A1- LA VERITE A-T-ELLE ASSEZ DE FORCE POUR PERSUADER PAR ELLE-MÊME ?
GORGIAS1
: Il m’est arrivé maintes fois d’accompagner mon frère ou
d’autres médecins chez quelque malade qui refusait une drogue ou
ne voulait pas se laisser opérer par le fer ou le feu, et là où
les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le
malade, par le seul art de la rhétorique. Qu’un orateur et un
médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une
discussion doit s’engager à l’assemblée du peuple ou dans une
réunion quelconque pour décider lequel des deux sera élu comme
médecin, j’affirme que le médecin n’existera pas et que
l’orateur lui sera préféré si cela lui plaît. Il en serait de
même en face de tout autre artisan : c’est l’orateur qui se
ferait choisir plutôt que n’importe quel compétiteur ; car il
n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne
puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que
l’homme de métier, quel qu’il soit. Voilà ce qu’est la
rhétorique et ce qu’elle peut. [...] L’orateur n’est pas
l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre
assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute
façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer
pareille foule et l’amener à connaître des questions si
fondamentales. [...] La rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce
que sont les choses dont elle parle ; elle a découvert un
procédé qui sert à persuader ; devant un public d’ignorants,
elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs.
Platon
– Gorgias
Contexte
: Platon est un philosophe grec du IV° siècle av. J.-C. Bien
qu'il y ait eu des "sages" avant lui (notamment Socrate
dont il est l'élève) et ailleurs qu'en Grèce (en Perse, en Inde,
en Chine, etc.),
il
est
considéré
comme le premier des "philosophes". Pourquoi
? C'est ce que nous allons essayer de comprendre en expliquant ce
texte.
Dans
ce texte, extrait d'un dialogue, la parole est laissée à un certain
Gorgias, qui, à l'époque de Platon, est une immense vedette. C'est
en effet un rhéteur (ou orateur) célèbre dont les discours font
merveille, notamment en ce qui concerne leur force de persuasion. À
travers ce texte, Platon (en laissant parler Gorgias) veut montrer
que, la plupart du temps, on ne persuade pas en disant la vérité
mais en manipulant son auditoire. D'où la nécessité, pense Platon
d'inventer une discipline (qu'on appellera "philosophie")
qui ne se préoccupe que de la vérité du discours.
"Il
m'est maintes fois arrivé ... par le seul art de la rhétorique"
D'entrée
de jeu, Gorgias
se vante de réussir à persuader
là où d'autres échouent, et ce, même lorsque l'enjeu de cette
persuasion est vital (il s'agit de persuader le malade de se laisser
opérer), et même lorsque celui qui tente de persuader est
intelligent, respecté et admiré (un médecin, ce n'est pas
n'importe qui). Notons que la tâche du médecin n'est pas facile :
s'il opère, il le fera "par
le fer ou le feu"
(à l'époque, on ne connaît ni l'anesthésie ni l'asepsie !). De
sorte que
le
médecin
va peut-être convaincre
son
malade. C'est-à-dire que celui-ci finira peut-être par dire : "oui,
bien sûr, docteur, vous avez raison". Mais il ajoutera
aussitôt,
effrayé par la perspective de souffrir horriblement
: "mais malgré tout, je refuse de me faire opérer". Voilà
le problème : le médecin, qui est
savant, dit
la vérité au malade
et le
convainc
mais ne le persuade
pas, c'est-à-dire ne le fait pas passer à l'acte. Or, c'est bien
cela qu'il faut arriver à faire, si l'on veut sauver le malade.
Eh bien, nous dit Gorgias, "par
le seul art de la rhétorique",
autrement dit sans avoir aucune connaissance médicale, mais avec des
techniques efficaces de persuasion, lui y parvient.
"Qu'un
orateur et un médecin ... lui sera préféré si cela lui plaît"
Première
généralisation de Gorgias, pour bien faire comprendre la puissance
de la rhétorique : non seulement, l'orateur (le rhéteur) est plus
fort que le médecin pour persuader
un malade isolé dans sa chambre, mais il est aussi plus fort que lui
devant une assemblée qui doit trancher qui, de l'orateur ou du
médecin est le meilleur ... médecin ! Bref, l'orateur qui,
rappelons-le, ne possède aucune connaissance médicale, non
seulement
persuadera mieux que celui qui possède cette connaissance, mais
c'est lui qui, au bout du compte, aura l'air d'être le vrai médecin
! C'est hallucinant, ça : l'orateur réussira à se faire passer
pour le médecin qu'il n'est pas, donc à mystifier une foule
entière, "si
cela lui plaît",
fanfaronne cyniquement Gorgias.
"Il
en serait de même ... ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut"
Deuxième
généralisation de Gorgias : ce qui vaut pour la profession médicale
vaut, d'une
manière générale,
pour toutes les professions. C'est-à-dire que, s'il sait y faire,
s'il use habilement de quelques techniques de persuasion dont il a le
secret, l'orateur surpassera
toujours "n'importe
quel homme de métier, quel qu'il soit".
Ce qui explique, évidemment, le succès des orateurs (des rhéteurs)
auprès du public : ce sont de véritables magiciens, de véritables
prestidigitateurs, puisqu'ils sont capables, malgré leur ignorance,
de réaliser ce que les savants ne peuvent pas faire, à savoir faire
passer à l'acte tout un auditoire. Il est clair que ce que dit
Gorgias est terriblement actuel : les avocats, les publicitaires, les
communicants politiques, aujourd'hui, ne font pas autre chose. Leur
tâche consiste bien à persuader,
à faire passer à l'acte (acquitter un prévenu, acheter un produit,
voter pour un candidat),
et non pas à convaincre
qu'ils disent la vérité. "Voilà
ce qu'est la rhétorique et ce qu'elle peut". C'est d'autant plus terrifiant que l'histoire récente, celle de l'Allemagne nazie, par exemple, montre sans ambiguïté de quoi est capable un orateur habile qui sait flatter démagogiquement les instincts d'une foule qui ne demande qu'à être persuadée en faisant le moins possible d'efforts pour comprendre (l'ouvrage de Gustave le Bon intitulé Psychologie des Foules était le livre de chevet d'Adolphe Hitler).
"L'orateur
n'est pas l'homme ... plus que n'en savent les connaisseurs"
La
Grèce des V° et IV° siècles av. J.-C. a inventé la démocratie
(étymologiquement, "le pouvoir du peuple"), notamment dans
la Cité d'Athènes dont Platon est originaire et où se déroulent
la plupart de ses dialogues. Or la démocratie
est
un système d'organisation politique qui se caractérise par
l'existence d'un débat puis d'un vote publics préalables à toute
décision importante concernant la communauté. En
laissant parler Gorgias, Platon souligne deux risques : d'une part
que la décision majoritaire ne soit que l'option la mieux défendue
par les orateurs et non pas la meilleure pour la collectivité,
d'autre part que le pouvoir politique soit confisqué par les
orateurs pour leur propre compte (de fait, l'histoire des Cités
grecques fait apparaître une succession de périodes de démocratie
et de tyrannie). Et si tel est le cas, c'est que la démocratie
ne
peut fonctionner correctement que si et seulement si les citoyens
sont capables de choisir en toute
connaissance
de cause. Or, nous dit honnêtement Gorgias, les
citoyens, ou bien sont carrément ignorants
des sujets sur lesquels on leur demande de se prononcer, ou bien
n'ont
pas le temps
d'approfondir ces sujets, ils sont pressés, ils ont autre chose à
faire. Voilà pourquoi, en démocratie,
la rhétorique est dangereuse : "devant
un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en
savent les connaisseurs".
Et voilà pourquoi Platon se propose
d'opposer à la manipulation rhétorique en démocratie une
activité qui ne se préoccupera
que de la
seule
vérité
des
discours
: la
philosophie
(étymologiquement,
"amour de la vérité"). Platon va même jusqu'à n'entrevoir de solution définitive aux problèmes que connaissent les sociétés humaines qu'à condition de confier le pouvoir politique à ... des philosophes !
1
Célèbre rhéteur (orateur) de la Grèce du IV° siècle av.J-C.,
connu pour la qualité de ses discours et pour l'efficacité de son
enseignement.