Je
voudrais, dans cet article, tenter d'apporter une preuve au dossier
du caractère essentiellement logique et non-ontologique du principe
de contradiction1
en essayant de montrer que c'est un principe entendu en ce sens qui
permet de rendre compte des illusions d'optique consistant à "voir
un objet impossible" tel que, par exemple, l'escalier
de Penrose.
Disons tout de suite, que, s'agissant de l'expression paradoxale
"objet
impossible",
je me propose justement de montrer qu'il ne s'agit pas là d'un objet
d'une certaine sorte (un objet inconstructible, par exemple), ni même
de la simple représentation d'un tel objet, ce qui, dans les deux
cas, impliquerait que la contradiction est inhérente à la chose
même (à l'"escalier" rendu par là-même inconstructible,
ou bien à la représentation graphique de l'"escalier"
rendue par là-même paradoxale), mais plutôt qu'elle est
l'expression, la figuration d'un problème logiquement insoluble, et
que ce problème est, précisément, la violation du principe de
contradiction.
"Mais encore qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je conçoive Dieu avec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe : car ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ; et comme il ne tient qu’à moi d’imaginer un cheval ailé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eût aucun Dieu qui existât. Tant s’en faut, c’est ici qu’il y a un sophisme caché sous l’apparence de cette objection : car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne, ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l’une d’avec l’autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l’existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c’est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il m’est libre d’imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes"(Descartes, Méditations Métaphysiques, V).
Que
nous dit Descartes dans ce passage ? "Encore
qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non
plus qu’une montagne sans vallée"
: pour Descartes, il est aussi impossible de concevoir un Dieu
dépourvu de la propriété d'existence qu'une montagne dépourvue de
la propriété d'être vallonnée. Ces deux propriétés sont
nécessaires à l'existence du sujet duquel elle est prédiquée.
Dans les deux cas, c'est l'identité du sujet (montagne ou Dieu)
duquel on retirerait cette propriété nécessaire (vallée ou
existence) qui serait contrariée. On peut donc d'ores et déjà dire
que, pour Descartes, si une montagne-sans-vallée ou un
Dieu-sans-existence sont des êtres impossibles, c'est parce que
l'idée de montagne, tout comme l'idée de Dieu, ont nécessairement,
dans leur compréhension respective (cf. Extension
et Compréhension des Termes Singuliers à Port-Royal),
l'attribut de vallée ou celui d'existence. Dire que les idées
"montagne-sans-vallée" ou "Dieu-sans-existence"
sont contradictoire, c'est donc, en ce sens, dire que que la
contradiction réside en un défaut de l'identité de l'idée qui en
est le sujet (respectivement "montagne" et "Dieu"),
ce que Descartes appelle l'identité objective (cf. Descartes,
Identité Formelle, Identité Objective, Identité Personnelle).
Cela dit, nous précise Descartes, l'analogie entre les deux
situations s'arrête là. Car "que
la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y
en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l’une d’avec
l’autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu
sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de
lui, et partant qu’il existe véritablement".
La différence entre l'objet impossible "montagne-sans-vallée"
et l'objet impossible "Dieu-sans-existence" tient
précisément à ceci : dans le premier cas, la contradiction est
seulement objective dans la mesure où l'absence de vallée ne
contrarie l'identité que de l'idée "montagne" (si cette
idée n'était pas contrariée, rien ne nous garantirait cependant
qu'elle n'est pas factice2)
; tandis que dans le second cas, la contradiction n'est pas
seulement objective mais aussi formelle3
puisque l'absence d'existence ne contrarierait pas seulement l'idée
"Dieu", mais aussi la cause formelle de cette idée, à
savoir Dieu lui-même, en personne, si l'on peut dire. En d'autres
termes, si je puis imaginer une montagne-sans-vallée, tout autant,
d'ailleurs, qu'un cheval-ailé, je ne puis nullement, nous dit
Descartes, imaginer un Dieu-sans-existence. Je ne discuterai pas ici
le détail de cette distinction ni la pertinence des preuves
(notamment de la preuve dite justement ontologique) de l'existence
d'un être nécessaire ou de l'existence nécessaire d'un être (ce
qui n'est pas la même chose, cf. Philosophie
Analytique vs
Philosophie
Continentale -un exemple-),
encore moins des problèmes que soulève l'attribution de l'existence
comme propriété d'un objet (cf. la
Théorie Russellienne des Descriptions
et Sens
et Dénotation des Noms Propre chez Frege).
Je veux simplement souligner qu'une contradiction affecte donc, chez
Descartes, au minimum, l'identité objective de l'idée (l'idée
"sans vallée" contrarie l'idée "montagne",
l'idée "ailé" contrarie l'idée "cheval",
l'idée "inexistant" contrarie l'idée "Dieu",
etc.), et, au maximum, l'identité formelle de la chose qui est cause
de l'idée (l'inexistence contrarie l'être de Dieu, l'inégalité
des rayons contrarie l'être du cercle, etc.).
Apparemment,
on est là, en ce qui concerne notre problème de la nature de la
contradiction, en présence d'une double thèse : une thèse logique
lorsqu'il s'agit d'une contradiction objective qui ne s'attaque qu'à
l'idée du sujet, une thèse ontologique lorsque la contradiction
formelle s'en prend à la cause même de cette idée. Du coup, un
objet impossible serait, soit un objet qu'on ne peut pas penser, soit
un objet qui ne peut pas être. Or, précise Descartes, "l'idée
est la chose même conçue ou pensée en tant qu'elle est
objectivement dans l'entendement [...] laquelle façon d'être est de
vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent
hors de l'entendement ; mais pourtant ce n'est pas un pur
rien"(Réponses
aux 1° Objections,
§101). "L'idée est la chose même" en tant qu'elle est
pensée, elle "n'est pas un pur rien" : même les idées
factices, celles que produit notre imagination, ne sont que des
modifications de la res
cogitans.
De sorte qu'il existe certainement, pour les cartésiens, une
différence de degré de perfection à l'intérieur de la classe des
idées d'une part et, d'autre part, entre la classe des idées et
celle des causes formelles de ces idées (les choses dont elles sont
les idées). Mais il semble difficile d'y voir une différence de
nature. Une contradiction logique ne serait alors, finalement, qu'un
certain degré de contradiction ontologique. Et, d'ailleurs, pas le
plus faible puisque les cartésiens distinguent soigneusement la
logique, qui est une création divine éternelle et immuable, et qui
est l'art de bien conduire sa pensée, de la grammaire, qui est une
création humaine historique et variable, et qui est l'art de
respecter les usages et convenances des diverses langues.
D'où, deuxième difficulté à quoi se
heurte la conception cartésienne du principe de contradiction : en
quelque sorte, celle de la contingence de l'ontologie en général et
de la logique en particulier. En effet, même si le Dieu de Descartes
est un summus rerum opifex,
c'est de sa volonté et de sa volonté seule que découlent toutes
choses. En d'autres termes, et sans faire aucunement injure à Sa
perfection, Il eût pu vouloir qu'il en allât autrement. De la
logique d'abord, Il eût pu vouloir des montagnes sans vallée, des
cercles dont tous les rayons ne fussent pas égaux, etc. Du coup, la
seule contradiction que Lui-même n'eût pu vouloir concerne Son
statut d'ens necessarium :
seule son existence nécessaire échappe à Son pouvoir
discrétionnaire. Mais aussi, par voie de conséquence, de
l'ontologie, puisque, Son existence étant la seule réputée
nécessaire, il s'ensuit que Dieu intervient à tout instant pour,
non seulement conférer la propriété d'existence à certaines
essences et pas à d'autres, mais encore pour entretenir ces
existences qui, précisément, sont dépourvues de la nécessité
d'exister4.
Bref, en dehors de la nécessité de l'existence de Dieu, toute autre
nécessité est, si l'on peut dire, contingente. Ce que Leibniz
refuse :
"Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé ; celui de la raison suffisante en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver existant, aucune énonciation vraie, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et pas autrement [...]. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire [...] et c’est ce que nous appelons Dieu. Or cette substance étant une raison suffisante de tout le détail, lequel aussi est lié partout, il n’y a qu’un Dieu et ce Dieu suffit"(Leibniz, la Monadologie, §§31, 32, 38, 39).
Pour
Leibniz, dire que Dieu est l'ens
necessarium,
ce n'est pas dire seulement, à l'instar des cartésiens, que la
volonté de Dieu n'est limitée que par Sa seule existence
nécessaire, c'est dire aussi, et peut-être même surtout, que Sa
volonté se confond avec le principe de raison suffisante. Il faut
qu'il y ait une raison suffisante pour qu'il y ait quelque chose
plutôt que rien, encore que le néant soit toujours moins coûteux
que l'être. Or "la
dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire
[...] et c’est ce que nous appelons Dieu". Le Dieu de
Leibniz, ce n'est ni le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob"
cher à Pascal. Ce n'est pas non plus le Dieu géomètre de
Descartes. Dieu, c'est le principe de raison suffisante in
persona
ou, plus exactement, in
substantia,
"cette substance étant une raison suffisante de tout le détail,
lequel aussi est lié partout". Et dire que Dieu est le principe
de raison suffisante, c'est dire que la perfection divine consiste en
une double fonction universelle, à la fois d'évaluation du "détail"
des possibles, et à la fois de sélection de la meilleure
configuration possible. Par quoi on comprend que ce "détail",
qui "est lié partout", cette ontologie leibnizienne, donc,
ce sont des monades, ou substances absolument simples : "il
faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés,
car le composé n'est autre qu'un amas ou un aggregatum
des simples"(Leibniz,
Monadologie,
§2). En vertu du principe de raison suffisante, chaque monade est un
individu absolument distinct(e) de tout(e) autre, parce que, s'il
devait y avoir deux (ou plusieurs) monades identiques, ou même
distinctes solo
numero,
comme chaque monade est liée à toute autre, cela voudrait dire
qu'il existe deux (ou plusieurs) agrégats de ces monades, ce qui
nierait cette double fonction d'évaluation/sélection du meilleur et
donc, in
fine,
le principe de raison suffisante, c'est-à-dire l'existence de Dieu.
Le principe de raison suffisante présuppose donc celui dit de
l'identité des indiscernables (cf. Leibniz
et l'Identité des Indiscernables).
Mais
on voit aussi que le principe de raison suffisante, qui est un
principe de sélection déterminant Dieu à vouloir l'existence du
meilleur monde (c'est-à-dire configuration de monades) possible
présuppose un autre principe plus fondamental encore qui, lui, est
un principe d'évaluation des configurations possibles et qui
détermine Dieu à connaître les essences particulières de ces
monades individuelles. Et ce principe, c'est effectivement le
principe de contradiction :
"Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s’attribuent à un même sujet, et que ce sujet ne s’attribue à aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considérer ce que c’est que d’être attribué véritablement à un certain sujet. Or il est constant que toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-à-dire lorsque le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prédicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prédicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prédicat lui appartient. Cela étant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée"(Leibniz, Discours de Métaphysique, viii).
On peut faire sur ce passage
les cinq remarques suivantes :
-
l'analogie du sujet et du prédicat avec la substance et l'accident
instaure d'emblée un parallélisme logico-ontologique absolu,
puisqu'"il
est constant que toute prédication véritable a quelque fondement
dans la nature des choses"
-
en vertu du principe de l'identité des indiscernables et du
parallélisme ci-dessus évoqué, une proposition, bien comprise, est
nécessairement le corrélat logique d'une substance individuelle
(monade) dont la connaissance passe, dans les deux cas, par l'analyse
: "lorsque
le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut
qu’il y soit compris virtuellement"
-
toute proposition, bien comprise, est donc, au sens kantien,
analytique, puisque la notion d'un prédicat quelconque est toujours,
fût-ce virtuellement, contenue dans la notion du sujet, ce qui, en
vertu du parallélisme, implique qu'aucun accident d'une substance
individuelle (monade) n'est contingente pour "celui
qui entendrait parfaitement la notion du sujet"
- en conséquence de ce qui
précède, ce que Leibniz appelle "la notion complète"
consiste justement, pour une monade donnée, en la conjonction
infinie de ses accidents, ou, ce qui revient au même, pour un sujet
donné, en la conjonction infinie de ses prédicats, conjonction qui,
dans tous les cas, doit pouvoir être déduite par un entendement
infini (divin)
-
donc, puisque tout prédicat (ou tout accident) doit pouvoir se
déduire de tout sujet (ou de toute substance) dont on a une notion
complète, aucun prédicat (aucun accident) inhérent au même sujet
(à la même substance) ne doit pouvoir entrer en contradiction avec
aucun autre, sous peine de rendre l'essence (l'esse)
du sujet (ou de la substance) impossible.
On
voit donc que si, pour Descartes, la contradiction affecte, au
minimum, l'être de l'idée de la chose, et, dans les cas les plus
graves, l'être de la chose même, être dont l'existence n'est
qu'une propriété parmi d'autres, pour Leibniz en revanche la
contradiction affecte indistinctement l'être de la chose ou l'être
de l'idée de la chose (ou, plus exactement, l'être du
pouvoir-être-pensé de la chose), être qui se décline en trois
catégories : celle de l'essence, celle de l'entéléchie et celle de
l'existence5.
La contradiction affecte l'essence d'une monade lorsque celle-ci est
logiquement impossible à concevoir, y compris pour un entendement
infini : un cercle dont les rayons sont inégaux n'a pas dut
tout d'essence. "Un cercle dont les rayons sont inégaux"
est, pour Leibniz, un flatus vocis qui a exactement le même
statut ontologique qu'"abracadabra", c'est-à-dire
strictement aucun. La contradiction du prédicat "rayons
inégaux" avec la notion complète du sujet "cercle"
empêche une telle configuration d'être une substance possible, donc
d'avoir une essence. C'est ce qu'il faut entendre par
"impossibilité". Mais il existe un deuxième niveau de
contradiction : celle qui affecte non pas la possibilité d'une
essence en soi (ou pour Dieu, ce qui revient au même), mais
l'entéléchie, c'est-à-dire la compossibilité d'une essence
possible avec d'autres essences possibles au sein d'un même monde
possible. Par exemple, il n'y aucune contradiction inhérente à
l'essence d'un Jules César qui n'est pas assassiné par Brutus aux
Ides de Mars -44 ; de même, aucune contradiction dans celle d'un
Brutus qui assassine Jules César aux Ides de Mars -44 ; en
revanche, il y a manifestement, entre ces deux essences possibles,
in-compossibilité, si l'on peut dire, c'est-à-dire impossibilité
de co-action de ces deux monades. Enfin, troisième niveau de
contradiction : celle qui affecte l'existence de la meilleure
configuration possible de monades compossibles, bref, l'existence du
meilleur monde possible. L'exemple favori de Leibniz, c'est qu'il n'y
a aucune contradiction dans l'essence d'un Adam qui ne pêche pas,
non plus que dans celle d'une humanité dépourvue de péché, donc
aucune in-compossibilité au sein d'un même monde possible cette
fois-ci ; en revanche un tel monde possible n'est pas le meilleur des
mondes possibles puisqu'il ne nécessite plus l'intervention
rédemptrice du Fils de Dieu. La contradiction, à ce niveau, est,
pour en revenir à notre point de départ, contradiction avec le
principe du meilleur (principium possibilitatum optimae optionis)
qui, seul, peut justifier une existence. On pourrait l'appeler
"inoptimalité". Bref, pour Leibniz, un objet
contradictoire peut être, soit un objet impossible en soi, soit un
objet possible en soi mais in-compossible avec d'autres, soit un
objet possible en soi, compossible avec d'autres, mais inoptimal.
On
voit en tout cas que, en résolvant le problème cartésien d'une
contingence qui aurait contaminé tout être, mis à part celui de
Dieu, Leibniz tombe dans l'excès inverse de Descartes. Car si, pour
celui-ci, toute essence, en dehors de celle de Dieu, est, de
facto,
contingente, pour celui-là, en revanche, toute existence est, in
fine,
en vertu du principe de raison suffisante, nécessaire6.
Du coup, le principe de contradiction change radicalement de nature.
D'une part, en effet, sa portée est désormais ontologique sans
ambiguïté puisque, dès le premier degré de contradiction,
celle-ci affecte l'essence ("ce qu'il y a de réel dans le
possible", dit Leibniz) d'une chose, essence qui s'exprime dans
une proposition analytique dont le sujet enveloppe la totalité
infinie de ses prédicats non-contradictoires7.
Mais, d'autre part aussi, puisque la notion complète d'un sujet
donné, quoique infinie, doit, de toute éternité, être connue de
l'entendement divin sous peine de rendre inapplicable le principe du
meilleur, le principe de contradiction se confond désormais
explicitement8
avec celui du tiers exclu (tertium
non datur)
: "de
deux propositions contradictoires, l'une est vraie, l'autre
fausse"(Leibniz,
Théodicée,
§44). Aucune n'est, en droit, indécidable car aucune n'est, en
fait, indéterminée.
Le
principe logico-mathématique dit du tiers exclu consiste
effectivement à tenir toute proposition d'un certain type (par
exemple, toute proposition mathématique) comme soit vraie, soit
fausse, tertium non
datur, "une
troisième possibilité étant exclue". C'est ce principe qui
justifie, par exemple, la démonstration par l'absurde (le fait de
tenir p
pour vraie dès lors que l'on a démontré, indirectement,
l'impossibilité de non-p)
d'une proposition qui est, dès lors, réputée auto-subsistante dans
un monde intelligible de type platonicien. D'où sa popularité, tant
auprès des métaphysiciens que, bien entendu, des mathématiciens.
Comme le soulignera plaisamment David Hilbert, "priver
le mathématicien du tertium
non datur serait
enlever son télescope à l'astronome, son poing au boxeur"(Die
Grundlagen der Mathematik).
Si ce principe, qui présuppose que les propositions sont, de toute
éternité, affectées d'une valeur de vérité que le mathématicien,
par exemple, ne fait que découvrir, doit se confondre avec le
principe de contradiction, alors il est clair que notre problème est
résolu : sa portée est indéfectiblement ontologique, elle concerne
bien ce qu'il y a avant de concerner notre forme de représentation
de ce qu'il y a. En revanche, si les deux principes sont dissociés,
a fortiori
si le principe de tiers-exclu est nié, alors le débat est relancé.
C'est
ce que fait Wittgenstein. En effet, "comment applique-t-on la
loi du tiers exclu ? « Il existe, ou bien une règle qui
l'interdit, ou bien une règle qui l'impose. » Mettons qu'il
n'existe pas de règle qui en interdise l'occurrence, pourquoi
doit-il y avoir en avoir une qui l'impose"(Wittgenstein,
Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 18). Ce
que veut dire Wittgenstein, c'est que si p est une règle, le
principe de tiers-exclu "p ou non-p" ne
s'applique manifestement pas. S'il n'existe pas de règle qui
interdit aux véhicules de rouler à plus de 130 km/h, pourquoi
devrait-il en exister une qui impose aux véhicules de rouler à plus
de 130 km/h ? On dira que la négation de "p est
interdit" n'est pas "p est obligatoire", mais
"p est autorisé". Fort bien. Mais a-t-on alors
besoin d'une règle pour autoriser p ? Supprimer la règle qui
l'interdit ou bien l'impose ne suffit-il pas ? Quelle différence y
a-t-il entre une possibilité de facto et une autorisation de
jure ?9
Bref, "le contraire de « il existe une loi suivant
laquelle p » n'est pas « il existe une loi selon
laquelle non-p »"(Wittgenstein, Remarques
sur les Fondements des Mathématiques, V, 13). C'est bien plutôt
"il n'existe pas de règle selon laquelle p". Et
c'est bien ça le problème majeur que pose l'application du principe
de tiers-exclu : "quand quelqu'un établit la loi du
tiers-exclu, il nous propose en quelque sorte deux images au choix et
dit que l'une d'elles doit correspondre aux faits. Mais si l'on doute
que des images soient applicables ici ?"(Wittgenstein,
Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 10). Quel
sens cela aurait-il de dire : "de deux choses l'une, ou bien il
existe une règle selon laquelle le développement décimal de π
comprend trois sept consécutifs, ou bien il en existe une selon
laquelle le développement décimal de π ne comprend pas
trois sept consécutifs" ? Supposé qu'il n'existe rien tel que
la première règle, il ne s'ensuit pas qu'il existe quelque chose
comme la seconde. On peut très bien ne pas disposer de règle ni
pour un cas, ni pour l'autre.
L'objection
qu'aurait faite Leibniz est évidemment que ce que nous venons de
dire ne vaut que pour les esprits finis, relativement aux êtres
humains et que, dans l'absolu, Dieu, avec Son entendement infini,
sait, Lui. Et, en effet, la validité du principe du tiers-exclu
présuppose, soit une extension finie des possibles (il est, bien
entendu, tout à fait correct de dire que, dans les mille premiers
chiffres du développement décimal de π,
ou bien on doit trouver trois sept consécutifs ou bien on n'en doit
pas trouver), soit l'existence d'un topos
noètos platonicien au
sein duquel les extensions infinies n'ont aucun secret pour, par
exemple, un entendement divin leibnizien. L'adoption d'un
principe de tiers-exclu absorbant, pour ainsi dire, le principe de
contradiction apparaît donc clairement comme la conséquence d'une
assomption métaphysique de l'ontologie10,
en l'occurrence, pour Leibniz, d'une métaphysique des mondes
possibles (ou des essences) conçus comme le tout premier degré de
la réalité11.
La balle est donc désormais dans le camp de la métaphysique et tout
le problème de la portée ontologique ou non du principe de
contradiction dépend maintenant de la réponse à la question de
savoir si l'ontologie est bien une branche de la métaphysique, ainsi
que l'affirme le rationalisme classique. Parce que, dans la négative,
le principe de tiers-exclu serait définitivement invalidé, ce qui
priverait le principe de contradiction d'un allié précieux dans sa
quête d'un statut ontologique.
Disons
tout de suite que, pour Wittgenstein, la métaphysique n'a pas
vocation à dire ce qui est. D'abord parce que la tradition
philosophique classique, qui va d'Aristote à Leibniz en passant par
Descartes, a certainement vécu et qu'il appartient, en fait, sinon
en droit, aux sciences expérimentales (dans l'acception moderne qui
est celle de la tradition philosophique des Lumières, en gros, de
Kant à Quine12,
et qui, surtout, est celle qui correspond à la pratique scientifique
contemporaine elle-même) de supporter la charge de la preuve
ontologique. Changement de paradigme que Wittgenstein assume
pleinement : "la
réalité est comparée à la proposition [...]. La proposition ne
peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image
de la réalité [...]. La
totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences
de la nature"(Tractatus,
4.06-4.11). Ensuite parce que, depuis la philosophie critique de Kant
qui a débouté la métaphysique de toute prétention à nous faire
connaître ce qui existe13,
des doutes sérieux se sont élevés au sujet du caractère
signifiant du discours métaphysique. Là encore, Wittgenstein
enfonce le clou : "la
méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne
rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la
science de la nature, quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à
voir avec la philosophie. Puis, quand quelqu'un d'autre voudrait dire
quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis
de donner, dans ses propositions, une signification à certains
signes"(Tractatus,
6.53). En particulier, le défaut de vérifiabilité expérimentale
des assertions de la métaphysique est rédhibitoire puisqu'alors
elles n'ont pas de "conditions de vérité"
(Wahrheitsbedigungen)
: "Ce
que l’image [par exemple, propositionnelle] représente est son
sens [...]. Dans
l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité, consiste
sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour reconnaître si l’image est
vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité [...]. À
partir de la seule image, on ne peut reconnaître si elle est vraie
ou fausse [...]. Il n’y a pas d’image vraie a
priori"(Tractatus,
2.221-2.222-2.223-2.224-2.225). Pire que cela, dans la mesure où la
métaphysique a tendance à poser des problèmes indécidables,
c'est-à-dire insolubles en un nombre fini d'étapes, elle manque
même de "fondements de vérité" (Wahrheitsgründe)
: "d'une
réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la
question. Il n’y a pas d'énigme.
Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut
aussi recevoir une réponse"(Tractatus,
6.5). Pour toutes ces raisons, le discours métaphysique est, pour
Wittgenstein, "dépourvu de sens" (unsinnig),
et le principe de tiers-exclu, tout autant que celui dit de
l'identité des indiscernables14,
son corollaire leibnizien, qui sont des principes purement
métaphysiques, le sont aussi.
Pour
autant, la validité du principe de contradiction est hors de doute,
puisqu'"il
tient à la grammaire du mot « règle » que « p
et
non-p »
ne
soit pas une règle si p
est
une règle"(Wittgenstein,
Grammaire
Philosophique,
II, 14). En effet, "« p
et q »
est l’une des propositions qui affirment « p »
et en même temps l’une des propositions qui affirment « q ».
Deux propositions sont opposées l’une à l’autre s’il n’y a
pas de proposition pourvue de sens qui les affirme toutes deux. Toute
proposition qui en contredit une la nie"(Tractatus,
5.1241). Ou encore, "la
contradiction est ce qui est commun aux propositions, qu’aucune
proposition n’a en commun avec une autre"(Tractatus,
5.143). Le principe de contradiction est donc tautologique, son
existence est certaine, exprimant a
priori l'impossibilité
de la configuration "p
et non-p"
: "la
vérité de la tautologie est certaine; de la proposition, possible;
de la contradiction, impossible"(Tractatus,
4.464). En d'autres termes, le principe de contradiction est
transcendantal au sens kantien15,
et, partant, nécessaire. Mais non pas ontologiquement nécessaire,
comme chez Leibniz16,
dans la mesure où l'ontologie ne peut être que contingente,
dépendante qu'elle est de propositions bi-polaires (susceptibles
d'être vraies ou fausses après confrontation avec une réalité
extérieure) : "la
proposition positive doit présupposer l’existence de la
proposition négative, et vice versa"(Tractatus,
5.5151). Le principe de contradiction ne peut être que logiquement
nécessaire : "de
même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’est
d’impossibilité que logique"(Tractatus,
6.375). C'est-à-dire que, loin de pouvoir se dire, en d'autres
termes, être décrit comme une situation simplement possible par une
proposition douée de sens (sinvoll),
le principe de contradiction va, précisément, se montrer dans toute
impossibilité de figurer une situation par une telle proposition :
"ce
qui peut être montré ne peut être dit"(Tractatus,
4.1212).
Il
s'ensuit que, non seulement le principe de contradiction ne détermine
aucune situation réelle, puisque "[si]
la tautologie laisse à la réalité tout – infini – l’espace
logique ; la contradiction remplit tout l’espace logique et
ne laisse à la réalité aucun point. Aucune de deux ne peut donc
déterminer en quelque manière la réalité"(Tractatus,
4.463), mais, bien plus, ne détermine non plus aucune représentation
possible : "tautologie et
contradiction ne sont pas images de la réalité. Elles ne
représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute
situation possible, celle-ci aucune"(Tractatus,
6.462). Bref, on ne peut pas représenter le principe de
contradiction, puisque toute représentation le présuppose déjà,
pas plus que la violation de ce principe, pour exactement la même
raison.
Mais
alors, à la lumière de l'analyse de Wittgenstein, en quoi peut bien
consister un "objet impossible", c'est-à-dire un "objet"
dans lequel, par hypothèse, le principe de contradiction est nié ?
Soit, par exemple, E,
l'escalier
de Penrose,
soit Ie
l'énoncé : "il est impossible de construire un objet isomorphe
à E".
Ie
n'est pas une "connaissance" (nous ne "savons"
pas que "cet escalier est impossible", puisque toute
connaissance, avons-nous dit supra,
est une proposition comparable à la réalité dont elle prétend
être l'image) mais une certitude a
priori.
Certitude apodictique dans la mesure où Ie
n'est pas une proposition bi-polaire, (susceptible d'être
vraie-ou-fausse), mais une tautologie, nécessairement vraie, puisque
Ie
ne dit rien mais montre la forme du principe de contradiction comme
conséquence logique que l'on peut déduire a
priori.
Comparons, en effet, le problème de l'escalier de Penrose avec celui
du cube
de Necker
et celui du canard-lapin
de Jastrow.
Soient N,
le cube de Necker, C,
le canard-lapin de Jastrow, Pn
l'énoncé "il est possible de construire un objet isomorphe à
N"
et Pc
l'énoncé "il est possible de construire un objet isomorphe à
C".
Pn
se déduit a
priori
de ce que l'on peut, indistinctement, se donner pour règle de
choisir l'un ou l'autre des deux carrés pour figurer la face du cube
au premier plan. Appelons p
la règle que l'on a choisi de suivre et non-p
sa négation. Pn
est alors de la forme (p
ou non-p).
Ce qui est nécessairement vrai a
priori.
De même pour Pc,
le choix étant alors, par exemple p
(je dois le voir comme canard) ou non-p
(je dois le voir comme lapin, c'est-à-dire comme non-canard - en
supposant, cette fois, qu'il n'y a pas d'autre possibilité de voir
la figure de Jastrow-). Maintenant, s'agissant de l'escalier de
Penrose, appelons q
la règle selon laquelle, si je tourne dans le sens horaire d'un
objet construit sur le modèle de E,
je descends, et non-q
la règle selon laquelle, en tournant dans le sens horaire, je ne
descends pas. Il se trouve que, si je tourne effectivement dans le
sens des aiguilles d'une montre je descends et, en même temps, je ne
descends pas (puisque, si je choisis un "degré" quelconque
comme point de départ et si je fais un tour complet, je me retrouve
au-dessus du point de départ). L'impossibilité vient de ce que le
principe de contradiction se trouve violé : le problème est ici de
la forme "q
et non-q".
Ce qui est nécessairement impossible a
priori.
En termes wittgensteiniens, rien de tout cela ne relève de
la "connaissance". Nous ne "savons" pas que
l'escalier de Penrose. est un "objet impossible", cette
impossibilité se montre (zeigt
sich)
sans pouvoir se dire (sagen
sich).
Car une telle impossibilité n'est
nullement une sorte d'interdit qui prohiberait un certain type de
représentation du réel, ce dont nous prendrions conscience au cours
d'une particulière contention de l'esprit17.
Cette impossibilité est transcendantale. Elle ne prohibe rien du
tout mais montre qu'il n'y a là simplement rien de possible, a
fortiori, rien de réel, dans la
concaténation de signes "q et
non-q" dont l'escalier de Penrose
est une version parmi d'autres. Dès lors, il n'y a pas non plus de
sens à penser une possibilité impensable transcendantalement mais
qui pourrait néanmoins être possible, en quelque sorte dans un
autre monde. Pour Wittgenstein, il n'existe qu'un monde, le monde
réel : "le monde est tout ce qui a
lieu [die Welt ist alles, was der Fall
ist]"(Tractatus,
1). Quant à "la
possibilité [...] d'une situation, [elle] s'exprime par ceci qu'une
expression [...] est une proposition pourvue de sens"(Tractatus,
5.525), autrement dit une image (Bild)
empiriquement confrontable à ce qui a lieu. Et
ce que Wittgenstein appelle "la pensée" (der
Gedanke), c'est la forme commune à
toutes les images, c'est-à-dire à toutes les représentations
susceptibles d'être vraies ou fausses, donc possibles, de ce qui a
lieu dans le monde : "la pensée
contient la possibilité des situations qu'elle pense. Ce qui est
pensable est aussi possible. [...] Nous ne pouvons rien penser
d'illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement"
(Wittgenstein, Tractatus,
3.02-3.03). Dès lors, l'escalier de Penrose n'est pas, au sens de
Wittgenstein, un "objet impossible", ni même l'"image
impossible d'un objet", mais la figuration, la manifestation du
genre de problème que nous rencontrons lorsque nous nous heurtons
aux "frontières du langage" (die
Grenzen der Sprache). Dès lors, en
effet, "les frontières de mon
langage [...] signifient les frontières de mon monde"(Wittgenstein,
Tractatus,
5.62) : un monde où l'escalier de Penrose est "possible"
n'est pas un autre monde, un monde dans lequel les normes qui
gouvernent la représentation des faits sont complètement
différentes de ce qu'elles sont en réalité. Car, en affirmant
cela, nous disons penser ce que, précisément, nous ne pouvons pas
penser.
Pour autant,
dire qu'une telle démarche est impensable ou impossible, qu'elle est
dépourvue de sens (unsinnig),
n'implique pas qu'elle soit dépourvue de toute valeur, mais
simplement de toute valeur de vérité, en d'autres termes, qu'elle
ne fait pas ce qu'elle prétend faire, à savoir nous "décrire"
sur un mode extra-logique des "mondes possibles" plus ou
moins éthérés. En tout cas des mondes possibles dans le sens
métaphysique que nous avons donné, avec Leibniz, à cette
expression. Car, comme
nous avons essayé de le montrer par ailleurs (cf. Philosophie
et Littérature),
pour peu que l'ambitieux projet d'envisager (de donner un visage, une
figure) à un au-delà du monde réel soit retiré à la métaphysique
et à son absurde prétention à enrégimenter toutes les valeurs
sous la bannière de la seule valeur de vérité, un "objet
impossible" ici-bas mais mais non dans un autre "monde
possible" peut se révéler être une oeuvre d'art. C'est ce qui
se passe lorsque l'escalier de Penrose devient, par exemple,
Relativité,
de Maurits Cornelius Escher. Sauf que,
encore une fois, pour Wittgenstein, ce que produit Escher ce n'est,
ni une "pensée", ni une "image", c'est la
manifestation d'une impossibilité logique (das
Zeichen einer logische Unmöglichkeit).
C'est en tout cas de cette manière que je comprends la définition
freudienne des oeuvres d'arts comme "des
satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les
rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le caractère
d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les
puissances de refoulement"(Freud,
ma Vie et
la Psychanalyse).
1J'entendrai,
tout au long de cet article, par "principe de contradiction"
(ou "principe de non-contradiction") la règle de
consistance d'après laquelle on ne doit pas pouvoir, dans un
langage donné, pouvoir asserter à la fois p et
non-p. Je ferai donc
délibérément abstraction des processus mécaniques de la
contradiction et de ses aspects dialectiques qui nécessiteraient un
tout autre développement.
2"De
ces idées les unes me semble être nées avec moi, les autres être
étrangères et venir de dehors, et les dernières faites et
inventées par moi-même"(Descartes,
Méditations
Métaphysiques,
III, 10).
3"Les
mêmes choses sont dites être formellement
dans
les objets des idées quand elles sont en eux telles que nous
concevons"(Descartes,
Réponses
aux secondes Objections,
Déf.4).
4"Dieu
est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui
dépend de leur production, mais même en ce qui concerne leur
conservation ou leur durée dans l’être. C’est pourquoi il doit
toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver
dans le premier être qu’il lui a donné"(Descartes,
Réponses
aux Cinquièmes Objections).
5"Les
Essences, en tant que réelles, [sont] ce qu’il y a de réel dans
la possibilité [...]. On pourrait donner le nom d’Entéléchies à
toutes les substances simples, ou Monades créées, car elles ont en
elles une certaine perfection [...] qui les rend sources de leurs
actions internes [...]. Chaque possible [a] droit de prétendre à
l’Existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe"(Leibniz,
Monadologie, §§43, 18,
54).
6"Dieu
voyant la notion individuelle ou hecceïté d’Alexandre, y voit en
même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se
peuvent dire de lui véritablement [...]. Aussi, quand on considère
bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps
dans l’âme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est
arrivé, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et même des
traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il
n’appartienne qu’à Dieu de les reconnaître toutes"(Leibniz,
Discours
de Métaphysique,
viii)
7"Disant
que la notion individuelle d'Adam enferme tout ce qui lui arrivera
jamais, je ne veux dire autre chose que praedicatum inesse
subjecto verae propositionis"(Leibniz, Correspondance avec
Arnauld).
8Depuis
Aristote, la confusion était déjà implicite : "Il
n'est pas possible qu'il y ait aucun intermédiaire entre les
énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer
ou nier un seul prédicat, quel qu'il soit"(Métaphysique,
Γ,
1011b23).
9Tandis
que nous avons, manifestement, l'intuition d'une telle différence
entre contrainte de facto d'une part, et obligation
(interdiction) ou nécessité (impossibilité) de jure
d'autre part :
"nous avons l'idée d'un
super-mécanisme lorsque nous parlons de nécessité logique. Par
exemple, la physique a essayé (c'était pour elle un idéal) de
réduire les choses à des mécanismes ou au choc de quelque chose
contre quelque chose d'autre. Votre désir est de dire : « il
y a une liaison ».
Mais qu'est-ce qu'une liaison ? Eh bien des leviers, des chaînes,
des engrenages. Ce sont là des liaisons, mais ce que nous devrions
expliquer ici, c'est plutôt le préfixe « super ».
Nous disons que les hommes condamnent un homme à mort, et nous
disons que la loi le condamne à mort. « Bien
que le jury puisse l'absoudre, l'acquitter, la loi ne le peut »
(cela peut vouloir dire que la loi ne peut se laisser suborner,
etc.). L'idée de quelque chose de super-strict, quelque chose de
plus strict qu'un juge ne peut l'être, une super-rigidité, quelque
chose que l'on ne peut pas influencer. Le rôle de tout ceci étant
de nous amener à nous demander : « avons-nous
une image de quelque chose de plus rigoureux ? »
Sans doute que non. Mais nous sommes enclins à nous exprimer
nous-mêmes à la forme superlative. [...] « Le
levier géométrique est plus dur que le plus dur de tous les
leviers, il ne peut pas plier. »
Là, vous avez le cas de l'impossibilité logique. « La
logique est un mécanisme forgé dans un matériau infiniment dur,
la logique ne peut pas plier, ou ne peut plus plier. »
C'est là la façon d'arriver à un super-quelque chose, la façon
dont certains superlatifs viennent au jour, la façon dont ils sont
employés"(Wittgenstein,
Leçon
sur l'Esthétique,
II, 25-26-27).
10Laquelle,
rappelons-le, est définie, depuis Aristote comme la "science
qui étudie l'être en tant qu'être, et les attributs qui lui
appartiennent de par lui-même"(Métaphysique,
Γ,
1003a21).
11Là
encore, cf. Aristote : "l’essence
d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance de passer à
l’acte [...]. Donc, une chose est possible si son passage à
l’acte dont elle est dite avoir la puissance n’entraîne aucune
impossibilité"(Métaphysique,
Η,
1047a24)
12"Une
science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se
fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a
priori
[i.e.
mathématisée,
cf. Kant,
Wittgenstein et l'Univers Mathématisé de Galilée]
des
choses de la nature"(Kant,
Premiers
Principes Métaphysiques de la Science de la Nature,
IV, 470) ; "être
réel c’est être la valeur d’une variable, plus précisément,
ce que l’on reconnaît être, c’est ce que l’on admet comme
valeur pour les variables de la théorie"(Quine,
la
Poursuite de la Vérité,
§10) ; "le
caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de
science"(Quine,
le
Mot et la Chose,
§6).
13"Dans
le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun
caractère de son existence : c’est en vain que nous
prétendons explorer ou deviner l’existence d’une chose
quelconque"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 190).
14"Sommairement
parlant, dire que deux choses sont identiques est dépourvu de sens,
et dire d'une chose est identique à elle-même ce n'est rien dire
du tout"(Wittgenstein, Tractatus,
5.5303).
15"[Ce]
qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de
connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a
priori"(Kant, Critique de la Raison Pure, AK
III, 43).
16Wittgenstein
ne réhabilite pas pour autant le type de contingence des principes
logiques que nous avons souligné chez Descartes. Wittgenstein, en
cela très kantien, se refuse en effet à confondre l'origine d'un
principe avec sa valeur. Que la logique ait une origine divine ou
non, conventionnelle ou non, empirique ou non, etc., bref, quelle
que soit son origine de facto, cela n'a aucun impact sur sa
valeur de jure, nécessité
"transcendantale" pour Wittgenstein comme pour Kant.
Cela dit, il n'y a pas, chez Wittgenstein, de "connaissance"
possible du transcendantal : celui-ci se montre sans pouvoir se dire
(cf. Dire
et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein).
17Comparer
avec Descartes : "Quand donc on dit qu'un bâton paraît
rompu dans l'eau, à cause de la réfraction, c'est de même que si
l'on disait qu'il nous parait d'une telle façon qu'un enfant
jugerait de là qu'il est rompu et qui fait aussi que, selon les
préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous
jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d'accord de ce que
l'on ajoute ensuite, à savoir que cette erreur n'est point corrigée
par l'entendement, mais par le sens de l'attouchement ; car bien que
ce sens nous fasse juger qu'un bâton est droit, outre cela il est
besoin que nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que nous
devons en cette rencontre, nous fier plutôt au jugement, que nous
faisons ensuite de l'attouchement, qu'à celui où semble nous
porter le sens de la vue : laquelle raison ne peut être attribuée
au sens, mais au seul entendement"(Réponses aux
Sixièmes Objections).