vendredi 5 juillet 2013

LES GRANDS THEMES DES "LECONS ET CONVERSATIONS" DE WITTGENSTEIN : LA PSYCHANALYSE.



Il s'agit de se demander, dans ce passage, si c'est parce qu'elles sont corroborées par l'expérience que les explications psychanalytiques sont convaincantes. Wittgenstein suggère, à la lumière de l'exemple de la psychanalyse, qu'une explication convaincante n'est pas nécessairement corroborée par l'expérience, mais peut très bien n'être qu'une simple explication acceptée. 

On adopte nombre d'explications parce qu'elles ont un charme singulier. L'image selon laquelle les gens ont des pensées inconscientes a un certain charme. L'idée d'un monde souterrain, un caveau secret. Quelque chose de caché, d'inquiétant [...]. Pourquoi agissons-nous ainsi ? C'est là la sorte de chose que nous faisons. Il y a une masse de choses que l'on est prêt à croire parce qu'elles sont mystérieuses. 

Le mystère, le secret a toujours exercé une fascination sur nous.

Dès le Tractatus, Wittgenstein dénonce cette tentation de poser des questions dont on sait par avance qu'elles n'auront pas de réponse. Or, précise-t-il, "d’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut pas non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse"(Tractatus, 6.5). D'où sa recommandation : "sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence"(Tractatus, 7), c'est-à-dire, sinon recourir au mutisme, du moins se contenter d'indiquer par la parole ce qui nous pose problème. Car, en fait, "c’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(l’Intérieur et l’Extérieur). Au lieu de quoi, "nous sommes très fortement tentés de croire qu’il y a des chose cachées, que nous voyons les choses de l’extérieur sans pouvoir en examiner l’intérieur ; ce qui nous mystifie, c'est l'utilisation du substantif "(le Cahier Bleu, 6). Voilà la source principale de la métaphysique : "permettez-moi de rappeler ici le rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en philosophie : quand nous nous apercevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un objet, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré"(le Cahier Bleu, 47). Et alors, là où il faudrait se contenter de constater qu'il y a des choses belles, des phrases vraies et des comportements inconscients, nous nous exaltons à croire qu'il doit y avoir quelque mystérieuse entité sous-jacente : "le beau", "le vrai", et aussi "l'inconscient". 

Il est clair que, pour Wittgenstein, Freud appartient typiquement, en ce sens, à la mouvance métaphysicienne. D'une part, en effet, Freud invente une discipline, "la psychanalyse [qui] a voulu instruire le moi [...] que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison"(Inquiétante Étrangeté), autrement dit qui prétend révéler ce qui est caché, le caché. D'autre part, il banalise une notion, "notre notion de l'inconscient [qui] se trouve ainsi déduite de la théorie du refoulement. Ce qui est refoulé est pour nous le prototype de l'inconscient"(Essais de Psychanalyse, III), bref, il réifie au moyen d'un substantif générique le processus caché sur lequel il entend faire la lumière.

Pourtant, Freud ne prend-il pas modèle sur la physique plutôt que sur la métaphysique ? 

Une des choses les plus importantes pour une explication en physique, c'est qu'elle doit marcher, qu'elle doit nous rendre capables de prévoir avec succès. La physique est liée à l'art de l'ingénieur : le pont ne doit pas s'effondrer. Freud dit : "il y a plusieurs instances dans notre esprit." Nombreuses sont les explications (par exemple celles de la psychanalyse) qui ne naissent pas de l'expérience comme c'est le cas de l'explication en physique. L'attitude qu'elles expriment est importante. Elles nous donnent une image qui exerce une attraction singulière en ce qui nous concerne [...]. 

L'explication en psychanalyse n'a pas recours à l'expérience, contrairement à l'explication en physique.

Ce que dit Wittgenstein est d'autant plus surprenant que Freud, qui avait une formation de médecin, s'autorise explicitement de la physique, de la physiologie et de la médecine. De la physique d'abord, puisqu'il est question d'hypothèse, d'appareil, d'espace et de phénomène : "notre hypothèse [est celle] d’un appareil psychique spatialement étendu composé de façon approprié"(Abrégé de Psychanalyse), "la notion de refoulement est une notion spatiale en rapport avec notre hypothèse des compartiments psychiques"(Introduction à la Psychanalyse). De la physiologie ensuite, puisque Freud entend décrire des processus dynamiques en termes de forces antagonistes et de résistances : "quant à la force qui produit et maintient le refoulement, nous disons que nous la ressentons, pendant le travail analytique, sous la forme d'une résistance"(Essais de Psychanalyse, III). Et, bien entendu, de la médecine, en ce que Freud annonce l'existence d'une thérapie psychanalytique ayant pour fonction de soigner des patients : "la plupart de ces névroses [...] sont spontanément surmontées pendant la croissance. Pour le reste, c’est le traitement psychanalytique qui est censé y mettre ultérieurement bon ordre"(l’Avenir d’une Illusion, viii). L'argument principal de Wittgenstein à l'encontre du psycho-physicalisme freudien repose sur l'impossibilité de mener une expérimentation là où il n'y a pas de phénomène observable. D'une manière générale, "les verbes psychologistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes [...]. Ce qui caractérise les verbes psychologistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Fiches, §472). De deux choses l'une. Ou bien la pensée, la croyance, la vision, etc., sont observables (et il faut bien qu'elles le soient d'une manière ou d'une autre, notamment en troisième personne, sinon comment pourrions-nous bien faire l'apprentissage de tels termes ?) et alors il y a bien un phénomène observable, mais ce phénomène est purement physique et non pas, prétendument, psychique. Ou bien ces mêmes termes renvoient à des soi-disant processus réputés cachés (notamment lorsque ces verbes sont employés en première personne ou lorsqu'ils sont censés désigner des processus inconscients, comme dans le cas de la psychanalyse) et alors, ce ne sont nullement des phénomènes. "Nous parlons du lieu où la pensée se déroule et nous sommes fondés à dire que ce lieu est le papier sur lequel nous écrivons, or lorsque vous parlez de ce qui est ‘’dans l’esprit’, vous utilisez une métaphore [...] ; si nous disons de la tête ou du cerveau qu’ils sont le lieu de la pensée, c’est en utilisant l’expression ‘lieu de la pensée’ en un sens différent"(le Cahier Bleu, 7). Bref, le "lieu" où se déroule la pensée, la croyance, la vision et, a fortiori, les "processus" inconscients dont Freud fait état est une métaphore. Et l'on ne conduit pas d'expérimentation sur une métaphore. 

D'où vient alors le pouvoir de conviction des thèses psychanalytiques ? 

Supposez quelqu'un qui, comme Freud, souligne énormément l'importance de la détermination sexuelle dans la mesure où les déterminations sexuelles sont très importantes et où souvent les gens ont de bonnes raisons de cacher une détermination sexuelle [...]. Mais justement, n'est-ce pas là une bonne raison d'admettre le sexe comme motif pour tout, une bonne raison de dire : "il est réellement à la base de tout" ? Ne voyez-vous pas nettement qu'un procédé d'explication particulier peut vous amener à admettre quelque chose d'autre ? [...] 

Leur pouvoir de conviction repose sur la fascination qu'elles exercent sur leurs destinataires.

"La psychanalyse a voulu instruire le moi que la vie pulsionnelle de la sexualité ne peut être domptée entièrement"(Freud, Inquiétante Étrangeté). Contrairement à une vulgate bien répandue, dont Wittgenstein se fait complaisamment le relais ici, la psychanalyse freudienne n'est pas pour autant un pansexualisme : "il faut admettre l'existence de deux variétés d'instincts, dont l'une, formée par les instincts sexuels (Éros) est de beaucoup la plus évidente et la plus accessible à notre connaissance. [...] Nous basant sur des raisons théoriques appliquées à la biologie, nous avons admis l'existence d'un instinct de mort, ayant pour fonction de ramener tout ce qui est doué de vie organique à l'état inanimé, tandis que le but poursuivi par Éros consiste à compliquer la vie, et, naturellement, à la maintenir et à la conserver"(Essais de Psychanalyse). Pour être exact, le psychisme obscur est donc plutôt, pour Freud, le théâtre d'un combat entre Éros et Thanatos. 

De toute façon, pour parler comme Bataille, "le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il est un défi, comme dans toutes les formes de l'érotisme, n'est jamais l'objet que d'une condamnation ambiguë"(la Littérature et le Mal, i). Et, précisément, nul mieux que Wittgenstein, n'a remarqué à quel point "se faire psychanalyser, c’est un peu comme manger de l’arbre de la connaissance"(Remarques Mêlées, 34), sous-entendu, de la connaissance du bien et du mal. Comment s'étonner alors que, notamment dans une culture judéo-chrétienne, "certaines explications (par exemple en psychanalyse) ne so[ie]nt pas conformes à l’expérience mais so[ie]nt simplement satisfaisantes [dans le sens où] certaines explications exercent, à un moment donné, une attraction irrésistible"(Leçons sur l’Esthétique, iii) ? En ce sens, l'explication psychanalytique n'est pas seulement métaphysique en ce qu'elle se nourrit d'un climat de mystère et qu'elle est victime d'une illusion substantialiste. Elle est aussi une explication esthétique : "l’explication esthétique n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Leçons sur l’Esthétique, iii). Prenons l'exemple de la fameuse Traumdeutung : "l’énigme du rêve n’a pas nécessairement de solution. Mais elle nous intrigue. C’est comme s’il y avait ici une énigme"(Études Préparatoires, §195). L'interprétation d'un rêve est satisfaisante lorsque le rêveur a l'impression d'avoir résolu une énigme mais non pas forcément lorsque cette énigme a reçu une solution expérimentale. Et dire que "ce qui rend cette théorie irréfutable, c'est qu'elle a trouvé dans la technique psychanalytique un moyen qui permet de vaincre la force d'opposition et d'amener à la conscience ces représentations inconscientes"(Freud, Essais de Psychanalyse, III), ne dit précisément rien quant à la nature de ladite technique. 

Or Freud est-il le seul, ou le premier, à procéder de la sorte ? 

Cf. l'affaire Darwin [...] : quelqu'un a-t-il jamais vu le processus d'évolution en œuvre ? Non. Quelqu'un l'a-t-il vu survenir actuellement ? Non. La preuve par l'élevage sélectionné n'est qu'une goutte d'eau dans la mer. Mais il y a eu des milliers de livres qui ont décrit cette solution comme la solution évidente. 

Wittgenstein nous dit que Freud procède exactement de la même manière que Darwin.

Aujourd'hui, le néo-darwinisme, fondé sur la génétique, a pu confirmer expérimentalement les hypothèses darwiniennes : "la théorie de l’évolution justifie ses affirmations en décrivant un mécanisme de variation permettant d’engendrer des hypothèses : chaque individu d’une espèce à système génétique évolué possède un génotype [...] sans cesse remanié par un processus qui consiste à changer au hasard un ou plusieurs éléments du code génétique"(Cellérier, l’Explication dans les Sciences, vi). Mais dans les années 1930, "le darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable mais un programme métaphysique de recherche"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii) ; "la théorie de Darwin [...] n’est qu’une hypothèse des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1122). Même pour Galilée, remarquera Feyerabend, "les faits [...] étaient arrangés d’une nouvelle manière : des approximations étaient faites, des effets connus omis, des lignes conceptuelles différentes esquissées. [...] En procédant ainsi, on fit preuve d’un style, d’un sens de l’humour, d’une souplesse et d’une élégance, ainsi que d’une conscience des faiblesses heureuses de la pensée humaine inégalées dans l’histoire des sciences "(Feyerabend, contre la Méthode, §12). À la limite, on peut dire que toutes les théories scientifiques sont nées de cette manière : "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère [...] ; les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). L'expérimentation, par définition, intervient toujours a posteriori. L'important, pour un énoncé scientifique, ce n'est pas qu'il soit expérimenté mais expérimentable.

Or, pour Wittgenstein, la psychanalyse n'a pas affaire à des phénomènes et ses thèses ne sont donc pas expérimentables. Toutefois, même si l'absence d'expérimentabilité qui la caractérise bannit certainement la psychanalyse du champ de la scientificité, pour autant son corpus n'a pas à être voué aux gémonies. Bien au contraire, pourrait-on dire : "le véritable mérite d'un Copernic ou d'un Darwin n'était pas la découverte d'une théorie vraie, mais d'une nouvelle et fructueuse manière de voir"(Remarques Mêlées, 18). Or, ajoute-t-il, "l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs l’un à côté de l’autre"(Cours de Cambridge 1932-1935). L'un comme les autres procèdent identiquement, à savoir qu'ils donnent une solution esthétique, consistant à faire cesser de façon élégante des perplexités métaphysiques que Freud, lui-même, dans l'Inquiétante Étrangeté, résume de la manière suivante : la terre est-elle le centre de l'univers ? l'homme est-il le centre de la création ? la conscience est-elle le centre du psychisme ? Et comme Wittgenstein n'a de cesse de souligner "l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Remarques Mêlées, 25), on peut dire que Freud, tout comme Copernic, Galilée ou Darwin, font oeuvre philosophique. Le principal reproche que Wittgenstein adresse à Freud, c'est, au fond, de ne pas avoir l'humilité de s'en apercevoir.

Finalement, le propre des explications de la psychanalyse, c'est de faire fond sur une source inépuisable de questions sans réponse possible concernant une très improbable psychologie des profondeurs dans le cadre de laquelle, ce n'est pas la vérifiabilité expérimentale mais le caractère éclairant et satisfaisant des thèses qui constitue le seul critère de validité.

Wittgenstein se demande ici si la psychanalyse peut, légitimement, considérer le rêve comme un mystérieux langage. Sa réponse est qu'il existe une analogie entre le rêve et l'oeuvre d'art plutôt qu'entre le rêve et le langage. 

Il est caractéristique des rêves que souvent le rêveur a l’impression qu’ils demandent à être interprétés. On n’est pratiquement jamais enclin à prendre note d’un rêve éveillé, ou à le raconter à autrui, ou à se demander : "qu’est-ce qu’il signifie ?" Mais les vrais rêves semblent avoir en eux quelque chose de troublant et d’un intérêt spécial, de sorte que nous voulons en avoir l’interprétation (on les a souvent regardés comme des messages). 

Le caractère énigmatique du vrai rêve a poussé les hommes à y voir une sorte de message.

Une forme classique de cette conception a consisté à considérer le rêve endormi (différent, en cela de la simple rêverie éveillée) comme un message divin (ou diabolique) : "ces sensations en rêve ne sauraient être le produit du caractère du rêveur ni le résultat d'un repas, ni même la participation de Satan. C'est Dieu (qu'Il soit glorifié) qui engendre le vrai rêve en présence de l'ange chargé de le susciter ; et c'est ainsi que ce rêve est attribuable à Dieu. Dieu (le Très Haut) crée les faux rêves, en présence de Satan, et c'est ainsi que ces rêves seraient attribués à Satan"(Mohammed ibn Sirine, l'Interprétation des Rêves). C'est pourquoi, une forme tout aussi classique de relation du rêveur à son rêve a consisté à solliciter une interprétation par un sage dudit message supposé crypté ou, en tout cas, écrit dans un langage inaccessible au commun des mortels puisque supposé composé et transmis par une entité transcendante : " le rêveur ne doit raconter son rêve qu'à un savant, à un conseiller ou à un membre de sa famille connu par sa sagesse, conformément à ce que la tradition du prophète rapporte"(ibid.).

L'originalité de la psychanalyse, en l'occurrence, est bien moindre qu'on aurait pu le penser de prime abord. En effet, Freud suggère que "les rêves sont l’accomplissement symbolique des pulsions, notamment des pulsions infantiles, et qui bénéficient d’une certaine indulgence de la part de la censure"(l’Interprétation des Rêves). Dès lors, le caractère divin/diabolique de l'émetteur du message onirique est conservé : "le ça est la partie obscure de notre personnalité […]. Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. [Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience morale"(Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Dans une telle configuration, le ça inconscient informe, d'une certaine manière (symbolique) le moi conscient de l'accomplissement d'un désir (pulsion) conformément aux exigences du texte sacré dont tient lieu, en quelque sorte, le surmoi. À la transcendance près de l'auteur du message et au caractère prémonitoire près de l'information transmise, le schème psychanalytique de la nature du rêve est donc d'un grand classicisme. D'autant plus que, comme dans la conception classique, le caractère sybillin du message est dû à l'omnipotence de son auteur ("la manière dont le rêve exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le non, il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet" - l’Interprétation des Rêves) ce qui conduit le sujet à requérir l'interprétation experte du sage (le psychanalyste).

Pour autant, sommes-nous fondés à parler ici de "message" à propos du rêve ? 

Il semble qu’il existe dans les images du rêve quelque chose qui a une certaine ressemblance avec les signes du langage [...]. Il y a à Moscou une cathédrale à cinq clochers. Sur chacun de ceux-ci, la configuration des spires est différente. On a la vive impression que ces formes et arrangements différents doivent signifier quelque chose [...]. 

Il y a effectivement une ressemblance entre les images oniriques et un message codé.

La tâche du psychanalyste, est, en l'occurrence, celle d'un paléographe : "on peut dire que les interprétations de la psychanalyse constituent d’abord des traductions d’un mode d’expression qui nous est étranger dans celui qui nous est familier : quand nous interprétons un rêve, nous ne faisons que traduire un certain contenu de pensée (les pensées latentes du rêve) du "langage du rêve" dans celui de notre vie éveillée"(l’Interprétation des Rêves). Le préfixe paléo- se justifie ici par ce que dit Freud à propos du caractère archaïque du matériau onirique : "le rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en naissant avant même d’avoir commencé de vivre; dans les légendes les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique"(Abrégé de Psychanalyse). Et le suffixe -graphe par le fait que le jeu des forces antagonistes qui précèdent, puis qui accompagnent le rêve débouche sur un compromis en termes de représentation symbolique : "même s’il n’y avait pas de censure du rêve, le rêve ne serait pas pour autant aisément compréhensible pour nous, car nous nous trouverions encore alors devant le problème consistant à traduire la langue symbolique du rêve dans celle de notre pensée éveillée [...] ; dans le rêve, les représentations sont transformées en images visuelles, les pensées latentes du rêve sont donc dramatisées et illustrées"(l’Interprétation des Rêves). 

Pour montrer que ce qui a l'air d'être un message n'en est pas toujours un, Wittgenstein prend l'exemple de la cathédrale de Novodievitchi dont la dissymétrie des cinq clochers semble "vouloir dire" quelque chose : on a l'impression qu'une telle disposition procède d'une intention dont, précisément, le visiteur ignore la nature. Or, pour Wittgenstein, "éliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction toute entière qui s’écroule"(Remarques Philosophiques, §20). Et, ce qui constitue l'intentionnalité, c'est la représentation consciente du but à atteindre : "l’essentiel dans l’intention, c’est l’image, l’image de ce dont on forme l’intention"(Remarques Philosophiques, §21). Ce qui est, évidemment, très problématique dans le cas du "message" onirique dont l'auteur est, par définition, inconscient. Quant à dire que "lorsque les représentations intentionnelles conscientes sont abandonnées, ce sont des représentations intentionnelles inconscientes et cachées qui s’instaurent"(Freud, Études sur l’Hystérie), ça ne l'est pas moins. Si on admet, en effet, que les rêves sont les représentations symboliques, c'est-à-dire déformées par la censure du surmoi, de certaines pulsions agressives et/ou érotiques préalablement refoulées dans le ça, on voit mal comment on pourrait éviter de se demander : "comment rendre compte du plaisir ou de l’angoisse qui accompagnent l’assouvissement symbolique et conscient de la pulsion [dans le rêve], si la conscience n’enveloppe pas, par-delà la censure, une compréhension du but à atteindre ?"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1). Bref, "intention inconsciente" semble être une expression contradictoire. 

Mais, si le rêve n'est pas un message en quoi consiste alors son interprétation ? 

Quand nous interprétons des rêves, notre démarche n’est pas homogène. Il y a un travail d’interprétation qui, pour ainsi dire, appartient encore au rêve lui-même. Quand on examine un rêve, il est important d’examiner quels sont ses avatars, comment il change d’aspect lorsque, par exemple, il est mis en relation avec d’autres choses remémorées. Au moment du réveil, un rêve peut nous impressionner de diverses façons : on peut être terrifiés, angoissés, excités, etc. Si on se souvient alors de certains événements du jour précédent, et si on les met en relation avec ce qu’on a rêvé, on voit d’ores et déjà apparaître une différence, le rêve change d’aspect. Et si, en réfléchissant sur le rêve, nous sommes amenés à nous ressouvenir de certaines circonstances de notre prime jeunesse, le rêve prendra encore un autre aspect [...]. 

Interpréter un rêve n'est pas traduire une langue dans une autre langue. 

"Les rêves sont l’accomplissement symbolique des pulsions, notamment des pulsions infantiles"(Freud, l’Interprétation des Rêves). Pour l'analyste qui accepte la définition freudienne du rêve, la tâche est plus facile que pour celui qui se contente de la conception lacanienne selon laquelle "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage). En tout cas, pour l'un comme pour l'autre, il s'agit de traduire dans un langage manifeste (explicite et conscient) ce qui est censé être exprimé dans un autre langage latent (mystérieux et inconscient) et qui est supposé être une fonction de condensation (Lacan parle de "métaphore"), c'est-à-dire de synthèse de plusieurs représentations manifestes, ainsi qu'une fonction de déplacement (Lacan dit "métonymie"), c'est-à-dire, de fractionnement d'une représentation manifeste. Bref, comme "la théorie psychanalytique enseigne [...] que tout rêve est doué de sens, sa bizarrerie provient de déformations qui ont été effectuées sur l'expression de son sens"(Freud, les Représentations dans la Psychanalyse).

Wittgenstein adresse, trois sortes de reproches à l'interprétation psychanalytique des rêves. Premièrement, "la soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(le Cahier Bleu, 19). En effet, "il est probable qu’il y a différentes formes de rêves et qu’il n’y a pas qu’un seul type d’explication qui s’applique à eux tous. Exactement comme il y a de nombreuses sortes différentes de plaisanteries, ou exactement comme il y a de nombreuses sortes différentes de langages"(Conversations sur Freud). Bref, c'est une attitude proprement métaphysicienne que prétendre donner l'essence du rêve, comme de la plaisanterie ou du langage. D'où, deuxièmement, comme "l’essence d’une chose, c’est l’usage grammatical du mot correspondant"(Recherches Philosophiques, §371), l'explication hégémonique du rêve en termes de satisfaction d'un désir fonctionne comme une définition a priori de "rêve" (une règle de grammaire), et non comme une hypothèse empirique sur la nature du rêve en général. Donc, troisièmement, une telle règle est tout à fait pertinente, mais à titre de règle d'un jeu de langage particulier et non pas du soi-disant langage du rêve en général. Car "supposez que vous considériez le rêve comme un type de langage, une façon de dire ou de symboliser quelque chose. [...] Alors nous pourrions trouver un moyen de transposer ce symbolisme dans le langage que nous parlons ou que nous pensons communément. Mais alors [...] il devrait être possible, en employant la même technique, de transposer des pensées ordinaires dans le langage du rêve. Or Freud le reconnaît : cela ne s’est jamais fait et ne peut se faire"(Conversations sur Freud). Si, dans le langage en général, l'interprétation d'une langue peut, effectivement, revêtir la forme d'une traduction, l'interprétation d'un jeu de langage particulier ne peut consister qu'en la formulation de tout ou partie de ses règles. 

Finalement, interpréter un rêve n'est-ce pas plutôt comme critiquer une oeuvre d'art ? 

Nous pourrions dire d’un rêve une fois interprété qu’il s’insère dans un contexte où il cesse d’être troublant. En un sens, le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environnement tel que le rêve change d’aspect. C’est comme si on nous présentait un fragment de toile sur lequel un artiste aurait peint une main, une portion de visage et certaines autres formes dans un arrangement qui nous paraisse incongru et qui nous laisse perplexes. 

Le propre de l'interprétation du rêve est que celui-ci change d'aspect une fois interprété. 

Freud reconnaît explicitement que, "pour arriver à une confirmation expérimentale rapide des constatations psychanalytiques, l’analyste peut seulement rapporter des connexions, des associations" (Contribution à l’Histoire du Mouvement Psychanalytique). En ce sens, ce à quoi doit parvenir l'analyste, dans le cadre de l'interprétation du rêve, "est comparable à la solution d'un des jeux d'enfants qu'on appelle « puzzles »"(Recherches sur la Théorie et la Pratique de l'Interprétation des Rêves). Il s'agit donc de parvenir à reconstituer l'unité et la visibilité de ce qui a été préalablement morcelé et brouillé par les forces de refoulement. Mais Freud va plus loin : " les récits de nos patients sont de véritables oeuvres d'art"(Lettre à Jung). Ce qui, pour Freud, n'est pas seulement une analogie, car "les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves [...]. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(ma Vie et la Psychanalyse). 

Voilà un important point de convergence entre Wittgenstein et Freud. En effet, "l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs l’un à côté de l’autre [...]. La question "quelle est la nature d'un mot d'esprit ?" [ou d'un rêve ?] est analogue à la question"quelle est la nature d'un poème lyrique ?""(Cours de Cambridge 1932-1935). Dès lors, "c’est comme s’il y avait une énigme. Et cela pourrait être une réaction primitive [...]. Et l’on pourrait considérer le récit du rêve et l’interprétation du rêve comme le prolongement de cette réaction"(Études Préparatoires, §195-196). Bref, il existe un jeu de langage dans lequel le rêveur, troublé par son rêve, tente, avec l'aide d'un expert (l'analyste) de résoudre une énigme. Mais, "en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse"(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, I, §1). L'interprétation du rêve pose un problème de perception, non de traduction, car "percevoir un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont dans telle ou telle relation. Ceci explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la figure [Cube de Necker] et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons réellement deux faits distincts"(Tractatus, 5.5423). Apprendre à percevoir le rêve de telle ou telle manière en fonction de l'arrangement original qu'induit la règle (la "clé"), voilà ce qui contribue à lever la perplexité.

Nous avons donc pu voir que, contrairement à ce que prétendent les psychanalystes, l'interprétation d'un rêve n'a pas grand chose à voir avec la traduction d'un langage dans un autre, mais plutôt avec le commentaire expert d'une oeuvre d'art étrange à laquelle l'autorité de l'analyste contribuerait à apporter une critique constructive.


Si l'interprétation psychanalytique n'a rien de scientifique, se demande Wittgenstein dans cet extrait, est-elle pour autant dépourvue d'intérêt ? Pas du tout, répond-il, car la psychanalyse n'est rien d'autre, en somme, qu'une mise en scène tragique du déroulement de la vie. 

Freud se réfère à divers mythes de l’antiquité et prétend que ses recherches ont enfin permis d’expliquer comment il se fait que l’homme ait jamais pu penser ou proposer cette sorte de mythe. Ce n’est pas cela que Freud a fait en réalité mais quelque chose de différent. Il n’a pas donné une explication scientifique du mythe antique. Il a proposé un mythe nouveau : voilà ce qu’il a fait. 

Freud ne décrit pas scientifiquement les mythes mais donne une interprétation mythologique des mythes. 

Freud s'intéresse aux mythes à deux titres. D'une part parce qu'il voit dans le mythe une mémoire inconsciente collective : "les prétendus souvenirs d’enfance ne sont pas des traces brutes d’événements réels, mais une élaboration de ces traces qui a dû s’effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques ultérieures ; […] de tels “souvenirs” présentent une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes"(Psychopathologie de la Vie Quotidienne). Et d'autre part parce qu'il entend en décrire scientifiquement la genèse : "je crois au hasard extérieur (réel) mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique) ; c’est le contraire chez le superstitieux qui ne sait rien de la motivation de ses actes et représentations, mais qui est porté à voir dans le hasard extérieur un moyen par lequel s’expriment certaines forces qui lui sont cachées ; [ce qui explique] la conception mythologique du monde, qui se retrouve jusque dans les religions les plus modernes, et qui n’est qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur"(Totem et Tabou, iv). Aussi, une des ambitions clairement revendiquées par la psychanalyse est-elle "d’analyser tous les mythes, du paradis et du péché originel, du bien et du mal, de l’immortalité et des autres du même genre, et ainsi, de convertir la métaphysique en métapsychologie"(Psychopathologie de la Vie Quotidienne), ce qui met Freud "en position d’ériger la psychanalyse sur un fondement semblable à n’importe quelle autre science de la nature, comme par exemple la physique"(Abrégé de Psychanalyse).

Si la première motivation, somme toute, assez courante depuis Aristote ("aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux" - Métaphysique, A, 982b), est partagée par Wittgenstein dans la mesure où "toute une mythologie est déposée dans notre langage"(Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 10), en revanche, la seconde lui paraît exorbitante. En effet, "Freud revendique constamment la qualité de scientifique. Mais ce sont des spéculations qu’il nous donne : nous en restons à un stade qui n’est pas même celui de la formation d’une hypothèse. [...] Il n’y a aucun moyen de montrer que le résultat d’ensemble auquel parvient l’analyse peut ne pas être lui-même "illusion". C’est quelque chose que les gens sont enclins à accepter et qui leur rend certaines démarches plus faciles : certaines façons de se comporter et de penser leur deviennent naturelles. Ils ont renoncé à une façon de penser et en ont adopté une autre. Mais pouvons-nous dire que nous avons mis à nu la nature, l’essence de l’esprit ?"(Conversations sur Freud). Freud prétend décrire scientifiquement un mécanisme psychologique, en l'occurrence, celui de la genèse des mythes. Or "repérer un mécanisme est une façon de trouver la cause, [mais] Freud a trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte d’une explication : non pas une explication conforme à l’expérience (cause) mais une explication simplement acceptée (raison)"(Leçons sur l’Esthétique, iii). Et comme "s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical"(le Cahier Bleu, 15), on peut dire que Freud postule les thèses qu'il énonce sans avoir à les expérimenter : "la grammaire n'a a rendre de comptes à aucune réalité. Les règles grammaticales déterminent la signification, qui ne l'est pas déjà (elles la constituent) et ne sont, par le fait, responsables envers aucune signification préalable et, dans cette mesure, arbitraires. Il ne peut y avoir aucune discussion sur la question de savoir si ces règles-ci ou d'autres sont les"bonnes""(Remarques sur les Fondements des Mathématiques). Ce qui, pour Wittgenstein, n'est en rien rédhibitoire pour la psychanalyse, à condition toutefois qu'elle ne s'illusionne pas sur ce qu'elle fait et admette que "ses propositions [...] appartiennent à une sorte de mythologie et leur rôle est semblable à celui des règles d’un jeu"(de la Certitude, §97). Dans le cas contraire, loin de détruire la superstition, la démarche de Freud "se révèle être une superstition (et non une erreur) elle même suscitée par des illusions grammaticales"(Recherches Philosophiques, §§110).

Mais quel besoin avons-nous alors d'une nouvelle mythologie ? 

Par exemple l’idée selon laquelle toute anxiété est une répétition de l’anxiété à laquelle a donné lieu le traumatisme de la naissance, a un caractère attrayant qui est précisément le même que celui qu’a une mythologie. "Il n’y a là que l’aboutissement de quelque chose qui s’est passé il y a longtemps." C’est presque comme s’il se référait à un totem. On pourrait pratiquement en dire autant de la notion de "scène primitive". Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. 

Les mythes n'ont aucune vertu descriptive mais plutôt un pouvoir cathartique.

Wittgenstein a été frappé, en lisant les oeuvres de Freud ainsi que de nombreux autres psychanalystes, par leur complaisance à l'égard, d'une part des mythes antiques, d'autre part des pratiques archaïques. Le plus connu et le plus utilisé des mythes antiques, en tout cas par Freud, est sans doute celui d'Oedipe dont la valeur heuristique est inestimable, puisque "par l’éducation, tout être humain se voit imposer la tâche primitive de maîtriser le complexe d’Œdipe ; c’est alors que notre “moi” recourt au refoulement et subit une névrose infantile"(Psychanalyse et Médecine). Et l'une des pratiques archaïques le plus souvent analysées par Freud est le totémisme : "le totem est un animal [...] une plante ou une force naturelle qui se trouve dans un rapport particulier avec l’ensemble du groupe ; [c’est] en premier lieu l’ancêtre du groupe, en deuxième lieu son esprit protecteur et son bienfaiteur [...] ; il comporte la loi d’après laquelle les membres d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux : c’est la loi de l’exogamie"(Totem et Tabou, i). De sorte que "si le totem n’est autre que le père, les deux prescriptions taboues qui en forment le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle d’épouser une femme appartenant au même totem, coïncident quant à leur contenu avec les deux crimes d'Œdipe qui a tué son père et épousé sa mère, et avec les deux désirs primitifs de l’enfant dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le noyau de toutes les névroses"(Totem et Tabou, iv). Rien d'étonnant alors à ce que Freud affirme que "certaines personnes donnent l’impression d’être poursuivies par le sort : on dirait qu’il y a quelque chose de démoniaque dans tout ce qui leur arrive, et la psychanalyse a depuis longtemps formulé l’opinion qu’une pareille destinée […] se laissait ramener à des influences subies par le sujet au cours de la première enfance"(Essais de Psychanalyse).

Comme le dit Wittgenstein, la grille de lecture des tendances maudites de l'humanité que propose la psychanalyse est, typiquement, celle du canevas tragique par excellence : "la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis], propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1450a). Et même s'il fait ici habilement référence à Otto Rank, psychanalyste autrichien contemporain de Freud, mais qui propose comme mythe des origines, non pas le complexe d’Œdipe, mais le traumatisme de la naissance (le Traumatisme de la Naissance est d'ailleurs le titre de l'ouvrage qui l'a fait connaître), précisément pour rappeler que le destin commence à la naissance, la convergence entre Freud et Aristote est, pour Wittgenstein, totale. Par exemple, la mise en scène par Sophocle du destin tragique d'Oedipe fonctionne à merveille comme l'objectivation à la fois esthétique et éthique des deux grands types de pulsions qui font l'objet des forces de refoulement, à savoir les pulsions érotiques (pulsions de vie) et les pulsions agressives (pulsions de mort), objectivation qui conduit à la satisfaction cathartique dont fait état Aristote. Et cette satisfaction est, elle-même, à la fois esthétique en ce qu'elle concerne la purgation de nos passions et éthique en ce qu'elle pose le problème du vivre bien. Rappelons que, pour Wittgenstein, "éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Tractatus, 6.421). 

En ce sens, la cure psychanalytique n'est-elle pas la transposition moderne d'une sorte de mise en scène tragique de telles pulsions ? 

Il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie éprouvent des troubles, des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d’apparaître à l’intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d’une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l’allure d’une tragédie, qu’elle est l’accomplissement tragique et la répétition d’un canevas qui a été déterminé par la "scène primitive". 

Le mérite de la psychanalyse est de rendre la vie plus facile pour les analysés. 

"Le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait [...]. L’explication esthétique n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III, 9-11). Bref, le caractère mythomorphique de la psychanalyse peut, sans doute, être retenu pour rejeter toute prétention à la scientificité de l'entreprise psychanalytique, mais certainement pas pour contester son efficacité. Car, comme, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Tractatus, 6.52), le regard bienveillant que jette Wittgenstein sur la psychanalyse n'a rien de surprenant. En d'autres termes, la valeur de vérité, pour cardinale qu'elle soit, notamment dans la pratique scientifique, n'est pas une tâche assignable à la psychanalyse dès lors que celle-ci, d'une part n'est pas une science, d'autre part contribue néanmoins à résoudre des problèmes de notre vie à l'instar d'autres pratiques non-scientifiques telles que la politique, le jeu, l'art ou la religion. Ainsi, s'agissant, par exemple, du traitement du rêve, "dans l’analyse freudienne, le rêve est pour ainsi dire décomposé. Il perd entièrement son sens premier. On pourrait imaginer le rêve joué sur la scène d’un théâtre"(Remarques Mêlées, 68). Raconter un rêve, c'est comme, pourrait-on dire, de la part du rêveur, proposer un scénario à un metteur en scène qui en guide et corrige le déroulement et la formulation jusqu'à ce que l'un et l'autre soient satisfaits, étant entendu que l'accord peut très bien ne pas se faire et que le metteur en scène peut même, in fine, se voir congédier (cf. à ce propos, le débat sur l'interprétation cinématographique de l'Odyssée dans le Mépris de Moravia). Il reste que, "ce qui m’intrigue le plus dans le rêve n’est pas sa relation causale avec des événements de ma vie, mais plutôt ceci qu’il est une partie d’une histoire, et d’une histoire très vivante, dont le reste est dans l’obscurité"(Remarques Mêlées, 68) : l'important n'est pas tant la cause du rêve que l'insertion plus ou moins harmonieuse d'une représentation onirique de prime abord incohérente, voire inquiétante, dans l'histoire d'une vie humaine. Et il se peut qu'au bout du compte, le puzzle, l'étrange énigme de la représentation onirique, "le trouble, une fois interprété, cesse[...] d’être troublant"(Conversation sur Freud) et apporte un apaisement inestimable à une vie de souffrance. Voilà ce que fait la psychanalyse pour Wittgenstein.

Il est remarquable que si, comme le dit Ricoeur, "la littérature s'avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l'épreuve du récit les ressources de variation de l'identité narrative"(soi-même comme un Autre, vi, 1), certains écrivains, renonçant à la mise en scène théâtrale qui est le but du dramaturge, font ce que fait la psychanalyse. "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas"développés". [Le roman] est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). Tout comme l'analysant à l'analysé, le romancier révèle (au sens photographique du terme) au lecteur des aspects de son identité narrative qui seraient, sans cela, demeurés latents et reconstitue, en quelque sorte, l'unité d'une telle identité. En ce sens, "dans les deux pratiques, il s'agit de « rendre conscient l'inconscient »"(Tadié, le Lac Inconnu, xviii). Bref, à y regarder de plus près, loin d'une improbable proximité scientifique, "chez [Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre"(ibid.).

Donc, même si la psychanalyse est loin d'avoir atteint son objectif initial de scientificité, elle n'en conserve pas moins la vertu essentielle de mettre en scène symboliquement certains des aspects les plus problématiques de la biographie de ses patients et de reconstituer par là l'unité et l'harmonie perdue de leur identité personnelle.

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