lundi 17 novembre 2008

PEUT-ON ÊTRE HEUREUX SANS ÊTRE LIBRE ?

E2 – Peut-on être heureux sans être libre ?

Les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs désirs et qu'ils ne pensent pas aux causes qui les disposent à désirer, parce qu'ils les ignorent [...]. Le corps humain est affecté d'un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même est disposé à affecter les corps extérieurs d'un très grand nombre de façons1. Or [...] l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue. Ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos. Donc l'esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses et d'autant plus apte que son corps est disposé d'un plus grand nombre de façons. [Cependant] de ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d'agir de notre corps, l'idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit. [De sorte que] plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire plus nous participons de la nature divine : [...] plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons [...] cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature.
Spinoza Éthique

1 - A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
L'auteur s'oppose à l'idée selon laquelle liberté et bonheur seraient deux états distincts. Il défend donc l'idée que liberté et bonheur ne sont que deux noms que nous donnons au même phénomène, celui de la joie.

2 - Expliquer la première phrase. Comment pourrait-on qualifier la position Spinoza par rapport au problème de la liberté ?
Prenons un exemple : j'ai soif ; j'ouvre le frigo ; je vois dans le frigo une bouteille de Coca-Cola et une bouteille d'eau ; je saisis la bouteille de Coca, je la décapsule et je bois. Si maintenant on me demande pourquoi j'ai bu, je répondrai que j'ai bu parce que j'avais soif, et si on me demande pourquoi, précisément, le Coca et non l'eau qui était à côté, je répondrai que c'est parce que je désirais boire du Coca plutôt que de l'eau. Si, en plus, j'ai affaire à un philosophe qui me demande si j'ai eu l'impression de choisir librement ma boisson, je répondrai sans doute affirmativement. C'est là que Spinoza n'est pas d'accord. Car, pour me dire libre, il eût fallu, non seulement que rien ne s'interposât entre mon désir et sa réalisation (si quelque chose ou quelqu'un m'avait empêché de me saisir de cette bouteille de Coca, bien évidemment, je n'aurais plus été libre), mais, en plus que mon désir lui-même fût libre, c'est-à-dire vînt de moi-même et de nulle part ailleurs. Or, nous dit Spinoza, certes, j'ai bien conscience de l'absence d'obstacle à la réalisation de mon désir mais je n'ai pas la moindre idée de l'origine de mon désir. C'est pourquoi Spinoza dit que "les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs désirs et qu'ils ne pensent pas aux causes qui les disposent à désirer, parce qu'ils les ignorent" : je me crois libre, mais il est probable que mon désir ne vient pas de moi-même mais qu'il est déterminé par une ou plusieurs cause(s) extérieure(s) à moi-même. Par exemple, s'agissant de mon désir de boire du Coca, de la publicité ou de la mode. On dira, pour cette raison, que Spinoza adopte une positions déterministe et non pas libérale.

3 - Qu'est-ce qui empêche l'homme d'être libre pour Spinoza ? Faire un schéma.
Les libéraux auxquels s'oppose Spinoza parleront de liberté de l'individu dans la mesure où rien ne vient faire obstacle à la réalisation de son désir. Ils ne s'intéressent pas à l'origine du désir parce qu'alors, il y aurait régression à l'infini : il faudrait chercher non seulement si le désir à une cause, mais si cette cause a elle-même une autre cause, etc. Or, c'est précisément ce que dit Spinoza : "le corps humain est affecté d'un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même est disposé à affecter les corps extérieurs d'un très grand nombre de façons". Autrement dit le corps de l'individu désirant est toujours pris dans un réseau infini d'interactions causales qu'il est absurde de nier. A ce réseau infini, Spinoza donne un nom tout à fait étonnant : il l'appelle Dieu. Pourquoi ? Eh bien parce que d'une part, comme tous les penseurs du XVII° siècle, Spinoza donne le nom de "Dieu" à ce qui est réellement infini et, d'autre part, comme tous les scientifiques du XVII° siècle, il a retenu la leçon de Galilée d'après laquelle l'Univers (que l'on nomme Nature, à l'époque) est probablement un ensemble infini de relations causales entre les différents corps qui existent, ont existé ou existeront. Et comme il ne peut exister qu'un seul infini (s'il y en avait deux, pour les distinguer, il faudrait qu'ils fussent limités, et donc ils ne seraient plus infinis), cet espace éternel et infini d'interactions causales entre les corps, Spinoza l'assimile à Dieu. L'être humain ne peut donc être dit libre, puisque "la puissance qui permet aux choses singulières de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature" (note 1). Et comme l'être humain n'est qu'une (toute petite) partie de la Nature, il ne dispose que d'une (toute petite) partie de sa puissance éternelle et infinie et ne peut, par conséquent, que difficilement s'opposer aux influences causales dont il est l'objet. Voilà ce qui l'empêche d'être libre.

4 - Pour Descartes par exemple (cf. texte B1), le corps humain est mécaniquement déterminé mais l'esprit peut être libre. En va-t-il de même pour Spinoza ? Pourquoi ?
Ce que nous avons dit à propos du texte B1 nous permet de remarquer que Descartes n'est pas précisément un libéral dans la mesure où il reconnaît un déterminisme concernant notre corps. En effet, nous dit Descartes, nos représentations sensibles sont mécaniquement causées par des événements extérieurs à nous de sorte que nous n'avons, sur elles, pas plus de contrôle que sur nos rêves. Tout au plus pouvons-nous prendre, comme il le fait lui-même, la résolution de douter de nos perceptions, non pas pour conclure, comme le font les pyrrhoniens, que l'on ne peut être certain de rien, mais, au contraire pour se rendre compte que rien n'est en notre pouvoir sauf notre volonté de choisir de nous abandonner aux perceptions incertaines du corps ou bien de nous confier à la certitude infaillible des intuitions et des déductions de notre raison, c'est-à-dire de notre intelligence pure et attentive. Bref, pour Descartes, si notre corps et tout ce qui en dépend est, effectivement, déterminé de l'extérieur, en revanche tout ce qui se rapporte à notre esprit est, potentiellement, libre de toute influence externe pour peu que nous le voulions.
Spinoza ne peut, évidemment pas être d'accord avec ce raisonnement car, comme nous l'avons déjà souligné, à supposer que rien ne vienne s'opposer à notre volonté de douter de nos perceptions et de choisir notre raison, qu'est-ce qui nous prouve que notre volonté n'est pas déterminée de l'extérieur ? Descartes répondrait que l'esprit ne peut pas être déterminé car seule une entité matérielle composée de parties en relations mécaniques les unes avec les autres, bref, un corps, peut l'être. Mais, justement, rétorque Spinoza, "l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue". Ce qu'il veut dire, c'est qu'il serait superstitieux de croire qu'il existe des entités (des "esprits") qui échappent aux lois causales ordinaires qui gouvernent la Nature (l'Univers). Pour Spinoza, admettre cela, c'est faire de la (mauvaise) théologie et non pas de la (bonne) philosophie. Mais alors, pourrait-on objecter à Spinoza, est-ce à dire que les pensées, les souhaits, les craintes, les rêves, etc. sont des entités matérielles (des "corps") au même titre que les arbres, les chaises, les pierres, etc. ? Pas tout à fait, répondrait-il. Car les termes "mentalistes" que nous avons cités dénotent un point de vue particulier sur les choses. Prenons un exemple très simple : lorsque, à propos de mon ami Pierre, je vous parle de la couleur de ses yeux, de ses cheveux, de sa taille, de son poids, de son âge, etc., j'adopte un point de vue particulier, celui du corps. Lorsque, en revanche, je vous parle de ses peines, de ses espoirs, de sa gentillesse, etc., j'adopte un autre point de vue, celui de l'esprit. Dans le premier cas, j'admets que tout ce dont je parle fait partie des objets matériels de l'Univers soumis à l'interaction causale (mécanique). Dans le second cas, je fais comme si ce n'était pas le cas, comme si les rêves, les espoirs, les pensées, etc. étaient de mystérieuses entités indéfinissable. Mais, au fond, que je parle du corps de Pierre ou bien de son esprit, c'est bien du même individu que je parle. Or, ce qui est valable pour un seul individu (Pierre) peut être généralisé à l'ensemble de la Nature (l'Univers). C'est ce que fait Spinoza lorsqu'il dit que le corps et l'esprit sont deux attributs, c'est-à-dire deux points de vue, différents sur la même chose, laquelle fait nécessairement partie des choses de la Nature (l'Univers) et est nécessairement déterminée par ses lois causales. Bref, il n'y a aucun sens à dire que l'esprit est libre tandis que le corps ne l'est pas.

5 - Qu'est-ce que l'auteur appelle "la joie" ?
Spinoza dit que "plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire plus nous participons de la nature divine". Contrairement à la plupart des philosophes qui considèrent qu'un corps a une nature et une forme fixées une fois pour toute (par exemple, le corps biologique pour les êtres vivants), il considère que n'importe quelle partie de la Nature (c'est-à-dire de Dieu) peut être considéré comme un corps dès lors que l'on considère les relations que cette partie de la Nature entretient avec les autres. A la limite, dit-il, la Nature tout entière est un corps. A partir de là, il est facile de comprendre que n'importe quelle partie de la Nature (donc n'importe quel corps) peut, sous l'effet des circonstances, soit se morceler en corps plus petits donc en entités plus faibles, soit au contraire s'allier à d'autres entités pour constituer un corps plus puissant. Et c'est à ce processus d'accroissement de la puissance d'être ou de la perfection d'un corps que Spinoza donne le nom de "joie" (ou de "tristesse" pour le processus inverse). Bien entendu, on ne parle de joie ou de tristesse qu'à propos des êtres humains et de quelques êtres vivants qui leur ressemblent, car "de ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d'agir de notre corps, l'idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit". Autrement dit, puisque le corps et l'esprit sont une seule et même chose considérée de deux points de vue différents, l'augmentation ou la diminution de la puissance d'agir du corps s'accompagne toujours, parallèlement, d'une augmentation ou d'une diminution de la puissance de penser de l'esprit. On parle donc de joie ou de tristesse qu'à propos des êtres sur lesquels on a coutume d'adopter les deux points de vue, celui du corps et celui de l'esprit.

6 - Donc doit-on dire que l'homme est heureux ou malheureux, ou qu'il est plus ou moins heureux, plus ou moins malheureux ?
De ce que nous avons dit, il résulte qu'un individu quelconque ne peut pas être dit heureux ou malheureux dans l'absolu, mais plus ou moins heureux, plus ou moins malheureux. Nous sommes tristes, donc malheureux lorsque nous perdons quelque chose que nous considérons comme faisant partie de nous-même. Et plus ce que nous perdons est une partie importante de nous-mêmes, plus nous sommes malheureux : nous sommes plus tristes lorsque nous perdons un être cher que lorsque nous perdons notre téléphone portable parce qu'alors, notre puissance d'exister nous semble beaucoup plus cruellement atteinte, voire réduite à néant. A la limite, le malheur suprême, c'est évidemment la perte de soi-même, c'est-à-dire la mort. A l'inverse, plus notre corps s'associe à d'autres corps susceptibles d'augmenter sa puissance d'agir donc, parallèlement, plus notre esprit se lie à d'autres esprits pour augmenter sa puissance de penser, plus nous sommes joyeux ou heureux. A la limite, le bonheur absolu serait de communier avec la Nature tout entière, autrement dit d'être Dieu.

7 - A la lumière de la dernière phrase, quel est le seul être qui soit pleinement heureux ? A la lumière de la deuxième phrase, quel est l'être qui soit parfaitement libre ? Que doit doit-on en conclure ?
Il est clair que la conjonction de la conception spinozienne de la liberté comme absence de détermination externe, et de la conception spinozienne de Dieu comme être éternel et infini assimilé à l'Univers ou la Nature, implique que Dieu est le seul être qui puisse être dit absolument libre, puisque, par définition, c'est le seul être qui n'ait pas d'extérieur par où il puisse être déterminé. Et comme Dieu est, par définition, un être infini (on pense, au XVII° siècle et même encore aujourd'hui, que l'Univers est en expansion perpétuelle), Dieu est également le seul être qui connaît une joie infinie dans la mesure où sa puissance d'être s'accroît nécessairement sans jamais pouvoir être contrariée par quoi que ce soit. De là, il est facile de conclure que liberté et bonheur sont une seule et même chose considérée tantôt du point de vue du corps (on parle de liberté ou de contrainte à propos d'entraves ou d'obstacles matériels), tantôt du point de vue de l'esprit (on dit de quelqu'un qu'il est heureux pour dire sent bien que tout va bien pour lui, autrement dit qu'il est libre). Bref, plus on est libre et plus on est heureux et plus on est malheureux et plus on est contraint.

1 "La puissance qui permet aux choses singulières de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature."(Spinoza - Éthique)