Il
ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que
Dieu (Éthique, I, 14).
Il n'y a rien de contingent dans la Nature ; toutes choses au
contraire sont déterminées par la nécessité de la nature divine à
exister et à agir d'une manière donnée (Éthique,
I, 29).
Spinoza
se demande ici s'il peut exister une autre réalité que Dieu ou la
Nature tout entière. La réponse qu'il donne est qu'il ne peut
exister d'autre substance que Dieu ou la Nature (c'est le principe du
déterminisme absolu), néanmoins il est possible d'adopter sur cette
unique substance plusieurs points de vue qui donnent une illusion de
pluralité.
"Il
ne peut exister aucune autre substance que Dieu, et on n'en peut
concevoir aucune autre, car si on pouvait la concevoir, on la
concevrait nécessairement comme existante, ce qui est absurde [...].
Il
suit de là très clairement : 1° Que Dieu est unique, c'est-à-dire
qu'il n'existe dans la nature des choses qu'une seule substance, et
qu'elle est absolument infinie [...]"
Il
serait contradictoire de concevoir plusieurs substances. Il ne peut
donc en exister qu'une.
Comme
presque
tous
les
philosophes
du
XVII° siècle, Spinoza "entend[...]
par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire
ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept
d'une autre chose"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.3) (note1).
Une substance, c'est ce qui existe indépendamment de tout autre
chose et, en même temps ce qui peut se comprendre par soi seul. Et,
comme (presque)
tout
le monde au XVII° siècle, Spinoza "entend[...]
par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une
essence éternelle et infinie"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.6) (note2).
Or, si Dieu n'était pas l'unique substance, il ne serait pas infini
mais fini
puisque, pour qu'il y ait au moins deux choses, il faut bien que
chacune soit délimitée.
D'où contradiction
avec la définition de Dieu.
Donc Dieu est l'unique substance existante, l'unique réalité.
Spinoza est moniste (du grec monos,
"unique",
"seul").
Spinoza
s'oppose là à la plupart des philosophes qui, eux, sont
pluralistes,
c'est-à-dire
qui
conçoivent l'existence de plusieurs substances. Notamment
ceux pour qui la réalité est une affaire d'expérience sensible.
Par exemple Kant : "est
réel ce
qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience,
à savoir la sensation"(Kant,
Critique
de la Raison Pure,
III, 185-190) (B116).
Et comme les sensations sont multiples, la réalité l'est aussi
nécessairement.
Ou même ceux pour qui la réalité est intra-subjective : "je
compris que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature
n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni
ne dépend d'aucune chose matérielle"(Descartes,
Discours
de la Méthode)
(D211).
"Une
substance"
dit Descartes. Ce qui suppose évidemment qu'il y en a au moins une
autre
(en fait, il y en a deux pour lui : la res
extensa,
la "chose étendue", i.e.
le
corps et la res
cogitans,
la "chose pensante", i.e.
l'esprit).
Mais
alors comment Spinoza explique-t-il cette illusion de pluralité ?
"2°
Que la chose étendue [res
extensa] et la chose pensante [res
cogitans] sont des attributs de Dieu, ou des affections des
attributs de Dieu. Tout ce qui est, est en Dieu"
L'opposition
traditionnelle corps/esprit n'est qu'une question de point de vue.
La
forme
la plus simple
du pluralisme philosophique
des substances,
c'est le dualisme corps/esprit. Par exemple chez Platon
: "l’âme
est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de
considérer les réalités à travers le corps comme à travers les
barreaux d’un cachot"(Platon,
Phédon
66b) (D216).
Ou encore chez Descartes
: "ce
moi, l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement
distincte du corps"(Descartes,
Discours
de la Méthode)
(D211).
Pour Platon
ou Descartes,
il existe deux substances réellement distinctes : le corps et l'âme.
Mais,
outre ce dualisme substantiel, il existe aussi un dualisme
fonctionnel
(ou modal),
comme, par exemple, chez Aristote :
"la
vie, pour les vivants, c’est la forme et non la matière [...].
C'est cela qu'est l'âme de l’animal, car, l’âme disparue, il
n’y plus d’animal, bien qu’il y ait encore de la matière, de
même que le bois n'est lit ou trépied que parce qu'il est déjà
cela en puissance"(Aristote,
Parties
des Animaux,
I, i)
(D212)
: pour lui, la matière n'est une réalité qu'en puissance et il
faut appliquer une forme à cette matière pour qu'elle soit réelle
en acte.
Nous
avons déjà dit que Spinoza était moniste et non dualiste. Or
Spinoza "entend[...]
par attribut ce que la Raison conçoit dans la substance comme
constituant son essence"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.4) (note3).
Un attribut, c'est un point de vue qui permet de définir
complètement une chose : on peut définir complètement Dieu comme
esprit infini ou encore comme corps infini. Dès lors "tout
ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans
Dieu"(Spinoza,
Éthique,
I, 15) (note4).
Ceci est la définition du panthéisme (du grec pan,
"tout" et théos,
"dieu") : tout est Dieu et Dieu est tout. À noter que le
panthéisme spinozien
(qui
exercera
une influence considérable sur le romantisme allemand
de la fin du XVIII° siècle
: Goethe,
Schelling, Herder, Novalis,
etc.)
n'est
ni un athéisme (puisque c'est
Dieu
qui
est
la
puissance
de création éternelle et infinie,
ce que nie, précisément, l'athéisme),
ni un théisme (puisque Dieu n'est pas transcendant, c'est-à-dire
extérieur à ses créatures comme le prétendent les religions
monothéistes, mais il est immanent, c'est-à-dire dans ses
créatures),
mais plutôt un déisme (puisque Dieu, qui est le principe suprême
d'intelligibilité de tout ce qui est, n'a donc rien de mystérieux ;
de même que ses actions, qui ont toutes la forme de la causalité,
n'ont rien de miraculeux).
Est-ce
à dire alors que tout ce qui existe est déterminé par la nature de
l'unique substance ?
"Or
Dieu ne peut être appelé chose contingente, puisqu'il existe non
pas d'une façon contingente, mais nécessairement. De même encore
les modes de Dieu ont découlé de la nature divine, non pas d'une
façon contingente, mais nécessairement [...]. Par conséquent,
toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature
divine, non seulement à exister, mais aussi à exister et à agir
d'une manière donnée, et il n'y a rien de contingent"
Spinoza
nous dit que toute chose n'est qu'une modification nécessaire de
l'unique substance.
S'il
existait deux substances, A et B, chacune
des deux aurait
été modifiée par l'autre,
ne fût-ce, comme nous l'avons dit supra,
que par le fait d'être délimitée par elle.
Mais comme il n'en existe qu'une, alors,
logiquement
elle ne peut pas être autre qu'elle n'est
puisqu'elle n'est affectée par rien d'extérieur à elle-même.
Bref, elle existe de manière nécessaire et non contingente
puisqu'elle n'eût pu être autre qu'elle n'est.
Et comme tout est en cette
unique substance que Spinoza nomme "Dieu"
ou "Nature",
toute chose existante
n'est
qu'un mode, c'est-à-dire le
résultat d'une modification
(Spinoza dit aussi d'affection) de l'unique substance
dans l'une de ses parties
: "j'entends
par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre
chose et est conçu par cette même chose"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.5) (note5).
Conséquence : aucune chose, à part Dieu, n'est libre, car "une
chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa
nature et n'est déterminée à agir que par soi-même ; une chose
est [...] contrainte quand elle est déterminée par une autre chose
à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.7) (note6).
C'est le principe du déterminisme : qu'une chose soit libre (Dieu)
ou contrainte (toute chose
autre que Dieu),
elle existe et agit de manière nécessaire et non contingente. La
liberté n'est donc pas,
pour Spinoza,
l'absence de détermination, mais une détermination qui vient de
l'intérieur même
de
cet être.
C'est
ce que dit Kant par exemple lorsqu'il dit qu'"une
volonté libre et une volonté soumise à des lois morales sont par
conséquent une seule et même chose"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 400-407), voulant dire par là que la volonté libre
n'est déterminée par aucun intérêt ni
aucune inclination extérieurs
à
elle-même mais
par la
seule représentation du devoir moral qui
se manifeste en elle-même. Ce
qui est, chez Kant, rendu possible du fait que les lois morales
stricto
sensu n'ont
pas de contenu matériel qui pourraient agir sur notre sensibilité
mais seulement la forme d'un impératif qui ne parle qu'à notre
raison. Sauf
que, Kant n'étant pas moniste, Spinoza aurait dit qu'il se contredit
: si la volonté n'est pas la seule chose qui existe, elle ne peut
être libre.
Difficulté que Kant, d'ailleurs, est le premier à admettre,
puisque, dit-il, "on
ne peut citer avec certitude un seul cas où une action conforme au
devoir ait uniquement reposé sur la seule représentation du
devoir"(Kant,
Fondements
de la Métaphysique des Mœurs,
IV, 400-407)
(E312).
Toutefois
l'idée (ou le mythe) de l'auto-détermination deviendra
un des principes fondateurs du romantisme
: tous les grands héros romantiques
(Ruy Blas, Rastignac,
Werther, Don Carlos,
etc.), semblent, effectivement, être déterminés de l'intérieur
d'eux-mêmes par une énergie indomptable, par opposition aux grands
héros tragiques (Oedipe, Médée, Andromaque, Phèdre, etc.) qui,
eux, sont déterminés par leur destin (c'est-à-dire les dieux).
Mais
alors, si tout est déterminé à agir et exister par la nature de la
substance divine, les lois qui expliquent les modifications de
l'unique substance ne sont-elles pas les lois de la Nature elle-même
?
"Avant
d'aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer
ce qu'il faut entendre par Nature naturante [Natura
naturans]
et par Nature naturée [Natura
naturata].
Car je suppose qu'on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que
par Nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu
par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une
essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'on le
considère comme cause libre. J'entends, au contraire, par Nature
naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou
de chacun des attributs de Dieu ; en d'autres termes, tous les modes
des attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses
qui sont en Dieu et ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu"
Spinoza
répond qu'en effet, Dieu et la Nature sont confondus, mais que,
néanmoins, il faut distinguer deux points de vue sur la Nature :
celui de la "Nature naturante" et celui de la "Nature
naturée".
Puisque
Dieu est l'unique substance éternelle et infinie, Dieu se confond
avec le Tout de ce qui a existé, existe ou existera, bref, avec la
Nature
tout entière.
Aussi Spinoza parle-t-il de "cet
être éternel et infini que l'on appelle Dieu ou bien la
Nature"(Spinoza,
Éthique,
IV, préface) (note7).
Nous dirions aujourd'hui que cet être éternel et infini, c'est
l'Univers. Mais, ajoute-t-il aussitôt, il faut néanmoins distinguer
deux points de vue possibles sur cette unique substance. Quand on
parle de Dieu, on fait allusion à la "Nature naturante"
(natura
naturans)
dont la définition ("ce qui est en soi et est conçu par soi,
dont les attributs expriment une essence éternelle et infinie")
correspond exactement à celle de la substance. Tandis que lorsqu'on
parle de la Nature (ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'Univers),
on fait plutôt référence à la "Nature naturée" (natura
naturata),
c'est-à-dire à l'ensemble des modifications nécessaires de
l'unique substance.
Nous rencontrons donc à nouveau ce dualisme des points de vue que
nous avons déjà évoqué et qui analogue, cette fois-ci, au
dualisme théologique qui distingue le Créateur (natura
naturans)
de
la Création (natura
naturata).
On
remarque que, tout en étant moniste, Spinoza ne cesse de
réintroduire un dualisme des points de vue (res
cogitans/res extensa,
natura
naturata/natura naturans)
qui confirme que "partout,
l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement
hétérogènes"(Durkheim,
le
Dualisme
de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales).
Et Durkheim aurait interprété cette "dualité
de notre nature [comme] un cas particulier de cette division des
choses en sacrées et en choses profanes qu'on trouve à la base de
toutes les religions"(Durkheim,
le
Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales)
(D2T)
puisque, comme nous le verrons plus loin, le premier terme de chaque
couple est, de
facto,
investi d'une dignité supérieure au second.
Wittgenstein eût interprété
ce dualisme
comme un subterfuge de notre langage rendu nécessaire par le fait
que certains phénomènes nous apparaissent comme plus difficiles à
décrire que d'autres : "nous
parlons d’esprit’,
de ‘mental’
pour
justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais
c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces
mots, et non l’inverse"(Wittgenstein,
l’Intérieur
et l’Extérieur)
(D214).
Nous
avons donc pu voir que, bien que Dieu ou la Nature soit l'unique
substance concevable dont toutes les parties ne sont que des
affections, il faut néanmoins établir
sur cette unique substance deux points de vue, selon que l'on se
place du point de vue de l'esprit ou de celui du corps, du point de
vue de la Nature naturante ou de celle de la Nature naturée.
Il
s'agit de faire voir que la Nature ne se propose aucun but dans ses
opérations, et que toutes les causes finales ne sont rien que de
purs préjugés [praejudicia] imaginés par les
hommes (Éthique, I,
appendice).
Spinoza
se demande s'il peut exister des fins, des buts, des objectifs dans
la Nature. Il répond que,
sous quelque attribut que ce soit,
la causalité est la seule relation qui existe entre les modes de la
substance divine et, par conséquent, l'idée de finalité est un
préjugé superstitieux facteur de servitude.
"Les
préjugés dont je veux parler ici dépendent tous de cet unique
point, que les hommes supposent communément que tous les êtres de
la Nature agissent comme eux pour une fin ; bien plus, ils tiennent
pour certain que Dieu même, conduit toutes choses vers une certaine
fin déterminée"
L'idée
de finalité et le préjugé anthropocentrique (ou anthropomorphique)
sont liés.
Spinoza
entend
ici dénoncer une classe importante de préjugés
(du latin prae
judico,
"je juge avant" sous-entendu, "de réfléchir") :
ceux qui sont liés à l'idée
de finalité. Or nous avons vu dans le §1
qu'"il
ne peut exister aucune autre substance que Dieu"(Spinoza,
Éthique,
I, 14). Ce qui implique qu'il ne peut exister de finalités, de buts,
d'objectifs dans la Nature. Parce que, pour cela, il faudrait une
volonté libre. Par
exemple, celle que les monothéistes prêtent à Dieu
: Dieu veut ce qu'il fait et fait ce qu'il veut.
Or,
nous
avons vu qu'"une
chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa
nature et n'est déterminée à agir que par soi-même ; une chose
est [...] contrainte quand elle est déterminée par une autre chose
à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.7) (note6).
Et comme la volonté n'est qu'un mode de l'attribut pensée de la
substance divine, "Dieu
n'agit pas en vertu d'une volonté libre"(Spinoza,
Éthique,
I, déf.7) (note8).
Bref,
Dieu est libre (§1),
mais pas en vertu d'une soi-disant volonté qui consisterait à
se fixer des buts, des fins,
des objectifs.
En
vertu de ce que Dieu peut être conçu comme Nature naturante, et que
"par
Nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu
par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une
essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'on le
considère comme cause libre"(Spinoza,
Éthique,
I, 29)
(§1).
Le
finalisme est donc un préjugé qui découle lui-même d'un autre
préjugé plus profond : l'anthropocentrisme (étym. : "l'homme
au centre") ou l'anthropomorphisme (étym. : "tout a forme
humaine"). Ce qu'ils croient vrai pour eux-mêmes, les hommes
ont tendance à le projeter sur toute chose, notamment, à la limite,
sur Dieu considéré comme une sorte de sur-homme idéal
doté
d'une volonté libre et donc, capable d'agir selon des fins.
E.g.,
Weber remarque dans l’Éthique
Protestante et l’Esprit du Capitalisme
(C121)
que "pour
le calviniste [...] chacun est prédestiné de toute éternité".
Autrement
dit, les calvinistes croient que la destinée de chacun après la
mort est, de toute éternité, décidée par la libre et omnipotente
volonté de Dieu. Et Weber, comme Spinoza, admet que c'est là un
préjugé, puisque "parmi
les éléments qui ont façonné la conduite rationnelle de la vie,
on trouve toujours, dans le passé, les puissances magiques et
religieuses"(Weber,
l’Éthique
Protestante et l’Esprit du Capitalisme).
Tel n'est pas le point de vue de Descartes pour qui "il
y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde et qui, étant
la source de toute vérité, n’a point créé notre entendement de
telle nature qu’il se puisse tromper"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
préf.) (A213).
Loin, donc, d'être
un
préjugé, la libre volonté de Dieu,
tout au contraire, se
déduit de la
troisième vérité métaphysique absolument hors de doute,
celle portant sur l'existence nécessaire de Dieu. Car si Dieu existe
comme être nécessaire, c'est aussi nécessairement Lui qui a créé
tout ce qui existe de manière contingente,
en particulier l'entendement
humain
dont il serait absurde de penser qu'il n'a été créé que pour
faillir plutôt que pour connaître avec vérité l'ensemble de la
Création (accessoirement, afin
de L'honorer et Le glorifier,
comme diraient les calvinistes).
Donc, effectivement, Descartes attribue bien à Dieu, une volonté
finale.
Comment,
alors, expliquer l'origine et la persistance d'un tel préjugé ?
"Dieu,
disent-ils, a tout fait pour l'homme, et il a fait l'homme pour en
être adoré. [...] Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit
d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront
que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme.
Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant
de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire
que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous
répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux
causes : que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais
ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il
soufflé à ce moment ? Pourquoi un homme a-t-il passé par là,
précisément à ce même moment ? [...] Et ainsi ils ne cesseront de
vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à
la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance
[ignorantiae
asylum].
"
Le
préjugé anthropo-finaliste est, nous dit Spinoza, "l'asile
de l'ignorance".
Spinoza
part d'un exemple banal : un événement funeste s'est produit. Il y
a alors de fortes chances pour que d'aucuns
y voient la volonté de Dieu. Leur argument étant : puisque Dieu est
doté d'une volonté omnipotente et que tout homme est au centre de
ses préoccupations, alors ce qui lui arrive, a, de toute évidence,
été voulu par Dieu. L'anthropocentrisme conduit donc au théisme,
c'est-à-dire à l'idée d'un Dieu personnel qui s'ingère
volontairement dans les affaires humaines. Et
le finalisme conduit au fatalisme (du latin fatum,
"destin"),
c'est-à-dire à l'idée que c'est la volonté de Dieu qui, in
fine,
permet d'expliquer tout ce qui nous arrive (inn
châ 'llah,
"si Dieu le veut"
disent par
exemple les
Musulmans).
Certes, pour Spinoza, d'une part,
"tout
ce qui est, est en Dieu"(Spinoza,
Éthique,
I, 14), d'autre part,
"toutes
choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine, non
seulement à exister, mais aussi à exister et à agir d'une manière
donnée, et il n'y a rien de contingent"(Spinoza,
Éthique,
I, 14) (§1).
Mais justement, d'une part le panthéisme
spinozien
n'est pas un théisme : les
hommes
ne
sont
pas le souci de Dieu mais quelques
uns
de
ses
modes
finis
(des parties) du
Tout en tant que ceux-ci sont affectés et déterminés par celui-ci
;
d'autre part le déterminisme spinozien
n'est
pas un fatalisme : qu'il n'y ait que de la nécessité et jamais de
contingence dans la Nature, cela n'implique
pas que ce qui arrive ait été voulu
par quiconque.
Dans tous les cas, c'est l'ignorance, et plus particulièrement
l'ignorance de la vraie nature de Dieu ou de la Nature, qui conduit
au préjugé anthropo-finaliste
d'après lequel tout ce qui nous arrive "était écrit",
comme on dit
parfois.
Théisme
et fatalisme sont donc les deux versants
de la même ignorance et du même préjugé superstitieux.
Pour
Freud aussi, ce double préjugé (il existe des fins ; Dieu est doté
de volonté) "[est
une] illusion [...], la réalisation des désirs humains les plus
anciens, les plus forts et les plus pressants. [Par là], nous
faisons abstraction de la réalité extérieure […] à la
connaissance de laquelle seul le travail scientifique peut nous
mener"(Freud,
l’Avenir
d’une Illusion,
vi-viii) (C112).
Tandis que pour Wittgenstein au contraire, parler de "préjugé"
ou
de "superstition" "implique
blâme. [Or] tel coup est une faute dans un jeu particulier et non
dans un autre"(Wittgenstein,
Leçons
sur la Croyance Religieuse,
i) (C131)
: l'anthropo-finalisme n'est pas plus un préjugé dans le jeu de
langage religieux que toucher la balle de la main n'est une faute au
basket-ball.
Pour lui, il n'y a "préjugé" ou "superstition"
que par rapport au jeu de langage scientifique (de même que toucher
la balle de la main est une faute pour le football).
Mais,
tant qu'on reste dans le cadre
d'un jeu de langage religieux,
fût-il monothéiste, "la
seule raison qui conduise les hommes à vénérer une divinité,
c’est le simple fait d'être unis dans une communauté de vie, […]
le fait d’être nés ensemble [...]. Tout cela ne repose nullement
sur la croyance : nous agissons ainsi et nous avons alors un
sentiment de satisfaction"(Wittgenstein,
Remarques
sur “le Rameau d’Or” de Frazer,
4-12).
Donc, pour Wittgenstein, les fidèles qui,
liant
théisme et fatalisme, font
de Dieu le maître de leur destin ne sont pas ignorants puisqu'ils ne
croient pas ce qu'ils disent
au sens scientifique du verbe "croire" : leur croyance est
une foi, c'est-à-dire une adhésion inconditionnelle, et non pas une
hypothèse éventuellement révisable après accroissement de leur
connaissance
(C132).
Toutefois,
le fait d'envisager le théisme et le fatalisme comme liés, cela ne
trahit-il pas, chez Spinoza, l'enjeu politique du préjugé
anthropo-finaliste ?
"De
même aussi, quand nos adversaires considèrent la structure du Corps
humain, il tombent dans une admiration stupide, et comme ils ignorent
les causes d'un produit si merveilleux, ils concluent que ce ne sont
point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle
qui a formé cet ouvrage et en a disposé les parties de façon
qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi
quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce
de comprendre les choses naturelles en homme savant, au lieu de les
imaginer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et
pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore
comme les interprètes de la Nature et de Dieu. Ils savent bien, en
effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître
l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments,
l'unique appui de leur autorité"
Spinoza
nous dit que le préjugé anthropo-finaliste est une source de
fascination exploitée par les démagogues
pour justifier et perpétuer leur pouvoir.
Spinoza
met
en avant un enjeu particulièrement préoccupant
lié
au
préjugé anthropo-finaliste : "quand
les hommes disent que telle ou telle action du Corps vient de
l’Esprit et de l’empire qu’elle a sur les organes, ils ne
savent vraiment ce qu’ils disent, et ne font autre chose que
confesser en termes flatteurs pour leur vanité qu’ils ignorent la
véritable cause de cette action et en sont réduits à
l’admirer"(Spinoza,
Éthique,
III, 2) (note9).
Bref, on suppose que l'esprit dirige le corps comme Dieu dirige la
Nature
(cf. Descartes, supra),
par l'effet d'une libre volonté qui se fixe des buts. Or, nous avons
vu dans le §1
que tout, du
point de vue de
la Nature naturée, peut
et doit
s'expliquer par la causalité qui, seule, peut et
doit expliquer
les processus de modification de l'unique
substance divine. Toutefois,
la
puissance
du préjugé superstitieux
réside en ce qu'il
suscite l'admiration (du
latin miror
"je
suis surpris",
que l'on retrouve d'ailleurs
dans
"miracle"). Et l'admiration est un facteur d'inertie, de
passivité
de la part de celui qui admire.
De
plus, cette tendance à la passivité superstitieuse est
auto-entretenue par l'infortune
des hommes car, "si
les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur
vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours
favorable, leur Esprit serait libre de toute superstition"(Spinoza,
Traité
Théologico-Politique,
préface) (note10).
Donc, si les hommes ne sont pas "libres de toute superstition",
c'est que les hommes ne peuvent conduire leur vie à
leur guise et
être heureux. Bref, c'est parce
que,
d'une manière ou d'une autre,
l'organisation de la Cité les détermine
à admirer au lieu d'être actif. Par là, "on
tient l’Esprit aussi bien que le Corps, mais seulement tant que
dure la crainte ou l’espoir ; car, ces sentiments disparus,
l’esclave redevient son maître"(Spinoza,
Traité
Politique,
II, 10) (note11).
D'où l'enchaînement : passivité,
ignorance,
préjugé/superstition,
admiration, crainte/espoir, domination,
infortune,
passivité, etc.
En
effet, comme
le dira,
beaucoup plus tard,
Guy Debord, l'explication
superstitieuse est toujours spectaculaire. Or, "le
spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social
entre des personnes
[...] ; il
ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le
spectacle, toute activité est niée"(Debord,
la
Société du Spectacle,
§§4-27).
Plus précisément,
"il
n’est pas de pouvoir qui ne doive une part de son efficacité à la
méconnaissance des mécanismes qui le fondent"(Bourdieu,
Questions
de Sociologie,
ii) (B216)
: Bourdieu, comme Spinoza
et Debord,
insiste sur le caractère politiquement aliénant de la superstition.
Tandis que pour Wittgenstein, "tous
les rites sont des actions que l'on peut nommer instinctives et une
explication historique [ou sociologique] est une supposition
superflue qui n'explique rien"(Wittgenstein,
Remarques
sur "le Rameau d'Or",
12) (B213).
C'est-à-dire que, pour lui, s'il est abusif de juger le jeu de
langage de la religion avec, par exemple, les normes de la
rationalité scientifique ou historique, c'est qu'il est tout aussi
dépourvu de sens de penser que la docilité caractéristique de la
fidélité aux rites religieux pourrait contaminer l'ensemble de la
vie sociale des hommes. Après tout, "lorsque
pour adopter un enfant, la mère le fait passer à travers ses
vêtements, il serait insensé de penser qu’il y a là une erreur
et que la mère adoptive croit réellement avoir accouché de
l’enfant. [Ou encore],
le
sauvage qui transperce l’image de son ennemi, apparemment pour le
tuer, taille vraiment sa flèche selon les règles, et non en effigie
[...]. L’homme est un animal cérémoniel"(Wittgenstein,
Remarques
sur “le Rameau d’Or” de Frazer,
4-12)
(C132).
Bref, comme dirait Pascal, il n'y a aucune contradiction à être
"pyrrhonien,
géomètre, chrétien soumis"(Pascal,
Pensées,
B268).
Nous
avons donc montré que la notion de finalité est un préjugé qui
trouve sa source dans une représentation erronée de Dieu comme une
sorte d'être humain qui gouvernerait
tout selon sa volonté omnipotente, ce qui conduit les hommes à une
admiration propre à les faire consentir à leur domination.
Lorsqu’un
certain nombre de Corps de même grandeur ou de grandeur différente
sont ainsi contraints [coercentur] qu’ils
s’appuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvant
d’ailleurs avec des degrés semblables ou divers de rapidité, ils
se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés,
nous les dirons unis entre eux, et qu’ils constituent dans leur
ensemble un seul Corps ou Individu, qui, par cette union même, se
distingue de tous les autres (Éthique,
II, 13).
À
quelles conditions un être peut-il être qualifié d'individu ?
Telle est la question que se pose ici Spinoza qui répond qu'un
individu est un tout partiel (analogue en ceci au Tout de la Nature)
dont les parties entretiennent entre elles des relations déterminées
qui concourent à la conservation de ce tout.
"Nous
voyons comment un individu composé peut être affecté de bien des
manières, en conservant toujours sa nature"
Un
individu n'est pas un être invariant dans l'absolu, mais un être
qui est invariant relativement à la conservation de sa propre
nature.
Nous
avons, jusqu'ici, parlé de la Nature, c'est-à-dire de Dieu. Mais il
faut se garder de confondre la Nature en ce sens et la nature d'une
chose. Or, qu'appelle-t-on
"nature d'une chose" ? Pour Spinoza, "aucune
chose ne peut être détruite que par une cause extérieure"(Spinoza,
Éthique,
III, 4-5) (note13).
C'est-à-dire que ce qui va définir la nature propre d'une chose,
son être intime, cela va consister dans sa capacité à résister
aux causes extérieures qui tendent à la détruire. D'où "deux
choses sont de nature contraire ou ne peuvent exister en un même
sujet, quand l’une peut détruire l’autre"(Spinoza,
Éthique,
III, 4-5) (note13).
La nature
d'une
chose, son être (en latin esse,
qui a donné "essence") consiste donc, lorsqu'elle existe,
à pouvoir persévérer dans l'existence en luttant contre les causes
externes qui sont susceptibles de la détruire. Donc être (esse)
pour Spinoza, c'est pouvoir
(posse),
par conséquent la nature
d'un
être, son essence ou sa puissance
sont
synonymes. C'est
pourquoi Deleuze dit, en parlant de Spinoza, qu'"il
ne croit pas aux essences, il ne nous parle que de la puissance, à
savoir les actions et passions dont quelque chose est capable. Non
pas ce que la chose est, mais ce qu'elle est capable de supporter et
capable de faire"(Deleuze,
Cours
du 09/12/80).
D'où
il suit clairement qu'un individu n'est pas un être absolument
invariant mais un être dont la nature ne varie pas, le reste pouvant
varier
sous certaines conditions
(note12)
: une partie peut être remplacée par une autre (e.g.
dans une machine), une partie peut croître ou décroître dans les
mêmes proportions que les autre parties (e.g.
dans un être vivant), une partie peut se déplacer relativement aux
autres parties en conservant des rapports réglés avec elles (e.g.
dans une société animale). On voit que ce qui importe à Spinoza
pour définir l'essence d'un individu, ce n'est pas ce dont il est
composé mais les relations qu'entretiennent les parties qui le
composent.
À
propos de ce vieux problème philosophique qu'on appelle "identité
individuelle", Spinoza
s'oppose aux dogmatiques en général, e.g.
Platon pour qui l'être, l'essence d'une chose est "immuable,
inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la
corruption"(Platon,
République,
VI, 474a-511b) (A112).
Spinoza semble
plus proche, au
contraire,
des empiristes, e.g.
Hume pour qui "toutes
nos idées sont des copies de nos impressions"(Hume,
Traité
de la Nature Humaine,
I, iii, 1) (B122),
et comme les impressions sont diverses et multiples, les natures ou
essences le seront aussi. Pour les dogmatiques, essence est synonyme
d'unité, pour Spinoza et les empiristes, l'essence est compatible
avec la multiplicité.
Pourtant,
dans les deux cas, considérer
l'essence d'une chose c'est supposer que sa nature est déjà fixée
à l'avance, en quelque sorte comme un destin (ce qui nous ramène à
la superstition fataliste que nous avons examinée dans le §2).
Spinoza n'est, finalement, pas très éloigné d'Aristote lorsqu'il
dit que "l’essence
d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance de passer à
l’acte"(Aristote,
Métaphysique,
T, 1047a-b)
(B114).
Mais
est-ce à dire alors que deux individus de nature différente sont
nécessairement incompatibles entre eux et, donc, destinés à se
détruire mutuellement ?
"Or
jusqu’à ce moment nous n’avons conçu l’Individu que comme
formé des Corps les plus simples, de ceux qui ne se distinguent les
uns des autres que par le mouvement et le repos, par la lenteur et la
vitesse. Que si nous venons maintenant à le concevoir comme composé
de plusieurs Individus de nature diverse, nous trouverons qu’il
peut être affecté de plusieurs autres façons en conservant
toujours sa nature ; car puisque chacune de ses parties est composée
de plusieurs Corps, elle pourra, sans que sa nature en soit altérée,
se mouvoir tantôt avec plus de vitesse, tantôt avec plus de
lenteur, et par suite communiquer plus lentement ou plus rapidement
ses mouvements aux autres parties"
Paradoxalement,
des
individus de natures différentes peuvent tout à fait composer un
individu cohérent
qui,
tout en les comprenant, conservera lui-même
sa
propre nature.
Ce
paradoxe se constate d'abord dans des exemples : certaines oeuvres
d'art, certaines sociétés humaines semblent manquer de cette
convenance de nature entre les parties du tout constitutive de
l'individualité. C'est ce qui a déconcerté, e.g.,
lors de l'apparition du jazz (l'improvisation y est fondamentale) ou
de la peinture abstraite. Dans
ces exemples, on a vu (ou entendu) des amas hétéroclites qui
semblaient faire injure à la sacro-sainte unité qui, depuis
l'Antiquité, était la condition nécessaire de l'individualité,
sinon de la
perfection. Par ailleurs, s'agissant
de la société des hommes, Spinoza constate que les hommes sont
souvent des individus dont les natures (qu'il appelle aussi "droits
de nature") se nuisent mutuellement : "comme
[les hommes] sont soumis à des sentiments qui surpassent de beaucoup
la puissance ou vertu humaine, ils sont tiraillés en tout sens et
s’opposent les uns aux autres, alors qu’ils ont besoin d’un
mutuel secours"(Spinoza,
Éthique,
IV, 37) (F2T).
Le problème politique, tel qu'il se pose pour Spinoza est : comment
faire pour que des individus de natures manifestement différentes
(les hommes) composent un tout plus puissant et plus solide que
chacune de ses parties, autrement dit, comment faire pour que des
individus de natures différentes participent
néanmoins à la nature d'un individu commun dont ils soient les
parties ? En
effet, "si
deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à
l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que
chacun d’eux en particulier"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18-35) (E232).
Le
problème politique
(qui, rappelons-le, est l'enjeu fondamental pour Spinoza)
devient donc
un
problème de causalité
sociale dans la mesure où il n'existe, entre les parties de la
Nature, quelles qu'elles soient, que des relations causales
(§2).
Le paradoxe apparent
se résoudra alors si on arrive à expliquer comment, par exemple du
point de vue de l'attribut étendue, une
même
mécanique
sociale peut
déterminer des individus,
initialement incompatibles
car de
natures primitivement
différentes,
à devenir des êtres
sociaux s'accordant
finalement
au
sein d'une entité
commune
qui leur procurera
un surcroît de puissance.
On
connaît la réponse de
Weber à
ce problème :
"s’il
n’existait que des structures sociales d’où toute violence
serait absente, le concept d’État aurait alors disparu, et il ne
subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme,
l’anarchie"(Weber,
le
Savant et le Politique,
ii) (F314).
L'État, pour Weber comme pour Spinoza, est le seul moyen pour réunir
en un tout cohérent des individus de natures différentes. En
revanche,
Spinoza semble
s'opposer à
Descartes. Certes, il "ne
reconna[ît] aucune différence entre les machines que font les
artisans et les divers corps que la nature seule compose"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
IV, art.203) (B211).
Mais,
si l'on peut envisager de faire coexister mécaniquement
des
corps humains de natures différentes, ce n'est pas forcément
le
cas pour des esprits de natures différentes, car "qu’est-ce
donc que je suis ? Une chose qui pense"(Descartes,
Principes
de la Philosophie,
IV, art.203) (B211).
Sinon, ce serait nier le dualisme qui pose que les relations qui
existent entre deux esprits ne sont pas les relations qui existent
entre deux corps (relations mécaniques).
D'où les deux niveaux de solidarité envisagés par Durkheim : "la
solidarité mécanique
[...] ne
lie pas les hommes avec la même force que la division du travail
[solidarité organique] qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux
des types supérieurs"(Durkheim,
de
la Division du Travail Social,
I, v)
(E233).
Il y aurait donc, pour Durkheim, une solidarité "supérieure",
de type non-mécanique, ce que nie Spinoza pour qui les parties de la
Nature n'entretiennent entre elles que des relations causales.
Comment
expliquer cet optimisme spinozien consistant à affirmer qu'il y a
toujours moyen de réunir mécaniquement
en
un tout cohérent des individus de natures apparemment
différentes
?
"Et
maintenant si nous concevons un troisième genre d’Individus formé
de ceux que nous venons de dire, nous trouverons qu’il peut
recevoir une foule d’autres modifications, sans aucune altération
de sa nature. Enfin, si nous poursuivons de la sorte à l’infini
nous concevrons que toute la Nature est un seul Individu dont les
parties, c’est-à-dire tous les Corps, varient d’une infinité de
façons, sans que l’Individu, dans sa totalité reçoive aucun
changement"
Si
même les individus de natures apparemment différentes peuvent
toujours être englobés dans un individu commun, c'est qu'ils font
actuellement partie du même individu : Dieu ou la Nature.
Tous
les corps conviennent en au moins un point : "j'entends
par Corps, un mode qui exprime d'une certaine façon déterminée
l'essence de Dieu, en tant qu'on la considère comme chose
étendue"(Spinoza,
Éthique,
II, déf.1) (note15).
Et, en vertu du principe du monisme substantiel (§1),
ce qui vaut pour les corps vaut aussi pour les esprits. Bref, toutes
les choses sont déjà réunies en un tout cohérent : Dieu ou la
Nature. Et ce ne sont pas ces choses qui composent la Nature, c'est
au contraire la Nature qui, considérée d'un certain point de vue
(Nature naturée, attribut étendue), se décompose en diverses
parties
qui sont les modes finis
de
l'unique substance (§1).
En ce sens, n'importe quelle
chose
peut toujours,
pendant
un certain laps de temps,
se composer avec n'importe quelle
autre pour constituer un individu commun
les
comprenant toutes
les deux et qui, en se rapprochant de l'Individu éternel et infini
que constitue Dieu ou la Nature, aura plus de réalité, c'est-à-dire
plus de capacité à se conserver, bref, plus de puissance
ou de perfection,
car
"réalité
et perfection, c'est pour moi la même chose"(Spinoza,
Éthique,
II, déf.6) (note14).
Par
où l'on voit que, pour Spinoza, la perfection d'un être ne réside
pas dans son unité ou sa stabilité apparentes, mais dans sa
capacité à composer sa puissance avec un autre être dont il a
l'air d'être séparé, voire
antinomique, apparence
qui vient de ce que
nous ne pensons pas, spontanément, l'unité réelle et primitive de
la Nature. Spinoza prend
souvent l'exemple de ce que les Grecs appelaient pharmakon
et qui veut dire à la fois "poison" et "remède"
: ce qui, d'un certain point de vue, peut vous tuer, peut aussi, d'un
autre point de vue, vous renforcer. C'est
en
ce sens
que,
bien que, comme de nombreux philosophes l'ont souligné, "l'homme
soit un loup pour l'homme", au fond,
"Homo
homini deus"(Spinoza,
Éthique,
IV, 18-35),
"l'homme
est
un dieu pour l'homme" (E232).
Spinoza
adopte une position "holiste"
(du
grec holos,
"tout") : il part des propriétés du Tout (Dieu ou la
Nature) afin d'en déduire les propriétés des parties de ce Tout
qui, sans être irréelles, possèdent néanmoins moins de réalité
(ou de perfection) que le Tout.
Spinoza
s'oppose aux atomistes (du grec atomos,
"individu"), pour qui seul est réel l'individu perçu
empiriquement, tandis que tout ensemble constitué de
ces individus est une abstraction sans réalité. E.g.
la société des hommes chez les libéraux : "quand
un certain nombre de personnes sont convenues ainsi de former une
communauté et un gouvernement, ils sont par là en même temps
intégrés"(Locke,
Traité
du Gouvernement Civil,
§95) (B212).
Ce
qui, évidemment, induit chez eux une difficulté politique
insoluble, si ce n'est par l'intervention providentielle d'une "main
invisible" qui, miraculeusement, finit
toujours par réconcilier
les intérêts d'individus néanmoins
réputés
inconciliables
: "si
ce n’est qu’en vue du profit que chaque individu tâche de
diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus
grande valeur possible, chacun est néanmoins conduit par une main
invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses
intentions : rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la
société"(Smith,
la
Richesse des Nations)
(E211).
En
revanche, Hegel,
à l'instar de Spinoza,
est holiste en ce qu'il considère "l'histoire
universelle [comme] la manifestation du processus divin, de la marche
graduelle par laquelle l'Esprit connaît et réalise sa
vérité"(Hegel,
la
Raison dans l’Histoire,
ii) (B313).
Pour lui l'unique réalité, c'est l'Esprit du Monde ou l'Esprit
Absolu dont toutes les manifestations partielles ne sont que des
moments provisoires.
De même, chez Marx, il y a l'idée que les conflits humains
déterminés par l'opposition irréductible des intérêts
individuels au sein de classes antagonistes de sorte que "l'histoire
de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte
des classes"(Marx-Engels,
l’Idéologie
Allemande).
Toutefois, de ce qu'"une
révolution naît de la contradiction entre les forces productives
matérielles de la société et les rapports de production
existants"(Marx-Engels,
l’Idéologie
Allemande)
(B316),
lesdites contradictions peuvent et doivent se résoudre dans la
marche de l'histoire vers la société communiste, c'est-à-dire sans
classes.
À noter que l'optimisme philosophique consistant à poser qu'il n'y
a de contradiction qu'apparente et non réelle a souvent été raillé
: qu'on songe, par exemple, dans le Candide
de Voltaire, au personnage de Pangloss qui incarne la version
leibnizienne de cet optimisme connue
sous le nom d'"harmonie pré-établie".
Donc,
comme nous l'avons vu, pour
Spinoza, un
individu n'est rien d'autre que la Nature elle-même ou bien l'une de
ses parties en tant que celle-ci est composée d'un certain nombre
d'individus de même nature, c'est-à-dire qui contribuent à la
conservation du tout,
étant entendu que l'existence du tout, à quelque niveau qu'il
soit
conçu,
précède toujours celle de ses parties.