mercredi 12 novembre 2008

L'ARTISTE DOIT-IL RACONTER OU IMITER ?

D2 – L’artiste doit-il raconter ou imiter ?

SOCRATE : ne sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète [Homère] raconte que Chrysès pria Agamem­non de lui rendre sa fille, que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? [...] Tu sais donc que, jusqu’à ces vers, "il implorait tous les Achéens et sur­tout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom1 et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chry­sès2, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion [Troie], à Ithaque et dans toute l’Odyssée. [...] Si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes3.
Platon – la République

1 - A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
Platon, dans ce texte, s'oppose à l'idée que l'oeuvre d'art devrait se contenter d'imiter, tant bien que mal, la réalité. Il défend l'idée qu'elle doit plutôt la décrire le plus fidèlement possible.

2 - Quels sont les deux procédés artistiques dont il est question dans ce texte. Donner un exemple de chacun d’eux dans une œuvre littéraire que vous avez étudiée en classe de première.
Platon distingue la diègèsis ou narration (description) et la mimèsis ou imitation (représentation). Le premier procédé est défini de la façon suivante : " jusqu’à ces vers, "il implorait tous les Achéens et sur­tout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même". La diègèsis consiste donc, pour l'artiste (ici, le poète, Homère), à décrire la réalité connue ou supposée telle au style indirect en assumant la responsabilité de ses propos : lorsqu'il dit "je", c'est de l'artiste qu'il s'agit. Tandis que, avec le second procédé, le poète "s’exprime comme s’il était Chry­sès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon" : "comme s'il était Chrysès", c'est-à-dire qu'il fait dire des choses à ses personnages au style direct, faisant croire par là que ce sont eux qui s'expriment alors que c'est Homère qui parle. De sorte que le pronom "je" ne désigne plus nécessairement l'artiste. Il est clair que n'importe quelle oeuvre théâtrale dialoguée correspond à ce critère et est un exemple de ce que Platon entend par mimèsis. Pour la diègèsis, en revanche, c'est plus compliqué pour au moins deux raisons. D'abord parce que rares sont les oeuvres littéraires complètement dépourvues de dialogues et que la plupart de celles-ci sont des oeuvres théâtrales (de Beckett, de Koltès) ou poétiques (les dialogues sont rares dans les poèmes) ou un mélange des genres (les nouvelles de Beckett) et que ces deux genres littéraires ne prétendent pas "décrire fidèlement" la réalité. Ensuite parce qu'il existe des oeuvres littéraires écrites à la première personne du singulier, donc au style direct, et dont le "je" ne renvoie pas à l'auteur mais à un "narrateur" qui se trouve être ... un personnage inventé par l'auteur : l'Etranger de Camus ou la Recherche du Temps Perdu de Proust, par exemple. Donc, pour répondre à la question, on ne peut citer, à titre d'exemple de diègèsis littéraire que certains extraits non-dialogués de romans qui se veulent "réalistes" : un roman "naturaliste" (Germinal de Zola) ou bien un "témoignage" de guerre (le Feu de Barbusse), de voyage (Voyage en Orient de Lamartine) ou encore une biographie ou une auto-biographie qui sont, par étymologie, des "récits de vie".

3 - Donner un exemple de chacun des deux procédés dans la peinture et dans le cinéma. Peut-on généraliser aux autres formes d'art (architecture, sculpture, musique, danse) ?
Pour la peinture, n'importe quel tableau figuratif peut constituer un exemple de diègèsis : un portrait (la Joconde, de Vinci), un paysage (Vue de Delft de Vermeer), une scène historique (le Sacre de Napoléon de David), etc. Pour la mimèsis, c'est plus compliqué parce qu'il faut imaginer que le peintre ne peint pas ce qu'il voit réellement : peut-être alors les tableaux cubistes (Guernica de Picasso) ou abstraits (Carré Blanc sur Fond Blanc de Malevitch) sont-ils de bons exemples. Mais que penser de tableaux comme Impressions, Soleil Levant de Monet ou la Montagne Sainte-Victoire de Cézanne ? Ce qu'on vient de dire de la peinture vaut aussi, grosso modo, pour la sculpture : le Penseur de Rodin serait diègètique, Oiseau dans l'Espace de Brancusi serait mimètique. Mais que dire de l'Homme qui marche de Giacometti ? Il est clair que l'opposition platonicienne entre mimèsis et diègèsis n'est pas très opérationnelle pour la peinture ou la sculpture.
Il en va de même pour le cinéma. Que serait un cinéma purement diègètique, c'est-à-dire qui décrirait fidèlement la réalité telle que vue par le caméraman ? Peut-être les documentaires, notamment historiques (Nuit et Brouillard de Resnais), correspondent-ils au critère platonicien. Mais à condition, alors, de ne pas leur faire le reproche de, comme dit Platon, "tourner notre pensée dans un autre sens", ce qui est fréquemment le cas pour les reportages journalistiques. A l'inverse, le cinéma mimètique serait un cinéma qui, comme pour les oeuvres littéraires, montrerait les points des différents personnages, ce que font, d'ailleurs, la plupart des films. Quant aux films ou séquences de films tournés en "caméra subjective" (on fait comme si le personnage tenait la caméra et donc le spectateur voit ce que "voit" le personnage), par exemple la Dame du Lac de Montgomery, ils posent le même problème que les oeuvres littéraires écrites en première personne : le point de vue de la caméra est-il vraiment le point de vue de l'auteur ?
La dichotomie platonicienne devient très difficile à appliquer à la danse et à la musique et carrément impossible à appliquer à l'architecture.

4 - Quel accueil Platon conseille-t-il de réserver au poète qui se réclame du second procédé ? Analyser l'ironie de la dernière phrase.
Platon dit que "si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes". Or, l'"homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter", c'est évidemment le poète qui, comme Homère dans la deuxième partie de l'Iliade, se livre à l'imitation ou "mimèsis", c'est-à-dire celui qui est capable de se faire passer pour n'importe qui à travers ses récits en inventant n'importe quelle situation ou n'importe quel personnage. Platon conseille de se comporter à son égard comme à l'égard d'un hôte prestigieux, en lui réservant les honneurs que mérite son talent hors du commun. Mais, ce qui est particulièrement ironique, c'est que, dans le même temps, "nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité". Platon veut dire par là que la fascination que ce talent d'imitation ne manquera pas d'exercer sur la population ce talent extraordinaire, s'il mérite d'être reconnu, en revanche recèle un véritable danger et donc n'a pas à être encouragé mais au contraire condamné.


5 - Toujours en gardant l'exemple de la littérature, quel procédé semble le plus compatible avec la créativité artistique dont parle Kant dans le texte D1 ? Et pourtant lequel a la faveur de Platon ? Pourquoi (cf. texte A1) ?
Dans le texte D1, Kant écrit : " Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre en suivant une règle ; par conséquent l’originalité est sa première qualité."(Kant, Critique de la Faculté de Juger). Or, si le génie artistique est un talent dont l'originalité est la qualité première, on peut d'ores et déjà dire que le génie artistique n'aura pas pour fonction de rapporter le réel, c'est-à-dire de faire ce que Platon appelle "diègèsis". Au contraire, pour Kant, la créativité artistique ne peut consister qu'à pratiquer la "mimèsis", autrement dit le fait pour l'artiste de donner l'illusion qu'il est un autre en inventant, par exemple, un ou des personnages (c'est le cas pour la plupart des romans, des pièces de théâtre, des poèmes). Mais, bien entendu, c'est la "diègèsis" qui a la faveur de Platon (cf. la question 4 où on a montré le sort qu'il préconise de réserver à ceux qui pratiquent la "mimèsis"). La raison est purement politique : celui qui pratique la "mimèsis", qui veut donc se faire passer pour ce qu'il n'est pas, n'est rien d'autre qu'une sorte d'orateur. Or, lorsqu'il s'agit d'élire une personnalité compétente pour diriger la Cité, "c’est l’orateur qui se ferait choisir plutôt que n’importe quel compétiteur."(Platon, Gorgias). Donc, pour Platon, la "mimèsis" et la rhétorique font peser sur la Cité la même menace de manipulation de l'opinion publique et donc, à terme, le risque de tyrannie. Et contre ce danger, un seul remède : la vérité, donc la "diègèsis". Autrement dit, pour Platon, celui qui pratique la "diègèsis" sera assimilé au philosophe.

6 - Si on prend maintenant un exemple d’œuvre produite par l’industrie (et non pas l’art) cinématographique, ce que dit Platon est-il encore aussi choquant ? Pourquoi ?
L'industrie cinématographique, c'est-à-dire le cinéma qui n'a que le souci de se vendre, de faire le plus d'entrées possible dans les salles, fonctionne exactement comme la rhétorique dont parle Platon : "la rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à persuader ; de­vant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs."(Platon, Gorgias). Ce procédé, c'est l'identification. C'est-à-dire que les spectateurs sont d'autant plus nombreux à aller voir le film qu'ils se reconnaissent plus facilement dans les personnages. C'est exactement cette recette qui, par exemple, a fait le succès du film Bienvenue chez les ch'tis de Dany Boon : l'histoire est inventée mais imite ce qui aurait pu arriver à n'importe qui, avec le langage de n'importe qui et les émotions de n'importe qui. Or, c'est lorsque les spectateurs s'identifient à des personnages (qu'ils soient banals ou héroïques, d'ailleurs) qu'on peut le mieux les manipuler soit en leur vendant des "produits dérivés" (exemple les films tirés des aventures de Harry Potter ou de Batman), soit en les faisant adhérer à une certaine politique (exemples des films de Leni Riefenstahl qui, pendant la période nazie, ont fait l'éloge de la politique nazie, ou des films produits par les studios de Hollywood qui ont toujours présenté sous son meilleur jour l'american way of life). Donc, effectivement, la "mimèsis" s'accompagne, comme le craignait déjà Platon, d'un risque de manipulation démagogique.

7 - Le texte de Platon a été écrit il y a vingt-cinq siècles. Au milieu du XX° siècle, le dramaturge Bertold Brecht a écrit à propos du théâtre classique la chose suivante (que l'on peut facilement étendre à la littérature ou au cinéma) : "[Le plus souvent], les personnages principaux sont tenus dans le général afin que le spectateur puisse plus facilement s’identifier à eux. En tout cas, tous leurs traits proviennent de cette sphère limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire : « oui, c’est bien cela. » [Or] nous avons besoin d’un [autre] théâtre."(Brecht, Petit Organon pour le Théâtre). Donner un exemple de pièce de théâtre où le spectateur est invité à s’identifier à un personnage principal, et un exemple de pièce où le spectateur ne peut s’identifier à aucun personnage. Quel est le rapport avec Platon ?
Dans la question 2, nous avons remarqué que la plupart des pièces de théâtre doivent être rangées dans le genre "mimèsis", dans la mesure où elles font dialoguer des personnages inventés qui échangent des propos inventés. Or, dit Bertold Brecht (poète et dramaturge allemand du XX° siècle), il existe deux sortes de théâtres : celui dans lequel le spectateur s'identifie à un ou plusieurs personnages (par exemple à Don Diègue, Don Rodrigue ou Chimène dans le Cid de Corneille, ou à Harpagon, Cléante ou Elise dans l'Avare de Molière) et celui dans lequel le spectateur ne peut pas s'identifier à un personnage (par exemple dans la Cantatrice Chauve de Ionesco, ou dans en attendant Godot de Beckett). Dans la première sorte de théâtre, l'identification à un personnage enlève tout esprit critique au spectateur : "tous le[...]s traits [des personnages] proviennent de cette sphère limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire : « oui, c’est bien cela. »"(Brecht, Petit Organon pour le Théâtre). Les personnages sont des archétypes du courage, de l'avarice, de la futilité, de la passion amoureuse, etc., aussi, le spectateur s'attend plus ou moins à ce qui va leur arriver, il trouve cela normal, il n'est pas étonné. Tandis que devant une pièce de Beckett ou de Ionesco, les "personnages" ont l'air incohérents, ils n'ont pas l'air de se comporter comme des hommes "normaux", il est donc impossible de s'identifier à eux. D'où le climat étrange qui règne dans ces pièces, ni drôle ni triste, ni optimiste ni pessimiste, etc. Dès lors, le spectateur n'a devant lui que de l'absurdité (d'où l'appellation fréquente "théâtre de l'absurde") : on parle pour ne rien dire, on attend sans savoir ce que l'on attend, etc. Bref on se trouve face à la vérité de la condition humaine. Donc pour Brecht, tout comme pour Platon, la littérature peut et doit se mettre au service de la vérité (diègèsis), même à travers le style direct qui caractérise le théâtre. D'ailleurs, c'est exactement ce que Platon a essayé de faire avec ses ... dialogues philosophiques !
 
1 Il fait une diègèsis, une narration ou description.
2 Il fait une mimèsis, une imitation ou représentation.
3 Honneurs réservés aux hôtes prestigieux dans la civilisation grecque.