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- Est-ce l'injustice des hommes qui fait l'inefficacité des lois ou
le contraire ?
Le
meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde
et où la législation nationale est protégée contre toute
atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les guerres,
l’indifférence systématique ou les infractions effectives
aux lois sont bien plus imputables aux défauts d’un État donné
qu’à la méchanceté des hommes. Car les hommes ne naissent point
membres de la société mais s’éduquent à ce rôle ; d’autre
part les sentiments humains naturels sont toujours les mêmes1.
Au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre
de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation
que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une
telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de
dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation
n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse2.
Spinoza
– Traité
Politique
Contexte
: Spinoza est un philosophe du XVII° siècle, contemporain de
Descartes et de Pascal. Nous avons déjà eu un aperçu de sa
philosophie en étudiant le texte E2.
Idée
principale du texte : Spinoza
s'oppose à l'idée que l'injustice
des hommes serait naturelle ou volontaire. Pour lui, si les hommes
sont méchants, c'est que les institutions sociales, à commencer par
la législation, sont mauvaises.
"Le
meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde
et où la législation nationale est protégée contre toute
atteinte."
Rappelons
d'abord qu'un État, du point de vue du droit international, se
définit comme une entité juridique (une personne morale) dotée
d'un territoire délimité par des frontières, une population
stable, un ensemble d'institutions souveraines et des relations avec
les autres États. Spinoza
parle ici du "meilleur État",
sous-entendu, du meilleur État
possible
et
non pas de l'État
absolument bon
en soi. En cela, il s'oppose à des philosophes comme Platon (cf.
texte A1) pour qui il est possible d'envisager, sous certaines
conditions, un État
parfait. Or,
nous avons vu à propos du texte E2 (question 7) que, dans l'absolu,
seul Dieu, c'est-à-dire la Nature tout entière peut, pour Spinoza,
être dit(e) parfait(e). Donc
son
raisonnement doit se lire de la manière suivante : un État
est d'autant meilleur que, 1°) "les
hommes vivent dans la concorde"
et, 2°) "la
législation nationale est protégée contre toute atteinte".
Examinons ces deux conditions. Premièrement, donc, les hommes
peuplant cet État
doivent vivre le plus possible dans la concorde (du latin cum
cordia,
"coeurs unis") et non dans la discorde. Autrement dit, plus
les liens sociaux de toute sorte entre les membres de l'État
sont solidaires, plus cet État
est solide. D'ailleurs "solide" et "solidaire"
ont la même racine. Et, comme le dit l'adage latin : concordia
civium, moenia civitatum
("la concorde entre les citoyens fait les murailles des Cités").
Apparemment, comme
le suggère la présence de la conjonction "et", il
y a une seconde condition posée par l'auteur à la solidité de
l'État
: que l'institution législative soit, elle aussi, le plus solide
possible. En réalité, nous allons voir que ces deux conditions n'en
font qu'une.
"En
effet, il est certain que les séditions, les guerres, l’indifférence
systématique ou les infractions effectives aux lois sont bien
plus imputables aux défauts d’un État donné qu’à la
méchanceté des hommes."
Comme
nous l'avons dit à
propos du texte E2 (question 5, note 1) toute partie de la Nature
peut être considérée comme un corps qui, en tant que tel, est
doté
d'une quantité déterminée d'énergie (de
"puissance divine", dit Spinoza) qui lui permet d'exister,
c'est-à-dire de résister à
l'influence causale des autres corps qui l'environnent et qui, à la
longue, finissent toujours par le faire disparaître. Il
en va de même pour un État
: c'est une partie de la Nature possédant plus ou moins d'énergie
pour lutter contre les circonstances extérieures ("extérieures"
veut dire "étrangères à sa nature" et non pas forcément
"extérieures à ses frontières") qui l'affaiblissent et
qui peuvent même, à terme, menacer son existence. On pense
évidemment aux guerres menées par les autres États
mais
ce n'est pas tout. Mais
il
y a aussi les relations économiques
de concurrence
(qui sont une forme de guerre), les catastrophes naturelles et, bien
entendu les tensions sociales internes dont la forme la plus sévère
est la guerre civile
(par exemple, la guerre civile espagnole qui, du 18 juillet 1936 au
1° avril 1939, opposa les républicains et les nationalistes).
Spinoza nous dit que la plus ou moins grande sensibilité d'un État
donné à de tels événements sont imputables à la nature de cet
État
plutôt qu'à celle des êtres humains qui le peuplent. Là encore,
le raisonnement de Spinoza s'oppose à celui des libéraux pour qui
un État
n'est rien d'autre que la réunion d'un certain nombres d'individus,
de telle sorte que si l'État
est défaillant, c'est aux
défauts de
ses habitants qu'il faut s'en prendre. En revanche, pour
Spinoza, comme pour Rousseau (chez qui l'intérêt général de
l'État
est distinct de la somme des intérêts particuliers des individus,
cf. texte E3, question 2), l'État
ne se réduit pas à des individus mais se compose aussi
d'institutions, c'est-à-dire à des structures stables dont la
fonction est de créer et entretenir du lien social (cf. texte C2,
question 4). De sorte que, si l'État
est faible, c'est la qualité des institutions qui doit être mise en
cause. Pour bien comprendre ce que dit Spinoza, on peut prendre une
analogie (cf. texte B2, question 8) : de
même que ce n'est pas forcément parce que ses organes sont vieux et
usés mais plutôt parce que son hygiène est mauvaise qu'un corps
biologique est malade, de même, ce n'est pas forcément parce que
ses citoyens sont méchants mais plutôt parce que ses institutions
sont mauvaises qu'un État
est faible.
"Car
les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent
à ce rôle ; d’autre part les sentiments humains naturels
sont toujours les mêmes."
Comme
la plupart des philosophes, Spinoza insiste sur le rôle primordial
de l'éducation pour qui a en vue la perspective du perfectionnement
du genre humain. En ce sens, dire que "les
hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à
ce rôle"
n'est pas très original. L'originalité de Spinoza réside plutôt
en ce que, 1°) pour éduquer un individu, il ne s'agit pas de
transformer sa nature mais
de la canaliser, et, 2°) ce sont toutes les institutions, à
commencer par l'institution législative, qui éduquent, et pas
seulement l'institution scolaire (dont il ne parle absolument pas
dans ce texte, ce qui est remarquable). Revenons sur ces deux aspects
du problème de l'éducation chez Spinoza. D'abord, nous
précise-t-il, "les
sentiments humains naturels sont toujours les mêmes".
Que veut-il dire par là ? Nous avons dit que toute partie de la
Nature est naturellement dotée d'un certain nombre de forces
internes qui lui permettent de compenser, au moins momentanément et
localement, les forces externes qui tendent à la détruire. Sans
cela, elle n'existerait même pas. A cet égard, l'enfant nouveau-né
ne fait pas exception : avant même sa naissance, dès sa conception,
il possède déjà une énergie naturelle qui va lui permettre, non
seulement de survivre, mais de croître et de se développer jusqu'à
un certain point. Lorsqu'il s'agit d'un être humain, cette énergie
naturelle,
Spinoza,
tout comme Freud (cf. texte C1),
l'appelle
"désir". Et ce désir se manifeste par divers "sentiments"
tout aussi naturels (Freud les appelle "pulsions")
lesquels, en tout cas au début de la vie, sont nécessairement,
comme il le dit ici, toujours les mêmes. Quels sont-ils ? Nous avons
vu dans le texte E2 que Spinoza appelle "joie" le sentiment
d'accroissement de la propre puissance d'un être humain et
"tristesse" le sentiment inverse de diminution. Il est
facile d'en inférer que tout être humain, dès le début de son
existence, va avoir tendance à désirer éprouver de la joie plutôt
que de la tristesse. Mais tout être humain, surtout au début de sa
vie, éprouve le caractère incertain et aléatoire d'une joie ou
d'une tristesse, car ses forces s'avèrent
souvent incapables de
maintenir une situation dans laquelle la joie serait assurée et la
tristesse évitée. Aussi, Spinoza donne-t-il le nom d'"espoir"
à une joie incertaine et de "crainte" à une tristesse
incertaine. Tels sont donc, pour Spinoza, "les
sentiments humains naturels [qui]
sont
toujours les mêmes"
: l'espoir et la crainte, sous-entendu, l'espoir d'une joie et la
crainte d'une tristesse. Et, tout comme les pulsions chez Freud, ce
sont ces "sentiments naturels" qui sont l'enjeu de
l'éducation : il ne s'agit pas de les faire disparaître mais de les
canaliser, de les orienter de telle sorte que l'individu nouveau venu
dans l'État
utilise ses espoirs et ses craintes non pas contre ses semblables et
donc, in
fine,
contre l'État
lui-même, mais en harmonie, en concorde avec eux.
"Au
cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de
fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation
que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une
telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de
dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation
n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse."
Il
est clair que, dans ces conditions, le deuxième aspect du problème
de l'éducation, à savoir que ce sont toutes les institutions qui
éduquent,
s'explique aisément. En effet, les institutions créeront du lien
social et le renforceront dans la mesure où les individus qu'elles
administrent auront, sinon les mêmes espoirs et les mêmes craintes
(les mêmes "sentiments naturels"), du moins des espoirs et
des craintes complémentaires les uns des autres. A l'inverse, si les
institutions déterminent, chez les uns et les autres, des espoirs et
des craintes opposés, conflictuels, ou même simplement étrangers,
le lien social s'affaiblira, voire même se détruira. On voit que
l'école, même si elle a, évidemment, un rôle privilégié à
jouer dans ce processus d'éducation au "vivre ensemble",
n'est pas la seule institution à éduquer : la famille, la
profession, la religion, l'association, la police, l'hôpital,
l'armée, l'art, le gouvernement, le sport, etc. y contribuent tout
autant. Or, dans tous les cas, ce qui fera
la force ou la faiblesse d'une institution quelconque, c'est, pour
reprendre une analogie de Wittgenstein (cf. texte B2), les "règles
du jeu". Supposons que A et B jouent à un jeu quelconque. Si
c'est tantôt A, tantôt B qui gagne, ou même si c'est toujours A
mais que B voit qu'il progresse, alors A et B auront, grosso
modo,
le même espoir de gagner et la même crainte de perdre. Mais si
c'est toujours A qui gagne et que B, pour une raison quelconque, n'a
aucun espoir de gagner, alors B va finir par concevoir du soupçon,
voire de la haine envers A et le jeu prendra fin, soit parce que B
s'en retirera, soit parce qu'il se terminera en pugilat. Bref, si
tout se passe bien dans le jeu, c'est que les règles
du jeu,
autrement dit les lois
sont bien faites, bien pensées, capables d'inciter les joueurs à
jouer. Mais si le jeu s'avère impossible, c'est bien parce que ses
règles sont incohérentes. Il en va de même dans un État
: si le "jeu social" s'avère impossible, voire
dégénère en conflit ouvert, c'est
parce que ce sont toujours les mêmes qui gagnent (et qui n'ont
aucune crainte de perdre), toujours les mêmes qui perdent (et qui
n'ont aucun espoir de gagner). Et si tel est le cas, c'est parce que
la loi est mal faite,
parce que "sa
législation n’aura[...]
pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse".
Donc, comme nous l'avions annoncé à la fin de l'explication de la
première phrase, dire que la qualité d'un État
dépend de la qualité de son lien social ou de la qualité de sa
législation, c'est bien dire la même chose.
1
"Donc,
pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en
aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de Nature
et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse
faire du mal à autrui. [Et comme] nul sentiment ne peut être
contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à
contrarier, chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un
mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus
grand."(Spinoza
- Éthique)
2 "La raison ne demande dont rien contre la Nature, elle demande que chacun s'aime soi-même, qu'il cherche ce qui lui est réellement utile et qu'il désire ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection."(Spinoza - Éthique)
2 "La raison ne demande dont rien contre la Nature, elle demande que chacun s'aime soi-même, qu'il cherche ce qui lui est réellement utile et qu'il désire ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection."(Spinoza - Éthique)