C111 « La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre cette misère. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un homme sans cœur, comme elle est l’esprit des temps privés d’esprit. Elle est l’opium du peuple. La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est une exigence de son bonheur réel. L’exigence de renoncer aux illusions sur sa condition est l’exigence de renoncer à une condition qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est ainsi la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole. […] La religion est une conscience renversée du monde [...]. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »(Marx, Critique de la Philosophie de Hegel)
C112 « [Le refoulement] qui conduit à la névrose obsessionnelle infantile est incomplètement réussi [en ce que] des efforts toujours renouvelés sont nécessaires afin de lutter contre les pulsions interdites : de là les interdits qui sont des défenses contre les tentations et les actes cérémoniels qui sont des protections contre un malheur attendu. [De même], le cérémonial religieux consiste en petits actes […] qui sont toujours exécutés de la même manière, ou bien d’une façon qui varie suivant des règles données […]. On peut dire que la névrose obsessionnelle individuelle est la caricature d’une religion privée, ou bien que l’acceptation de la névrose universelle dispense le vrai croyant de la tâche de se créer une névrose personnelle [...]. La religion serait donc la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité. [C’est une] illusion [...], la réalisation des désirs humains les plus anciens, les plus forts et les plus pressants. [Par là], nous faisons abstraction de la réalité extérieure […] à la connaissance de laquelle seul le travail scientifique peut nous mener. »(Freud, l’Avenir d’une Illusion, vi-viii)
C121 « Parmi les éléments qui ont façonné la conduite rationnelle de la vie, on trouve toujours, dans le passé, les puissances magiques et religieuses, ainsi que les idées éthiques de devoir qui sont ancrées dans la croyance en ces puissances. [Par exemple], pour le calviniste, bien que les bonnes œuvres ne puissent donner accès à la vie éternelle, puisque chacun est prédestiné de toute éternité, elles sont cependant indispensables comme signes d’élection divine afin de s’affranchir de l’angoisse du salut [...]. Logiquement, le fatalisme devrait être la conséquence de la prédestination ; l’introduction de l’idée de confirmation l’amena cependant à produire l’effet exactement inverse : [...] parce qu’ils étaient conscients que la transformation de leur conduite était rendue possible par une force vive qui les poussait à augmenter la gloire de Dieu, qu’elle n’était pas seulement voulue par Dieu, mais surtout le fruit de leur action, les calvinistes accédaient au bien suprême visé par cette forme de religiosité : la certitude du salut. »(Weber, l’Éthique Protestante et l’Esprit du Capitalisme)
C122 « Si l’œuvre d’art représente la vérité, l’Esprit, sous la forme sensible, et voit dans cette représentation l’expression adéquate de l’Absolu, la religion ajoute le recueillement qui constitue l’attitude intérieure à l’égard de l’objet absolu. Le recueillement est étranger à l’art comme tel, mais résulte de ce que le sujet laisse pénétrer dans son intérieur ce que l’art rend objectif pour la sensibilité extérieure et à quoi le sujet s’identifie, de telle sorte que l’intériorité de la représentation et l’intimité du sentiment deviennent l’élément essentiel de l’existence de l’Absolu. Le recueillement est le culte de la communauté sous sa forme la plus pure, la plus intime, la plus subjective [...]. Enfin, la troisième forme de l’Esprit Absolu, c’est la philosophie. Car dans la religion, Dieu est d’abord pour la conscience un objet extérieur. [Or] dans la philosophie s’unissent l’objectivité de l’art et la subjectivité de la religion : la pensée vraie, l’universalité la plus positive et la plus objective, c’est dans la pensée et sous forme de pensée qu’elle se saisit. [Toute activité] constitue un moyen dont se sert l’Esprit du Monde pour parvenir à sa fin, [...] c’est une ruse de la Raison. »(Hegel, l’Idée du Beau, I, i)
C131 « Quand on parle de religion, on emploie des expressions telles que "je crois que telle ou telle chose va arriver", mais cet emploi est différent de celui que nous en faisons dans les sciences. Toutefois, la tentation est grande de penser que nous employons ces expressions de cette dernière façon. Parce que nous parlons de preuves, [...] d’événements historiques. [Sauf que] ce caractère indubitable ne suffirait pas pour me faire changer ma vie tout entière. [Une religion] ne repose pas sur une base historique au sens où ce serait la croyance normale aux faits historiques qui pourrait lui servir de fondement [...]. Je ne dirais pas pour autant que ceux qui ont des croyances religieuses sont déraisonnables. Car pour tout le monde "déraisonnable" implique blâme [...] : ils raisonneraient d’une manière semblable à la nôtre et feraient ce qui pour nous correspondrait à une faute. [Or] tel coup est une faute dans un jeu particulier et non dans un autre. Et une croyance religieuse fait partie d'une pratique, non d'une théorie. »(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i)
C132 « La seule raison qui conduise les hommes à vénérer une divinité, c’est le simple fait d'être unis dans une communauté de vie, […] le fait d’être nés ensemble [...]. Tout cela ne repose nullement sur la croyance : nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction [...]. Saint Augustin était-il donc dans l’illusion quand il s’adressait à Dieu à chaque page de ses Confessions ? [Ou], lorsque pour adopter un enfant, la mère le fait passer à travers ses vêtements, il serait insensé de penser qu’il y a là une erreur et que la mère adoptive croit réellement avoir accouché de l’enfant. [Ou encore], le sauvage qui transperce l’image de son ennemi, apparemment pour le tuer, taille vraiment sa flèche selon les règles, et non en effigie [...]. L’homme est un animal cérémoniel. »(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 4-12)
C133 « Une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des choses profanes, interdites. [Donc], même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège. Il y a tout au moins un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen. »(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i)
C211 « Ceux qui supposent que la domination est fondée sur la grâce, ne prétendent-ils pas jouir en maîtres de tous les biens que les autres possèdent, puisqu'ils ne sont pas assez ennemis d'eux-mêmes pour ne pas croire, ou ne pas dire du moins qu'ils sont les vrais fidèles et le peuple de Dieu ? Ces gens-là et tous ceux qui accordent aux fidèles et aux orthodoxes, qui s'attribuent à eux-mêmes un pouvoir tout particulier dans les affaires civiles, et qui, sous prétexte de religion, veulent dominer sur la conscience des autres, n'ont droit à aucune tolérance de la part du magistrat. »(Locke, Lettre sur la Tolérance)
C212 « Partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même”, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis [...]. Un homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas la même personne ? Sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ? »(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii)
C221 « La liberté [...] est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. Mais cette liberté [...] est l'opposé même de la "liberté intérieure", cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres [...]. Nous ne traitons pas ici du liberum arbitrium [libre arbitre], liberté de choix qui décide entre deux données, l'une bonne, l'autre mauvaise, et dont le choix est prédéterminé par un motif qui n'a pas besoin d'être exprimé pour commencer d'opérer. La liberté, envisagée dans ses rapports avec la politique, n'est pas un phénomène de la volonté [ce serait confondre le qui et le quoi]. »(Arendt, la Crise de la Culture, iv)
C222 « Il existe une responsabilité pour des choses que nous n’avons pas commises, mais dont on peut néanmoins être tenu pour responsable. Mais être ou se sentir coupable pour des choses qui se sont produites sans que nous y prenions une part active est impossible [...]. Et pourtant on nous tient toujours pour responsable des fautes de nos pères, de même que nous récoltons les lauriers dus à leur mérite, mais nous ne sommes évidemment pas coupables de leurs forfaits [...]. Cette responsabilité d’actes que nous n’avons pas commis, cette façon d’endosser les conséquences d’actes dont nous sommes entièrement innocents, est le prix à payer parce que nous ne vivons pas seuls, mais parmi d’autres hommes, dans une communauté politique [...]. Nous ne pouvons échapper à cette responsabilité politique et purement collective qu’en quittant la communauté. »(Arendt, Ontologie et Politique)
C223 « Est désolé [lonely, deserted] celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé [...]. La désolation [loneliness], fonds commun de la terreur totalitaire, est liée étroitement au déracinement et à l’inutilité : c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. »(Arendt, le Système Totalitaire, iv)
C231 « Les pulsions étant le représentant psychique des excitations issues du corps, le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant cet état d’excitation. [Or, dans le processus d’éducation, le principe de plaisir cède la place au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation.] Un acte psychique comporte donc deux phases entre lesquelles s’intercale une sorte d’examen (censure) : au cours de la première phase, l’acte est inconscient ; si la censure le rejette, le passage à la seconde phase lui est interdit, il prend alors le nom de refoulé et doit rester inconscient. Parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles et agressives [cf. le complexe d'Oedipe] jouent un rôle considérable. Celles-ci peuvent subir une sublimation, c’est-à-dire être détournées de leur but sexuel ou agressif et orientées vers des buts socialement supérieurs. On peut aussi dire du rêve qu'il est la réalisation latente d'une pulsion refoulée. [On appellera névrose] le fait d'être attaché à un moment du passé où la pulsion n’était pas privée de satisfaction, la tendance à reproduire inconsciemment et douloureusement cette satisfaction de la première enfance. »(Freud, Métapsychologie)
C232 « Toute névrose dissimulant un montant de sentiment de culpabilité inconscient qui, à son tour, consolide les symptômes en les utilisant comme punition, on est porté à formuler cette thèse : si une tendance pulsionnelle succombe au refoulement, ses éléments libidinaux [érotiques] sont transposés en symptômes névrotiques, ses composantes agressives en sentiment de culpabilité [...]. La cohésion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à renoncer à ses pulsions en instaurant un sentiment de culpabilité qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le substitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui pousse le sujet à se punir. »(Freud, Malaise dans la Culture, viii)
C233 « La solidarité sociale est un phénomène moral qui, par lui-même, ne se prête pas à l’observation exacte ni surtout à la mesure ; pour procéder tant à cette classification qu’à cette comparaison, il faut substituer au fait interne qui nous échappe un fait extérieur qui le symbolise et étudier le premier à travers le second : ce fait visible, c’est le droit [...]. L'attachement général et indéterminé de l'individu au groupe [solidarité mécanique], produit partout les mêmes effets. Par conséquent, chaque fois que ces mécanismes entrent en jeu, les volontés se meuvent spontanément et avec ensemble dans le même sens. C'est cette solidarité qu'exprime le droit répressif [droit pénal, celui qui punit]. »(Durkheim, de la Division du Travail Social, I, ii)
C311 « Le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle. L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’inverse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont en commun d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients. »(Freud, ma Vie et la Psychanalyse)
C312 « A la vue ou du moins à l’idée des fortes passions que doit produire l’importance de la perte ou du gain, le spectateur est ému, il se prend de sympathie en éprouvant quelque chose de ces mêmes passions. Et c'est un soulagement à l'accablement sous lequel les hommes ploient d'ordinaire. »(Hume, de la Tragédie)
C313 « La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais [...] il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; [...] il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris [...]. Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable [...]. Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! »(Pascal, Pensées, B100-147)
C321 « La tendance à l’imitation [mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance [...].Tandis que la comédie est une imitation d'hommes sans grande vertu, [...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis] propre à pareilles émotions. [Au point que même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image la plus fidèle, car l’imitation, par elle-même, nous procure de la satisfaction. »(Aristote, Poétique, 1448b-1450a)
C322 « En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un jugement personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne [...]. En revanche s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde. Et [même s’] il ne peut y avoir de règle objective du goût, il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : "cette chose est belle" [...]. Ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût. [Car] le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet [...] par une satisfaction ou un déplaisir indépendant de tout intérêt [attrait ou répulsion] sensible [...] : est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire. [Cela dit], le jugement de goût est désintéressé mais pourtant intéressant : il ne se fonde sur aucun intérêt, mais il en produit un : le goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral [...]. On s’attache indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant pour la société : l’adhésion est en quelque sorte comme un devoir. »(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 205-292)
C323 « La beauté artistique est la beauté née de l'esprit et renaissant toujours à partir de l'esprit, et dans la mesure même où l'esprit et ses productions sont supérieurs à la nature et à ses manifestations, le beau artistique est lui aussi supérieur à la beauté de la nature. [Car] c'est le divin qui se manifeste dans l'œuvre d'art, en tant qu'elle est engendrée par l'esprit. »(Hegel, Cours d'Esthétique, I)
C331 « Arnoux [dans l'Éducation Sentimentale de Flaubert] exerce la fonction de marchand d'art [...] ce qui lui permet en même temps, et de prendre les artistes à leur propre jeu, celui du désintéressement (il leur laisse les profits symboliques, la gloire), et de se dissimuler la vérité de son activité, celle de l'exploitation (il se réserve les profits matériels, l'argent). »(Bourdieu, les Règles de l'Art, prologue)
C332 « Le goût "pur" et l'esthétique qui en fait la théorie trouvent leur principe dans le refus du goût "impur" et de l'aïsthèsis ["sensation" en grec, ce qui a donné "esthétique"] forme simple et primitive du plaisir sensible réduit à un plaisir des sens, comme dans ce que Kant appelle "le goût de la langue, du palais et du gosier", abandon à la sensation immédiate [...]. On pourrait montrer que tout le langage de l'esthétique est enfermé dans un refus principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et l'esthétique bourgeoises donnent à ce mot ; que le "goût pur", purement négatif dans son essence, a pour principe le dégoût que l'on dit souvent "viscéral" (il "rend malade" et "fait vomir") pour tout ce qui est "facile", comme on dit d'une musique ou d'un effet stylistique, mais aussi d'une femme ou de ses mœurs. »(Bourdieu, la Distinction, post-scriptum)
C333 « Quand nous portons un jugement esthétique, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire "oh, comme c'est merveilleux !" Nous distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne sait pas. Supposons quelqu’un qui admire une œuvre, mais qui ne peut pas se souvenir des airs les plus simples, ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. "Cet homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique (cf. une personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente à ce sujet). L'expression de la perplexité prend la forme d'une critique [...]. Pour lever nos perplexités, ce que nous voulons en fait, ce sont des comparaisons, des groupements de certains cas, etc. [D'ailleurs], on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique. »(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I)
Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l'étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent : les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis ; elle fuit ou se tait devant eux : leur voix bruyante étouffe la sienne et l'empêche de se faire entendre ; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force d'être éconduite ; elle ne nous parle plus.
(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard)