On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur bonheur, on les accable de l'apprentissage des langues et d'exercices, [...] on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour [...]. / Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner [...]. // Les uns disent : "Rentrez au-dedans de vous-mêmes, là vous trouverez, votre repos." Et cela n'est pas vrai. Les autres disent : "Sortez en dehors, recherchez le bonheur en vous divertissant." Et cela n'est pas vrai. / Le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous.
(Pascal, Pensées, B143-465)
D3 - Doit-on chercher le bonheur en nous ou hors de nous ?
Dans ce texte, Pascal tente d'apporter une solution au problème suivant : doit-on chercher le bonheur en nous ou hors de nous ? Apparemment, la recherche du bonheur ne semble-t-elle pas être condamnée à l'échec ? Or, si tel est le cas, n'est-ce pas parce que le bonheur n'est à chercher ni en nous ni hors de nous ? Nous considérerons en effet que le repos caractéristique du bonheur intérieur est propice à l'ennui, tandis que l'agitation caractéristique du bonheur extérieur nous apporte du tracas. Ce qui montre que le bonheur n'est à chercher ni en nous (mort et ennui), ni hors de nous (divertissement et tracas), mais dans une communion avec un être supérieur, qui en tant qu'il nous donne notre raison d'être, est à la fois hors de nous et en nous.
I - Le repos caractéristique du bonheur intérieur est propice à l'ennui, tandis que l'agitation caractéristique du bonheur extérieur nous apporte du tracas.
"On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur bonheur, on les accable de l'apprentissage des langues et d'exercices, [...] on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour [...]."
Pascal présente d'emblée la recherche du bonheur comme paradoxale : c'est un souci (un soin), un accablement, une source de tracas. Autant d'oxymores qui suggèrent déjà que la recherche du bonheur est tout sauf un long fleuve tranquille puisqu'il suppose des exercices (du latin exerceo, "tourmenter", "persécuter"), des charges, des affaires.
(D311) Pour Hegel, la conquête de la conscience de soi comme marche universelle de l'Esprit du monde vers l'Absolu, est un processus dialectique. Car on ne peut accéder à la conscience de soi sans être reconnu par autrui comme un être libre, autrement dit, comme un être capable de mettre en jeu sa propre vie : « dans une lutte pour la reconnaissance [...] la lutte se termine tout d'abord, comme négation exclusive, par cette inégalité que l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme conscience de soi individuelle, mais renonce à être reconnu libre, tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu par le premier qui lui est soumis »(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §432) (D113). Le prix à payer pour celui qui ne remplit pas cette condition, c'est l'absence de liberté (soumission, esclavage) et la quasi-absence de conscience de soi (moi=moi, conscience vide). L'accomplissement de l'esprit en tant que destiné à se connaître soi-même passe donc par un processus conflictuel, autrement dit par une relation d'opposition au monde et à autrui. Autant dire que, pour Hegel, l'homme ne peut se réaliser que dans l'effort d'une activité menée nécessairement hors de soi : « l'homme se constitue pour-soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même [...] dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations »(Hegel, Esthétique, 1). Le bonheur, la réussite d'un tel processus, est donc à chercher dans l'activité.
(D312) Rien de tel apparemment pour Descartes dont la perfection, la vertu humaine, le souverain bien ("souverain" vient du latin sub regno, "sous l'autorité de") consiste à n'accomplir que ce qui dépend de nous, autrement dit de notre âme (D211), en l'occurrence, rechercher paisiblement (et non pas de manière conflictuelle comme chez Hegel) la vérité en nous-même : « le souverain bien consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même) en la possession de tous les biens dont l'acquisition ne dépend que de notre libre-arbitre »(Descartes, Lettre à Élisabeth, 6 oct.1645). Or, toute la philosophie de Descartes montre à quel point cet objectif est ambitieux dans le sens où l'application de notre intelligence pure et attentive est rendue difficile, voire impossible, par l'intrusion intempestive des besoins du corps, cette substance étrangère que nous ne sommes pas mais que nous subissons, notamment à travers l'imagination qui n'est que l'esprit se mettant au service du corps. Donc Descartes rejoint Hegel pour admettre que la plénitude humaine suppose un effort conscient, permanent, pour atteindre ce souverain bien qu'est la vérité. Certes, il serait moins pénible de faire comme les sceptiques, c'est-à-dire se reposer sur un refus systématique de juger, mais tel n'est pas l'idéal de Descartes. En effet, dit-il, « je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer. [Aussi], je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable. [Donc] je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) (A212). Bref, même si, pour Descartes, la recherche du bonheur s'accomplit essentiellement en nous (en notre âme) et non hors de nous comme pour Hegel, pour l'un comme pour l'autre, l'accomplissement de l'humanité passe par l'effort et non le repos.
(D313) Apparemment, Pascal partage plutôt le point de vue de Descartes selon lequel le bonheur est à chercher dans l'activité intérieure. En effet, comme pour Descartes, l'accomplissement de soi-même suppose une certaine activité intérieure de l'esprit, en l'occurrence, pour Pascal, de l'imagination : « la nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. [...] Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable »(Pascal, Pensées, B100-147) (C313). Mais Pascal rejoint Hegel dans le sens où l'imagination n'a de pertinence que dans le contexte d'une quête incessante de reconnaissance sociale (D221). Laquelle, insiste Pascal, est également un processus conflictuel : « rien ne nous plaît que le combat, mais non la victoire [...]. Ainsi dans le jeu, dans la recherche de la vérité : on aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute »(Pascal, Pensées, B135-139). Il s'ensuit que la recherche du bonheur passe, pour Pascal comme pour Hegel, par la confrontation avec autrui : nous avons besoin d'affronter autrui, ne fût-ce que pour lui montrer que nous sommes plus fort que lui et, ainsi, nous en faire admirer pour le plus grand profit de notre amour-propre. Donc, comme Descartes et Hegel, Pascal montre que la recherche du bonheur est un processus contradictoire qui suppose l'effort et le danger plutôt que la quiétude et la sécurité. Mais, comme Hegel et contrairement à Descartes, Pascal souligne que cette recherche est un processus qui s'accomplit essentiellement hors de nous, dans l'espace social. Sauf que, comme Descartes et contrairement à Hegel cette fois-ci, Pascal fait remarquer que cette recherche externe du bonheur nous éloigne de notre être véritable en satisfaisant notre être imaginaire. Cela dit, contre tout à la fois Descartes et Hegel, il semble ajouter que ce processus compliqué et risqué n'est pas un moyen en vue d'une fin (le bonheur), mais un processus sans fin : « nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses [...]. Ce n’est pas qu’il y ait du bonheur, ni que la vraie béatitude soit dans le lièvre qu’on court à la chasse : on n’en voudrait pas s’il était offert »(Pascal, Pensées, B135-139). En d'autres termes, l'activité n'est qu'un affairement absurde, une agitation sans but. Par exemple, à la chasse, ce que nous cherchons, ce n'est pas tant le lièvre que, plutôt, la recherche du lièvre, bref, la chasse pour elle-même, sans but, donc en particulier, sans le bonheur comme but.
Donc, il est clair que si nous recherchons le bonheur dans l'activité, qu'elle soit intérieure ou extérieure, nous manquons notre but, puisque cette activité est un tracas sans fin. Est-ce à dire alors que le vrai bonheur, quoique difficile à atteindre, résiderait idéalement dans une quiétude que l'on ne peut envisager qu'à l'intérieur de soi-même, c'est-à-dire de son âme ?
"Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner [...]."
Hélas non, répond Pascal. Il n'y aurait même rien de pire que cela. En voulant éviter le tracas consistant à s'agiter sur la scène sociale, en étant "sans soins" (en latin sine cura qui a donné "sinécure"), les hommes penseraient inévitablement à ce qu'ils sont, ce qui les ferait sombrer dans l'ennui dont le tracas, précisément, les détourne. Bref, en voulant éviter Charybde, on aurait Scylla !
(D314) Telle n'est pas, bien au contraire, l'opinion de Rousseau. En effet, « l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu'il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s'empêcher de mourir de faim »(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues). La nature humaine est paresseuse dans le sens où l'homme a naturellement peu de besoins à satisfaire. Ceux-ci, nous dit Rousseau, se réduisent aux besoins physiologiques de base qu'il faut satisfaire pour survivre. La paresse consiste à satisfaire ces seuls besoins. Et qu'on ne vienne pas dire que cette simplicité ravale l'homme au rang de la bête, et que, par conséquent, la paresse ne peut conduire au bonheur au motif que les bêtes ne sont pas heureuses. Car, même paresseux, l'homme reste un être pourvu de conscience, cet « instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe » (Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC). Autrement dit, le secret du bonheur réside dans l'association de la paresse et de la conscience de soi, association qui fait en quelque sorte de chacun un être divin, sans défaut, auto-suffisant. Bref, l'homme, pour Rousseau, est naturellement doué pour le bonheur. Il suffit pour cela de reconnaître et suivre la voix de sa conscience, car « ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l'empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être éconduite ; elle ne nous parle plus » (Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC). Voilà pourquoi la recherche du bonheur est aussi compliquée, contradictoire, apparaissant même comme impossible parfois : c'est la faute de la société qui a dénaturé les hommes en étouffant la voix de leur conscience naturelle. Résultat, les hommes n'entendent plus que le brouhaha des sollicitations sociales, ils s'inventent des passions, des faux besoins, et ils sont malheureux : « les passions qui rendent l'homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société »(Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues). Bref, pour Rousseau, le bonheur est à chercher, non seulement dans le repos à l'intérieur de soi, mais carrément dans la paresse, c'est-à-dire dans l'abstention à l'égard des activités non naturelles que nous impose la vie en société.
(D315) Aristote semble partager le point de vue de Rousseau contre Pascal : « le bonheur est une activité de l’âme conforme à la [nature humaine] puisque le but principal de l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1100-1337b). Le bonheur, dit-il, ce à quoi prépare et incite l'éducation, c'est le loisir (en grec, skholè, qui a donné ... "school", "Schule", "scuola", "escuela", "école", etc. ; en latin, otium, qui a donné "oisiveté", alors que sa négation, nec otium, a donné ... negotium et "négoce" !). Et évidemment, le loisir, cela ressemble un peu à la paresse. D'autant plus que le loisir, comme la paresse, est un signe d'auto-suffisance, d'autarcie : « l’autarcie [autarkheïa] se trouve dans l'activité intellectuelle du sage [qui] est la seule qui soit aimée pour elle-même, car il ne résulte rien de cette vie que la science et la contemplation, tandis que dans toutes les autres activités, on poursuit toujours un résultat plus ou moins étranger à l’activité »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1100-1337b). Bref, le loisir pour Aristote, tout comme la paresse pour Rousseau, est absolument bon en soi, et non pas à titre de moyen en vue d'une autre fin. Mais il faut se rappeler que, pour Aristote, l'homme est naturellement un animal politique, c'est-à-dire un être social destiné à vivre dans une Cité (en grec, polis) (DMA). Or, « ce qui définit la Cité, c'est la communauté vouée à la vie bonne [bios], et qui a pour fin une existence parfaite, se suffisant à elle-même. Ce n’est pas seulement en vue de vivre [zaô], mais en vue de vivre bien [bioô], qu’on s’assemble en une Cité »(Aristote, Politique, III, 1280a-b) (D116). On voit donc que, pour Aristote, le bonheur est synonyme de loisir parce que c'est la vie dans la Cité qui vise naturellement cette existence parfaite et auto-suffisante que l'on peut appeler indistinctement "loisir" ou "bonheur". Donc, pour Aristote contrairement à Rousseau, d'une part on ne peut être heureux que dans une Cité, autrement dit à l'extérieur de soi-même. Et d'autre part, on ne peut y être heureux qu'à condition de se consacrer à la seule activité intellectuelle, ce qui présuppose que c'est le plus grand nombre (en l'occurrence, les esclaves) qui va travailler et peiner pour pourvoir à la subsistance d'une élite (les hommes libres) afin de lui assurer le loisir. Comme le dira Marx beaucoup plus tard, c'est le travail matériel des uns qui va rendre possible le loisir intellectuel des autres, bref, c'est le malheur des uns qui est la condition du bonheur des autres (D224). Il est clair que Rousseau ne peut être d'accord avec cette conception-là du bonheur.
(D316) Pascal ne peut de toute façon être d'accord ni avec Rousseau, ni avec Aristote. Ni la paresse corporelle, ni le loisir intellectuel, en effet, ne sont, pour lui, susceptibles de mener au bonheur. Le loisir au sens d'Aristote, comme forme de repos consistant dans l'activité intellectuelle du sage est une catastrophe, car l'homme livré à ce genre d'activité se rend compte de ce qu'il est, d'où il vient et, surtout, où il va : « qu'on s'imagine nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes »(Pascal, Pensées, B199-347) (D114). L'homme qui a du loisir pour penser, pense et, en pensant, prend inévitablement conscience de sa faiblesse, de son impuissance, de son insignifiance, bref de sa mortalité. Et cela le remplit d'horreur et de désespoir. Aussi est-il préférable qu'il n'ait pas ce loisir et qu'au contraire il s'agite, par exemple à la poursuite d'un improbable lièvre, afin d'éviter qu'il ne prenne lucidement conscience de sa malheureuse condition : « aussi les hommes, qui sentent naturellement leur condition, n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble [...]. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, [...] mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit »(Pascal, Pensées, B135-127). Du coup, la paresse au sens de Rousseau, comme abstention de toute activité corporelle excessive est une catastrophe également. En effet, si le tracas, l'agitation, les affaires (qui vient de "choses à faire", en latin agenda), sont, comme on l'a dit en D313, des processus sans fin, et non des moyens d'être heureux, c'est que ces activités trépidantes ne sont destinées qu'à nous faire oublier momentanément notre malheur, à nous en divertir (en latin diverto, ou divorto "se détourner de", "divorcer de"). Car, au fond, « condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude »(Pascal, Pensées, B135-127). Si nous nous divertissons en mille et une activités, ce n'est pas pour nous rendre heureux, mais parce que, sans cela nous serions dans l'ennui (en latin in odio, "dans la haine", en l'occurrence la haine de soi-même) qui est au fond même de la condition humaine. Il est donc tout à fait clair que « dire à un homme qu’il vive en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux ; c’est lui conseiller d’avoir une condition tout heureuse qu’il puisse considérer à loisir sans y trouver sujet d’affliction. Ce n’est donc pas entendre la nature »(Pascal, Pensées, B135-127), sous entendu, la nature humaine.
Décidément, nous dit Pascal, la nature humaine n'est compatible ni avec la paresse, ni avec le loisir. Car, en ôtant aux hommes cette agitation qui les tracasse et qui, par conséquent, ne les rend pas heureux, on les rend encore plus malheureux. Plus précisément, en leur demandant de prendre conscience d'eux-mêmes pour éviter de se perdre à l'extérieur d'eux-mêmes, on les précipite dans l'ennui. Est-ce à dire alors, puisque le bonheur ne peut être trouvé ni dans le repos, ni dans l'agitation, ni en soi, ni hors de soi, que l'homme n'est tout simplement pas fait pour être heureux ?
II - Le bonheur n'est à chercher ni en nous (mort et ennui), ni hors de nous (divertissement et tracas), mais dans une communion avec un être supérieur, qui en tant qu'il nous donne notre raison d'être, est à la fois hors de nous et en nous.
" Les uns disent : "Rentrez au-dedans de vous-mêmes, là vous trouverez, votre repos." Et cela n'est pas vrai. Les autres disent : "Sortez en dehors, recherchez le bonheur en vous divertissant." Et cela n'est pas vrai."
Pascal renvoie dos à dos ceux qui, comme Descartes ou Rousseau, prétendent que nous devons trouver le bonheur à l'intérieur de nous-mêmes, et ceux qui, comme Hegel ou Aristote, préconisent de le chercher à l'extérieur de nous-mêmes. Les uns et les autres ont tort.
(D321) Et si tel est le cas, c'est que le problème, tel qu'il est posé, est proprement insoluble. On se souvient que Pascal distingue deux sources de connaissances : le raisonnement, qui procède par démonstration, et le coeur, autrement appelé l'instinct, qui procède par sentiment (A221). Or, dans la recherche du bonheur, deux instincts, deux sentiments contraires s'affrontent : « ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est que dans le repos »(Pascal, Pensées, B139-172). En effet, d'un côté, les hommes sentent que leur nature d'être social leur commande de rechercher la suprême satisfaction dans les apparences matérielles qu'il va falloir déployer pour être reconnu et, si possible, valorisé par autrui, sous peine d'être confronté à sa propre insignifiance individuelle, à sa propre condition faible et mortelle (D221). Mais d'un autre côté, les hommes sentent que tout cela est vain parce que leur première nature d'être pensant les prédispose tout de même à mépriser l'agitation dans les apparences matérielles pour privilégier la quiétude de l'authenticité spirituelle. Voilà donc pourquoi, selon Pascal, le problème de savoir s'il faut chercher le bonheur en nous ou hors de nous est insoluble : c'est que, là où la plupart des philosophes donnent une réponse en se référant à LA nature humaine, Pascal répond qu'il n'existe pas UNE mais DEUX natures humaines. L'homme est un être dual, ambigu, contradictoire. Résultat : lorsque c'est la première nature (celle du repos à l'intérieur de nous-mêmes) qui prend le dessus, nous ne tardons pas à nous ennuyer et à réclamer de l'agitation, et lorsque nous nous agitons et que nous privilégions notre seconde nature (celle de l'affairement à l'extérieur de nous-mêmes), nous aspirons vite à voir cesser le tracas et donc à nous reposer. Et, inévitablement, « de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation »(Pascal, Pensées, B139-172). Donc, contrairement à ce que prétend Aristote, par exemple, lorsqu'il dit qu'« on ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que pour obtenir la paix »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1100-1337b) (D315), tendre au repos par l'agitation est impossible car cela voudrait dire que l'agitation est le moyen et le repos la fin, ce qui n'est pas le cas, puisque l'agitation est l'expression de notre seconde nature comme le repos celle de notre première nature.
(D322-323) Arendt donne d'ailleurs, dans le domaine de l'économie, une illustration moderne du caractère insoluble du problème tel que l'évoque Pascal. Nous sommes dans une société capitaliste dont la survie repose sur une double valorisation : d'une part, la valorisation du travail comme activité extérieure et pénible de production en vue de la vente destinée à engendrer du profit ; d'autre part, la valorisation des loisirs (Arendt nous prie, au passage de ne pas confondre LES loisirs modernes avec LE loisir antique !) comme activités intérieures et calmes de consommation de ce qui a été produit. Apparemment, le travail est à la consommation ce que le moyen est à la fin, donc ces deux aspects de l'existence humaine en système capitaliste seraient complémentaires : on produirait pour consommer. En réalité, pas du tout : la consommation n'épuise pas les besoins humains mais, au contraire, en produit toujours de nouveaux, ce que Rousseau avait déjà remarqué (DMC). On produit pour consommer, puis on consomme pour justifier la production, puis on produit pour consommer, puis ... etc., à l'infini. « Tous les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation et plus on lui laisse du temps, plus ses appétits deviennent insatiables. Les activités de chacun n’ont aucune finalité en soi »(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii). On aura remarqué qu'Arendt parle ici d'animal laborans, c'est-à-dire, littéralement, de "bête de travail", de "bête de somme" (en latin, labor, c'est le travail pénible). Rousseau aussi illustre, à sa manière, la difficulté insurmontable décelée par Pascal. Il distingue l'amour de soi, c'est-à-dire le soin que chacun apporte naturellement à satisfaire ses besoins fondamentaux dans la paix et la retraite pour jouir ainsi d'une existence sereine conforme à ce que nous dicte notre conscience, et l'amour propre qui est le souci de satisfaire des besoins qui n'ont plus rien de naturel sous le regard d'autrui que l'on considère comme un juge et/ou un concurrent, en négligeant la voix de notre conscience. Or, si « l’amour de soi [...] est content quand nos vrais besoins sont satisfaits, l’amour-propre qui se compare n’est jamais content et ne saurait l’être »(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, iv). Rousseau aborde, sous l'angle de la psychologie le même problème traité par Arendt dans le domaine de l'économie. En effet, on va combler des besoins pour être satisfait de soi, ce qui serait aisé si l'homme n'avait pas été perverti par la vie sociale. Or, comme la société a corrompu l'homme, il faut maintenant être satisfait de soi pour combler de nouveaux besoins, à savoir les besoins liés à la concurrence, à la compétition, et qui exigent que notre concurrent nous aime plus qu'il ne s'aime lui-même ! Et ainsi de suite, à l'infini. Pour Rousseau, comme pour Arendt et pour Pascal, cette dualité irréconciliable de l'amour propre et de l'amour de soi nous empêche nécessairement d'être heureux. Mais, contrairement à Pascal, chez Rousseau comme chez Arendt, cette contradiction n'est pas inscrite au coeur de la nature humaine. Au contraire, elle est la conséquence de la dénaturation de l'homme par toute société qui fait taire en l'homme la voix de sa conscience pour Rousseau (DMC), par la société capitaliste qui a éloigné l'homme de sa nature d'animal politique pour Arendt (C221).
Donc, tout cela ne prouve nullement que l'homme soit inapte au bonheur, mais plutôt que le bonheur ne se trouve pas là où on a coutume de le chercher, que ce soit dans le repos ou l'agitation, à l'intérieur ou à l'extérieur de nous. Alors, finalement, où doit-on le chercher, ce bonheur ?
"Le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en Dieu, et hors et dans nous."
Pour Pascal, la réponse ne fait pas de doute : le bonheur ne peut se trouver ni dans un état (activité ou repos), ni dans un lieu (dehors ou dedans), mais en Dieu, dans l'Être par excellence.
(D324) Nous avons vu que, pour Pascal, le problème de savoir si le bonheur est en soi ou hors de soi, dans l'activité ou dans le repos, est insoluble parce qu'il est mal posé. Et s'il est mal posé, c'est que s'opposent dans le moi de chacun d'entre nous, ces deux tendances irréconciliables, ces deux natures qui le font tendre, l'une à l'agitation à l'extérieur de soi, et l'autre au repos à l'intérieur de soi. Et comme les deux tendances sont contradictoires, nous ne sommes jamais comblés et donc jamais heureux. Si l'on désire sincèrement atteindre la béatitude et donc dépasser cette difficulté, il va falloir impérativement comprendre que c'est la double nature de ce moi humain bouffi d'amour propre (C313) qui pose problème. En effet, vouloir être heureux, c'est vouloir aimer durablement ce que l'on est. Et vouloir aimer ce que l'on est, c'est, apparemment, vouloir aimer son moi, ce qui, nous a montré Pascal, est impossible. Mais si être heureux signifie aimer ce que l'on est, on peut peut-être cesser d'aimer ce moi, source d'ennui et de tracas, pour tâcher d'aimer un autre être qui ne soit pas soi tout en n'étant pour autant étranger à soi. Pour Pascal, qui est un chrétien sincère et fervent, cet autre être à aimer ne peut être que Dieu. Dans les Provinciales, par exemple, Pascal a défendu, contre les calvinistes et les jésuites, la position janséniste selon laquelle le bonheur consiste à communier avec le corps mystique de Jésus-Christ pour être sauvé : « le moi est haïssable [...]. Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, il croit ne dépendre que de soi [...]. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous [...]. Or, le royaume de Dieu est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous »(Pascal, Pensées, B455-483-485). Bref, il faut commencer par haïr son moi dans le sens où il faut prendre lucidement conscience de sa faiblesse et de sa mortalité en tant qu'être individuel séparé d'un tout, autrement dit de l'absurdité d'une existence individuelle qui se prétend auto-suffisante. Haïr son propre moi, c'est reconnaître que l'on fait fausse route à vouloir à tout prix aimer un moi inconstant et fragile qui ne peut que nous faire souffrir. Cependant, nous avons vu que cette conscience lucide de notre propre condition individuelle nous conduit à l'ennui. Mais la solution ne viendra pas non plus du divertissement contre l'ennui, qui va inévitablement nous ramener à notre moi (D316). Dernier refuge : la religion. Plus précisément, le sentiment exaltant d'appartenir à cet Être supérieur qui nous donne notre raison d'être et dont, par amour propre, nous nous sommes détournés. Ainsi, dit Pascal, nous aimerons un être qui, contrairement à nous, est parfait mais dont, pour autant, nous participons. De sorte que c'est dans cet être parfait qui est à la fois en nous et hors de nous, que réside la plus parfaite béatitude.
(D325-326) Cela dit, on n'est pas obligé d'être croyant, encore moins chrétien, pour comprendre ce que nous dit là Pascal. Il suffit pour cela d'admettre que ce Dieu dont nous parle Pascal est l'Être supérieur, quel qu'il soit qui est susceptible de nous sauver de notre malheur, sans être nécessairement le Dieu de la religion. En effet, Spinoza et Bourdieu partagent tous deux la conclusion pascalienne selon laquelle le bonheur n'est à chercher ni en nous ni hors de nous mais en Dieu qui est à la fois en nous et hors de nous. Ce qui est intéressant, c'est que, paradoxalement, l'un et l'autre sont athées. Pour Spinoza, par exemple, Dieu n'est que l'autre nom de la Nature, autrement dit de l'univers (D111). Pour lui comme pour Pascal, notre isolement, notre petitesse individuelle, est un obstacle insurmontable à notre bonheur. C'est ce qu'il s'agit donc de dépasser en nous associant à d'autres êtres (par exemple nos semblables dans le cadre d'une société plus juste et plus solidaire), en tout cas à d'autres parties de la Nature pour acquérir un surcroît de perfection qui va nous occasionner ce qu'il appelle de la joie : « plus nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, plus nous participons de l’être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, 45 - V, 41-42). Bourdieu, tout comme Pascal et Spinoza, voit dans l'incorrigible individualisme égoïste et narcissique des hommes la source de tous nos malheurs. Et comme eux, il préconise, à titre de remède, la prise de conscience que nous procédons d'un être supérieur dont nous participons et tirons notre raison d'être. Mais, pour Bourdieu, Dieu n'est que l'autre nom de la société (en ce sens, il est l'héritier de Durkheim, cf. D225) : « "Misère de l’homme sans Dieu !" disait Pascal. Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale. [Car] ce que l’on attend de Dieu, on ne l’obtient jamais que de la société »(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Et ce que l'on obtient de la société, donc de Dieu, c'est, en l'occurrence, la reconnaissance sociale : « si la chasse compte autant que la prise, c’est que sa fonction est de faire sortir l’agent de l’indifférence : il s’agit de remplir les fonctions que la société nous enjoint de remplir en jouant le jeu »(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Par où l'on voit que Bourdieu ne porte pas sur le divertissement (par exemple, ici, la chasse) le même regard réprobateur que Pascal : en effet, Bourdieu n'oppose pas la perfection divine à l'imperfection sociale puisque, pour lui, Dieu se confond avec la société des hommes. En effet, pour lui, c'est l'illusio, le fait d'être pris au jeu social, quel qu'il soit, qui donne précisément de la valeur à l'existence humaine (B226). D'où, deuxième différence entre Pascal d'une part, Spinoza et Bourdieu d'autre part : pour ces derniers, Dieu est complètement immanent aux hommes, tandis que pour Pascal, Dieu est à la fois immanent et transcendant (comme chez Durkheim, cf. D225). La conséquence en est que « le bonheur n’est donc pas la récompense de la perfection, mais la perfection elle-même. C'est en ce sens que le bonheur consiste dans le véritable amour de Dieu »(Spinoza, Éthique, IV, 45 - V, 41-42), ou, dans la version bourdieusienne, « le jugement des autres est le jugement dernier, et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation »(Bourdieu, Leçon sur la Leçon). Ce qui veut dire que, si pour Pascal on peut être heureux ici mais aussi, bien entendu, dans l'au-delà, pour Spinoza et Bourdieu, en revanche, le paradis, le bonheur, c'est ici et nulle part ailleurs.
Certes la recherche du bonheur par et dans l'agitation extérieure est un gros souci, mais cet affairement trépidant et inquiet possède l'avantage de nous éviter l'ennui, c'est-à-dire la haine de soi qui ferait suite à une prise de conscience lucide de notre condition faible et mortelle par et dans le repos intérieur. En tout cas, le bonheur ne peut résulter ni d'une quête intérieure propice à l'ennui, ni d'une recherche extérieure génératrice de tracas, mais ne peut consister qu'à se déprendre de ce moi dual et bouffi d'amour-propre pour se tourner humblement vers l'Être, de quelque manière qu'on le conçoive, dont nous reconnaissons l'unité et la suprématie.