lundi 30 avril 2007

LE GENIE ARTISTIQUE : EXPLIQUER OU DECRIRE ?

Si l'on admet avec Wittgenstein que "la philosophie se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §109), on peut dire que la philosophie a du travail, tant certains se prosternent encore et toujours devant les vieilles idoles idéalistes, mentalistes et mysticistes consistant à considérer, par exemple, que la création artistique est le résultat d'un genius entendu comme miracle divin s'emparant de l'un et négligeant l'autre, tout cela dans le plus grand mystère. Alors, essayons d'apporter un peu de clarté dans tout ça, notamment en faisant parler les philosophes et les historiens.

Prenons l'exemple significatif de Michelangiolo di Buonarotti, dit Michelange. Issu d'une illustre famille florentine à la fois aristocratique et bourgeoise, son éducation est confiée au grand humaniste Francesco da Urbino nourri, entre autres, des enseignements du philosophe néo-platonicien Marsile Ficin et de ceux du poète et grammairien Ange Politien. Mais, des revers de fortune dus à la prodigalité de son grand-père et de son père conduisent le jeune Michelange à entrer en apprentissage dans l'atelier de peinture des très célèbres et estimés frères Ghirlandajo auprès desquels il se révèle un élève doué (il dessine très bien) aussi bien que frondeur (au dessin, il préfère la taille de la pierre à laquelle il a été familiarisé dès son plus jeune âge par le mari de sa nourrice). Aussi quitte-t-il bientôt l'atelier des Ghirlandajo pour celui de Bertoldo di Giovanni, un sculpteur. A la fin de sa très longue vie (89 ans), Michelange confiera à son biographe Vasari avoir toujours été un sculpteur. Venant de celui qui a été le peintre du plafond de la chapelle Sixtine et l'architecte de la coupole de Saint-Pierre de Rome, cela a de quoi surprendre.

En fait, pas tant que ça si l'on se rappelle que le pape Jules II a proposé à Michelange la décoration de la chapelle sixtine en 1508 sur les conseils de ... Bramante, son ennemi juré et protecteur de Raphaël, qui, connaissant la préférence de Michelange pour la sculpture en même temps que son prestige auprès du pape (qui lui a déjà commandé l'édification d'un tombeau-mausolée), espérait secrètement lui nuire, d'autant plus qu'il s'agissait, en l'occurrence, d'y peindre à fresque, couché sur un échafaudage à 20 mètres du sol ! Quant aux plans de la coupole de Saint-Pierre, c'est le pape Paul IV (celui qui a institué l'index librorum prohibitorum et le Tribunal de la Sainte Inquisition !) qui les lui confiera en 1555 pour se faire pardonner auprès du monde intellectuel et auprès de l'artiste lui-même dont le prestige est immense (il a alors 80 ans) d'avoir fait voiler les ignudi, les quelques corps dénudés apparaissant sur la fresque de la chapelle Pauline le Jugement Dernier terminé quelques années plus tôt sous le règne de Paul III. Comment comprendre et apprécier l'oeuvre de Michelange en ignorant les conditions matérielles de possibilité de l'exercice de son génie ? Sans toutes ces considérables contraintes qui lui ont été imposées, dont la première est, soulignons-le, que toutes ses oeuvres sont des commandes, et que l'une des plus importantes aura été, suite aux déboires politiques de ses protecteurs florentins, les Médicis, l'obligation de quitter Florence pour Rome en 1495, en quoi aurait consisté son génie ? Bref, qu'est-ce que le génie de Michelange abstrait du génie des quattrocento et cinquecento ?

Comme le dit Sartre, ce qui compte pour comprendre l'oeuvre d'un artiste
"ce n'est pas une nature, mais les situations dans lesquelles se trouve l'homme, c'est-à-dire non pas la somme de ses traits psychologiques, mais les limites auxquelles il se heurte de toutes parts, [...] telles que le fait d'être déjà engagé dans un monde qui comporte à la fois des facteurs menaçants et favorables, parmi d'autres hommes qui ont déjà fait des choix avant lui et qui ont décidé par avance du sens de ces facteurs. Il est confronté à la nécessité de travailler et de mourir."(Forger des Mythes in un Théâtre de Situations)

Travailler et mourir : voilà résumées la totalité des contraintes dont l'oeuvre de Michelange est en quelque sorte la synthèse originale, lui qui confiera à son biographe, au crépuscule de sa vie, n'avoir eu de cesse de sculpter la pensée de la mort ! Alors, bien sûr, n'importe qui, dans ce que Sartre appelle "la situation" de Michelange ne se serait pas comporté comme Michelange. Car en effet "l'auteur est en situation, comme les autres hommes, mais [son oeuvre], comme tout projet humain, enferme à la fois, précise et dépasse cette situation"(Sartre, qu'est-ce que la Littérature ?), mais c'est là, précisément que Freud peut utilement compléter Sartre dans cette entreprise de démythification et de démystification du génie artistique. Car, en effet, que dit Freud ?
"Le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle. L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’inverse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le caractère d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients."(Freud, ma Vie et la Psychanalyse)

De sorte que la géniale créativité de Michelange, donc de cet individu-ci, et pas d'un autre, peut et doit être mise en corrélation avec une sensualité aussi précoce que surabondante qui a dû être refoulée par une éducation très stricte, et notamment par l'inculcation d'une moralité exigeante. Vasari insistera dans sa biographie sur la fascination qu'exerçaient les sermons et prédications de Savonarole sur le jeune florentin. Comment ne pas voir, dans l'oeuvre de Michelange, des empreintes du rigorisme de ce surmoi (überIch), lieu de l'intériorisation de tous les interdits, nous dit Freud ? Lorsqu'on faisait remarquer à Michelange que sa Vierge de Bruges et sa Pietà donnent exactement la même apparence physique à la vierge Marie, alors même que la première est la toute jeune mère de l'enfant Jésus tandis que la seconde est la mère éplorée du Christ martyrisé trente-deux ans plus tard, l'artiste aurait répondu que le temps et les épreuves n'affectent pas les femmes chastes !
 
Pour autant, l'artiste n'est pas frustré. En tout cas, il ne l'est pas plus que le commun, bien au contraire, puisque sa frustration ne débouche pas sur une névrose dans la mesure où il est justement capable de sublimer les pulsions maintenues par son surmoi à l'état de refoulement en retirant une satisfaction directe de son acte de création, et une satisfaction indirecte de la sympathie sociale qu'il s'attire du fait de sa création. Car
"parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles jouent un rôle considérable : elles subissent une sublimation, c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts socialement supérieurs qui n’ont plus rien de sexuel."(Freud, Introduction à la Psychanalyse)

L'artiste n'est donc finalement, pour Freud, comme d'ailleurs pour Sartre, ni un névrosé, ni un rêveur, mais un individu dont la puissance d'agir dans le monde est, au contraire, tout à fait exceptionnelle. Mais pour des raisons contingentes qui tiennent aux conditions matérielles de son existence et nullement pour les obscures et confuses raisons dans lesquelles se complaît la vulgate idéo-psycho-mystique. 

Pour autant, ces conditions matérielles ne "produisent" pas mécaniquement du génie artistique, pas plus que d'autres produisent de grands criminels, des calculateurs prodiges, ou des footballeurs habiles. Parce qu'un homme ne se "produit" pas : on peut produire un organisme biologique, pas un homme, on peut produire la vie, pas l'existence. C'est le sens même de la démarche existentialiste : quelles que soient les déterminations qui pèsent sur l'existence humaine, celle-ci ne se laisse pas réduire à une somme d'influences causales (ce que Sartre appelle "la situation"). L'erreur que commet la vulgate idéo-psycho-mystique est de confondre déterminisme et causalité, situation et mécanisme. Or, comme le dit Sartre
"nous concevons sans difficulté qu’un homme, encore que sa situation le détermine totalement, puisse être un fac­teur d’indétermination irréductible. Ce secteur d’imprévisibilité qui se découpe dans le champ social, c’est ce que nous nommons la liberté et la personne n’est rien d’autre que la liberté. On ne fait pas ce qu’on veut, et cependant on est responsable de ce qu’on est. En ce sens, la liberté pourrait passer pour une malédiction, et elle est une malédiction."(Revue "les Temps Modernes", 1° oct. 1945)
voulant dire par là que la liberté (et celle de l'artiste est, à tort ou a raison, considérée comme paradigmatique), non seulement n'est pas incompatible avec les déterminations, mais va même jusqu'à se nourrir d'elles. Pour Sartre (comme d'ailleurs pour Spinoza) on est d'autant plus libre que l'on est plus déterminé : "si l'homme n'est pas originellement libre, on ne peut même pas concevoir ce que pourrait être sa libération [...] ce n'est pas sous le même rapport que l'homme est libre et enchaîné"(Matérialisme et Révolution). Bref, si l'on veut rendre compte du génie créateur de l'artiste, ou, si l'on préfère, des contributions extra-ordinaires qu'il apporte à l'édification du monde commun, il faut (bien qu'il ne suffise effectivement pas) commencer par décrire les déterminations dont il a dû faire une synthèse originale. Car la tâche du penseur-philosophe est moins d'expliquer que de décrire :
"Nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu'une description. Et cette description reçoit sa lumière, c'est-à-dire son but, des problèmes philosophiques. Ces problèmes ne sont naturellement pas empiriques, mais ils sont résolus par une appréhension du fonctionnement de notre langage qui doit en permettre la reconnaissance en dépit de la tendance qui nous pousse à mal le comprendre. Les problèmes sont résolus, non par l'apport d'une expérience nouvelle, mais par une mise en ordre de ce qui est connu depuis longtemps. La philosophie n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau […] elle se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage."(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §109)

Il s'agit en l'occurrence de lutter contre ces vieux rhumatismes linguistiques, ces tics de langage qui consistent à sur-humaniser donc à dés-humaniser, ou, ce qui revient au même, à diviniser l'artiste, en décrivant au contraire le plus précisément possible le contexte historico-socio-culturel humain bien trop humain, qui aura constitué ce que Sartre appelle "la situation" comme palette d'éléments matériels de base à partir de laquelle l'artiste va élaborer son oeuvre. Par exemple en faisant du Titien l'incarnation d'une riche tradition vénitienne privilégiant la couleur par opposition à Michelange comme héritier d'une coutume florentine qui donne la priorité au dessin. Mais laissons un instant l'exemple fascinant des peintres et intéressons-nous, pour finir, aux écrivains auxquels Sartre a voué une partie de son analyse philosophique :
"De ces hommes qui ont vécu, souffert, lutté sous la Restauration et qui, pour finir, ont renversé le trône, aucun n'eût été tel ou n'eût existé si Napoléon n'eût fait son coup d'Etat : que devient Hugo si son père n'est pas un général d'Empire ? Et Musset ? Et Flaubert ?" (Sartre, Questions de Méthode, iii)

Tout le monde sait que, dans Baudelaire (1947), dans Saint Genet, Comédien et Martyr (1952) à, et surtout dans l’Idiot de la Famille (1971), Sartre s'est livré, de son aveu même, à "une psychanalyse existentielle" de l'oeuvre respectivement de Baudelaire, Genêt et Flaubert. Ce qui, de la part de Sartre, pourrait apparaître comme un hommage du vice (la psychanalyse qu'il a vertement déconsidérée dans l'Etre et le Néant) à la vertu (l'existentialisme) révèle au contraire un parti pris méthodologique : décrire un extérieur objectif et public (l'histoire, les rapports sociaux, la famille) pour éclairer un génie que l'opinion assigne indéfectiblement à un intérieur subjectif et privé (la volonté, la sensibilité, l'imagination, la souffrance, etc.). Et en effet, Sartre décrit un Flaubert fasciné par les mots au motif que ceux-ci le dominent par famille interposée, des mots qui s'imposent à Genet par l'intermédiaire des condamnations morales dont il est précocement l'objet ("tu n'es qu'un voleur !") et qui, pour Baudelaire, sont l'expression même de la rigueur militaire dont son beau-père sera la figure honnie. Sartre lui-même raconte, dans son auto-analyse les Mots (1964), comment dans son enfance il a été touché par la confusion entre les mots et les choses qui était le fait de son entourage.

Comme on le voit, la méthode psychanalytique qu'adopte Sartre (et qu'adopteront d'autres philosophes non-freudiens, voire carrément anti-freudiens), méthode qui se caractérise par la description des contraintes sociales constitutives du processus d'éducation et qui, intériorisées par le surmoi, permet d'éclairer, entre autres, les actes créateurs du génie artistique.
en termes de renoncement plus ou moins définitif à des pulsions incompatibles avec ces contraintes. Et ce, sans avoir recours à de mystérieuses entités métaphysiques, en particulier, comme le dit Spinoza, sans "se réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance" (Ethique, I, app.).

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