Tout le
monde a en tête ces quelques passages, en quelque sorte fondateurs
des relations orageuses entre croyance, connaissance et certitude que
la tradition philosophique a établies. D'un côté il y a les
philosophes pour qui les
croyances étant réputées naturellement sujettes au doute, il
s'agit de les en purger au moyen d'un processus de justification
rationnelle si l'on veut, le cas échéant, parvenir à la certitude
caractéristique de la connaissance authentique
: "la
croyance [doxa]
vraie accompagnée de justification [logos]
est connaissance [épistèmè],
mais [...], dépourvue de raison, elle est en dehors de la
connaissance, et [...] les choses dont on ne peut rendre raison sont
inconnaissables [...] et celles dont on peut rendre raison,
connaissables"(Platon,
Théétète,
201d) et "
je pensai qu'il
fallait [...] que je rejetasse, comme absolument faux tout ce en quoi
je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait
point, après cela, quelque chose dans mes croyances qui soit
entièrement indubitable"(Descartes,
Discours
de la Méthode,
IV). De
l'autre côté, ceux qui considèrent tout
au contraire que,
sinon
toutes,
du moins certaines
connaissances
se fondent
sur des croyances primitives
et indubitables
:
"c'est
sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la
raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. [...] Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude"(Pascal,
Pensées,
B282) ;
"j'ai
dû par conséquent
dépasser le savoir pour y substituer la croyance"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
AK III, 19). En tout cas, que
la croyance
soit conçue comme infra-épistémique ou comme supra-épistémique,
il reste, dans le cadre d'une théorie de la connaissance, le présupposé d'une hétérogénéité mutuelle
de la croyance et de la connaissance, l'une seule de ces deux formes d'accès à la vérité emportant la certitude, marque incontestable de sa supériorité.
Un
autre type de problème apparaît à la fin du XIX° siècle, notamment à partir de
Frege, avec la dissociation de la vérité et de la certitude : "même
le non philosophe est bientôt de reconnaître un monde intérieur
différent du monde extérieur, un monde des impressions sensibles,
des créations de son imaginations, des sentiments et des états
d'âmes, un monde des inclinations, des désirs et des
volitions"(Recherches
Logiques,
i). En d'autres termes, des
expressions telles
"je
sens que ...", "je veux que ...", "je crois que
...", etc. ont la caractéristique de renvoyer à ce qui se
passe dans "un monde intérieur différent du monde extérieur".
Différent en ce que, comme cela se passe aussi dans le discours
indirect ("il dit que ..."), le contenu de la clause
faisant l'objet de la proposition subordonnée (ce qui se trouve
après "que")
n'a pas sa fonction habituelle : il
pleut renvoie
au monde des objets (Frege dit à la dénotation, die Beudeutung, de l'expression), il
dit qu'il pleut ou
il
croit qu'il pleut
renvoie aux mots "il pleut" en tant que signification (Sinn) ou mode de présentation desdits objets. Cela ne suffit pas, pour Frege, à en faire, ipso facto, le contenu mental d'un
locuteur particulier. Mais, tandis que il pleut à une dénotation et un sens publics, je crois qu'il pleut a une dénotation publique (c'est le sens, le mode de présentation de il pleut dans la fonction normale du discours direct), mais un sens privé (l'image mentale, la représentation particulière du locuteur). Frege traite donc les attitudes propositionnelles (croire que ..., dire que ..., penser que ..., etc.) comme des contextes d'oratio obliqua, autrement dit de citation : "nous
avons ainsi affaire à des signes de signes. Dans le cas d'un signe
écrit, on met les images des mots entre guillemets. Un mot entre
guillemets ne peut donc être pris dans sa dénotation
habituelle"(Sens
et Dénotation,
cf aussi Sens
et Dénotation des Noms Propres chez Frege).
De sorte que, si il
pleut est
censé dénoter
(désigner)
une réalité objective,
en l'occurrence, pour Frege, le Vrai ou le Faux, à
travers le mode de présentation de cette vérité ou de cette
fausseté que constituent les mots de la proposition, je
crois qu'il pleut,
en revanche, désigne,
au même titre que
le fait de rapporter, entre guillemets, des propos tiers par
"il
pleut",
ces
mots-mêmes par le biais d'une
certaine image mentale, une certaine représentation
particulière au locuteur.
Bref, pour Frege, les contextes
de croyances1
présentent, à l'égard des contexte
d'assertion pure et simple des propositions,
une incontestable différence de nature : ceux-là sont à ceux-ci ce que la mention indirecte d'une expression est à son usage direct. En tout cas, le critère de distinction est sémantique (en termes de contribution aux condition de vérité) et non plus psychologique (en termes de certitude).
Avec
Russell, cependant, la différence de la croyance et de la connaissance tend
plutôt à (re-)devenir une
différence de degré : "il
est absolument clair qu'en l'absence de croyance le faux n'existerait
pas ; le vrai non plus, dans la mesure où le vrai est corrélatif du
faux. [...]
De
fait, vérité et fausseté sont des propriétés des croyances et
des affirmations : et donc un monde purement matériel, faute de
croyances comme d’affirmations, ne contiendrait ni vérité ni
fausseté. En revanche, il faut noter que la vérité ou la fausseté
d'une croyance dépend toujours de quelque chose d'extérieur à la
croyance même"(Problèmes
de Philosophie,
xii).
Autrement dit, toute proposition assertée p
présuppose, au préalable, quelque chose comme je
crois que p
: il
pleut présuppose
je
crois qu'il pleut
et deux
est la racine carrée positive de quatre présuppose
je
crois que deux est la racine carrée positive de quatre.
C'est même, précise
Russell, pour cette raison que nous cherchons à savoir si notre
assertion est vraie ou bien fausse, c'est-à-dire si elle correspond
ou non à un fait extérieur à celle-ci. De même que Frege, donc,
Russell fait de la croyance un événement privé,
mais, contrairement à lui, souligne que le fait extérieur qui va
vérifier ou non la croyance est exactement le même que celui qui
permet de dire que la proposition est vraie ou fausse car, comme
toute proposition, vraie ou fausse, présuppose que l'énonciateur
croit préalablement que le contenu de ladite proposition est vrai,
vérifier la proposition revient, in
fine,
à vérifier une croyance, à savoir l'existence réelle des individus et
des propriétés prédicatives ou relationnelles dont il est question
dans la proposition.
En
ce sens, Russell semble donc plutôt
revenir à Platon ou à Descartes. Sauf que, dans le même temps, Russell, s'en
prend à la règle cartésio-spinozienne de l'évidence comme
vérificateur de la croyance ou de la proposition assertée : "si
ma croyance est vraie quand je crois que Charles I° est mort sur
l'échafaud, ce n'est pas en vertu d'une qualité propre à ma
croyance, qualité que je pourrais découvrir par simple examen de la
croyance ; c'est à cause d'un événement historique d'il y a deux
siècles et demi. Si je crois que Charles I° est mort dans son lit,
c'est là une croyance fausse : je peux bien y croire avec force,
avoir pris des précautions avant de m'y tenir, tout cela ne
l'empêche pas d'être fausse, toujours pour la même raison,
nullement en vertu d'une propriété qui lui soit propre"(ibid.).
Ce
disant, Russell fait d'une pierre deux coups : d'une part,
il
distingue
ce qu'une croyance indique (son vérificateur comme fait extérieur
accessible
à l'observation publique)
de ce qu'une croyance exprime (un état d'esprit comme
événement intérieur accessible seulement en première personne par
introspection), d'autre
part la certitude fait
partie de l'expression et non de l'indication et ne peut donc plus
constituer un critère de validité de la croyance. Par des voies un peu différentes, Russell
arrive donc finalement à la même conclusion que Frege : "quand
mon état est celui où je suis en train de croire, cet aspect de mon
état de croyance qui paraît se référer à quelque chose d'autre,
en réalité ne le fait pas, mais opère à l'aide de variables
apparentes"(Signification
et Vérité,
xv). C'est-à-dire que je
crois qu'il pleut
a beau indiquer
en réalité
la même chose que il
pleut,
en
l'occurrence
la pluie, la
formule "je crois que" brouille les pistes en ce qu'elle
semble indiquer
en outre un
porteur de la croyance ("je") et donc semble supposer
une variable (un x,
un quelque
chose)
qui a le grave défaut de ne pas participer au fait vérificateur de la croyance (cf. la
Théorie Russellienne des Descriptions).
D'où les problèmes que vont
poser,
notamment,
les croyances religieuses en
ce qu'elles se
contentent d'exprimer
ce qui,
tout en emportant, le plus souvent, la certitude inébranlable de celui qui croit,
est néanmoins
insusceptible
de vérification.
Du
coup, dans le cadre conceptuel
général du courant de positivisme logique qui, au début du XX°
siècle, se fait jour sous le double parrainage de Frege et de
Russell, et qui s'attache
à dépsychologiser les contenus de connaissance,
notamment mathématique et scientifique,
à travers une analyse rigoureuse de la structure logique réelle
desdits contenus au-delà (ou en-deçà) de leur grammaire de
surface, les croyances seront
traitées
comme
des contextes intensionnels,
c'est-à-dire des contextes violant le principe d'extensionnalité
selon lequel un énoncé se compose avec un autre énoncé sur la base
d'opérations vérifonctionnelles
ou, si l'on préfère, des seules opérations autorisées par les
tables de vérité de la logique propositionnelle.
Desdémone
aime Cassio
est un énoncé faux, Othello
est jaloux
un énoncé vrai. Aussi, Desdémone
aime Cassio et
Othello est jaloux est
un énoncé faux, ce que l'on peut déduire a
priori rien
qu'en sachant que le premier énoncé est faux et le second vrai,
parce que la table
de vérité de la conjonction
du faux et
du vrai donne
nécessairement
le faux. Pour
cette raison, on
dira que l'opérateur de conjonction ("et") fournit un
contexte vérifonctionnel ou extensionnel. En revanche
de ce que l'énoncé Othello
croit quelque chose est
vrai et de ce que Desdémone
aime Cassio
est faux,
on ne peut pas déduire
a priori que
Othello
croit quelque chose : Desdémone aime Cassio
(ou,
plus simplement, Othello
croit
que
Desdémone aime Cassio)
est faux. La preuve en est que l'énoncé est factuellement vrai
(si l'on se réfère à la tragédie
de Shakespeare)
tandis
que, à l'inverse, l'énoncé Iago
croit
que
Desdémone aime Cassio est
faux
bien que les deux énoncés constitutifs de la phrase totale soient,
comme dans
le cas précédent,
respectivement vrai et faux.
Donc,
contrairement
au cas de
l'opérateur de conjonction ("et"),
l'opérateur de croyance ("croit que") introduit un
contexte
non-vérifonctionnel
qui
sera dit intensionnel
("extensionnel" et "intensionnel" renvoient
respectivement à l'extension prédicative et l'intension -ou
compréhension-
subjective de la logique classique, cf.
Extension
et Compréhension des Termes Singuliers à Port-Royal).
Dit d'une autre manière : ce n'est pas parce que quelque chose est
vrai qu'on y croit ni parce que quelque chose est faux qu'on n'y
croit pas.
Raison pour laquelle, décidément, croyance et connaissance
rigoureuse (scientifique ou mathématique) ne peuvent pas faire bon
ménage : "le
fait est que la rigueur et la précision d'une discipline
scientifique se mesure en partie à ce qu'elle contient moins de
propositions qui
ne sont pas des fonctions de vérité [c'est-à-dire de contextes
intensionnels ou non-vérifonctionnels]. Sur le plan théorique,
l'élimination de ce genre d'énoncé de l'édifice des mathématiques
pures a été réalisé depuis longtemps"(Quine,
Elementary
Logic,
§9).
On peut donc dire que, dans presque tous les courants philosophiques
depuis Platon,
l'intensionnalité sémantique et la subjectivité psychologiques
(cf. Quine
et les Guillemets)
sont, en quelque sorte, les deux versions du même péché originel
dont sont
accusées
les croyances.
C'est
sur cet arrière plan que va se détacher l'originalité avec
laquelle Wittgenstein va traiter le problème des croyances.
Comme Frege, Russell et Quine, Wittgenstein voit en la philosophie un
exercice de clarification rigoureuse des contenus conceptuels de
connaissance ou, du moins, de ceux qui se prétendent tels. Mais, comme
la
démarche de Quine,
celle
de Wittgenstein
sera holistique dans le sens où c'est son
übersichtliche
Darstellung,
sa
représentation
globale de
ce que doit être la place de la philosophie dans l'existence humaine
qui détermine la position de ses problèmes et non l'inverse comme
chez Frege et Russell. Pour ces raisons, ces
quatre aphorismes résument assez bien le propos général de son
Tractatus
: "le
but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La
philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre
philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements [qui]
délimite le territoire contesté de la science de la nature. [...]
Elle doit marquer les frontières du pensable, et, partant, de
l'impensable. Elle doit délimiter l'impensable de l'intérieur par
le moyen du pensable. [...] Elle signifiera l'indicible en figurant
le dicible dans sa clarté"(Wittgenstein,
Tractatus,
4.112 -4.113-4.114-4.115).
Avant
d'aller plus loin
dans le développement,
il convient de préciser immédiatement
deux choses à propos de l'opposition
établie par l'auteur entre ce
qui est
dicible et ce
qui ne l'est pas
(cf. aussi Dire
et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein).
Le
premier point concerne
la hiérarchie entre dicible et indicible. Dès
la lettre qu'il envoie en octobre 1919 à celui qu'il pressent devoir
être son éditeur, Ludwig von Ficker, Wittgenstein
annonce
que
"le
sens du livre est éthique [...]. Mon
travail consiste en deux parties : l'une qui est présentée ici, à
quoi il faut ajouter tout ce que je n'ai pas
écrit. Et c'est précisément cette partie-là qui représente
l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'Éthique,
pour ainsi dire de l'intérieur, et je suis convaincu qu'elles ne
peuvent être tracées rigoureusement
que
de cette façon"(loc. cit.).
Wittgenstein écrit donc, sans aucune ambiguïté, que l'indicible
est, à ses yeux, plus important que le dicible bien qu'il ne soit
jamais question, dans le Tractatus,
que du dicible, et on comprend bien pourquoi. L'essentiel, qu'il
appelle "l'Éthique"
(ou, plus exactement, "ce qui est éthique", das
Ethische)
est aussi parfois qualifié de "transcendantal" (Tractatus,
6.13), parfois de "transcendante"(Carnets
de 1916).
D'où, deuxième point, malgré ses faux airs de théologie négative
au sujet de "l'essentiel" (der
Wichtige),
la septième et dernière proposition du Tractatus
("sur
ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence [Wovon
man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen]")
ne saurait être interprétée comme un quelconque aveu d'humilité
ou d'impuissance à l'égard de quelque
chose d'ineffable.
Car, de "l'indicible", du "mystique" (das
Mystische,
"ce
qui est mystique", Tractatus,
6.522), Wittgenstein parle bel et bien
même si, comme il le dit lui-même, il ne peut certainement pas en
parler de la même manière que du "dicible".
Et lorsqu'il précise que "ce
qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage
des signes le montre"(Tractatus,
3.262), il entend ni plus, ni moins, faire remarquer qu'il existe un
certain usage, tout à fait courant et banal, des signes
linguistiques qui consiste à parler sans rien dire mais seulement en
montrant ce dont il est question. De
fait, "montrer"
ne veut pas nécessairement
dire "montrer du doigt en se taisant",
mais,
le plus souvent, ceci :
articuler
une phrase affirmative sans, toutefois, que celle-ci soit une
proposition
douée de sens (sinvoll).
C'est ce qui se dessine en
creux lorsque l'on a compris que le "dicible", pour
Wittgenstein, réside tout entier dans le sens de la proposition :
"la proposition montre son sens. La proposition montre ce
qu'il en est des états de choses quand elle est vraie. Et elle dit
qu'il en est ainsi [der Satz zeigt seinen Sinn. Der Satz zeigt,
wie es sich verhält, wenn er wahr ist. Und er sagt, dass es sich so
verhält] "(Wittgenstein, Tractatus, 4.022). La
proposition (der Satz) est une sorte (parmi d'autres, cf.
Tractatus, 4.014) d'image des faits qui, comme toute image,
doit, pour être réputée telle, avoir quelque chose en commun avec
le fait dont elle prétend être l'image, à savoir une commune
structure logique (Tractatus, 2.221-2.225). Dire quelque
chose, pour une image quelconque, par exemple une proposition, cela
va donc consister à dépeindre ou décrire un fait possible,
c'est-à-dire un arrangement, une connexion de choses (un "état
de choses", Sachverhalt, cf. Tractatus, 2.01)
supposée isomorphe dans la réalité à ce qu'il en est de l'état
des signes des choses dans l'image de la réalité (Tractatus,
4.014). C'est donc cet isomorphisme par défaut, mais en attente de
confirmation, de vérification, cf. Tractatus, 2.223) que
consiste le sens (der Sinn) de l'image, lequel ne peut donc
que se montrer (zeigen sich) mais non pas se dire (sagen
sich) justement dans la mesure où il est toujours déjà
présupposé lorsqu'il s'agit de procéder à une vérification.
Toute image, et, en particulier, toute proposition, dit donc, en
quelque sorte : "voilà ce qu'il en est de la réalité si je dis
vrai, c'est-à-dire si je suis vérifiée après comparaison avec la
réalité, s'il s'avère que les signes dont je suis composée sont,
entre eux, dans le même arrangement que les référents (die
Bedeutungen) factuels de ces signes". Dès lors, pour
Wittgenstein, tout autre usage affirmatif du langage échouera
nécessairement à dire quoi que ce soit et se contentera donc de
montrer ce que, néanmoins, elle énonce : c'est ce qui se passera
notamment en logique, en mathématique, en métaphysique, en
esthétique, en éthique, etc. Pour autant, encore une fois,
Wittgenstein ne dévalorise nullement de tels domaines d'affirmation,
bien au contraire, mais déplore seulement (Tractatus, 4.112)
qu'on n'y soit en général pas conscient de l'impossibilité d'y
énoncer une proposition vraie, a fortiori, d'y énoncer une
proposition dotée d'une vérité d'ordre supérieur, voire
d'une vérité inconditionnelle. Ce qui a pour conséquence bien
connue ce que la plupart des commentateurs de Wittgenstein ont appelé
l'impossibilité de tout méta-langage et que je préfère, pour les
raisons exposées supra, appeler l'impossibilité de tout
méta-langage doué de sens ou, si l'on préfère, l'impossibilité, pour tout discours
qui se prétendrait méta-linguistique, d'énoncer des propositions
vraies.
En tout cas, il est clair
que le Wittgenstein du Tractatus assigne à la philosophie la
tâche de faire le départ entre le dicible, l'univers
des arrangements de signes, en particulier propositionnels, qui sont
doués de sens, et l'indicible, l'univers des
concaténations qui, souvent en dépit des apparences, sont
dépourvues de sens et qui, pour cette raison, ne peuvent que (se)
montrer sans rien (nous) dire. Notre problème est donc, à présent,
de savoir auquel de ces deux univers appartient la croyance selon
Wittgenstein. Appartient-elle à la sphère des propositions sensées
(die sinvolle Sätze) dont le paradigme est la proposition
scientifique mais qui, après tout, est inessentielle (Tractatus,
6.52), ou bien à la sphère du supérieur (das Höhere), voire de l'essentiel (der Wichtig)
dont le modèle est l'affirmation éthique (Tractatus,
6.421) mais qui, en contre partie, ne contient que des unsinnige Scheinsätze, des pseudo-propositions
dépourvues de sens (Tractatus,
6.42) ?
On se souvient que, pour
Russell, la proposition Charles I° est mort sur l'échafaud,
une fois dotée de son vérificateur (le fait que Charles I°
est mort sur l'échafaud), fait naturellement suite à la croyance je
crois que Charles I° est mort sur l'échafaud, ou, ce qui
revient au même, la proposition non encore assertée par
confrontation avec son vérificateur est logiquement équivalente à
la croyance que cette proposition est vraie. Ce qui fait de la
proposition non encore assertée une proposition simplement possible
dans le sens où on peut dire « Charles I° est mort sur
l'échafaud » est possible (ou bien, plus
naturellement, il est possible que Charles I° soit mort sur
l'échafaud, ce qui, en substituant "il est crédible que
..." à "il est possible que ..." permet de voir la
consubstantialité de la possibilité avec le croyance), "possible"
(ou "crédible") étant traité par Russell comme un
prédicat de deuxième ordre, c'est-à-dire un prédicat qui ne
s'attribue pas à un objet (ici, Charles I°), mais à ce
qu'on dit d'un objet, en l'occurrence, une proposition. Wittgenstein assimile cette manière de
procéder à l'erreur philosophique par excellence, celle qui
consiste à prétendre produire une méta-proposition douée de sens, c'est-à-dire qui manifeste une prétention à la vérité. Or, si l'on admet avec Wittgenstein qu'une méta-proposition (une proposition dont le sujet logique est une autre proposition), ne peut rien dire, a fortiori est-il abusif de lui attribuer une valeur de vérité. Aussi, est-il
"incorrect de traduire en mots, comme l’a fait Russell, la
proposition"il existe un x tel que f(x)"
par "f(x) est possible". La [...]
possibilité [...] d'une situation ne
s'exprime[...] pas au moyen d'une proposition, mais par
ceci qu'une expression est [...] une proposition
pourvue de sens"(Tractatus, 5.525). Pour
Wittgenstein, si l'on veut que l'affirmation il est possible que (il est
crédible que) Charles I° soit mort sur l'échafaud
ait des conditions de vérité, elle doit équivaloir strictement à Charles I° est mort sur l'échafaud. En effet, à supposer que nous ayons bien là une proposition douée
de sens, autrement dit un énoncé dans lequel les noms (ici "Charles
I°" et "l'échafaud") réfèrent, dans la réalité,
à des objets de telle sorte que le fait que Charles I° est mort sur
l'échafaud soit isomorphe à la proposition Charles I° est mort
sur l'échafaud, la vérité de celle-ci n'est jamais que
possible. D'abord parce que "tout ce qui arrive et tout état
particulier est accidentel"(Tractatus, 6.41), ce qui
n'est qu'une autre manière de dire que la vérité, c'est-à-dire la
correspondance terme à terme entre les composants d'un signe
propositionnel, quel qu'il soit, et les objets dénotés en connexion réelle dans un
fait n'est jamais nécessaire mais toujours contingente. Et ensuite
parce qu'"on peut comprendre [une proposition] sans savoir si
elle est vraie. On la comprend quand on comprend ses
constituants"(Tractatus, 4.024) : que la proposition
douée de sens ait été vérifiée ou non, dire qu'on la comprend, c'est dire
qu'on admet, implicitement, qu'elle énonce ce qu'il en est de la
réalité si elle est vraie. Et c'est pour cette raison, et
non pas parce qu'il existerait quelque chose comme un fait négatif,
ou, en tout cas, un état de chose éternel et immuable (comme le
pensent Frege et Russell) susceptible de vérifier la proposition,
qu'on continuera à la comprendre même si elle se révèle
fausse2.
Bref, je crois que Charles I° est mort sur l'échafaud ou
bien il est crédible que Charles I° soit mort sur l'échafaud ou
encore il est possible que Charles I° soit mort sur l'échafaud
sont bien trois manières de dire la même chose, à savoir :
Charles I° est mort sur l'échafaud. On objectera que les
différences stylistiques doivent, néanmoins, être pragmatiquement signifiantes. Cela est vrai. Mais,
du point de vue sémantique, qui est le seul qui concerne la
distinction tractatéenne entre le dicible et l'indicible, ces
différences sont sans pertinence aucune, car toutes ces formulations
alternatives ont exactement les mêmes conditions de vérité. Et comme, de ce point de vue sémantique, la clause "il est possible que ..." est équivalente à "il est crédible que ...", la croyance n'est
plus une pré-assertion comme le pense Russell, mais l'assertion
elle-même sur la contingence de laquelle on désire, pour des raisons pragmatiques qui n'intéressent pas Wittgenstein, attirer l'attention.
Mais
alors, si on comprend bien ce que veut nous dire Wittgenstein, le
problème de l'incertitude d'une
assertion change complètement de nature. Nous avons dit
que, depuis Platon jusqu'à la philosophie analytique la plus récente,
la fragilité relative de la croyance par rapport à la connaissance
vraie était censée reposer sur les deux tares génétiques, en
quelque sorte, de toute croyance : l'intensionnalité et la
subjectivité de celle-là versus
l'extensionnalité et
l'objectivité de
celle-ci.
Or, nous venons de voir que, pour Wittgenstein, les conditions de
vérité de la croyance sont les mêmes que les conditions de vérité
de la proposition, autrement dit qu'il n'y a aucune raison de
considérer un contexte de croyance comme un contexte intensionnel.
Qu'en est-il à présent de sa prétendue subjectivité ? Certes,
les croyances sont douteuses dans les sens où leur vérité n'est
pas assurée. Mais les connaissances propositionnelles aussi puisque
ce sont là deux aspects d'un même système de modélisation du réel
: "qu'un
élément propositionnel dénote un complexe, on peut le reconnaître
à une indéterminabilité dans les propositions [aus
einer Unbestimmtheit in den Sätzen] au sein
desquelles il apparaît. Nous savons
que par cette proposition tout n'est pas encore déterminé [...]. La
réalité doit être fixée par oui ou par non grâce à la
proposition [die
Wirklichkeit muß durch den Satz auf ja oder nein fixiert
sein]"(Tractatus,
3.24-4.023). La charge
de la preuve de la réalité,
c'est-à-dire du
caractère de ce qui est réel
(die Wirklichkeit), de
l'existence du fait
supposé isomorphe à la proposition qui a pour fonction de le
décrire, appartient à
notre système de projection.
Celui-ci peut réussir ou bien échouer dans cette tâche. Car l'isomorphisme entre l'arrangement des signes dans la
proposition et celui des référents des signes dans le fait auquel
la proposition est comparée n'est pas donné a
priori
mais indéterminé a
priori.
D'où la bi-polarité de la proposition : si celle-ci
est jugée vraie, c'est parce qu'elle aurait pu être fausse, et
inversement. Ici
réside l'élément de doute inhérent à toute forme
propositionnelle : "le
doute ne peut subsister que là où subsiste une question, une
question seulement où une réponse est possible, et celle-ci
seulement où quelque chose peut être dit"(Tractatus,
6.51).
Dire, au sens du Tractatus,
c'est énoncer une proposition douée de sens, donc, a
priori,
vraie-ou-fausse.
Le doute, c'est le "ou"
: p
est-elle vraie ou bien fausse ? est
la question impliquée nécessairement par p
dès que et, surtout, aussi longtemps que p
prétend dire quelque chose. Par
contraste avec la proposition douée de sens, qui s'attache à dire
quelque chose, "la
tautologie et la contradiction ne sont pas des images de la réalité.
Elles ne figurent aucune situation possible. Car celle-là permet
toute
situation possible, celle-ci aucune"(Tractatus,
4.462).
Voilà
ce qui se passe lorsque, tirant une inférence d'une certaine
affirmation, nous concluons par "c'est logique !", voulant
dire par là (à raison ou à tort, mais là n'est pas le problème)
que la conclusion est nécessaire, quelle est tautologique, qu'il ne peut pas en être
autrement, c'est-à-dire
quel que soit par ailleurs l'état du monde,
qu'aucune question ne peut subsister, que le "ou" n'est
plus de mise. Il en va de même lorsque nous disons "c'est illogique !", c'est-à-dire, "c'est contradictoire". Ce qui se comprend aisément si la logique doit être, comme le
suggère Wittgenstein, l'ensemble des règles qui, a
priori,
rendent possible la
modélisation du réel, la projection d'une image sur ce dont elle
est l'image. "Les
propositions de la logique ne disent donc rien (ce sont des
propositions analytiques) [...]. C'est
pourquoi il ne peut jamais
y avoir de surprises en logique [...]. En logique, procédure et
résultat sont équivalents. D'où l'absence de surprise"(Tractatus,
6.11-6.1251-6.1252).
On
pourrait, mutatis
mutandis,
en dire autant des propositions de la métaphysique, de l'éthique ou
de l'esthétique :
leur
validité ne repose pas sur des conditions de vérité, autrement dit
sur des conditions de correspondance externe et
contingente avec
des faits,
mais sur leur cohérence formelle
a priori dans la mesure où
elles entretiennent,
les unes avec
les autres, des
relations
internes
et
nécessaires au
sein de leurs corpus
respectifs. Elles ne disent donc rien
(sur le monde) et se contentent de montrer (leur cohérence interne).
Ce ne sont pas des propositions authentiques
mais des pseudos-propositions, des propositions dégénérées dépourvues de sens (unsinnige
Scheinsätze).
Il
est temps à
présent
de restituer l'intégralité de l'aphorisme 5.525 du Tractatus
: "la
certitude, la possibilité ou l'impossibilité d'une situation ne
s'expriment pas au moyen d'une proposition, mais par ceci qu'une
expression est une tautologie, une proposition pourvue de sens ou une
contradiction".
La
certitude (positive -dans
la tautologie- ou
négative
-dans la contradiction-)
aussi bien que l'incertitude (la possibilité) sont clairement
des aspects sémantiques nécessairement inhérents, respectivement aux pseudo-propositions et
aux propositions, et non plus
des prédicats sémantiques contingents de second ordre comme chez
Russell. Du coup, comme
croire
que p
est sémantiquement équivalent à p, l'incertitude constitutive de p, qui se manifeste dans les expressions croire
que p
ou douter de p, est encore et toujours une propriété sémantique du contenu propositionnel p et non pas un état d'âme
subjectif comme le prétendent la plupart des philosophes depuis
Platon.
Désormais,
cette affirmation de Wittgenstein n'a plus rien de surprenant : "dans
la forme générale de la proposition, la proposition n’apparaît
dans une proposition que comme base d’une opération de vérité
[...].
À première vue, il semble qu’une proposition puisse apparaître
aussi dans une autre proposition d’une autre manière aussi.
Particulièrement
dans certaines formes propositionnelles de la psychologie, telles que
« A
croit que p a lieu »,
ou « A
pense p »,
etc. Car
superficiellement, il semble qu’ici la proposition p ait une espèce
de relation avec un objet A. (Et
dans la théorie moderne de la connaissance (Russell, Moore, etc.),
ces propositions sont conçues de cette manière)
[...]. Il est cependant clair que «
A croit que p
», «
A pense p
», «
A dit p
» sont de la forme «
‘p’ dit p
»"(Tractatus,
5.54-5.541-5.542).
En effet, Othello
croit que Desdémone aime Cassio
s'analyse, pour Wittgenstein,
en «
Desdémone
aime Cassio
»
dit
: Desdémone aime Cassio.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Rien d'autre que ceci : le contenu de
la croyance d'Othello, («
Desdémone
aime Cassio
»)
ne dit, ni plus ni moins, que ce que dit la proposition douée de
sens Desdémone
aime Cassio,
c'est-à-dire qu'un énoncé
affirmatif donné,
qu'il fasse ou non l'objet d'une oratio
obliqua,
qu'il soit cité, pensé, cru, espéré, craint, etc., possède les
mêmes conditions de vérité quel que soit le contexte d'énonciation
(Tractatus,
5.5422).
Visiblement,
pour
Wittgenstein, seul
ce que la philosophie analytique appellera ultérieurement le contenu
épistémique étroit (narrow
content),
est pertinent.
Pour comprendre les raisons de son désintérêt pour les conditions
pragmatiques d'énonciation,
il faut, me semble-t-il,
bien saisir deux traits fondamentaux et constants de la philosophie de
Wittgenstein qui vont donc perdurer bien au-delà de
la rédaction du
Tractatus
: sa préoccupation pour le mode de projection à l'oeuvre dans le
vouloir-dire, et sa préoccupation pour la saisie aspectuelle de
toute donnée sur le monde extérieur.
Après
avoir dit que "«
un état de choses est pensable » veut dire : nous pouvons nous en
faire une image"(Tractatus,
3.001), en
Tractatus,
3.11, Wittgenstein
écrit la chose suivante : "nous
utilisons les signes perceptibles d'une proposition (parlés, écrits,
etc.) comme la projection d'une situation possible. La
méthode de projection consiste à penser le sens de la proposition".
En rapprochant ces deux formules, nous pouvons inférer que la pensée
du sens d'une image en général et de celui d'une proposition en
particulier consiste à comprendre qu'il
existe une méthode de projection d'un fait réel dans ladite image
considérée elle-même comme un fait
(Tractatus,
3.14-3.142). Ce
qui n'est évidemment pas une profession de foi idéaliste à la manière de Borges, mais
l'idée que la réalité ne se projette pas toute seule et
spontanément dans une image et que nous
prenons
l'initiative de modéliser la réalité de telle ou telle manière
bien déterminée
(une maquette en trois dimensions, une photographie, une proposition
en allemand, une proposition en latin sont autant de modes de
projection différents d'un même fait).
Sans ce type de relation au réel que, précisément, Wittgenstein appelle der Gedanke, "la pensée", le réel est ce qu'il est en soi, mais reste
indéterminé pour nous.
Dès lors, "non
pas: « Le signe complexe ‘aRb’ dit que a est dans la relation R
avec b », mais bien : Que « a » soit dans une certaine relation
avec « b », dit que aRb"(Tractatus,
3.1432). Donc,
plutôt que d'analyser philosophiquement Desdémone aime Cassio en disant que
Desdémone entretient une relation amoureuse avec Cassio, il faut faire le chemin inverse en assumant la priorité du système de projection choisi. En l'occurrence : « Desdémone » (le
nom d'un objet) est, dans un certain signe propositionnel, relié à «
Cassio » (le nom d'un autre objet) par une certaine relation (désignée, ici,
par le verbe aimer). Et c'est tout cela qui dit
:
Desdémone
aime Cassio.
Bref, "il
ne s’agit pas ici de la coordination d’un fait et d’un objet,
mais de la coordination de faits par la coordination de leurs
objets"(Tractatus,
5.541-5.542).
Car, en
effet, dans
la première interprétation («
Desdémone aime Cassio » dit que Desdémone entretient une relation
amoureuse avec Cassio),
on traite «
Desdémone aime Cassio » comme
un objet3
par
opposition au fait (possible) que Desdémone aime réellement Cassio. Or,
"il
est de l'essence de la chose de pouvoir être la partie constitutive
d'un état de choses"(Tractatus,
2.011), d'un "état de choses" (Sachverhalt), et non pas, derechef, d'un état d'esprit, ce qui serait immanquablement le cas si, à la manière de Russell, on traitait la croyance d'Othello comme un contenu mental privé, intensionnel et subjectif en attente de confirmation factuelle. Encore une fois, pour Wittgenstein, «
Desdémone aime Cassio »
n'est pas un objet auto-subsistant mais l'énoncé d'un fait,
donc d'une connexion d'objets. Bref, il s'agit bien de coordonner deux faits (le fait de l'image propositionnelle telle que commandée par le mode de projection, et le fait vérificateur lui-même) par la coordination des objets de ces faits (chaque nom avec son référent).
En traitant l'image propositionnelle non plus comme un objet mais comme un fait isomorphe à un autre fait dont elle est supposée être la projection, Wittgenstein réalise une économie ontologique considérable : celle du sujet psychologique. Pour Wittgenstein, le signe propositionnel n'est plus, à aucun moment, la projection mentale interne, privée et subjective d'un fait réel dans une sorte de chambre noire plus ou moins mystérieuse, mais une projection physique externe, publique et objective dudit fait, autrement dit un fait elle-même (Tractatus, 2.12-4.01). Et, bien entendu, s'il s'avère, comme nous l'avons suggéré supra, que le contenu sémantique de la croyance d'Othello (je crois que Desdémone aime Cassio) doit être le même que celui de la proposition enchâssée (Desdémone aime Cassio), c'est bien parce que la croyance, pas plus que la proposition, n'a besoin d'un porteur, au sens psychologique du terme (Tractatus, 5.5421), ce qui induirait de l'opacité, de la distorsion dans les conditions de vérité de la proposition enchâssée dans le contexte de croyance : l'une et l'autre sont des faits, c'est-à-dire des connexions d'objets4 dont la fonction est de modéliser un autre fait, le fait réputé réel dont on prétend dire quelque chose avec vérité. Voilà pourquoi un contexte de croyance n'est, pas plus qu'un contexte de connaissance, un contexte intensionnel.
En traitant l'image propositionnelle non plus comme un objet mais comme un fait isomorphe à un autre fait dont elle est supposée être la projection, Wittgenstein réalise une économie ontologique considérable : celle du sujet psychologique. Pour Wittgenstein, le signe propositionnel n'est plus, à aucun moment, la projection mentale interne, privée et subjective d'un fait réel dans une sorte de chambre noire plus ou moins mystérieuse, mais une projection physique externe, publique et objective dudit fait, autrement dit un fait elle-même (Tractatus, 2.12-4.01). Et, bien entendu, s'il s'avère, comme nous l'avons suggéré supra, que le contenu sémantique de la croyance d'Othello (je crois que Desdémone aime Cassio) doit être le même que celui de la proposition enchâssée (Desdémone aime Cassio), c'est bien parce que la croyance, pas plus que la proposition, n'a besoin d'un porteur, au sens psychologique du terme (Tractatus, 5.5421), ce qui induirait de l'opacité, de la distorsion dans les conditions de vérité de la proposition enchâssée dans le contexte de croyance : l'une et l'autre sont des faits, c'est-à-dire des connexions d'objets4 dont la fonction est de modéliser un autre fait, le fait réputé réel dont on prétend dire quelque chose avec vérité. Voilà pourquoi un contexte de croyance n'est, pas plus qu'un contexte de connaissance, un contexte intensionnel.
Pourtant,
objectera-t-on enfin, en affirmant que l'extensionnalité d'une
proposition douée de sens n'est pas modifiée par son insertion dans
un contexte de croyance, Wittgenstein prend le risque de s'éloigner
dangereusement du sens commun. Il est probable que celui à qui on
proposerait de remplacer Othello
croit
que
Desdémone aime Cassio
par Othello
sait
que
Desdémone aime Cassio
ou bien le
fidèle croit
que Dieu
existe par
le
fidèle sait
que Dieu
existe
serait surpris.
Nous aborderons, donc, pour terminer, un des problèmes que
Wittgenstein aura traité avec le plus de profondeur et
d'originalité, surtout dans ce qu'il est convenu d'appeler "sa
deuxième philosophie" mais qui se trouve déjà bien spécifié dans le Tractatus :
celui
du voir
quelque chose comme ceci ou cela.
Dans l'aphorisme 5.5423,
voici ce que nous lisons : "percevoir
un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont
dans telle ou telle relation. Ceci
explique bien aussi que l’on puisse voir de deux manières la
figure [Cube
de Necker] et de même
pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons réellement
deux faits distincts".
L'exemple que donne Wittgenstein ici est intéressant
à plus d'un titre. D'abord parce que nous sommes en présence d'une
image au sens d'une banale
représentation
graphique et non plus
d'un signe propositionnel analysable en ses composants élémentaires. Ensuite parce que ce qui est interprété
généralement comme une illusion d'optique (je vois un cube dans
un espace à
trois dimensions) versus
la
perception réelle d'un objet (il y a deux
carrés et deux parallélogrammes dans
un espace à deux dimensions) est analogue à l'opposition que l'on
fait tout aussi généralement entre une croyance (je crois qu'il y a
là un cube) et une connaissance (je sais qu'il n'y a en réalité
que deux
carrés et deux parallélogrammes).
Enfin parce que,
en marquant a les
sommets d'un des deux carrés "réels" de l'image et b
ceux de l'autre, comme le fait remarquer Wittgenstein, on ne se
contente pas de voir un cube, "si
je regarde tout d’abord les sommets a,
et seulement marginalement les sommets b,
a
paraît être en avant ; et vice
versa"(Tractatus,
5.5423).
Pour Wittgenstein, il est clair que si je perçois l'image comme
l'image
d'un cube orienté de telle façon plutôt que de telle autre, c'est précisément parce qu'il
est tout à fait possible que les éléments de cette image (ici, les points qui figurent les sommets et les segments qui figurent les
arêtes) entretiennent réellement entre eux les mêmes relations que les
référents réels de ces éléments (les sommets et les arêtes d'un
cube réel donné dans les trois dimensions de l'espace physique).
Il est courant de qualifier d'"illusion d'optique" ce va-et-vient de l'imagination entre deux possibilités concurrentes de connexion dans l'espace physique des référents d'une image visuelle. Il reste que, pour Wittgenstein, dire j'ai
l'illusion d'un cube avec la face a
en avant,
dire je
crois qu'il y a là un cube avec la face a
en avant,
ou dire je
perçois là un cube avec la face a
en avant,
sont trois manières de dire
la
même chose, c'est-à-dire d'énoncer des propositions qui ont
exactement
le
même contenu sémantique.
En d'autres termes, il n'existe pas, pour Wittgenstein, de point de vue de Sirius, ni
perceptif (cf. Sentir
et Percevoir : une Distinction Problématique),
ni cognitif, de point de vue absolu, de point de vue de tous les points de vue, une sorte d'entendement divin leibnizien.
De sorte que ce qu'on peut sans difficulté appeler l'illusion dont
est victime Othello lorsqu'il croit que Desdémone aime Cassio peut
s'expliquer de manière tout à fait simple
: il
a bien fallu qu'il perçoive un fait réel concernant les relations
de sa femme avec Cassio (ce fameux mouchoir perfidement introduit par
Iago !), fait qu'il perçoit comme une preuve irréfutable de relation amoureuse.
Évidemment,
nous
(les
spectateurs) savons
que ce n'est pas la bonne manière de voir les choses. Mais, premièrement, la perception par Othello de la situation qui fait l'objet de la tragédie shakespearienne comme une histoire d'amour entre Desdémone et Cassio, est analogue à la perception que nous pouvons avoir du Cube
de Necker comme d'un cube en trois dimensions avec la face a en avant : dans les deux cas, comme le dit Wittgenstein en Tratatus 5.5423, un certain complexe d'objets réels entretenant entre eux certaines relations factuelles est vu comme ceci plutôt que comme cela. Et il ne sert à rien, en l'occurrence, de faire intervenir des considérations psycho-pathologiques compliquées pour rendre compte de ce phénomène, au fond, fort banal : tout ce que nous percevons est perçu comme (als gesehen) quelque chose5. Ensuite, qu'est-ce que ça
veut dire que nous savons
qu'Othello ne voit pas les choses correctement ? De
la même manière que celui qui ne
voit que le Cube
de Necker sur le papier croira
voir un cube en trois dimensions,
tandis que celui qui
verra
le Cube
de Necker plus
le
papier sur
fond duquel la figure est dessinée saura
qu'il n'y a pas de cube mais seulement des carrés et des
parallélogrammes en deux dimensions. De même, ce pauvre Othello qui ne
voit que
Desdémone, Cassio et le mouchoir croit
qu'il y a là tous les éléments d'une relation amoureuse, tandis
que celui qui verra Desdémone, Cassio, le mouchoir plus
l'abominable
Iago en arrière plan saura
qu'il
n'y a pas de relation amoureuse mais seulement un odieux stratagème.
Nous
qualifions notre point de vue de savoir
et celui d'Othello de croyance
parce
que la même proposition (Desdémone
aime Cassio)
dotée
du même contenu sémantique ("Desdémone aime Cassio")
dans les deux points de vue6
est comparée
à la réalité avec une série de critères de
comparaison qui
sont quantitativement et/ou qualitativement réputés plus complets dans un cas que dans l'autre.
Mais imaginons un instant qu'un écrivain ou un psychanalyste fasse
avec le couple Othello-Desdémone ce que Joyce a fait avec Ulysse et
Pénélope et nous convainque,
avec une nouvelle série de critères,
qu'il y avait un réel
désir
d'adultère de la part de Desdémone : où
serait la croyance
et où la connaissance
alors ? On pourra toujours objecter que la croyance d'Othello ne se
justifiant que par un ensemble notoirement insuffisant de critères
ne se transforme pas ipso
facto en
connaissance du simple fait de
sa véracité
(cf. Platon, Théétète 201d : il ne suffit pas que la croyance soit vraie, encore faut-il qu'elle
soit justifiée par de bonnes
raisons).
Certes, mais dans quelle mesure ce que nous pensions être notre
connaissance,
à nous,
spectateurs, ne mériterait-elle pas alors
aussi
le qualificatif de croyance ? Il semble bien que la seule justification pragmatique que l'on puisse inférer de la lecture du Tractatus pour justifier la supériorité de la clause "je sais que ..." sur la clause "je crois que ...", soit la décision d'adopter un système de projection du réel plutôt qu'un autre : percevoir les sommets a du Cube
de Necker en avant, ou encore, refuser la tridimensionalité induite par la perspective. Là encore, c'est le voir comme (sehen als) qui est en jeu.
Y a-t-il donc, chez Wittgenstein, une forme de scepticisme ? Non dans la mesure où Wittgenstein ne nie nullement, bien au contraire, qu'une connaissance vraie dans un sens rigoureusement scientifique soit possible. De relativisme alors ? Non plus puisque Wittgenstein admet de manière on ne peut plus explicite qu'il existe du nécessaire, de l'absolu, de l'incontestable, lequel réside précisément dans ce que Bouveresse appellera "la force de la règle". Ou bien d'idéalisme ? Encore moins puisque Wittgenstein n'a jamais cessé de rappeler que la connaissance, aussi incertaine et provisoire qu'elle puisse être, n'est jamais vraie qu'en vertu d'une comparaison avec la réalité physique, publique et objective. Bien plutôt, dire que la connaissance est vraie tout en étant incertaine, c'est dire que la vérité est l'une des polarités possibles (avec la fausseté) de toute proposition douée de sens, tandis que la certitude qualifie toujours le système de référence sans lequel il n'y aurait pas de telles propositions, conception que Wittgenstein ne trouvera son développement définitif que dans de la Certitude. Et dire que la connaissance vraie, toujours possible, jamais certaine, n'est in fine, que l'autre nom de la croyance, c'est dire que je crois que p n'est que le rappel sémantique de la contingence de p et que sa justification, relativement au simple énoncé de p, n'apparaîtra que dans les Recherches Philosophiques sous la forme d'une asymétrie entre je crois que p et, non pas p (qui restera équivalent à je crois que p), mais il croit que p comme convention pragmatique d'attribution au locuteur d'un contenu mental privé, intensionnel et subjectif.
1Notons
que Frege distingue les croyances et les pensées. Une pensée (ein
Gedanke) est le mode de
présentation (die Art des Gegebenseins) de la dénotation objective (die Bedeutung, laquelle appartient au 1° monde)
d'une proposition et, à ce titre, appartient au monde des significations objectives (Sinne, 2°monde) et non pas au monde des
représentations privées (3° monde), ce qui est le cas des croyances (Glauben).
2L'idée
qu'une proposition authentique est la description d'un fait-possible
plutôt que la description-possible d'un fait existant de toute
éternité n'est sans doute pas étrangère aux prises de position
intuitivistes ultérieures de Wittgenstein en mathématiques. Nous
ne discuterons pas ici ce problème et renvoyons à l'ouvrage de
Jacques Bouveresse le Pays des Possibles : Wittgenstein, les
Mathématiques et le Monde Réel.
3À
la
manière de Frege
(cf.
Sens
et Dénotation des Noms Propres chez Frege).
Russell est beaucoup plus prudent que Frege sur ce point (cf. la
Théorie Russellienne des Descriptions)
sans toutefois en tirer des conclusions aussi radicales que
Wittgenstein.
4Wittgenstein
a, sur ce point, une position plus frégéenne que russellienne.
Tandis que, pour Russell, une proposition authentique n'est pas composée de
mots mais des entités désignées par les mots, pour Wittgenstein,
comme pour Frege, elle est composée des mots en tant que ceux-ci
tiennent lieu des entités en question. Toutefois, à la différence
de Frege, les mots ne sont pas, pour Wittgenstein, des modes de
présentation mais plutôt des modes de projection desdites entités
(cf. Tractatus 3.14 à
3.1431).
Dans le premier cas, on insiste sur les propriétés des entités,
dans le second cas, sur leurs relations
réciproques dans un état de choses.
5On
peut toujours expliquer ce phénomène à la manière de Freud (cf. l'Avenir
d'une Illusion) en faisant
intervenir le désir inconscient
comme facteur d'illusion, par opposition au jugement conscient qui,
lui, peut être dans l'erreur mais pas dans l'illusion. Mais
Wittgenstein réfuterait bien évidemment l'évidence de cette
distinction entre illusion et erreur et préférerait, à tout
prendre, le traitement de l'illusion que font les phénoménologues
(cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception)
en termes d'intentionnalité. C'est précisément la voie qu'a explorée Elizabeth Anscombe en considérant, sur la base de la philosophie wittgensteinienne, l'intention en jeu dans tout phénomène perceptif (en tout cas, chez les êtres humains).
6J'incline
à penser que le jeu permanent entre ce que croit un
personnage et ce que sait
un autre personnage ou bien le lecteur (ou
le spectateur)
d'une oeuvre littéraire
(ou théâtrale, ou cinématographique), ou encore entre ce que
croit ou sait
l'un de ceux-ci à l'instant t
comparé à ce qu'il croira
ou saura à l'instant
t+n est un puissant
ressort du génie narratif, et pas seulement dans
le cas du roman policier. Ainsi, dans une lettre du 7 février 1914
à Jacques Rivière, Marcel Proust écrit-il à
propos de sa quête de la vérité dans à
la Recherche du Temps Perdu
: "je
suis [...] forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire
que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur
crois que je les tiens pour la vérité".
Les "erreurs" en question ne sont rien d'autre que des
croyances, c'est-à-dire des points de vue monadiques au sens
leibnizien de perceptions mutilées et confuses, tenus
rétrospectivement pour faux. Mais
l'intérêt narratif du fait de "peindre ces erreurs"
réside justement, me semble-t-il, dans les raisons qu'ont les
personnages et/ou les lecteurs de les tenir provisoirement pour
vraies.
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