"Le
projet de loi propose d’insérer un article 143 dans le code civil
consacrant le mariage pour tous les couples ainsi rédigé :
« Le
mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de
même sexe. »"
(cf. le
site de l'Assemblée Nationale,
3.1.1).
Je
vais tenter ici de faire à propos de ce projet de loi ce que doit
faire le philosophe : montrer que "la
rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont
elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à
convaincre ; devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en
savoir plus que n’en savent les connaisseurs."(Platon,
Gorgias,
459b). Mon dessein n'est pas ici de défendre une réforme purement formelle dont l'actualité ne me semble pas, qui plus est, dépourvue de toute arrière-pensée idéologique, mais bien plutôt de dénoncer et de pourfendre l'imposture lexicale et sémantique dans laquelle se complaisent manifestement quelques uns de ses adversaires les plus acharnés et les plus bruyants (à défaut d'être brillants !) en faisant passer pour importantes et profondes des difficultés qui ne sont, le plus souvent, que de grossières confusions conceptuelles qui, assurément, nous en apprennent davantage sur leurs auteurs que sur l'objet du débat.
Commençons, justement, par nous insurger contre
la manière dont les media (après avoir, comme de bien entendu, enrôlé sous leur bannière un certain nombre de ces "philosophes" qui, en cette occurrence comme en d'autres, ne savent pas résister à la tentation de se comporter en ce que Nizan appelle des "chiens de Garde" de l'ordre établi, cf. Philosophie
et Journalisme ainsi que, infra, le cas particulier des psychanalystes) ont
pris le parti de présenter ledit objet du débat : pour ou contre le
"mariage pour tous" (dans le meilleur des cas :
présentation large), pour ou contre le "mariage homosexuel"
(dans le cas moyen), pour ou contre le "mariage gay"
(dans le pire des cas : présentation étroite). D'abord, nous ferons humblement remarquer à ceux qui colportent de telles formules que la forme des expressions "mariage homosexuel" ou "mariage gay" est aussi grammaticalement incorrecte que celle de "geste citoyen" ou "malaise lycéen" puisque ces soi-disant adjectifs n'existent tout simplement pas mais sont en fait des substantifs : s'il y a un sens à parler du mariage des homosexuels, ou bien pour les homosexuels, en revanche un mariage peut être dit civil ou religieux, discret ou fastueux, réussi ou raté, mais certainement pas "homosexuel" ou "hétérosexuel". Disons que, là comme en bien des circonstances, l'impropriété de la forme du discours laisse mal augurer de la maîtrise du fond de l'affaire et que ceux qui brutalisent sans vergogne cet instrument privilégié de la pensée qu'est le langage ne sont jamais très loin de brutaliser aussi ladite pensée, si ce n'est les être pensants eux-mêmes. Or, précisément, il est clair que, introduit par de telles formules (y compris "mariage pour tous"), il n'y a guère à s'étonner que le projet de loi
donne lieu à des réactions quelque peu irrationnelles ("bientôt, on pourra épouser des
animaux !" ou bien "maintenant, il n'y en a plus que pour
les pédés !") de
la part d'une opinion qui ne "connaît" des problèmes évoqués dans les media que les formules lapidaires (et grammaticalement fautives !) par lesquelles on les lui présente. Car le problème, tel qu'il devrait être annoncé par les media si ces derniers avaient réellement le souci d'informer et pas seulement celui de soigner leur audience, le problème tel qu'il devrait donc faire l'objet du débat est tout
autre : il s'agit en effet d'un "projet
de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même
sexe"(loc. cit. titre).
Et qu'on ne vienne pas me dire que "mariage pour tous", "mariage pour les homosexuels", "mariage pour les gays" et "mariage pour les couples de personnes de même sexe", sont des expressions de même sens. À vouloir à tout prix trouver des formules percutantes assimilables par le plus grand nombre afin de "gagner des parts de marché", les media prennent le risque de caricaturer plutôt que de
synthétiser. Imaginez
qu'au lieu de "Déclaration Universelle des Droits de l'Homme",
on dise "Déclaration Universelle des Droits des Êtres Vivants"
(présentation large) ou bien "Déclaration Universelle des
Droits des Juifs" (présentation étroite) et vous comprendrez
sans peine la difficulté. Les "Droits de l'Homme" ne s'étendent pas à
tous les êtres vivants et ne se restreignent pas non plus aux seuls Juifs. Or, ce
qui semble aller de soi ici, ne saute pas aux yeux là : en
parlant de "mariage pour les gays"
ou même (avec un terme moins restrictif car incluant les lesbiennes)
de "mariage pour les homosexuels", on emploie des termes qui, outre qu'ils modifient la lettre du projet de loi (puisque les expressions "mariage pour tous", "mariage homosexuel", "mariage gay" n'y figurent pas), en pervertissent surtout l'esprit : "mariage pour tous" laisse ouverte la possibilité que n'importe qui épouse n'importe qui, auquel cas, on ne voit pas très bien en quoi on aurait besoin d'une loi pour le réglementer, "mariage pour les homosexuels" et, pire, "mariage pour les gays" laissent entendre, d'une part que deux hétérosexuels de même sexe (par exemple deux excellents amis) ne seraient pas concernés par ces dispositions, d'autre part que celles-ci créeraient de nouveaux droits pour les seuls homosexuels ou, pire, pour les seuls gays, trois interprétations qui sont également fausses : "il ne s’agit pas de réformer
l’institution du mariage. [...] Il ne modifie pas le droit
existant, applicable aux couples de personnes de sexe différent."(cf. le
site de l'Assemblée Nationale). Par ailleurs, et ce n'est pas le moins grave, les formules "mariage homosexuel" et "mariage gay" sont loin d'être dépourvues de connotations dépréciatives dans
l'opinion publique et dans les media. De même que, si l'on eût parlé de
"Droits des Juifs" en 1948, c'eût été, à juste titre,
perçu, au mieux comme une maladresse, au pire comme une
malveillance. Et si on ne dit pas aujourd'hui (en tout cas dans
l'espace public) "mariage pour les pédés et les gouines",
c'est, de même qu'on n'eût pas osé "Droits des Youpins",
probablement juste parce que ces propos sont pénalement constitutifs
d'un délit d'injure de la part de leurs auteurs. Aussi, parlerai-je
désormais de "l'affaire de l'art.143", à la fois pour
corriger le détournement médiatique en faisant droit à la réalité
objective et, en même temps, pour inclure avec le terme "affaire"
l'atmosphère délétère dans laquelle baigne le débat. On verra en
tout cas, dans la suite de l'article, à quel point le choix (ou
l'occultation) des termes pour en introduire (ou en taire) certains
aspects prédétermine ce débat où l'ignorance et la bêtise le
disputent souvent à la méchanceté et à la perversité.
L'un
des arguments rhétoriques le plus souvent utilisés lorsqu'il s'agit
de vouer aux gémonies une innovation sociale1
en en précipitant directement la représentation vers le cerveau
reptilien des êtres humains afin de décourager par avance toute
tentative de réflexion rationnelle consiste à en invoquer les
conséquences en termes
catastrophistes. Un site internet qui me semble, à cet égard, tout
à fait représentatif de cette tendance est Infoselec.net
qui intitule son dossier, d'ailleurs fort abondamment documenté,
"contre
le mariage gay [sic !] et l'homoparentalité - Pour les droits de l'enfant :
des arguments forts portés par des personnalités de toutes
tendances".
Bien que l'amalgame fasse craindre un inventaire à la Prévert, il y
a là cependant, à défaut de cohérence logique, une remarquable
unité sémantique, confirmée par l'impressionnante monotonie
lexicale du contenu et qui vient du ressassement ad
nauseam,
en fait d'"arguments
forts portés par des personnalités de toutes tendances",
d'un argument unique décliné sous des développements (à peine)
différents : si la loi est adoptée, nous courons à la catastrophe.
Quelle catastrophe ? Le dossier la conclut sans détour : "le
risque d'ouvrir la boîte de Pandore ? Une nouvelle revendication
émergente : polyamour et trouples"(loc.
cit.).
Ah, la boîte de Pandore ! Tous les malheurs du monde ! Rien que ça
? Et c'est quoi, pour nos journalistes virtuels, "tous les
malheurs du monde" ? "Polyamour
[sic
!]
et trouples [re-sic
!]".
En gros (d'après ce que j'ai compris, pour "polyamour"
du moins, parce que, pour "trouples",
si quelqu'un peut m'expliquer ...), si, ce qu'à Dieu ne plaise, ce
funeste projet de loi venait à être adopté, eh bien la famille
traditionnelle ("Papa, Maman" comme disait Deleuze) serait
abolie et (on voit tout de suite le lien de consécution) la débauche
sexuelle sans limite serait institutionnalisée, car, qu'on ne s'y
trompe pas, c'est "une
nouvelle revendication émergente".
Revendication qui émerge de qui, demanderez-vous ? Élémentaire,
mes chers Watson ! Revendication de la part de toute cette lie de
l'humanité qui avance masquée et qui fait du lobbying
pour saper le pilier institutionnel et moral de notre belle
civilisation, à savoir ... la famille. Sans m'étendre outre mesure
sur l'irrationalité d'une défense et illustration de la famille dont les défenseurs devraient, tout au contraire, se réjouir de voir s'y rallier toute une
frange de la population jusque là non concernée par, voire hostile
à elle, ni sur les aspects clairement hystériques d'une version
d'une thèse conspirationniste déjà passablement usée aux épreuves
passées de l'institution du divorce, de celle de la PMA, puis de
l'IVG, puis du PACS, et à laquelle, à n'en point douter, nous
aurons encore droit lorsqu'il s'agira de débattre sur le droit à
l'euthanasie, je terminerai l'examen de cet argument en faisant deux
brèves remarques :
-
d'abord, comme le précise le document mis en ligne sur le
site de l'Assemblée Nationale,
la France n'est pas le premier État à désirer ouvrir l'institution
du mariage aux couples de même sexe : "six
pays, en Europe, ont légalisé le mariage entre personnes de même
sexe, les Pays-Bas ont été les premiers en 2001, suivis de la
Belgique en 2003, de l’Espagne en 2005, de la Norvège et de la
Suède en 2009, et du Portugal en 2010. Dans ces six pays, le régime
applicable au mariage entre personnes de même sexe est identique à
celui appliqué au mariage entre personnes de sexe différent"(loc.
cit.,
1.3.1.b) ; eh bien, le croirez-vous, aucun de ces pays ne s'est
encore, pour autant que nous le sachions, sodome-et-gomorrhisé ; ne
fût-ce qu'en raison de la stabilité de la demande de mariage entre
personnes de même sexe à un niveau tout à fait marginal (autour de
2% en Espagne, de 5% en Belgique, sources loc.
cit.)
-
ensuite, il semble aller de soi que toute réforme sociale, quelles
que soient son ampleur et sa profondeur, doive obligatoirement tenir
compte de ses conséquences prévisibles ; mais rien n'est moins sûr
: Max Weber distingue "l'éthique de responsabilité" comme
comportement tourné vers le mieux-vivre et accompagné d'un
sentiment de responsabilité à l'égard des conséquences de nos
actes, et "l'éthique de conviction" qui est un
comportement fondé sur l'adhésion de l'agent à un ou plusieurs
principes intangibles2
; or, précisément, s'agissant de l'affaire de l'art.143, je ne vois
pas pourquoi l'éthique de conviction ne suffirait pas à motiver les
promoteurs et les partisans du projet loi, comme cela est souvent le
cas dans l'action révolutionnaire, comme cela l'a été pour la
plupart des faits de Résistance, et comme ce le fut aussi
probablement lors de l'abolition de l'esclavage ou, beaucoup plus
récemment, de la peine de mort ("dans l'Histoire, rien de grand
ne s'est jamais fait sans éthique de conviction !" pourrait-on
dire, pour parodier Hegel3)
; de même, il est flagrant que c'est de cette dernière démarche,
et non d'une éthique de responsabilité conséquentialiste, que
procède majoritairement l'opposition à ce projet de loi, et,
notamment, tout réquisitoire catastrophiste qui, à des conséquences
statistiquement projetables, en préfère d'autres qui sont
dogmatiquement fantasmées.
Et
si j'insiste sur le caractère dogmatique de la fantasmagorie
catastrophiste, c'est que, traditionnellement, et comme par hasard,
les clergés s'invitent systématiquement dans tout débat de ce
genre qui donnent invariablement à la catastrophe le caractère d'un
apocalypse. Le débat sur l'art. 143 n'y aura, évidemment, pas
échappé. Ainsi, M. Dalil Boubakeur, Recteur de la Grande Mosquée
de Paris, déclare-t-il : "[le
mariage entre personnes de même sexe] est un acte volontaire qui met
ces deux personnes en marge de la communauté musulmane.
C’est
un choix qui les écarte des valeurs de l’Islam. En s’affichant
ainsi ils font en sorte de ne plus être reconnus par la Oumma, la
communauté des musulmans. [...] Parce que l’hétérosexualité est
nécessaire pour prolonger l’œuvre de Dieu et entrer dans le
projet de vie. Cela relève des principes religieux. [...] Nous
n’avons pas à intervenir dans les lois de la nature. L’être est
comme il naît."(interview
donnée à LGP-Marseille).
Pour sa part, M. Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, rappelle
que "la
complémentarité homme-femme est un principe structurant dans le
judaïsme. [...] Ce principe trouve, pour moi, son fondement dans la
Bible [...] : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de
Dieu il le créa, il les créa homme et femme » (Genèse 1, 27). Le
récit biblique fonde la différence sexuelle dans l’acte créateur.
[...] L’expérience de la différence sexuelle devient ainsi le
modèle de toute expérience de la transcendance qui désigne une
relation indissoluble avec une réalité absolument inaccessible.
[...] Si ce n’est plus l’identité sexuelle des individus qui
prime mais leur orientation sexuelle, [...] pourquoi ne pas
institutionnaliser l’union de deux personnes, quelles qu’elles
soient ? [...] Face à cette déferlante de revendications, il est
légitime de se demander si l’objectif des militants n’est pas
finalement la destruction pure et simple du mariage et de la
famille."(extrait
de son ouvrage Mariage Homosexuel [sic !], Homoparentalité et Adoption).
Quant à Sa Sainteté Benoït XVI, Pape de l'Église Romaine
Catholique, il dénonce "l'atteinte
à l'authentique forme de la famille, constituée d'un père, d'une
mère et d'un enfant – une atteinte à laquelle nous nous
trouvons exposés aujourd'hui – parvient à une dimension encore
plus profonde. [...] Si jusqu'ici nous avons vu comme cause de la
crise de la famille un malentendu sur l'essence de la liberté
humaine, il devient clair maintenant qu'ici est en jeu la vision de
l'être même, de ce que signifie en réalité le fait d'être une
personne humaine."(voeux
à la Curie Romaine, rapportés par le
Monde).
Bien entendu, tout le monde a le droit d'avoir des convictions
défavorables au projet de loi sur l'art.143, lesquelles convictions
peuvent sans doute constituer des principes éthiques intangibles au
sens de Weber évoqué supra,
principes éthiques dont une certaine pratique religieuse est
susceptible, pourquoi pas, de constituer la source d'inspiration4.
Rien de tout cela ne me semble vraiment problématique5.
En revanche, une fois déconnecté d'une certaine pratique liturgique
destinée à magnifier métaphoriquement la beauté sacrée de la
vie, ou une fois abstrait d'une réflexion métaphysique approfondie
dont nos trois représentants cultuels sont d'ailleurs coutumiers, en
quoi l'argument selon lequel Dieu nous aurait créés homme et femme
peut-il aider quiconque à y voir plus clair quant à la portée, aux
limites et aux enjeux du projet de loi en question ? Certes, on voit
mal comment l'idée d'accorder le droit au mariage, à l'adoption ou
à la procréation assistée à des personnes de même sexe pourrait
s'insérer dans les schèmes conceptuels respectifs de ce Pape, de ce
Rabbin ou de cet Imam6.
Mais que l'individu Lambda aille répétant que le projet de loi est
un scandale au seul motif que Dieu nous a créés homme et femme est
à peu près aussi délirant que s'il s'opposait à une
transplantation d'organe au seul motif que Dieu a tiré Adam de la
terre glaise ! Comme le fait remarquer Wittgenstein, les croyances
religieuses, pour respectables, et peut-être même nécessaires
qu'elles soient, ne sont pas cependant des connaissances, a
fortiori des
connaissances vraies7.
C'est pourquoi je trouve proprement scandaleux, tout particulièrement
dans un pays laïc comme le nôtre, que d'éminentes personnalités
cultuelles (et encore, ne se borne-t-on là qu'à des représentants
des trois principaux cultes pratiqués dans notre pays) se prévalent,
sous couvert de liberté d'expression, de leur autorité spirituelle
pour, sinon, créer, du moins entretenir, en tout cas exploiter cette
obscurité et cette confusion de la pensée qui est le propre même
de l'ignorance, personnalités qui "savent
bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître
l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments,
l'unique appui de leur autorité"(Spinoza,
Éthique,
I, app.). Et de la même façon que la gent journalistique
instrumentalise l'angoisse des plus fragiles devant l'avenir et
l'autorité des media
auprès d'eux, de la même façon, la gent cléricale instrumentalise
le conformisme religieux des fidèles et l'autorité de la théologie
à leur égard.
Cela
dit, le débat à propos de l'art.143 nous aura quand même gratifié
d'une innovation rhétorique en matière d'instrumentalisation des
références. Car, faire appel aux courants réactionnaires que sont
massivement les media
et les clergés pour faire échec au progrès social est une chose,
mais enrégimenter au service de la réaction une force
traditionnellement progressiste, voilà qui est beaucoup plus fort.
Or, c'est précisément ce que d'aucuns auront, sinon réalisé, du
moins tenter de faire, avec la psychanalyse. Disons tout de suite
que, le 13 janvier 2013, 560 psychanalystes ont signé une pétition
intitulée des
Psychanalystes face à l'Égalité des Droits et le "Mariage
pour Tous"
et qui commence par "nous,
psychanalystes (ou en formation psychanalytique), souhaitons par ce
communiqué exprimer que « La psychanalyse » ne peut être invoquée
pour s’opposer à un projet de loi visant l’égalité des droits.
Au contraire, notre rapport à la psychanalyse nous empêche de nous
en servir comme une morale ou une religion. En conséquence, nous
tenons à inviter le législateur à la plus extrême prudence
concernant toute référence à la psychanalyse afin de justifier
l’idéalisation d’un seul modèle familial."(loc.cit.).
Cette pétition entend, entre autres, réagir contre les prises de
position médiatiques (cf. Infoselec.net)
d'un certain nombre d'autres psychanalystes qui, sur le même ton
apocalyptique que nos prophètes médiatico-cléricaux, martelaient
comme un grand invariant anthropologique tout autant qu'une nécessité
psychologique inquestionnable le fait que l'identité personnelle,
notamment sexuelle, d'un enfant ne puisse se construire en dehors
d'un modèle familial unique dans lequel un papa cohabite avec une
maman. Passons rapidement sur l'hommage que le vice de la pensée
unique véhiculée par les media
et qui, il n'y a pas si longtemps, portait aux nues un pamphlet
haineux et caricatural intitulé le
Livre Noir de la Psychanalyse
émanant du lobby
cognitivo-comportementaliste, rend à présent à la vertu
psychanalytique dont le retour en grâce auprès d'elle est tout à
fait miraculeux ! Ne nous intéressons qu'au lien logique qui est
censé exister entre des prémisses "psychanalytiques" du
raisonnement et la conclusion "donc ce projet de loi doit être
rejeté". Il est facile de voir qu'il n'y en a pas puisque ces
psychanalystes apportent dans le débat l'autorité que leur confère
leur statut et rien d'autre. Pas le moindre argument tiré du corpus
psychanalytique. Et pour cause : s'il n'y existe pas d'argument
décisif en faveur du projet de loi (d'où l'attitude prudente des
signataires de la pétition qui, sans se soustraire au débat,
refusent néanmoins de le "psychanalyser"), il n'en existe
certainement pas non plus qui puisse pencher en sa défaveur. Tout au
contraire, il n'est pas de psychanalyste sérieux qui ignore à quel
point le courant freudien, tout autant que le courant lacanien,
témoignent du caractère éminemment problématique du fait familial
et de ces soi-disant évidences selon lesquelles l'ouverture du
mariage aux personnes de même sexe serait contre nature,
l'homosexualité une perversion, le couple hétéro-sexuel une
nécessité éducative. Anti-naturel le fait d'avoir deux parents de
même sexe ? Oui, et alors ? "La
culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par
lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et
qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la
nature et la réglementation des relations des hommes entre eux.
"(Freud,
Malaise
dans la Culture)
: la culture peut s'éloigner de la nature, et même doit, dans
certains cas, le faire pour nous en protéger, notamment lorsqu'il
s'agit de réglementer les relations sociales. On est plein coeur
du débat. Une perversion, l'homosexualité ? Encore une fois : oui
et alors ? "La
disposition à la perversion n'est pas quelque chose de rare et de
particulier, mais est une partie de la constitution dite
normale"(Freud,
trois
Essais sur la Théorie de la Sexualité),
voulant dire par là que tout comportement érotique non-conforme à
l'instinct naturel de perpétuation de la vie est réputé pervers,
ce qui, d'une part, fait de la perversion un concept purement
descriptif et non normatif, d'autre part, concerne tous les
comportements érotiques (tant homosexuels, qu'hétérosexuels) dont
la finalité n'est pas la procréation naturelle8.
Nécessité éducative, l'hétéro-parentalité ? Absolument pas.
"Toute
l’interrogation
freudienne se résume à ceci : qu’est-ce qu’être un père ? Ce
fut pour Freud le problème central, le point fécond à partir
duquel toute sa recherche est, véritablement, orientée. [...] Le
père, on peut s’en passer, à condition de s’en servir"(Lacan,
au-delà
du Principe de Plaisir).
Et effectivement, pour Freud, "tout
être humain se voit imposer la tâche de maîtriser le complexe
d’Œdipe"(trois
Essais sur la Théorie de la Sexualité).
Le père, c'est celui qu'on désire tuer parce qu'il impose des
restrictions à la satisfaction des pulsions, mais qu'on ne tue pas
parce qu'on finit par intégrer ces restrictions à un niveau
impersonnel et abstrait. D'où l'aphorisme de Lacan : père et mère
sont des fonctions symboliques assurées par des structures
signifiantes ("à
condition de s'en servir")
et non pas des fonctions biologiques ("on
peut s'en passer").
En d'autres termes, et c'est bien ce qui nous importe ici, il n'est
nullement nécessaire que le père, qui signifie la loi, le non aux
pulsions, soit le géniteur, ni même un homme. Symétriquement, il
n'est pas non plus nécessaire que la mère, qui signifie la caresse,
le oui au plaisir, soit la génitrice, ni même une femme.
Enfin,
et même si l'homosexualité n'est pas l'objet central du projet de loi, "il
n’est pas inutile non plus de faire un retour aux prises de
position de Freud [qui] signa une pétition [...] demandant
l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal allemand réprimant
l’homosexualité masculine"(pétition
citée supra)
et abandonner
les enjeux fictifs et fantasmés du projet de loi pour
dire un mot de son enjeu explicite et objectif : plus d'égalité, ou, pour être plus exact, moins d'inégalité à l'égard d'une orientation sexuelle traditionnellement stigmatisée dans nos sociétés, et pas seulement en termes de grasses plaisanteries aux comptoirs des cafés.
Faut-il
rappeler, par exemple, qu'il a fallu attendre, en France, juin 1981 pour que fût
officiellement aboli le fichage des homosexuels par les préfectures
de police, et la loi du 27 juillet 1982 pour que l'homosexualité n'y
fût plus considérée comme un délit passible de sanctions pénales,
qu'il faudra patienter jusqu'au 17 mai 1990 pour que l'homosexualité
fût officiellement rayée de la liste des maladies mentales par
l'OMS ! Aussi, loin des figurations métaphysiquement ou
esthétiquement idéalisées de l'homosexualité masculine que l'on
trouve, par exemple, chez Platon (le
Banquet,
Phèdre)
ou Homère (l'Iliade),
la littérature moderne nous a parfois gratifiés de tableaux
poignants de la condition homosexuelle réelle. Faisant, dans les
années 1910 une analogie entre la question homosexuelle et la
question juive, analogie dont l'auteur ne sait pas encore à quel
point la barbarie nazie la justifiera quelques décennies plus tard,
Marcel Proust dresse un inventaire terrible des caractères de cette
"race maudite" :
"Race maudite puisque ce qui est pour elle l'idéal de la beauté et l'aliment du désir est aussi l'objet de la honte et la peur du châtiment, et qu'elle est obligée de vivre jusque sur les bancs du tribunal où elle vient comme accusée et devant le Christ dans le mensonge et dans le parjure [...] ; race maudite, persécutée comme Israël et comme lui ayant fini, dans l'opprobre commun d'une abjection imméritée, par prendre des caractères communs, l'air d'une race, ayant tous certains traits caractéristiques, des traits physiques qui souvent répugnent, qui quelquefois sont beaux [...] ; exclus de la famille, avec qui ils ne peuvent être en entière confidence, de la patrie, aux yeux de qui ils sont des criminels non découverts, de leurs semblables eux-mêmes, à qui ils inspirent le dégoût [...], exclus de l'amitié parce que leurs amis pourraient soupçonner autre chose que de l'amitié quand ils n'éprouvent que de la pure amitié pour eux, et ne les comprendraient pas s'ils leur avouaient quand ils éprouvent autre chose [...] ; comme Israël encore recherchant ce qui n'est pas eux, ce qui ne serait pas d'eux, mais éprouvant pourtant les uns pour les autres, sous l'apparence des médisances, des rivalités, des mépris du moins homosexuel pour le plus homosexuel comme du plus déjudaïsé pour le petit Juif, une solidarité profonde dans une sorte de franc-maçonnerie [...] ; mais prouvant alors par sa résistance à la prédication, à l'exemple, au mépris, aux châtiments de la loi, une disposition que le reste des hommes sait si forte et si innée qu'elle leur répugne davantage que des crimes qui nécessitent une lésion de la moralité, car ces crimes peuvent être momentanés et chacun peut comprendre l'acte d'un voleur, d'un assassin, mais non d'un homosexuel [...] ; au théâtre, au bagne, sur le trône, se déchirant et se soutenant, ne voulant pas se connaître mais se reconnaissant, et devinant un semblable dont surtout il ne veut pas s'avouer lui-même -encore moins être su des autres- qu'il est le semblable [...] ; race qui met son orgueil à ne pas être une race, à ne pas différer du reste de l'humanité, pour que son désir ne lui apparaisse pas comme une maladie, leur réalisation même comme une impossibilité, ses plaisirs comme une illusion, ses caractéristiques comme une tare."(Proust, contre Sainte -Beuve, xiii).Il faudrait beaucoup de temps et d'espace pour commenter adéquatement la pertinence sociale et la profondeur morale et psychologique de ce texte, pour ne rien dire de sa valeur littéraire9. Qu'il me suffise ici de relever les concepts-clés de l'analyse proustienne de la condition homosexuelle : malédiction, persécution, abjection, exclusion, mais aussi solidarité, résistance, reconnaissance, orgueil. Et de mentionner la réaction de cette grande lectrice de Proust que fut Hannah Arendt au rapprochement opéré entre les conditions respectives des homosexuels et des Juifs :
"Le faubourg Saint-Germain tel que le décrit Proust [dans à la Recherche du Temps Perdu] admettait les invertis parce qu'il se sentait attiré par ce qu'il considérait comme un vice. Proust montre comment M. de Charlus, auparavant toléré « malgré son vice »[...] est maintenant porté au zénith social. Il n'avait plus besoin de mener une double vie et de cacher ses relations suspectes ; au contraire, on l'encourageait à amener ses amis dans les salons élégants. Certains sujets de conversation qu'il eût auparavant évités de crainte qu'on ne soupçonnât son anomalie -l'amour, la beauté, la jalousie- éveillaient maintenant une curiosité avide [...]. Il arriva aux Juifs une aventure analogue. La société du Second Empire avait toléré et même accueilli avec faveurs certains Juifs anoblis et des exceptions individuelles. Maintenant, les Juifs en tant que tels étaient de plus en plus à la mode. Dans un cas comme dans l'autre, la société ne revenait pas du tout sur un préjugé. Elle ne doutait pas un seul instant que les homosexuels fussent des « criminels » ni les Juifs des « traîtres »"(Arendt, les Origines du Totalitarisme, I, iii).Comment tolérer pour mieux mépriser, accueillir pour mieux exclure, faire des exceptions pour mieux établir la règle : voilà le mécanisme cynique d'intégration que se sont vu offrir à la fois les Juifs et les homosexuels. Paradoxe destiné à secouer toutes les bonnes consciences qui, confondant tolérance, accueil et intégration avec respect, dignité et égalité, oublient qu'après tout on a toujours éprouvé pour les monstres exhibés dans les foires ou pour les expositions coloniales du Jardin d'Acclimatation, une trouble sympathie où le dégoût le dispute à la pitié. Paradoxe qui permet, en tout cas, d'objecter que jurer, la main sur le coeur, n'être pas homophobe (ou pas raciste, ou pas sexiste, ou …) n'a jamais prouvé grand-chose !
C'est
bien ça, me semble-t-il, le problème central qui émerge derrière
le verbiage, le brouillage et l'enfumage rhétoriques tous azimuts.
C'est que, dans cette réforme, il soit plus ou moins question
d'égalité. Donc d'une menace pour les privilèges de certains, en
l'occurrence, les machistes de tout poil, persuadés qu'ils sont
qu'"il
est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit
commandé par l’âme, [car] la matière est à la forme ce que la
femelle est au mâle dans la génération."(Aristote,
Parties
des Animaux,
687a). Reconnaissons que, rarement, analogie philosophique aura été
aussi longtemps et profondément implantée dans l'inconscient
collectif que celle-ci : l'homme est à la femme ce que l'âme est au
corps et ce que la forme est à la matière (informe) ! Comment
s'étonner que Marx et Engels voient, quelques siècles après
Aristote, la famille zoomorphique comme le modèle originel de tout
processus d'exploitation au sein d'une infrastructure inégalitaire
de division du travail qui dégage une classe dominante sur la base
de la domination sexiste10
? Comment s'étonner que les serviteurs zélés de ladite classe
dominante que sont aujourd'hui, notamment, les journalistes et les
clercs, défendent avec acharnement un modèle d'organisation sociale
dont dépend une bonne partie de leurs privilèges ? En tout cas, à
défaut de faire l'éloge d'un texte où il n'est question de rien
d'autre, après tout, que d'égalité de droits, c'est-à-dire
d'égalité au sens étroit des "droits de l'homme",
d'égalité bourgeoise, d'égalité purement abstraite et formelle
pour une classe d'êtres humains (les homosexuels) qui est une classe
logique sans être une classe sociale11,
du moins convient-il de commencer par lire ce qui y est écrit :
"dans
un objectif d’égalité, le projet de loi prévoit d'ouvrir le
mariage aux couples de même sexe."(cf. le
site de l'Assemblée Nationale).
1Oui,
je sais. Aujourd'hui, on dit "sociétal" dans la novlangue
des media. Le
terme "social" étant sans doute trop lourdement connoté
socialiste, voire, horresco
referens,
communiste !
2"Il
y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit
selon les maximes de l’éthique de conviction [Gesinnungsethisch],
par exemple du chrétien qui fait son devoir et s’en remet à Dieu
en ce qui concerne le résultat de son action, et l’attitude de
celui qui agit selon l’éthique de responsabilité
[Verantwortungsethisch]
et qui pense que nous devons répondre des conséquences prévisibles
de nos actes"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii).
3"Rien
ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt [...] que nous
appelons passion
lorsque l’individualité toute entière se projette sur un
objectif"(Hegel, la
Raison dans l’Histoire, ii, 2).
4
"L’on
distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un
individu obéit à la règle que fournit cette
croyance"(Wittgenstein, Leçons
sur la Croyance Religieuse, i).
5Entendons-nous
bien. Je refuse l'amalgame (cf. Actualité
de la Phylakocyônie) entre
- la religion comme ensemble
de rites et de croyances pratiques destinées à séparer le sacré
du profane, selon la définition de Durkheim, et, pourquoi pas,
donner un sens, une orientation à la vie, comme le souligne
Wittgenstein
- la théologie comme une
branche particulière de la métaphysique qui, depuis Aristote,
réfléchit sur le concept d'être en tant qu'être et, en
particulier, sur le fondement premier, le "premier moteur"
de l'être
- le cléricalisme comme
forme de manipulation rhétorique de ceux qui se disent les
interprètes de "la volonté de Dieu,
c'est-à-dire l'asile de l'ignorance"(Spinoza,
Éthique,
I, app.).
C'est, bien entendu, de
dénoncer l'intrusion dans le débat du cléricalisme et non de la religion
qu'il est question ici.
6Je
dis bien : de ceux-ci. Parce qu'avec des schèmes conceptuels à
peine différents, il pourrait en aller tout autrement, comme le
montre la position du journal Témoignage
Chrétien
qui titre : "Mariage pour tous [sic !] : un progrès humain".
Inutile d'ajouter qu'on ne voit pas pourquoi ce qui vaut pour des
Chrétiens ne devrait pas valoir pour des Musulmans, des Juifs, des
Bouddhistes, des Hindouistes, etc.
7"Le
discours religieux est une partie intégrante de l’action
religieuse et non une théorie"(Wittgenstein,
Lettre à Arvid Sjögren,
9 oct.1947).
8D'où
la définition par Freud de l'enfance comme "perversité
polymorphe". À cet égard, le mythe de l'androgyne primitif
rapporté par Aristophane dans le Banquet
(189d-193d) de Platon me semble avoir une tout autre valeur que le
mythe d'Adam et Ève figurant dans la Genèse.
9Cf.,
notamment, la première partie de Sodome et Gomorrhe
(quatrième livre de à la Recherche du Temps Perdu)
où tous ces points sont repris et développés par l'auteur.
10"Se
développe la division du travail qui ne se manifestait
primitivement que dans les rapports des sexes, puis la division du
travail qui résulte automatiquement ou spontanément des
dispositions naturelles (vigueur physique, par exemple), des
besoins, des hasards, etc. La division du travail n’acquiert son
vrai caractère qu’à partir du moment où intervient la division
du travail matériel et du travail intellectuel."(Marx et
Engels, l'Idéologie Allemande).
11"Les droits de l’homme distingués des droits du citoyen ne sont autres que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté "(Marx, à propos de “la Question Juive”)
11"Les droits de l’homme distingués des droits du citoyen ne sont autres que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté "(Marx, à propos de “la Question Juive”)
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