsqu'on qualifie l'Assemblée Nationale de
"représentation nationale". En effet,
"la notion fondamentale est celle de référence ou de symbolisation, la relation entre un symbole et tout ce qu’il représente [stands for], [...] au nombre desquelles il faut compter (1) la dénotation , c’est-à-dire la référence au moyen d’un mot ou d’une autre étiquette à une chose à laquelle elle s’applique, comme dans l’attribution d’un nom ou d’un prédicat, et (2) l’ exemplification, c’est-à-dire la référence, au moyen d’un cas [instance] comme un échantillon [sample], à une étiquette qui le dénote. “Étiquette“ doit être entendu en un sens tout à fait général, de manière à comprendre les images aussi bien que les mots ; et dans de nombreux contextes “étiquette de” peut aussi bien être entendu au sens de “propriété de”"(Goodman et Elgin, la Représentation Re-présentée).
Si donc on peut
considérer
le Président de la République française15
comme un signe qui dénote, à la manière d'un nom ou d'une
étiquette, l'entièreté
d'une
réalité objective extérieure à lui, en
l'occurrence la Nation française, l'Assemblée Nationale, par
exemple, tout en étant elle-même désignable par une étiquette qui
le dénote (l'étiquette "Assemblée Nationale"), peut être
vue comme un échantillon, un exemple, un modèle réduit qui
sélectionne intentionnellement
des
propriétés pertinentes de
ladite
réalité16.
Auquel
cas, nous disent Goodman et Elgin, l'étiquette
"Assemblée Nationale"
apposée sur ladite assemblée, désigne
le
faisceau de
propriétés considéré
comme représentatif de
l'objet Nation
française,
et non cet objet dans son entièreté abstraite.
Ce
qui, par contraste avec la
référence par dénotation,
a l'air de faire apparaître la
référence par exemplification
comme plus concrète. Ce
qui est trompeur, car
"savoir exactement quelles propriétés du symbole on exemplifie dépend du système particulier de symbolisation adoptée. L’échantillon du tailleur ne fonctionne pas normalement comme échantillon d’un échantillon de tailleur ; il exemplifie normalement certaines propriétés d’un matériau, mais non la propriété d’exemplifier de telles propriétés"(Goodman, Langages de l’Art, II, 3).
Le nuancier que me
présente le tailleur n'est
pas un nuancier dans
l'absolu.
Il exemplifiera,
par exemple, des étoffes mais pas des coloris, ou bien des coloris
mais pas des étoffes, et s'il veut exemplifier les deux, il faudra
présenter
deux
nuanciers, sous peine d'ambiguïté. De sorte que je
ne comprendrai
ce que veut me
montrer le tailleur que si et seulement si
je sais
quel est
le "système
particulier de symbolisation adoptée"
: exemplification
du coloris
ou
bien
de
l'étoffe.
Il en va de même
pour l'Assemblée Nationale quand on dit qu'elle représente la
Nation
française.
Pour que
cette relation de représentation sémantique soit claire,
il faudrait préciser quelle(s)
propriété(s) de
la Nation française
elle
exemplifie : propriétés politiques, sociologiques, géographiques,
culturelles,
confessionnelles,
ethniques, ... ? Toutes ces possibilités sont ou ont été
expérimentées dans de nombreux États
dans le monde.
En France, on sait que ce sont essentiellement des propriétés
partisanes
pour l'Assemblée Nationale ("les
partis et groupements politiques concourent à l'expression du
suffrage",
Constitution
de 1958,
art. 4) et géographiques pour le Sénat ("le
Sénat [...] assure la représentation des collectivités
territoriales de la République",
Constitution
de 1958,
art. 24). Mais de telles
formulations
restent
extrêmement vagues et laissent la porte ouverte à une multitude
d'interprétations : quelles
propriétés
partisanes
(programme,
corpus théorique, rôle historique, notabilités, etc) ?
quelles
propriétés
géographiques (disparité
ou parité régionale17,
urbanité ou ruralité18,
et.) ?
D'où la fascination
permanente
qu'exerce le
mythe d'un système électoral parfait qui exemplifierait toutes
les
propriétés de la réalité qu'ils sont censés représenter,
un système idéal toujours réputé proportionnel
mais
dont les applications sont toujours décevantes en ce qu'elles
privilégient
nécessairement certaines propriétés au
détriment d'autres pourtant tenues pour fondamentales
par leurs défenseurs.
De sorte que, loin d'être plus lisibles que les désignations
uninominales
(d'une
personne),
les désignations
plurinominales
(d'une
assemblée)
le
sont, en fait, souvent
moins si on en juge par le taux d'abstention tendanciellement
plus élevé à l'occasion de celles-ci que dans le cas de
celles-là19.
En tout
cas, qu'il s'agisse d'une relation de dénotation
de la totalité abstraite d'une collectivité
humaine
ou bien d'une relation d'exemplification de certaines propriétés de
la même collectivité,
si l'on tient la relation de représentation pour une relation
sémantique de référence entre un signe et un objet
extérieur,
le comportement abstentionniste n'a
rien d'absurde.
D'une
part, en effet, comme
le souligne Goodman,
"de ce que P est une image de ou représente une licorne, nous ne pouvons pas inférer qu'il y a quelque chose dont P est une image ou que P représente [...]. Nous pouvons éviter la confusion à condition de parler [...] d'une image-représentant-une-licorne [a unicorne-representing-picture]"(Goodman, Langages de l’Art).
Dit d'une autre manière, il existe, paradoxalement, des
représentations ... de rien du
tout20
!
C'est le cas, tout particulièrement, pour la relation
d'exemplification qui peut tout à fait désigner un faisceau de
propriétés
dont chacune existe séparément, mais dont la conjonction
n'existe qu'en imagination. C'est le cas pour le signe "licorne"
qui représente une configuration inexistante en réalité. Il
en va probablement
de
même
lorsqu'on prétend représenter les "classes moyennes" ou
les "français de souche",
expressions qui désignent commodément, pas forcément des
conjonctions de propriétés
fantasmées,
mais plutôt des conjonctions
fantasmées
de propriétés.
Goodman
suggère de pallier la difficulté sémantique en écrivant non pas,
par exemple, "candidat représentant les classes moyennes",
mais "candidat-représentant-les-classes-moyennes" pour
bien montrer qu'une telle expression est une formule toute faite qui
ne
prétend pas avoir un correspondant dans
la réalité. Suggestion
qui,
on s'en doute,
n'a guère de chances d'être retenue en politique. Mais
il y a pire. Car, d'autre part, ainsi que le dit Wittgenstein,
"comprendre une proposition, c’est savoir ce qui a lieu quand elle est vraie, mais on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie"(Wittgenstein, Tractatus, 4.024)
voulant dire par là que certains signes, certaines
combinaisons de signes restent néanmoins compréhensibles, même en
faisant abstraction de leur correspondance effective
avec
une
réalité
extérieure,
pourvu simplement que cette combinaison soit possible.
Tel
serait, en l'occurrence, le statut de
l'image-représentant-une-licorne
ou du candidat-représentant-les-classes-moyennes,
lesquelles désignent des conjonctions de propriétés qui, sans être
réelle,
sont néanmoins possibles.
Mais
que dire du
candidat-du-changement-dans-la-continuité
ou du
candidat-du-libéralisme-social dont la formulation,
tenant de l'oxymore, sinon de la contradiction,
aurait
à peu près le même statut sémantique que
l'image-d'un-carré-rond
? L'électeur
est alors dans la position d'un enfant
à qui l'on demanderait
de décrire quelque
chose dont il n'a pas la moindre idée de
l'existence possible avec,
à
peu près, toujours les mêmes mots, et
qui,
s'étant,
à
maintes reprises,
rendu compte que son choix
aboutissait à une expression
dénuée
de sens,
finirait par se décourager et par refuser d'écrire. L'abstention
ou le refus de vote21
s'interprète
alors
simplement
comme une généralisation inductive de la part de l'électeur des
expériences passées où son
choix a,
précisément,
abouti
à une expression
dénuée
de sens.
Or, si on peut toujours reprocher à quelqu'un de n'avoir pas fait
l'effort suffisant pour approfondir le sens d'un texte qu'il ne
comprend pas, en revanche refuser d'écrire ce qui, pour lui, n'a pas
de sens, semble une attitude d'une rationalité irréprochable.
Cette
lecture sémantique de la relation de représentation en termes de
signe (le représentant) et de référent (le représenté)
pose, à mon avis, deux problèmes. D'une part,
elle est beaucoup trop rationnelle, comme le montre l'analyse de
l'abstention qui lui est liée et qui présuppose que chaque
abstentionniste
décide, en toute conscience, de s'abstenir au motif qu'il
ne comprend pas
l'activité qu'on veut lui faire pratiquer.
D'autre
part, elle est essentiellement négative
en ce que c'est par
défaut,
en l'occurrence, par défaut de sens, que l'électeur s'abstiendrait.
Or, sans exclure complètement une telle possibilité, nous devons
cependant nous demander s'il n'existerait pas une analyse du refus de
choisir, non pas en termes de rationalité individuelle, mais en
termes de structures collectives, lesquelles loin de constituer un
obstacle
au
vote, seraient au contraire des facteurs
positifs d'abstention.
Nous
allons donc, à présent, procéder à une analyse sémiotique de la
nature de la relation de représentation politique. Sémiotique au
sens où
"la sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au signe linguistique et qui le constitue comme unité. [...] Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le discours [...]. Le sémiotique (le signe) doit être reconnu ; le sémantique (le discours) doit être compris"(Benvéniste, Problèmes de Linguistique Générale).
Le
changement de paradigme nous obligera
donc
à nous pencher,
non plus sur
le problème de
la correspondance
externe
du système de la représentation politique, mais sur celui
de sa
cohérence
interne.
Je
voudrais commencer par essayer de remonter aux origines historiques
du problème de la représentation politique afin de bien montrer ce
dont il va être question ici. Rousseau fait d'ailleurs remarquer
lui-même que cette notion est une formulation nouvelle pour un
problème déjà ancien lorsqu'il dit que
"l'idée des représentants est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est en déshonneur"(Rousseau, du Contrat Social, III, 15).
Plus précisément, Marie-José Mondzain fait remonter à la
constitution du christianisme en religion d'État après la
conversion de Constantin22
le souci politique de représentationnalité. En effet, nous
dit-elle,
"dans une société chrétienne, il ne peut y avoir de légitimité politique sans constitution d'une doctrine articulant sans défaillance l'adhésion doctrinale au dispositif institutionnel qui légitime le pouvoir temporel. Croire et obéir sont les deux versants d'un même montage symbolique, qui met en oeuvre l'équivalence du faire croire et du gouverner"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i).
C'est-à-dire que, dans une
société où le christianisme est la religion officielle,
l'obéissance qui est due par tout sujet au souverain (relation
verticale d'allégeance du vassal au suzerain qui, comme le souligne
Rousseau, est le fondement de la féodalité) peut et doit se
justifier et se renforcer au moyen de la croyance de la part des
sujets en la double nature, tout à la fois temporelle et
spirituelle, du souverain23.
De là l'origine de la dualité, qui nous est si familière, de la
légalité (temporelle, humaine) et de la légitimité (spirituelle,
divine) et, probablement aussi, de tout dualisme24.
Marie-José Mondzain adopte donc la conception marxienne de la
politique comme superstructure destinée à refléter en les
perpétuant et, si possible, en les renforçant, les rapports de
force qui se jouent au sein de l'économie, autrement dit de
l'infrastructure sociale25
: "d'une façon générale, l'oïkonomia classique
implique l'organisation fonctionnelle d'un ordre en vue d'un
profit"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i).
D'où une nouvelle dualité entre, d'une par les profits matériels
indiscutables qu'il y a, pour quiconque, à être situé le plus haut
possible sur une échelle de commandement et, d'autre part, les
profits symboliques que l'on retire à croire soi-même et à faire
croire à ceux qui sont situés plus bas sur l'échelle, que les
positions respectives des uns et des autres sont légitimes :
"le champ sémantique [de l'économie] est donc, dès le départ, dans la langue grecque, aussi bien lié aux biens matériels qu'aux biens symboliques auquel s'ajoute l'idée de service"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i).
On comprend, dès lors, que
l'un des enjeux majeurs d'une conception de la politique adossée au
christianisme en tant que religion d'État, va justement consister à
promouvoir une économie des biens symboliques qui légitime
l'administration de l'économie des biens matériels constitutive de
toute politique afin que, comme le disent Marx et Engels, ladite
politique paraisse "descendre du ciel vers la terre". Il
s'agit donc de faire en sorte que la politique soit, d'une manière
ou d'une autre, la "représentation" de la puissance
souveraine, en l'occurrence, de la puissance divine. Et cet enjeu est
rendu possible par le christianisme d'après le premier Concile de
Nicée qui proclame que le Christ est bien Dieu fait homme, de sorte
que rien ne s'oppose, désormais, à une "représentation"
humaine du divin, ce qui est proprement impensable dans les deux
autres monothéismes26.
L'enjeu de la représentation politique apparaît donc, d'emblée,
comme idéologique au sens où, "dans toute idéologie, les
hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus
dessous"(Marx-Engels, l’Idéologie Allemande).
Concrètement,
"grâce à l'économie, c'est l'Église elle-même qui va être identifiée au corps du Christ, dont on doit pouvoir produire la visibilité afin que le royaume terrestre puisse se constituer à l'image du royaume céleste, dont il incarnera ici-bas la manifestation providentielle"(Mondzain, Image, Icône, Économie, I, i)
Et, grâce à la politique, c'est le Roi
ou l'Empereur qui va être identifié à la divinité du Christ, donc
qui va être considéré comme Son "représentant". Mais si
la fonction figurative de la représentation, celle qui consiste à
"gérer Son image", comme on dit aujourd'hui, à travers la
production et la dispensation des fameuses icônes, va
susciter un certain nombre de polémiques entre les iconophiles
et les iconoclastes27,
en tout cas jusqu'au second Concile de Nicée en 787 qui les
autorisera définitivement, en revanche, sa fonction substitutive
consistant, pour le chef politique, à s'autoriser à prendre des
décisions en Son nom va, en quelque sorte, entrer dans les moeurs de
la chrétienté, notamment sous la forme de la monarchie de droit
divin qui perdurera jusqu'à la fin du XIX° siècle dans la Sainte
Russie et qui va être théorisée, notamment par Bossuet :
"toute puissance vient de Dieu. [...] Les princes agissent donc comme ministres28 de Dieu, et ses lieutenants sur la terre. C’est par eux qu’il exerce son empire. [… ] C’est pour cela […] que le trône royal n’est pas le trône d’un homme, mais le trône de Dieu même. […] Il gouverne donc tous les peuples, et leur donne à tous leurs rois. [...] Il paraît de tout cela que la personne des rois est sacrée, et qu’attenter sur eux c’est un sacrilège. Dieu les fait oindre par les prophètes d’une onction sacrée, comme il fait oindre les pontifes et ses autels. Mais même sans l’application extérieure de cette onction, ils sont sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par la providence à l’exécution de ses desseins. […] Le titre de Christ est donné aux rois ; et on les voit partout appelés les Christs, ou les oints du Seigneur"(Bossuet, Politique tirée des propres Paroles de l'Écriture Sainte, III, ii, 1-2).
Voilà qui est dit : les Rois sont "les représentants de la
majesté divine, députés par la providence à l’exécution de ses
desseins". Il est donc on ne peut plus évident que la
naissance du problème de la représentation politique, à la fois
comme figuration de (fonction symbolique) et comme substitution à
(fonction matérielle) la puissance souveraine n'a strictement rien à
voir avec l'émergence de l'idée de démocratie au sens moderne de
ce terme. L'absolutisme monarchique est même une conséquence
naturelle du problème de la représentation politique tel qu'il a
été posé :
"observez les commandements qui sortent de la bouche du roi, et gardez le serment que vous lui avez prêté. Ne songez pas à échapper de devant sa face, et ne demeurez pas dans de mauvaises œuvres, parce qu’il en fera tout ce qu’il voudra ; la parole du roi est puissante, et personne ne lui peut dire, pourquoi faites-vous ainsi ? Qui obéit n’aura point de mal. Sans cette autorité absolue, il ne peut ni faire le bien, ni réprimer le mal : il faut que sa puissance soit telle que personne ne puisse espérer de lui échapper, et enfin, la seule défense des particuliers contre la puissance publique, doit être leur innocence"(Bossuet, Politique tirée des propres Paroles de l'Écriture Sainte, IV, i, 1).
Raison
pour laquelle, au
fond,
l'objection de Rousseau selon laquelle la souveraineté est
irreprésentable
ne tient pas. Elle ne tient pas parce que la représentation
politique est,
d'emblée,
posée
comme une
tâche essentiellement ambiguë
et jamais achevée, oscillant sans cesse entre son aspect symbolique
et son aspect matériel
:
"être l'image, c'est tendre vers le modèle, c'est être vers lui, ainsi que Saint Thomas le rappelle clairement [Somme Théologique, I, ix, a, 4] : ''la relation, par sa raison essentielle, est non pas quelque chose mais vers quelque chose''"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i).
De
sorte que le
représenté n'est jamais fondé à exiger de son représentant un
bilan : tout au plus peut-il lui demander de sauvegarder les
apparences (symboliques) et de lui présenter un programme ou de lui
faire des promesses.
La
représentationnalité n'est pas un droit opposable.
Marie-José
Mondzain insiste sur le rôle joué, dès les origines du problème
de la représentation politique, par l'administration des biens
symboliques comme fonction régalienne fondamentale. Pour le Roi
chrétien, ces biens symboliques
"seront la croix, l'eucharistie, la vie vertueuse et le bon gouvernement. La croix parce qu'elle respecte l'invisibilité divine en renonçant à la ressemblance ; l'eucharistie parce que, étant de même substance que Dieu, elle est pure similitude, sans ressemblance relative ; la vie vertueuse et le bon gouvernement, parce qu'ils sont des engagements actifs qui visent à rejoindre leur modèle, sans prétendre s'identifier à sa forme ou à son essence"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i).
De tels biens symboliques, nous dit
l'auteur, s'ils contribuent à "représenter" la puissance
souveraine, ne contribuent pas, pour autant, à faire "ressembler"
le représentant au représenté. Ce qui se comprend très bien
s'agissant d'une divinité, par essence transcendante et ineffable.
Mais pourquoi ne serait-ce pas le cas lorsque la puissance souveraine
est une communauté humaine immanente et connaissable ? Par exemple,
pour reprendre l'exemple du scrutin d'assemblée proportionnel,
pourquoi la représentation issue du vote ne serait-elle pas d'autant
plus satisfaisante pour une communauté humaine donnée qu'un plus
grand nombre de propriétés de ladite communauté seraient
exemplifiées ? Ou bien, dans le cas de l'élection d'un chef,
n'est-ce pas lorsque l'élu partage le plus grand nombre de
caractéristiques avec ses électeurs que ceux-ci se sentent le mieux
représentés ? En fait, la ressemblance, en quelque sens et de
quelque degré qu'on la conçoive, n'est ni suffisante, ni même
nécessaire à la relation de représentation. D'abord, et d'une
manière tout à fait générale, elle n'en est, en effet, nullement
une condition suffisante :
"le point de vue le plus naïf sur la représentation pourrait probablement être présenté de la manière suivante : ''A représente B si et seulement si A ressemble à B de manière appréciable'' ou ''A représente B dans la mesure où A ressemble à B'' [...]. On pourrait difficilement condenser plus d'erreurs dans une formule aussi brève. Certaines de ces fautes sont assez évidentes. Un objet ressemble à lui-même au plus haut degré mais se représente rarement lui-même. La ressemblance, à la différence de la représentation, est réflexive. Toujours à la différence de la représentation, la ressemblance est, de plus, symétrique : B ressemble autant à A que A ne ressemble à B, mais si un tableau peut représenter le duc de Wellington, le duc ne représente pas le tableau. En outre, dans de nombreux cas, de deux objets très ressemblants d'une paire, aucun ne représente l'autre [...]. À l'évidence, la ressemblance n'est à aucun degré une condition suffisante pour la représentation"(Goodman, Langages de l’Art, I, 1).
Une autre manière de dire la même chose consisterait à objecter
que ce n'est pas parce que A ressemble à B qu'il le représente,
mais, tout au contraire, parce que A représente B qu'on finit par
trouver des propriétés communes à A et à B. D'ailleurs,
la
ressemblance n'est même pas une condition nécessaire à la
représentationnalité.
Appliquée
à la relation de représentation politique, cette remarque
permet de comprendre, notamment, l'échec à peu près systématique
de toutes les stratégies populistes de conquête du pouvoir
consistant, pour un candidat ou un groupe de candidat, à
s'évertuer à "faire peuple"29.
Quel
sens cela aurait-il de prétendre que c'est parce
que
le Général de Gaulle ressemblait
aux Français sous la IV° République qu'il a été choisi par eux ?
Quel
sens cela aurait-il de dire que c'est parce
que les
électeurs sont, dans leur majorité, des capitalistes libéraux et
cyniques qu'ils élisent, un peu partout en Europe et dans le monde,
des représentants capitalistes libéraux et cyniques qui leur
imposent des politiques qui les font
immanquablement
descendre dans la rue dès qu'elles commencent à être appliquées ?
Plus
que la ressemblance avec une soi-disant réalité extérieure, c'est
la répétition qui fait le signe en tant que signe :
"les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype [...]. Servilité et pouvoir se confondent inéluctablement"(Barthes, Leçon Inaugurale au Collège de France, 7 janv. 1977).
Du coup, Barthes
n'a sans doute pas tort de déclarer, par hyperbole, que
"la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir"(op. cit.).
Car, effectivement, la répétition systématique,
par mass
media
interposés, d'une certaine vulgate, d'un certain catéchisme fait de
slogans, de mots d'ordre bien pensants,
mais aussi de l'image lissée et policée de certaines personnalités
préoccupées de leur élection ou de leur réélection, voilà qui,
comme le remarque Roland Barthes, contribue certainement à ce que
les destinataires de ces signes finissent par les reconnaître
comme tels, au double sens de leur familiarité et de leur
légitimité. De sorte que pouvoir politique et faculté de produire
des signes pertinents ont, manifestement, partie liée :
"dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement"(op. cit.).
On en revient irrésistiblement à la conception théologique de la
représentation politique, laquelle consiste, comme l'a souligné
Marie-José Mondzain, dans
l'art d'administrer
des signes,
c'est-à-dire, tout à la fois, de les produire et de les distribuer.
Ce qui veut dire que ce n'est pas parce que certains ont le pouvoir
politique
qu'ils
auraient, comme par surcroît,
le pouvoir
symbolique :
l'un et l'autre sont les deux aspects indissolubles de la
même
fonction représentative. Dire que A représente B en ce sens, c'est
dire que A possède sur B le pouvoir
de
prendre des décisions à sa place et le pouvoir
de
lui faire croire que ces décisions sont légitimes en ce qu'elles se
conforment à un système de symboles auquel
B a été préalablement conditionné
par répétition
et
auquel il finit par consentir. Bourdieu
ne dit pas autre chose :
"le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu'ils lui reconnaissent. C'est l'ambiguïté de la fides [...] puissance objective qui peut être objectivée dans des choses (et en particulier dans tout ce qui fait la symbolique du pouvoir, trônes, sceptres et couronnes), elle est le produit d'actes subjectifs de reconnaissance et, en tant que crédit et crédibilité, n'existe que dans et par la représentation, dans et par la confiance, la croyance, l'obéissance. Le pouvoir symbolique est un pouvoir que celui qui le subit donne à celui qui l'exerce, un crédit dont il le crédite, une fides, une auctoritas, qu'il lui confie en plaçant en lui sa confiance. C'est un pouvoir qui existe parce que celui qui le subit croit qu'il existe"(Bourdieu, la Représentation Politique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, fév.-mars 1981).
Barthes
met donc en évidence deux caractères corrélatifs de certains
systèmes de signes30
: la vacuité
du
signifié et la théâtralité
du signifiant31.
Pour
Barthes et les structuralistes, ces deux caractères sont
indissociables en ce qu'ils se retrouvent, notamment, dans l'oeuvre
littéraire32.
Tout d'abord, le signifié est vide. Autrement dit, il
n'y a pas
de signifié. Rien
n'est,
à proprement parler, signifié par le signe :
"le référent n'a pas de ''réalité'' : qu'on imagine le désordre provoqué par la plus sage des narrations, si ses descriptions étaient prises au mot, converties en programme d'exécution et tout simplement exécutées. [...] Ce qu'on appelle ''réel'' (dans la théorie du texte réaliste) n'est jamais qu'un code de représentation (de signification) : ce n'est jamais un code d'exécution"(Barthes, S/Z).
En
vertu de quoi, l'existence
d'une réalité
à
laquelle
le représentant politique,
en particulier,
est censé faire référence,
n'est qu'une
pure et simple illusion. Car, effectivement, on imagine le désordre
que provoqueraient certaines "promesses"33
ou certains "programmes" si leurs formulations "étaient
prises au mot, converties en programme d'exécution et tout
simplement exécutées"34.
Certes,
Barthes
ne parle pas ici de politique mais de ... littérature. Mais
si, justement, la politique,
en tout cas celle qui, dans les démocraties représentatives,
s'accomplit dans
la
préparation des élections, dans le déroulement des élections et
dans le commentaire des élections, n'était
rien d'autre qu'une forme particulièrement vulgaire et abâtardie de
littérature
ou de religion
? On pourrait alors, tout à loisir, considérer le
résultat des élections comme un récit
au sens où
"la fonction du récit [qui] n'est pas de ''représenter'', elle est de constituer un spectacle qui nous reste encore très énigmatique [...]. Ce qui se passe dans le récit n'est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien ; ''ce qui arrive'', c'est le langage tout seul, l'aventure du langage, dont la venue ne cesse d'être fêtée"(Barthes, Introduction à l'Analyse Structurale du Récit, in Communications, 1966, n°8).
Ce
qui nous ramène, encore une fois, aux origines
théologico-religieuses du problème de la représentation politique
dont Marie-José Mondzain nous dit bien qu'il n'a
rien à voir avec un droit opposable.
Car
ce qui importe, au
fond, dans
toute
représentation
de ce genre,
c'est
bien la forme et non pas le contenu,
"la forme [qui] a une réalité non objective, bien proche de l'avertissement qu'adressait Mondrian de ''ne plus s'occuper de la forme en tant que forme''. L'indifférence pour la réalité empirique est aussi grande que celle qui s'exerce à l'égard d'une beauté idéale ou fictive"(Mondzain, Image, Icône, Économie, II, i).
Concrètement, représenter la puissance souveraine, c'est
administrer un certain nombre de symboles auxquels ladite puissance
est rattachée (fonction symbolique) et
se
prévaloir de ladite puissance pour acter en son nom (fonction
matérielle). C'est
pourquoi la
théâtralité du signifiant, le côté spectaculaire de la
"représentation" est le corrélat nécessaire de la
vacuité du signifié. Non pas tellement, d'ailleurs, au sens de
Machiavel lorsqu'il dit que "les
moyens qu[e
le représentant]
emploiera seront toujours approuvés du commun des hommes
[...]. Il
n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup de qualités, mais plutôt
de paraître les avoir ; il s’agit,
grâce
à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"(Machiavel,
le
Prince,
xviii).
Car,
quand
on voit avec quelle aisance certaines personnalités politiques
jugées et condamnées pour des actes de corruption notoire sont
élues ou réélues par un corps électoral qui, à l'évidence,
n'ignore rien de leurs "qualités"35,
on peut se demander si, comme le dit Machiavel, "il
s’agit,
grâce
à la ruse, de tromper l’esprit des hommes"
ou s'il ne s'agit pas plutôt d'inhiber en eux toute forme de
réaction autre
que la simple jouissance du spectacle.
En
d'autres termes, si la relation entre le représenté et le
représentant n'est pas,
avant tout, de
l'ordre du spectacle au sens que Guy Debord a donné à ce terme :
"le
spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social
entre des personnes"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§4). Et ce rapport social est, précisément, celui de la passivité
:
"il ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le spectacle, toute activité est niée. [...] Dans le système du spectacle, s’accroissent les conditions d’isolement des foules solitaires"(Debord, la Société du Spectacle, §§27-28).
Passivité
et isolement soigneusement orchestrées par les
media
dont le rôle est celui que Paul Nizan qualifiait de "chiens de
garde de l'ordre bourgeois". Car,
"étant les productions de la démocratie bourgeoise, [les chiens de garde] édifient avec reconnaissance tous les mythes qu'elle demande. [Ils servent] à détourner les exploités de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur dégradation, de leur abaissement"(Nizan, les Chiens de Garde, iv).
On
objectera que,
comme l'a montré Marie-José Mondzain,
les pouvoirs politiques, quels qu'ils fussent, n'ont pas attendu
l'avènement du capitalisme pour s'assurer la docilité de la
populace
au moyen d'une gestion appropriée des symboles36.
Certes, mais, dans la société capitaliste, la théâtralité du
signifiant politique dépourvu de signifié est facilitée
par un double facteur inhérent à la nature même
de
la société bourgeoise : la consommation et la communication. D'une
part, en effet, les spectateurs sont conditionnés à consommer du
spectacle en
ce que celui-ci accompagne systématiquement la consommation de
n'importe
quelle
marchandise
: "le
spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à
l’occupation totale de la vie sociale"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§42).
Ce qui importe, dans ce genre de spectacle, c'est que le plus
grand nombre possible
de spectateurs prennent
suffisamment de plaisir à la consommation des images, quelles
qu'elles soient, pour assurer le maximum de recettes publicitaires à
la chaîne qui les diffuse37.
D'autre
part, et
pour cette raison, ce
sont souvent les mêmes sociétés
de communication qui conçoivent et distribuent à
la fois les
images publicitaires
destinées à faire connaître et à vendre l'offre
commerciale et
les images de propagande destinées à promouvoir
"l'offre politique", comme ils disent.
C'est pourquoi
"l'abondance des micros, des caméras, des journalistes, des photographes est, à la manière du skeptron homérique, la manifestation visible de l'audience accordée à l'orateur, de son crédit, de l'importance sociale de ses actes et de ses paroles. La photographie qui, en enregistrant, éternise, a pour effet, ici comme ailleurs, de solenniser les actes exemplaires du rituel politique. Il s'ensuit que l'intervention de cet instrument de perception et d'objectivation désigne les situations (inaugurations, pose de la première pierre, défilés, etc.) où les hommes politiques sont en représentation, agissent pour être vus agissant, donnent la représentation du bon représentant" (Bourdieu, la Représentation Politique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, fév.-mars 1981).
On voit bien, dès lors, en quel sens il convient d'entendre,
désormais,
l'expression "représentation politique".
Et en quel sens on peut, effectivement dire que ce genre de
"représentation" est une sorte de représentation
artistique, voire de représentation religieuse dégénérées38.
Le
problème est que,
dans
ces conditions d'orchestration de
la
représentation politique,
on a plus
de
mal à rendre l'abstention intelligible en
considérant cette relation comme sémiotique plutôt que sémantique,
puisque,
il
n'est plus question ni d'objet
extérieur
(le
référent) ni
de
mobile (la
rationalité)
pour
refuser
de choisir, risque qui semble, de plus, désamorcé en amont par les
prouesses
des techniques
de communication et de manipulation des foules. Aussi, pour terminer,
je me contenterai d'émettre quatre hypothèses,
que je présenterai par ordre croissant de plausibilité,
pour tenter de rendre compte de
ce que
les abstentionnistes
ne s'abstiennent peut-être pas par défaut mais parce qu'ils sont, à
leur insu, déterminés à s'abstenir.
Première
hypothèse : l'emballement du système.
Il
se pourrait, en effet, que les efforts de dépolitisation des masses
soient à ce point irrationnels et désordonnés,
que le bruit est à ce point assourdissant qu'il brouille
systématiquement le message, ce qui,
soit finit par ennuyer les spectateurs, soit, au contraire,
les captive au point qu'ils
se contentent de jouir d'un spectacle qui n'est qu'une série
télévisée parmi d'autres, et
qu'ils en oublient d'aller voter.
L'argument de l'ennui ne tient pas parce que, d'une part il faudrait
le corréler avec un phénomène de même importance à l'égard, par
exemple, de tous les autres messages publicitaires, ce qui est loin
d'être prouvé, et d'autre part parce que les mesures d'audience
manifestent une attractivité toujours croissante du spectacle
politique télévisé dans un contexte pourtant extrêmement
concurrentiel.
L'argument de la démobilisation induite n'a pas plus de valeur dans
la mesure où l'on doit à présent apporter un correctif important à
l'idée selon laquelle, dans une lecture sémiotique, le signe
politique serait dépourvu de signifié. Car, en réalité, les
campagnes de sensibilisation "citoyennes" s'évertuent à
donner à ce signe un
et un seul signifié
: l'acte d'aller mettre un bulletin dans l'urne le jour du vote, ce
bulletin fût-il blanc ou nul !
Deuxième
hypothèse : le mobile mimétique.
Cette
hypothèse apporte, elle aussi, un correctif à notre analyse
sémiotique en réintroduisant un mobile extérieur
à la simple jouissance du spectacle à laquelle le marketing
politique semblait condamner le destinataire du signe. Car, de même
que "celui
qui subit passivement son sort, [...] sera donc poussé vers la
consommation de marchandises [...] par le besoin d’imitation
qu’éprouve le consommateur [...] comme compensation d’un
sentiment torturant d’être en marge de l’existence"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§219), de même une forme de révolte pourrait se manifester chez
certains contre ce qu'ils percevraient
tout de même comme une incohérence du système. On assisterait
alors à une
"forme d'abstention active, qui s'enracine dans la révolte contre une double impuissance, impuissance vis-à-vis de la politique et de toutes les actions purement sérielles qu'elle propose, impuissance devant les appareils politiques"(Bourdieu, la Représentation Politique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, fév.-mars 1981).
Sans
exclure totalement le syndrome "élection, piège à cons",
il manque, néanmoins, à la plausibilité de cette hypothèse, un
modèle positif de comportement civique à imiter et qui serait
réellement
anti-politique39,
là où, au contraire, le seul modèle politique de citoyenneté qui,
objectivement, possède suffisamment de visibilité pour être imité,
c'est le modèle grégariste du bon citoyen qui,
dit-on,
accomplit son "devoir
électoral40",
rejetant systématiquement l'abstentionniste
dans le camp de l'apolitisme irresponsable41.
Troisième
hypothèse : l'intérêt
des électeurs
comme objet.
Là encore, nouvel accroc à la règle sémiotique de la
non-référentialité
ou, si l'on préfère, de la vacuité du signifié. En effet,
"l'objet lui-même n'est pas quelque chose de tout fait, mais résulte d'une manière d'aborder le monde. Fabriquer une image contribue généralement à la fabrication de ce qui est à représenter par l'image"(Goodman, Langages de l’Art, I, 7).
C'est-à-dire que la pratique constante d'un
signifiant finit, nolens
volens,
par faire exister ce
dont
elle parle. En l'occurrence,
"la concordance entre le signifiant et le signifié, entre le représentant et le représenté, résulte sans doute moins de la recherche consciente de l'ajustement à la demande de la clientèle ou de la contrainte mécanique exercée par des pressions externes que de l'homologie entre la structure du théâtre politique et la structure du monde représenté, entre la lutte des classes et la forme sublimée de cette lutte qui se joue dans le champ politique. C'est cette homologie qui fait que, en poursuivant la satisfaction des intérêts spécifiques que leur impose la concurrence à l'intérieur du champ, les professionnels donnent satisfaction par surcroît aux intérêts de leurs mandants et que les luttes des représentants peuvent être décrites comme une mimèsis politique des luttes des groupes ou des classes dont ils se font les champions"(Bourdieu, la Représentation Politique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, fév.-mars 1981).
Bref, même
si
ce n'est pas en se fixant la défense des intérêts de ses
mandants comme objet extérieur (comme référent)
que le
candidat A défendra
le
mieux ses
propres intérêts de représentant, en
l'occurrence, être
élu pour exercer le
pouvoir, pour
autant, A
va bien devoir faire croire à
ses électeurs putatifs qu'il
défend mieux leurs
intérêts que
les
candidats B,
C, etc.
Du
coup, que ces intérêts soient réels (de véritables intérêts de
classe) ou purement fantasmés ("intérêts" des familles,
des nationaux, des classes moyennes, des riverains, etc.), il sera
d'autant plus démobilisateur pour l'électorat que celui-ci se rend
compte, par expérience,
que, une fois élu, le candidat est incapable de tenir ses promesses.
Il
s'ensuivrait la tentation
de s'abstenir de voter. Le problème de cette hypothèse, c'est que,
d'une part, elle
réintroduit, dans la démarche de l'électeur, cette rationalité
sémantique (en termes d'objet extérieur non ou mal représenté)
que nous avons exclue de notre point de vue sémiotique,
et, d'autre part, elle ne
rend pas compte du phénomène dit de "l'abstention
différentielle" qui fait que, dans les mêmes circonstances,
certaines
propriétés objectives de l'électorat (situation sociale, familiale
ou géographique, convictions politiques ou religieuses, etc.) sont,
statistiquement, corrélées à des taux déterminés d'abstention.
D'où,
quatrième et dernière hypothèse : l'abstention
est normale
et non pathologique.
C'est l'hypothèse que je trouve, pour ma part, la plus plausible
car,
de nature totalement statistique, elle fait abstraction de toute
rationalité des acteurs
mais intervenir que des structures déterminantes.
Déjà,
Émile Durkheim avait montré que l'on peut traiter le suicide comme
un phénomène statistique qui est déterminé par un certains
nombres de facteurs sociaux qui, en un sens, font partie du
fonctionnement normal
de la société.
Le suicide résulte alors d'un
équilibre entre les tendances intégratives et les tendances
répressives d'une société donnée. Raison pour laquelle il serait
vain de prétendre l'éradiquer : "chaque
société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de
morts volontaires"
(Durkheim,
le
Suicide).
De
même, dans
les années soixante, Milton Friedman a inventé le concept de
natural
rate of unemployment,
de "taux de chômage naturel"42.
Celui-ci, comme son nom l'indique, est "naturel" en ce que,
sans
l'intervention
de quiconque,
il
est
l'effet d'un
équilibre entre,
d'une part,
la tendance au plein emploi génératrice d'inflation, et, d'autre
part, la tendance au chômage de masse génératrice de déflation.
Le NRU
serait alors le taux de chômage qui, dans
des circonstances données
et en économie
capitaliste,
serait l'indicateur d'un optimum.
S'agissant
de l'environnement politique démocratique, il n'est pas exclu qu'il
puisse exister aussi
un
natural
rate of abstention
qui
indiquerait
un équilibre entre, d'une part la
tendance du système à générer une
participation électorale massive
"à la soviétique", donc génératrice de soupçon sur sa
sincérité, et, d'autre part, les
risques permanents de
désintérêt massif pour les élections qui
menacent de
discréditer
les
institutions représentatives. Quelle
pourrait être la valeur de ce "NRA"
? Comme pour le NRU,
cela dépendrait probablement des circonstances, pourvu qu'il joue,
comme lui,
un
double
rôle
: rôle
apparent de fléau à combattre
et rôle réel de régulateur de la vie politique. Le premier rôle
serait
de donner à la démocratie représentative, historiquement
triomphante (dit-on) et désormais dépourvue de modèle alternatif
(dit-on aussi), une sorte d'ennemi de l'intérieur grâce auquel ses
zélateurs patentés
sont d'autant
plus
justifiés à en célébrer la gloire et les vertus
dans de coûteuses campagnes d'"information civique" (voire
dans des efforts de réforme du système électoral) que l'on y
constate, effectivement, une augmentation tendancielle du taux
d'abstention.
Le second rôle consisterait
à
hiérarchiser statistiquement l'importance et la valeur des
différents scrutins électoraux :
en
France, par exemple, cela permet de dire que c'est l'élection du
Président de la République qui a le plus d'importance et l'élection
du Parlement Européen qui en a
le moins.
Nous
faisons donc l'hypothèse que, à l'instar du chômage pour Friedman
ou du suicide pour Durkheim, loin
de procéder d'un dysfonctionnement temporaire du système, loin
d'en être un symptôme de crise, le
comportement abstentionniste en démocratie représentative est un
signe
induit par le système sémiotique de la représentation politique,
intégré et
reconnu par lui
comme
indicateur
pertinent.
1Du
latin eligere, "choisir",
"trier", "sélectionner".
2"Positifs"
ne s'oppose pas ici à "négatifs" au sens d'"exécrables",
mais à "coutumiers" qui sont des systèmes dans lesquels
l'écriture des normes n'est pas primordiale.
3Référence
à l'essai paru en 1992 du politologue américain Francis Fukuyama
et intitulé the End of History and the Last Man.
4Ce
qui n'est pas forcément une bonne nouvelle : "ce
régime leur paraît le meilleur des mondes possible. Ils ont une
peine infinie à penser qu'il puisse exister d'autres mondes, et
leur contentement n'est point le résultat d'une comparaison et d'un
choix. C'est ici l'achèvement de l'histoire des hommes"(Nizan,
les
Chiens de Garde,
iv).
6À
tort parce qu'on se contente, en général, de ne lire du Contrat
Social que les deux premiers
livres où il n'est question que des grands principes justifiant le
recours à un "contrat social" (la liberté dans le livre
premier et la volonté générale dans le second)
et que ces grands principes nous apparaissent compatibles avec la
notion de démocratie.
Or, ce que dit Rousseau des modalités de réalisation dudit
"contrat social",
et qui fait l'objet des
livres trois et quatre, ne
manque pas non plus d'intérêt. Par exemple lorsqu'il souligne que
"à prendre le
terme dans la rigueur de l'acception, il n'a jamais existé de
véritable démocratie, et il n'en existera jamais [...]. S'il
existait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement.
Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes"(Rousseau,
du Contrat Social,
iii, 4).
7Rousseau
fait consister la souveraineté dans la volonté générale, mais,
mutatis mutandis, son propos
reste valable en quoi qu'on la fasse consister. Toujours
est-il que "la
volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, ne
doit pas être confondue avec la volonté de tous qui n’est qu’une
somme de volontés particulières"(Rousseau,
du
Contrat Social,
II, 3). D'où l'on peut inférer que, si la volonté générale ne
se représente pas, a
fortiori
la somme des volontés particulières qui, pour les libéraux, est
le fondement du contrat social.
8À
noter que la restriction de la délégation au seul domaine exécutif
est compatible aussi avec l'idée que les libéraux se font de la
démocratie comme "une
société d’hommes instituée dans la seule vue de la conservation
de leurs [droits naturels] (la vie, la liberté, la santé du corps,
la propriété des biens extérieurs tels l’argent, les terres,
les maisons, les meubles, etc.). C’est pour cette seule raison que
le magistrat est armé de la force réunie de tous ses sujets, afin
de punir ceux qui violent les droits naturels des autres"(Locke,
Lettre
sur la Tolérance),
justifiant ainsi leur préférence pour un État minimal doté,
conformément à la pratique inaugurée par les États-Unis
d'Amérique, d'un régime présidentiel plutôt que parlementaire.
9"Le
suffrage [...] est toujours universel,
égal et secret"(Constitution
de 1958 ,
art.3
alinéa 3).
10Cet
argument de la rupture d'égalité inhérente au choix non aléatoire
ne me semble pas décisif contre le caractère démocratique de
l'élection par suffrage. Car, comme l'a montré Rousseau (du
Contrat Social, II, 11)
et comme le proclame l'art.6 de la Déclaration de 1789
("tous
les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à
toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité,
et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs
talents"),
l'égalité doit pouvoir être compatible avec un certain degré de
différenciation donc, le
cas échéant, résultat d'un choix.
D'Aristote à Durkheim en passant par Marx, tout le monde est
d'accord sur ce point. Aussi l'inégalité anti-démocratique que
Manin dénonce dans le système électoral me paraît moins résider
dans la probabilité différentielle d'accès des citoyens aux
fonctions publiques que dans le
fait que les uns (les candidats) savent ce que les autres (les
électeurs) ignorent. En
effet, ce type de système électoral est, de fait, corrélé avec
la naïveté et l'ignorance des électeurs
sur le degré de compétence et de désintéressement de
ceux qu'ils ont à élire.
Lesquels sont, la plupart du temps, suffisamment malins, ambitieux
et pervers pour exploiter à leur profit la crédulité de leurs
électeurs. Nous nous
trouvons donc dans une situation platonico-machiavellienne, dans
laquelle il importe moins d'être vertueux que de le paraître. Or,
dans une situation idéale (disons spinozo-rousseauïenne) où
chaque
candidat incarnerait une
solution (ou série de
solutions) alternative(s)
aux problèmes qui se posent réellement à la Cité
plutôt que des ambitions
personnelles, et où les électeurs pourraient choisir en toute
connaissance de cause et non plus en fonction de la plus ou moins
grande efficacité des stratégies de communication des candidats,
une telle inégalité de connaissance et de moralité serait abolie.
On en revient à une des convictions les plus fondamentales de tous
les révolutionnaires, quels qu'ils fussent : pas de réelle
démocratie sans un
(très) haut niveau d'éducation.
11J'ai,
par ailleurs, évoqué un certain nombre de problèmes éthiques
liés au choix du nom
(à propos de l'adoption d'un pseudonyme
sur
les forums philosophiques virtuels du web)
lors même qu'il m'a semblé contradictoire de choisir
son propre nom.
Je ne reviendrai pas sur ces problèmes qui découlent tous de ce
que l'exception (le fait de choisir
un nom, par exemple pour un artiste) devient la règle (cf. Forum
Philosophique et Internet).
12Dans
lequel il répond, à la fin du chapitre vi : "au vu de ces
critères, nous dirons sans hésiter que Sarkozy relève du
transcendantal pétainiste"(op.
cit.). Loin de contester la
pertinence de la conclusion, j'en regrette toutefois la forme : il
aurait été préférable de dire "que Sarkozy est le
nom du transcendantal
pétainiste" et non pas "que Sarkozy relève du
...", ce qui est beaucoup
moins précis.
13Sous
diverses modalités : élections, mais aussi sondages d'opinions,
manifestations de rue, etc.
14Ce
qu'on n'est certainement pas obligé de faire. Encore une fois (cf.
note 8), la pratique de l'institution présidentielle aux États-Unis
et dans les démocraties à régime présidentiel semble faire du
Président un délégué plutôt qu'un représentant. La
Constitution des États-Unis,
par exemple, distingue nettement la fonction de représentant
dévolue,
dans son premier article, au
pouvoir législatif,
de la fonction de président
des
États-Unis d'Amérique, laquelle est décrite, dans le deuxième
article, de manière purement fonctionnelle et procédurale ("Le
pouvoir exécutif sera conféré à un président des États-Unis
d'Amérique. Il restera en fonction pendant une période de quatre
ans et sera, ainsi que le vice-président choisi pour la même
durée, élu comme suit : chaque État nommera
[...] un
nombre d'électeurs égal au nombre total de sénateurs et de
représentants auquel il a droit au Congrès")
sans aucune déclaration sur "l'esprit" de la fonction. On
objectera sans doute que les motivations de l'électeur américain
moyen, qu'il vote pour élire un Président ou qu'il s'abstienne
de le faire,
ne sont probablement pas très
différentes de celles de l'électeur français, de sorte que la
distinction entre délégation et représentation reste assez
théorique,
ne fût-ce qu'en raison de l'importance des pouvoirs régaliens qui
ressortissent au Président des États-Unis. Et
même s'il
existe effectivement des pratiques institutionnelles qui, par
contraste avec le Président de la V° République française ou le
Président des États-Unis, en font un délégué plutôt qu'un
représentant (tels
sont, notamment, les monarques constitutionnels ou bien le Président
de la République en Italie ou lors
de
la
IV° République en France) le chef de l'état n'est jamais
complètement dépourvu de pouvoirs autonomes attachés à sa
fonction
("autonome" voulant dire ici : dont il n'a à rendre
compte à aucune institution politique ni
juridique).
15Mais
aussi, d'une manière générale, tout
"chef",
tout
leader,
quel
qu'il soit,
pourvu qu'il soit clairement identifiable et assimilable à sa
fonction
: un
président, un secrétaire général, un directeur, mais aussi un
roi, un empereur, un pape, etc. quel
que soit son mode d'élection.
Il faut et il suffit en
l'occurrence qu'il exerce,
sur ceux qu'il représente, un pouvoir autonome et légitime.
16Le
partitif fait ici toute la différence entre la relation de
dénotation et celle d'exemplification. La dénotation met en
relation le(s) signe(s) avec une réalité extérieure, fût-elle
assimilée à ses propriétés essentielles, celles qu'elle
ne peut pas ne pas avoir (telles sont la Constitution et l'identité
étatique dont le Président de la République française est censé
être le "gardien"). Tandis que la relation
d'exemplification met en relation le(s) signe(s) avec certaines
propriétés d'une
réalité extérieure.
17Comme
aux États-Unis où sont élus deux sénateurs par État, quelle que
soit sa taille.
18Comme
en France où le système électoral favorise, de facto,
la représentation des petites communes.
19D'où
le subterfuge consistant à instaurer, pour désigner une assemblée
représentative, un scrutin uninominal
afin, dit-on de "personnaliser" l'élection.
20Le
fait que Goodman fasse une telle remarque dans un ouvrage consacré
à l'art n'est évidemment pas un hasard. Cf. Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique.
21Mon
propos porte donc, non seulement sur l'"abstention"
proprement dite, mais aussi sur le vote dit "blanc" et le
vote réputé (intentionnellement) "nul" bien que le
décompte officiel s'évertue, en général, à les distinguer.
22Rappelons
que Constantin est issu d'une tradition païenne syncrétique qui
identifie le soleil à Dieu (sol invictus)
et que sa conversion au
christianisme en 312 est
probablement dictée par l'intérêt politique évident qu'il y a à
conjoindre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, ce qui sera
grandement facilité par le premier concile de Nicée réuni et
présidé par Constantin lui-même en 325
et qui aboutira à la
reconnaissance explicite de la double nature, indéfectiblement
humaine et divine, du
Christ.
23C'est
aussi la thèse d'Ernst Kantorowicz dans son célèbre ouvrage the
King’s two Bodies. A Study on Medieval Political Theology
paru en 1957.
25"L’ensemble
de ces rapports de production constitue la structure économique de
la société, la base réelle sur quoi s’élève une
superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des
formes de conscience sociales déterminées"(Marx,
Critique
de l’Économie Politique).
26Rappelons
que la "représentation" de Dieu est expressément
prohibée, car assimilée à de l'idolâtrie (cf. Monothéisme
et Condamnation de l'Idolâtrie), par le deuxième des Dix
Commandements. Au point qu'il est même interdit de "nommer"
Dieu (les Juifs, comme les Musulmans utilisent des périphrases pour
éviter de le désigner par un nom) tant il est vrai que le pouvoir de nomination a toujours été considéré comme un suprême pouvoir régalien, ne fût-ce qu'en raison de la fonction sémantique spécifique du nom propre qui ne consiste pas seulement à "représenter" son objet, mais aussi à l'introduire directement dans le discours (cf. Descriptions, Noms Propres et Egocentriques Particuliers chez Russell). A noter que ce problème ne se pose évidemment pas dans les religions polythéistes où, comme le fait remarquer Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie, la croyance magique en la présentation in persona de la divinité lors des rites de célébration de Dionysos s'est probablement muée, avec le temps, en celle d'une re-présentation de celle-ci par de simples mortels (telle fut, si l'on suit Nietzsche, la fonction première du choeur tragique).
27"L'empereur
Constantin V (741-775), porte-parole de l'iconoclasme d'État,
dénonce l'icône en présentant les objections suivantes, lors du
premier iconoclasme : 1) si l'icône est semblable au modèle, elle
doit être de même essence et de même nature que lui, or l'icône
est matérielle et le modèle est spirituel, donc elle est
impossible ; 2) si l'icône prétend ne ressembler qu'à la forme
physique et sensible du modèle, elle le divise nécessairement en
séparant sa forme sensible de son essence invisible, l'icône est
donc impie puisqu'elle divise l'indivisible ; 3) si l'icône trace
la figure du divin, elle enferme dans son tracé l'infini, ce qui
est impossible, donc elle n'enferme que du rien ou du faux, ce qui
l'oblige à renoncer à toute homonymie ; 4) si l'icône n'est
vénérée que dans ce qu'elle montre, elle est de ce fait vénérée
dans sa matière, elle est donc une idole et les iconophiles sont
des idolâtres"(Mondzain,
Image,
Icône, Économie,
II,
i).
28Le
terme de "ministre" est, étymologiquement, ambigu,
minister signifiant en
latin à la fois
"serviteur", "obligé" et "agent",
"intermédiaire", "substitut".
29En
général, les efforts que font les éligibles ou les élus pour
partager les façons de s'habiller, les tics de langage, les goûts
musicaux, les passions sportives, etc. de ce qu'ils croient être
ceux de leur électeur "moyen" s'apparentent rapidement à
du snobisme et, à ce titre,
sont promptement tournés en dérision. Par ailleurs, j'ai
essayé de montrer, dans l'Enjeu
Ethique de la Littérature à quel point, passé un certain âge,
l'obsession de vouloir "ressembler" à un profil idéal
est une attitude régressive.
30Malheureusement,
Barthes et,
dans son sillage, tous les structuralistes, généralisent
cette
analyse à tous les
systèmes de signes. Notamment lorsqu'il dit que "si
l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire
au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il
ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage.
Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un
huis clos"(Barthes,
Leçon
Inaugurale au Collège de France,
7 janv. 1977).
Car, d'une part, s'il ne peut y avoir de liberté que hors du
langage, dans la mesure où on ne voit pas très bien ce que serait
une humanité sans langage, il ne peut définitivement pas exister
de liberté humaine, ce qui contredit les tentatives historiques que
les hommes ont faites en ce sens (ne
fût-ce que la sienne pour tenter de nous ouvrir les yeux sur le
phénomène qu'il évoque) et,
donc, l'essence même de l'histoire
;
d'autre part, si le langage humain est un "huis clos"
auto-référentiel, si aucune
forme langage
n'a la moindre chance d'atteindre une réalité extérieure à lui,
alors, cette fois-ci, c'est la
référentialité
à
la fois du
langage empirique ordinaire et du
langage scientifique qui,
par nature,
sont
des
illusions.
Nier à la fois l'histoire,
l'empirie et
la science : tel est le prix (exorbitant) à payer pour une telle
généralisation
et qui découle de "la
soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à
l’égard du cas particulier"(Wittgenstein,
le
Cahier Bleu,
19).
31Nous
reprenons ici la distinction saussurienne bien connue, qui est,
d'ailleurs, pleinement assumée par Barthes et les structuralistes
: "nous
appelons "signe"
la combinaison du concept et de l'image acoustique : mais dans
l'usage courant ce terme désigne généralement l'image acoustique
seule, par exemple un mot (arbor,
etc.). On oublie que si arbor
est appelé "signe",
ce n'est qu'en tant qu'il porte le concept "arbre", de
telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle du
total.
L'ambiguïté
disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence
par des noms qui s'appellent les uns les autres tout en s'opposant.
Nous proposons de conserver le mot "signe"
pour désigner le total, et de remplacer "concept"
et "image
acoustique"
respectivement par "signifié"
et "signifiant"""(de
Saussure, Cours
de Linguistique Générale,
I, i, 1).
32Là
encore, nous ne pouvons les suivre dans cette généralisation à
toutes les oeuvres
littéraires. Cf. la polémique au sujet de la référentialité
du texte littéraire dans Philosophie
Analytique, Littérature et Sémantique.
33Ou,
comme
le
disait
Henri Queuille (que Jacques Chirac et Charles Pasqua aimaient bien
citer), "les
promesses n'engagent que ceux qui y croient".
34Rappelons-nous
les polémiques engendrées par la promesse sarkozyenne d'un "droit
au logement opposable". Pour ne rien dire de l'art.5 du
Préambule de la Constitution de 1946
: "chacun a le
devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi"
ou de l'art.35 de la Constitution de 1793
: "quand
le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour
le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des
droits et le plus indispensable des devoirs".
35À
commencer, par celle de
l'ambition au sens de Weber : "lorsqu’on
dit d’une question qu’elle est politique, il faut entendre par
là que les intérêts de la répartition, de la conservation ou du
transfert du pouvoir sont déterminants [...]. Tout homme qui fait
de la politique aspire au pouvoir"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii).
36Rappelons-nous,
entre autres, l'allégorie de la caverne dans la République
de Platon, l'obsession du pain et des jeux dans la Satire
X de Juvénal ou les
murs transformés en
écrans de télévision dans
Farenheit 451
de Bradbury.
37N'était-ce
pas le patron de TF1 qui déclarait que la finalité de sa chaîne
est de "vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible"
?
38Dégénérées
parce que, contrairement à la représentation politique, ni la
représentation artistique ni la représentation religieuse ne
peuvent se réduire au seul spectacle. Pour Aristote, par exemple,
la littérature (cf. l'Enjeu
Ethique de la Littérature) peut tout à fait se passer de
spectacle : "la
tragédie, même sans mouvement, remplit sa fonction propre de même
que l'épopée
;
car, rien qu'à la lecture, on peut bien voir quelle en est la
qualité. Par conséquent, si elle l'emporte sur les autres points,
il n'est certes pas nécessaire qu'elle possède cet accessoire.
Ajoutons qu'elle a toutes les ressources qui appartiennent à
l'épopée (puisqu'elle dispose du mètre), et en outre, ce qui
n'est pas de mince importance, la musique et le spectacle, au moyen
duquel les jouissances sont aussi vives que possible"(Aristote,
Poétique,
1462a).
Le spectacle assure donc ("ce
qui n'est pas de mince importance")
une "jouissance" qui n'ajoute rien, cependant, au contenu
ni à la fonction du texte littéraire.
De même, s'il
est vrai, comme le dit Durkheim
(cf. Quine,
Durheim et la "Perception" de Dieu),
que "la raison d'être des conceptions
religieuses, c'est avant tout de fournir un système de notions ou
de croyances qui permette à l'individu de se représenter la
société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui
l'unissent à elle. S'il en est ainsi, on peut prévoir que les
pratiques du culte ne sauraient se réduire à n'être qu'un
ensemble de gestes sans portée et sans efficacité ; car l'objet du
culte est d'attacher l'individu a son dieu, c'est-à-dire à la
société dont le Dieu n'est que l'expression figurée"(Durkheim,
Cours sur les Origines de la Vie Religieuse),
alors le spectacle est important, certes, mais à condition qu'il
soit la mise en scène d'un contenu. Dans les deux cas, l'absence
de signifié
du signe politique est une preuve de dégénérescence.
39Réellement,
et non pas, évidemment, par apolitisme passif ou, pire, en votant
pour des candidats ou des programmes prétendument "anti-système"
comme le font ceux que Philippe Muray a joliment qualifiés de
"mutins de Panurge".
40Un
peu comme le bon père de famille est censé accomplir son "devoir
conjugal".
41À
cet égard, il est intéressant de remarquer que ce sont des
démocraties du Maghreb que, récemment et à plusieurs reprises, se
sont clairement élevés des mots d'ordre de boycottage des
élections ! Et que ce soient dans les démocraties de l'Europe bien
pensante que de tels mots d'ordre aient trouvé l'écho médiatique
le plus favorable ne manque pas de sel !
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