EN QUOI L'HOMME EST-IL UN ANIMAL RAISONNABLE ?



En quoi l'homme est-il un animal raisonnable ?



1° étape : répondre dans un premier temps à la question posée du point de vue de tous les philosophes étudiés qui semblent contribuer à apporter des éléments de réponse.


Platon : l'homme n'est un animal raisonnable que s'il est philosophe.
La plupart des hommes ne sont nullement des animaux raisonnables. La preuve, c'est qu'ils tombent facilement dans les illusions rhétoriques que leur font miroiter les orateurs en flattant l’opinion. Tout cela parce qu'ils sont généralement ignorants, de même que les orateurs qui se contentent de la vraisemblance de leurs propos et ne se soucient pas de la vérité de ce qu'ils avancent. Or on ne peut pas dire qu'on soit raisonnable lorsqu'on est ignorant (A111). En revanche, ceux qui sont dotés du naturel philosophique, aiment la vérité dont leur intelligence (l'oeil de l'esprit) leur offre le spectacle privilégié. Et comme cet oeil de l'esprit permet au philosophe de distinguer les Idées dont la vérité provient de l'Idée du bien de la même façon que l'oeil du corps distingue les objets matériels éclairés par le soleil, on peut dire que le philosophe est un animal raisonnable en ce qu'il possède des compétences intellectuelles exceptionnelles. En effet, le philosophe, qui s'intéresse au monde des Idées éternelles et immuables, ne recherche la vérité qu’en étant par le seul bien de la Cité, tandis que le vulgaire, qui n'est en relation qu'avec le monde matériel périssable et mouvant, ne s'intéresse qu'au plaisir de son propre corps (A112). C'est pourquoi l'homme du commun, qui n'est pas conscient de soi, c'est-à-dire qui ne connaît pas ses limites, contrairement au philosophe, ne peut pas être un animal raisonnable : il se contente d'être un animal dans la mesure où il n’a commerce qu’avec le monde matériel (A113).

Hegel : les hommes sont des animaux raisonnables en ce qu'ils prennent conscience d'eux-mêmes et du monde en intériorisant l'Esprit du peuple qui progresse vers la raison.
Les hommes sont toujours des animaux plus ou moins raisonnables. Car Hegel nie qu'il existe une différence nette et définitive entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas : il n'y a pas d'un côté le raisonnable et de l'autre le déraisonnable, mais le déraisonnable est une étape nécessaire vers le raisonnable. Le raisonnable est au déraisonnable ce que la fleur est au bouton, et le déraisonnable est au raisonnable ce que le fruit est à la fleur (A121). Donc, tout homme devient raisonnable dans la simple mesure où il apprend, dans la mesure où il devient conscient de soi en s'imprégnant de l'Esprit de son peuple. Or l'Esprit d'un peuple, quel qu'il soit, connaît une progression historique vers la raison en ce sens que tout peuple tend à dépasser le stade des simples besoins matériels pour s'inventer des besoins intellectuels de plus en plus élevés, par exemple l'art ou la philosophie (A122-123). Or, pour qu'il devienne un animal raisonnable, pour qu'il participe, qu'il le veuille ou non, à cette marche progressive vers la raison, tout individu doit nécessairement devenir conscient de soi et du monde extérieur. Pour cela, chacun entre en conflit avec son environnement, à commencer par son environnement social, jusqu'à être reconnu par autrui comme un être libre, libre de dépasser ses propres limites, et cela, au mépris de sa propre vie (A321). Là est la différence avec le simple animal. Et un bon moyen d'entrer en conflit avec le monde extérieur est de parler. En effet, par le débat contradictoire, la conscience de soi et du monde extérieur s'affine et se perfectionne. La prise de conscience progressive de la vérité qu'autorise le langage fait donc de tout homme un animal plus ou moins raisonnable (A322).

Bourdieu : l'homme peut être dit un animal absolument raisonnable dès lors qu'il se soumet à l'ordre social, et relativement raisonnable selon que son langage est plus ou moins distingué.
Tous les hommes peuvent être dits animaux raisonnables, mais manifestement, certains sont plus raisonnables que d'autres. D'une part, en effet, les hommes sont des animaux dans la mesure où l'éducation qu'ils reçoivent les conditionne en quelque sorte à se soumettre à l'ordre social. En gros, on éduque les hommes à peu près pour les mêmes raisons que l'on dresse les animaux, ou que les animaux s'influencent mutuellement : prendre le monde tel qu'il est plutôt que se rebeller contre lui, conserver et perpétuer l'ordre établi. Ce qui est la définition même de l'habitus qui conduit à intérioriser l'ensemble des relations sociales et donc à intérioriser sa propre position au sein de ce réseau. De ce point de vue, on dira qu'un homme est raisonnable dans la mesure où il reste à la place que son habitus lui a assignée, et l'on traitera de déraisonnable (voire de fou !) celui qui veut en changer (A131). C'est un point de vue absolu : on est raisonnable ou on ne l'est pas. Mais il y a un autre point de vue possible, le point de vue relatif : un homme est plus ou moins raisonnable. En effet, l'habitus révèle, à travers le comportement de chacun, la plus ou moins grande richesse symbolique (intellectuelle) dont l'éducation l'a doté. Et, tout particulièrement, c'est le langage qui manifeste le caractère plus ou moins raisonnable de chacun. À la limite, celui qui est idéalement raisonnable, on l'appelle un philosophe. En effet, celui dont le langage manifeste qu'il méprise les problèmes matériels pour privilégier les seules spéculations intellectuelles est traditionnellement considéré comme un sage, c'est-à-dire comme un homme suprêmement raisonnable. A l'inverse, celui qui ne montre pas cette faculté linguistique est réputé peu raisonnable, voire vulgaire (A133).

Wittgenstein : se demander en quoi l'homme est un animal raisonnable est un non-sens, car dire que l'homme est un animal raisonnable, c'est proférer une tautologie.
Il est tout à fait certain que l'homme est un animal raisonnable. Le problème ne se pose même pas. Car depuis notre plus tendre enfance, on n'a eu de cesse de nous enseigner la différence spécifique entre l'homme et l'animal : nous avons, certes, un corps biologique de même nature que les animaux, mais nous possédons en outre une faculté de contrôle et de maîtrise de notre corps que nous appelons la raison. De sorte que la proposition "l'homme est un animal raisonnable", comme toute certitude inébranlable, ne se conclut ni d'un raisonnement ni d'une expérience : c'est en quelque sorte une règle du jeu liée à notre forme de vie, c'est-à-dire à notre civilisation (A223-333). Bref, nous affirmons, nous postulons que nous sommes des animaux raisonnables, mais nous ne le découvrons pas. Aussi, la proposition "l'homme est un animal raisonnable" est un non-sens dans la mesure où elle n'est ni vraie ni fausse, car pour qu'un proposition soit douée de sens, c'est-à-dire soit vraie (ou fausse), il faut qu'elle puisse être comparée à une réalité extérieure. Or, une règle du jeu, par définition, s'impose inconditionnellement aux joueurs sans qu'il soit besoin de rien vérifier : si l'on joue aux échecs, il faut admettre que la tour se déplace orthogonalement, un point, c'est tout. Donc dire que l'homme est un animal raisonnable, c'est simplement répéter une des règles fondamentales que notre éducation nous a inculquées, autrement dit, c'est proférer une tautologie, un non-sens. A ce titre, la proposition "l'homme est un animal raisonnable" est typiquement un exemple de ce que produit la métaphysique, c'est-à-dire la philosophie lorsqu'elle croit découvrir quelque chose alors qu'elle ne fait qu'énoncer une tautologie (A232).

Descartes : l'homme n'est un animal raisonnable que dans la mesure où il doute méthodiquement du témoignage de ses sens pour se tourner vers les seules données de la raison.
A première vue, l'homme n'est pas un animal raisonnable. En effet, nous possédons un corps biologique qui exige la satisfaction de ses besoins. Ceux-ci se manifestent à travers les passions qui sont à notre corps ce que les mouvements sont à une machine : la passion de la peur, de la faim, du désir, etc., sont mécaniquement déterminés par l'interaction de notre corps avec son milieu naturel, interne ou externe. En ce sens, les passions sont difficilement contrôlables dans la mesure où elles échappent à la volonté de notre esprit. Bref, dans la mesure où il est nécessairement soumis aux passions, au même titre que n'importe quel animal, l'homme est un animal non raisonnable (A312). Mais contrairement à l'animal qui se réduit à n'être qu'un corps biologique, l'homme est un esprit qui possède un corps (A313). C'est ce que prouve l'expérience métaphysique du doute méthodique : je peux douter de tout, à commencer par le témoignage de mes sens qui m'informent des besoins de mon corps et qui, à ce titre, peuvent m'induire en illusion (par exemple me faire croire que j'agis alors que je ne fais que rêver), mais je ne peux pas douter que je doute. Or, pour douter, il faut penser. Il est donc absolument hors de doute que je suis un être doté de pensée. Or pensée et raison sont synonymes chez Descartes. D'ailleurs, ma pensée ou ma raison ne peut pas non plus douter de l'existence de Dieu, ni de la relative véracité de mon esprit. Et à partir de ces trois vérités métaphysiques intuitives, je peux déduire quantité de vérités physiques (scientifiques) tout aussi indubitables, pour peu que je ne fasse confiance qu'à mon intelligence pure et attentive débarrassée de toute information sensible potentiellement trompeuse. Bref, pour peu que l'homme fasse l'effort de douter méthodiquement, il est bien un animal, puisqu'il a un corps, mais un animal raisonnable, puisqu'il est tout à fait capable de de n'accorder du crédit qu'à sa pensée ou raison moyennant un petit effort de méthode (A211-212-213-214). C'est en ce sens que Descartes est fondé à affirmer que le bon sens ou raison est la chose au monde la mieux partagée !

Pascal : l'homme n'est pas fondamentalement un animal raisonnable, sauf s'il reconnaît que l'usage de sa raison est subordonné à des premiers principes du coeur qui n'ont rien de raisonnables.
Si l'homme était fondamentalement raisonnable, il n'aurait confiance qu'en sa raison. Mais, si tel était le cas, tous les hommes seraient des pyrrhoniens. En effet, vouloir tout assurer par la raison, c'est refuser d'admettre qu'il y a des vérités indémontrables, c'est donc refuser d'arrêter la justification d'une conclusion à un premier principe et exiger, en vain, d'aller toujours plus loin dans la recherche de la preuve. Bref, si l'on voulait tout démontrer par la raison, la production de la preuve exigerait un temps infini. Et comme aucun homme ne dispose d'un temps infini, il faudrait donc douter de tout, tout le temps : il faudrait être pyrrhonien. Ce qui ne serait pas très raisonnable. D'où contradiction : il est parfaitement déraisonnable de faire de l'homme un animal raisonnable (A221). En revanche, il est beaucoup plus raisonnable de reconnaître que l'homme est automate (animal) avant d'être esprit et, qu'à ce titre, l'usage de la raison n'est que second : tout raisonnement commence nécessairement par des vérités indémontrables (axiomes, postulats, définitions, etc.), injustifiables mais que notre coeur sent de manière évidente. Bref, le bon fonctionnement de la raison suppose toujours un certain nombre de premiers principes qui sont sentis par le coeur et non pas démontrés par la raison. Et comme c'est la coutume qui nous fournit ces premiers principes et que la coutume change d'un lieu à un autre et d'une époque à une autre, on doit donc dire que nous sommes, au même titre que tous les animaux, primitivement conditionnés par nos modes de vie qui n'ont rien de raisonnable. En somme, l'homme n'est un animal raisonnable qu'à condition de prendre conscience des limites de la raison (A222-223).

Aristote : l'homme est naturellement un animal raisonnable dans la mesure où il est un animal politique, c'est-à-dire un animal qui, vivant dans une Cité, fait usage d'un langage.
L’homme est naturellement un animal politique. Ce qui veut dire d’abord que l’homme est un animal, car, comme tous les animaux, il vit en société. Mais cela veut dire aussi qu’il existe une différence spécifique entre l’homme en particulier et l’animal en général : la société dans laquelle vit l’homme est une Cité (en grec polis qui a donné "politique"). En effet, la nature d’un être en général, c’est ce vers quoi il tend, ou encore, la forme tirée de sa matière. De ce point de vue, on peut donc dire que ce vers quoi tend tout être humain, ou encore, la plus haute réalisation possible que l’on puisse tirer de la matière biologique dont il est fait, c’est vivre dans une Cité. Il faut donc se demander en quoi la Cité en particulier diffère de la société animale en général. Or, on remarque que, dans les sociétés animales, les animaux communiquent par des cris qui manifestent le plaisir et la douleur, c’est-à-dire des situations où, ce qui est en jeu, c’est la survie même des individus et de l’espèce. Tandis que les membres d’une Cité, les hommes, peuvent, certes, communiquer par des cris de douleur ou de plaisir, mais, en plus de cela, ils communiquent par le langage qui fait comprendre ce qui est utile ou nuisible, juste ou injuste, bon, ou mauvais, beau ou laid, etc. Bref, grâce à la possession du langage, les membres de la Cité ne communiquent pas seulement des informations concernant la vie, mais également des informations relatives à l’amélioration de la vie. Et comme, en grec, c’est le même mot (logos) qui désigne à la fois le langage et la raison, il revient donc au même de dire que l’homme est un animal politique, ou un animal parlant, ou encore un animal raisonnable.


2° étape : sélection, choix des points de vue et classement par ordre préférentiel.


Exemple de sélection (il y en a d'autres possibles, évidemment) : Aristote – Platon – Descartes.



En quoi l’homme est-il un animal raisonnable ? (Question centrale)
A première vue, l’homme n’est-il pas un animal raisonnable en ce qu’il est le seul animal à posséder le langage ? Et pourtant, pour être un animal raisonnable, l’homme ne doit-il pas posséder, outre le langage, une capacité exceptionnelle à rechercher la vérité ? Or, l’homme n’est-il pas un animal raisonnable en ce qu’il est capable de rechercher la vérité, non en vertu d’une capacité exceptionnelle, mais au contraire en vertu d’une méthode accessible à tous ? (Problématique)
Nous verrons en effet que, à première vue, l’homme est naturellement un animal raisonnable en ce que, contrairement au simple animal qui communique par le cri afin d’assurer sa survie, il communique par le logos pour vivre mieux. Et pourtant, il est manifeste qu’il existe des usages rhétoriques du langage qui encouragent l’opinion plutôt que la recherche de la vérité qui, seule, fait de certains hommes doués du naturel philosophique, des animaux raisonnables. Or ce n’est pas la possession d’un don exceptionnel mais simplement la maîtrise d’une méthode de recherche de la vérité consistant à douter des informations sensibles en s’attachant aux intuitions et déductions de la seule raison, qui fait potentiellement de tout homme un animal raisonnable. (Annonce du plan)



I- À première vue, l’homme est naturellement un animal raisonnable en ce que, contrairement au simple animal qui communique par le cri afin d’assurer sa survie, il communique par le logos pour vivre mieux.

"Malheur à l'homme seul ! Car, lorsqu'il sera tombé, il n'aura personne pour le relever", dit le proverbe (tiré du Livre de l'Ecclésiaste). En d'autres termes, il serait déraisonnable à l'homme de prétendre vivre dans la solitude. (Amorce I)

C'est exactement ce que dit Aristote lorsqu'il affirme que l’homme est par nature un animal politique : « il est évident que la Cité [polis] est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis], que l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). Ce qui suppose d’abord que l’homme est un animal, car, comme tous les animaux, il vit en société. Mais cela suppose aussi qu’il existe une différence spécifique entre l’homme en particulier et l’animal en général : la société dans laquelle vit l’homme est une Cité (en grec polis qui a donné "politique"). Et cette différence spécifique introduit une différence de nature entre l'homme et l'animal. Or, la nature d’un être en général, c'est « [sa] phusis, ce vers quoi tend un être, la forme qui est tirée de sa ma­tière »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). De ce point de vue, on peut donc dire que ce vers quoi tend tout être humain, ou encore, la plus haute réalisation possible que l’on puisse tirer de la matière dont il est fait, c’est vivre dans une Cité. Au point même où « celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). Ce que veut dire Aristote, c'est que nul ne peut être réputé vivre une vie authentiquement humaine si, par nature, et non par quelque accident de la vie, il ne fait pas partie d'une Cité car alors, cela voudra dire qu'il est incapable de se soumettre aux contraintes spécifiques de la Cité, et sera plus qu'homme (un demi-dieu, un dieu, etc.) ou moins qu'homme (un végétal, une bête, etc.), mais pas un homme.

Il faut donc se demander en quoi la Cité en particulier diffère de la société animale en général, ou, ce qui revient au même, en quoi consiste ces contraintes spécifiques de la société des hommes (la Cité) qui font de l'homme un animal différent par nature des autres animaux. Or, on remarque que, dans les sociétés animales, les animaux communiquent par des cris qui manifestent le plaisir et la douleur, c’est-à-dire des situations où ce qui est en jeu, c’est la survie même des individus et de l’espèce : « le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). Certes, les membres d’une Cité peuvent communiquer aussi par des cris de douleur ou de plaisir. C'est le cas dans une situation d'extrême urgence dans laquelle, comme pour les autres animaux, c'est la survie qui est en jeu : par exemple lorsque l'on crie "Au feu !". Mais, en plus de cela, ils communiquent par le langage qui fait comprendre ce qui est utile ou nuisible, juste ou injuste, bon, ou mauvais, beau ou laid, etc. : « seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] [qui] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis»(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). Bref, grâce à la possession du langage, les membres de la Cité ne communiquent pas seulement des informations concernant la vie, mais également des informations relatives à l’amélioration de la vie : on dit ce qui est juste ou injuste, vrai ou faux, beau ou laid, utile ou nuisible, etc. On communique par le langage des informations destinées à améliorer la vie. Sans le langage pour exprimer ces valeurs, on vivrait certes, mais on vivrait comme vivent les autres animaux. Mais pas comme des êtres authentiquement humains. Et comme, en grec, c’est le même mot (logos) qui désigne à la fois le langage et la raison, il revient donc au même de dire, comme Aristote, que l’homme est par nature un animal politique, ou bien que l'homme est par nature un animal parlant, ou encore que l'homme est par nature un animal raisonnable.

Donc finalement, pour Aristote, tout homme est un animal raisonnable qui se distingue de l'animal tout court par le simple fait d'appartenir à une Cité, ou, ce qui revient au même, de posséder le langage, c'est-à-dire la raison (logos) par quoi il se préoccupe de vivre bien et pas seulement de vivre. (Bilan I)

Et pourtant, n'existe-t-il pas, dans la Cité des hommes, des usages manifestement déraisonnables du langage ? (Transition vers II)

II - Il est manifeste qu’il existe des usages rhétoriques du langage qui encouragent l’opinion plutôt que la recherche de la vérité qui, seule, fait de certains hommes doués du naturel philosophique, des animaux raisonnables.

Pour Aristote, tout homme étant un animal politique doué de parole, tout homme est aussi nécessairement un animal raisonnable. Cela dit, même en admettant, comme Aristote, qu'être raisonnable consiste à échanger des paroles en vue de vivre mieux, les exemples abondent d'utilisations manifestement déraisonnables du langage, c'est-à-dire d'utilisations qui ne visent pas le mieux-être de la Cité : le mensonge, la démagogie, le crime, la guerre, etc. (Amorce II)

En fait, la plupart des hommes ne sont nullement des animaux raisonnables dès lors qu'on admet que les hommes tombent facilement dans les illusions rhétoriques que leur font miroiter les orateurs en flattant l’opinion : « la rhétorique n’a pas besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; elle a décou­vert un procédé qui sert à persuader ; devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connais­seurs »(Platon, Gorgias, 455a-509a). Tout cela parce qu'ils sont généralement ignorants, de même que les orateurs qui se contentent de la vraisemblance de leurs propos et ne se soucient pas de la vérité de ce qu'ils avancent. Ce qui s'explique aisément par la nécessité qu'il y a, en démocratie, à persuader dans l'urgence une foule hétérogène, après débat contradictoire sur la place publique, dans le but de l'amener à prendre majoritairement telle ou telle décision. Du coup, les orateurs n'ont ni le temps, ni les moyens dénoncer des « vé­rités [...] enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant, [mais plutôt] ce qui conduit insensiblement, de ressemblance en ressemblance, [...] à louer l'ombre d'un âne sous le nom de "cheval" »(Platon, Gorgias, 455a-509a). Or on peut difficilement dire qu'on est raisonnable lorsqu'on est ignorant, ce qui est le cas de la foule, ou lorsqu'on entretient l'ignorance, ce qui est le cas de l'orateur. Car, dans les deux cas, on ne voit pas très bien comment on va bien pouvoir envisager le bien. À la limite, dans une telle situation, la foule peut très bien prendre deux décisions contradictoires à quelques temps d'intervalle (e.g. de la bataille des Arginuses en -406), ce qui est la preuve que l'une des deux au moins est contraire au bien-être de la Cité.

Malgré cela, dit Platon, il existe des hommes qui sont dotés du naturel philosophique, qui aiment la vérité dont leur intelligence (l'oeil de l'esprit) leur offre le spectacle exceptionnel. En effet, « il est dans la nature des philosophes de s’attacher à cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption [...]. Les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité »(Platon, République, VI, 474a-511b). Comme alternative à l'ignorance, à la flatterie et à l'incohérence constitutives de l'irrationalité, Platon propose la philosophie comme amour de la vérité. Or, même en admettant avec Aristote que tous les hommes sont préoccupés du mieux-être de la Cité, il est clair que seule la vérité peut nous mener au Bien éternel et immuable, tandis que l'opinion ne peut engendrer que qu'un bien éphémère, bref l'apparence, l'illusion du Bien. Et comme ce « qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité, c’est l’Idée du Bien [...], l’Idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime, au point que la justice et les autres vertus qui réalisent cette Idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages, [car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère vi­sible par rapport à la vue et à ses objets »(Platon, République, VI, 474a-511b). C'est-à-dire que l'Idée du Bien étant à la vérité ce que le soleil est aux objets matériels, on peut dire que seul celui qui aura accès à l'Idée du Bien pourra en déduire les vérités dont la Cité a besoin pour lutter contre les illusions rhétoriques et pourra en faire, le cas échéant, une application dans la Cité. En ce sens, seul le philosophe est un animal raisonnable. En effet, le philosophe, qui s'intéresse au monde des Idées éternelles et immuables, ne recherche la vérité qu’en étant motivé par le bien de la Cité, tandis que le vulgaire (orateur ou membre de la foule), qui n'est en relation qu'avec le monde matériel périssable et mouvant, ne s'intéresse qu'au plaisir éphémère du corps. Comme les animaux.

C'est pourquoi, ce qui manque à l'homme du commun pour être un animal raisonnable, c'est d'être conscient de soi, c'est-à-dire de se connaître soi-même, de connaître ses limites. Dans la mesure, où il n’a commerce qu’avec le monde matériel qui lui dicte ses exigences. Et comme il ne connaît pas ses limites, c'est-à-dire la vulnérabilité de son propre corps à l'égard des sollicitations du monde matériel, il ne maîtrise rien et se trouve être le jouet des événements, notamment des manipulations démagogiques de la part des orateurs. Bref, il n'est pas un animal raisonnable, mais un animal que l'on dresse et que l'on conditionne. Tandis que le philosophe, qui est, en outre, en relation avec le monde intelligible des Idées, prend conscience de ses limites en tant qu'être corporel. Du coup, « Socrate : C'est donc au Divin que ressemble cette capacité de l'âme, et quand on jette le regard vers elle et que l'on reconnaît tout ce qu'elle a de divin, Dieu et la pensée, c'est alors qu'on est bien prêt de se connaître parfaitement soi-même. Alcibiade : Sans aucun doute. Socrate : Or se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c'est là ce qui constitue la sagesse ? Alcibiade : Parfaitement. »(Platon, Alcibiade Majeur).

Il s'ensuit que, pour Platon, seul le philosophe et non pas l'homme en général est un animal raisonnable. Les autres ne sont que des animaux tout court. (Bilan II)

Est-ce à dire que les hommes doivent être doués de qualités exceptionnelles et innées pour pouvoir être qualifiés d'animaux raisonnables ? (Transition vers III)

III - Ce n’est pas la possession d’un don exceptionnel mais simplement la maîtrise d’une méthode de recherche de la vérité consistant à douter des informations sensibles en s’attachant aux intuitions et déductions de la seule raison, qui fait potentiellement de tout homme un animal raisonnable.

D'après Platon, seul le philosophe est un animal raisonnable, c'est-à-dire capable de se préoccuper du vrai éternel, du bon éternel, du juste éternel, etc. en ce qu'il est seul à avoir conscience de soi-même, autrement dit à connaître ses limites. Or Platon préconise de donner au philosophe le pouvoir politique. Le problème est que, dans tous les (rares) cas où un philosophe a effectivement accédé au pouvoir, il s'est, ou bien mis au service d'un tyran, ou bien il a été tyran lui-même. Bref, il s'est comporté comme un puissant orateur. Donc il est historiquement faux d'affirmer que le philosophe est naturellement plus raisonnable que ses congénères. De toute évidence, l'homme n'est pas naturellement un animal raisonnable, même lorsqu'il est philosophe. (Amorce III)

En effet, philosophe ou non, nous possédons un corps biologique qui exige la satisfaction de ses besoins, autrement dit, comme le remarque Platon, qui nous rend dépendants des circonstances extérieures qui seraient de nature à satisfaire notre corps par l'illusion du bien plutôt que par le bien lui-même. Ces besoins se manifestent à travers les passions qui sont à notre corps ce que les mouvements sont à une machine : la passion de la peur, de la faim, du désir, etc., sont mécaniquement déterminés par l'interaction de notre corps avec son milieu naturel, interne ou externe. En ce sens, les passions sont difficilement contrôlables dans la mesure où elles échappent à la volonté de notre esprit. Bref, dans la mesure où il est nécessairement soumis aux passions, au même titre que n'importe quel animal, l'homme, non seulement est un animal non raisonnable, mais, pourrait-on dire, un simple automate, une simple machine sur laquelle notre esprit n'a aucune prise : « [les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate] : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont »(Descartes, Traité des Passions, art.13-17).

Mais contrairement à l'animal qui se réduit à n'être qu'un corps biologique, l'homme est un esprit qui possède un corps : « je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi. [...] Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. »(Descartes, Méditations Méta­physiques, II, 9). En effet, je peux douter de tout, à commencer par le témoignage de mes sens qui m'informent des besoins de mon corps et qui, à ce titre, peuvent m'induire en illusion (par exemple me faire croire que j'agis alors que je ne fais que rêver), mais je ne peux pas douter que je doute, donc que je pense, donc que je suis une chose pensante. Il est donc absolument hors de doute que je suis un être pensant : « je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable. [Donc] je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, je fusse quelque chose. »(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Or, dans la mesure où nous sommes une chose pensante et non un corps, le problème de savoir en quoi l'homme est un animal raisonnable va donc consister à se demander en quoi l'esprit que nous sommes va bien pouvoir dominer le corps que nous avons. Et, il est facile, nous dit Descartes, de ne pas se laisser dominer par le corps. C'est ce que prouve déjà l'expérience du doute : et si les informations que mon corps (mes sens) me fournissent n'étaient que des illusions ? Pour autant, il ne suffit pas de douter pour être un animal raisonnable, car si je doutais pour douter, je serais un sceptique, et le sceptique n'est pas un être raisonnable : d'une part il prétend douter de tout sans discernement, d'autre part, comme il faut bien qu'il vive, il cesse néanmoins de douter de temps en temps et se met en contradiction avec lui-même. Voilà pourquoi, dit Descartes, « je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer. »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) : douter ne peut être qu'une méthode de détection du vrai, et non pas une fin en soi. Douter méthodiquement et non pas systématiquement, voilà le premier indice par quoi on reconnaît un animal raisonnable.

Mais, en y réfléchissant, je me rends compte que, si je doute, c'est je suis un être imparfait et donc qu'il existe une source de perfection. Je ne peux donc pas non plus douter de l'existence de Dieu, c'est-à-dire de la perfection. Et comme l'être parfait ne peut pas avoir engendré que de l'imperfection, il faut bien que, moi qui pense, possède des traces de cette perfection. Je ne peux donc pas plus douter de la relative véracité de mon esprit. Après le doute méthodique, le deuxième indice pour reconnaître l'animal raisonnable, c'est donc l' « intui­tion [par laquelle] j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mau­vaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive [la raison] forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste ab­solument aucun doute sur ce que nous comprenons »(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Et à partir de là, je puis accéder à la troisième étape de la rationalité : déduire quantité de vérités physiques (scientifiques) tout aussi indubitables, pour peu que je ne fasse confiance qu'à ma raison, c'est-à-dire à mon intelligence pure et attentive débarrassée de toute information sensible potentiellement trompeuse. Par exemple la fameuse "loi de Descartes" peut se déduire de l'intelligence pure et attentive sans aucune intervention de nos sens toujours potentiellement trompeurs : de ce que deux droites x'x et y'y sécantes en O déterminent deux angles xÔy et x'Ôy' opposés par le sommet et donc égaux, angles qui peuvent subdivisés en quatre sections égales par une bissectrice m'm, je déduis que xÔm=y'Ôm', et, en particulier (si xO et y'O sont des rayons de lumière) que, en optique, l'angle d'incidence est égal à l'angle de réflexion.

Bref, pour peu qu'un homme fasse l'effort de conduire méthodiquement sa pensée, il reste bien un animal, puisqu'il a un corps, mais il devient un animal raisonnable, puisqu'il est tout à fait capable de de n'accorder du crédit qu'à son intelligence pure et attentive, autrement dit à sa raison. C'est en ce sens que Descartes est fondé à affirmer que « le bon sens ou raison est la chose du monde la mieux partagée »(Descartes, Discours de la Méthode, I) ! (Bilan III)



Nous avons donc vu qu'apparemment tout homme est nécessairement un animal raisonnable en ce que l'homme est, par nature, un animal politique, c'est-à-dire un animal qui possède, par rapport aux autres animaux, une différence spécifique : la communauté des hommes (la Cité) qui s'organise à partir des informations transmises par le langage et orientées vers le mieux-être général. Et pourtant, il est manifeste qu'il existe des usages non raisonnables du langage dans la Cité, c'est-à-dire des usages qui, loin d'augmenter le bien-être de la collectivité humaine, se contentent de satisfaire des besoins immédiats de survie : telle est l'utilisation rhétorique du langage contre laquelle seule l'utilisation philosophique tournée vers le vrai et le bien éternels et immuables peut faire de l'homme un animal raisonnable. Cela dit, il n'est ni nécessaire ni suffisant d'être un homme supérieur doté d'un naturel exceptionnel pour être un animal raisonnable, puisqu'il suffit tout au contraire de douter de la validité des informations sensibles relatives aux besoins du corps, pour que l'esprit de chacun puisse concevoir des vérités intuitives et déductives indubitables en n'accordant sa confiance qu'à l'intelligence pure et attentive. (J'ai résumé d'une phrase synthétique chacune des trois parties de mon développement)