F2
– Une justice universelle est-elle envisageable ?
Sur
quoi [le souverain] la fondera-t-il l’économie du monde1
qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier
? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.
Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi
cette maxime2,
la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que
chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable
équité aurait assujetti3
tous les peuples et les législateurs n’auraient pas pris pour
modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les
caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous
les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit
rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant
de climat [...]. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité
au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. De cette confusion
arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité
du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la
coutume présente. Et c’est le plus sûr : rien selon la seule
raison n’est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume
fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue
; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à
son principe l’anéantit.
Pascal
– Pensées
1 -
A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
L'auteur
s'oppose à l'idée qu'il pourrait y avoir une justice universelle,
c'est-à-dire valable en tout temps et en tout lieu. Pour Pascal, au
contraire, une justice est toujours relative à une coutume
géographiquement et historiquement située.
2 -
Qu'est-ce qu'un souverain (chercher l'étymologie) ? Quel est le
souverain en France à l'époque de Pascal ? à notre époque ?
Un
souverain est une autorité suprême
sous
laquelle se trouvent toutes les autres sources d'autorité
(du latin sub
regno
"sous le règne de ..."). Pascal étant né en 1623 et mort
en 1662, le souverain qu'il a connu en France est, bien entendu, un
roi (Louis XIII jusqu'en 1643, puis Louis XIV avec régence de sa
mère Anne d'Autriche de 1643 à 1661). Aujourd'hui,
en France, les deux textes qui définissent la notion de souveraineté
sont, d'une part la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789
qui stipule, dans son art.3, que "le
principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la
Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en
émane expressément"
et la Constitution
de la V° République
qui dispose, dans son art.3 également, que "la
souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses
représentants et par la voie du référendum".
On pourrait, à quelques nuances près, trouver des formules
équivalentes
pour la plupart des États-nations de notre époque dans le monde.
L'idée commune est que la souveraineté appartient toujours, in
fine,
au peuple qui l'exprime de diverses manières. C'est le fondement
même de l'idée de démocratie (étymologiquement, "pouvoir du
peuple").
3
- Étudier le style du passage "Certainement
... en changeant de climat".
Quelle est la fonction du type d'argument consistant à dire "s'il
y avait A, alors il y aurait B" ? Appliquer cette fonction à ce
passage.
Il
ne faut pas confondre le raisonnement "s'il y a A, alors il y
aura B" avec "s'il y avait A, alors il y aurait B". Le
premier est une hypothèse
qui
attend une confirmation ou une réfutation (cf. texte A3, question
2). Le second est un contrefactuel
qui ne suppose aucune vérification puisqu'il nie
catégoriquement
ce
qu'il affirme : dire que s'il y avait A, il y aurait B, c'est dire
qu'en fait, il n'y a ni A ni B. Dire "si j'avais le bac, je
serais en BTS", c'est dire que je n'ai pas le bac et que je ne
suis pas en BTS. D'où, en appliquant cette fonction contrefactuelle
au
passage à étudier,
on peut déduire les affirmations suivantes :
-
"s’il
[le
souverain]
la [la
véritable justice]
connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus
générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun
suive les mœurs de son pays"
: le souverain ne sait pas ce que c'est que "la véritable
justice", c'est pourquoi il part du principe "que
chacun suive les mœurs de son pays"
-
"l’éclat
de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples"
: la lumière de la véritable justice est loin d'avoir éclairé
tous les peuples de la terre
-
"les
législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette
justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des
Allemands"
: faute de savoir ce qu'est "la véritable justice", les
législateurs (ceux qui font les lois) prennent plutôt exemple sur
"les
fantaisies et les caprices"
des peuples voisins
-
"on
la [la
véritable justice]
verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps,
au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de
qualité en changeant de climat"
: on est loin de voir cette soi-disant justice universelle "par
tous les États du monde et dans tous les temps",
tout au contraire, "on
ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en
changeant de climat".
4
- Expliquer en donnant des exemples de lois qui ont cours dans un
pays mais pas dans un autre : "Plaisante
justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées,
erreur au-delà."
On
a vraiment l'embarras du choix, aujourd'hui, pour montrer qu'il n'y a
pas de justice universelle. Si l'on admet, comme le fait Pascal, que
toute législation présuppose une certaine conception de la justice,
il suffit alors de montrer qu'un même problème (peine criminelle,
limitations de vitesse sur les routes, interruption volontaire de
grossesse, mariage pour les personnes de même sexe, etc.) aurait été
traité de manière tout à fait différente de part et d'autre d'une
frontière d'État. D'où
les remarques ironiques de Pascal. "Plaisante
justice qu’une rivière borne !"
: drôle de justice qu'une justice qui n'est valable que sur une
seule rive d'un fleuve (par exemple, il
est juste que la
vitesse sur autoroute soit
limitée sur
la rive gauche du Rhin -en France-, mais pas sur la rive droite -en
Allemagne-). "Vérité
au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà."
: ce qui est vrai en France (par exemple l'impossibilité pour des
personnes de même sexe de contracter un mariage entre 2005 et 2013),
ne l'est pas en Espagne. Tout cela
n'est pas nouveau. La relativité de la notion de justice a été
constatée par les sages de tous les temps et de toutes les
civilisations. A la limite, on pourrait même dire
que la mondialisation économique induite par la généralisation du
système capitaliste de production et d'échange, ainsi que les
nécessités de l'intégration géo-politique des États dans des
entités supra-nationales de plus en plus nombreuses et puissantes,
tout cela a nécessairement pour effet d'harmoniser, qu'on le veuille
ou non, qu'on s'en félicite ou non, les législations particulières
et donc, si on accepte le présupposé de Pascal, les conceptions
particulières de la justice.
5 -
En quoi ce texte est-il le prolongement du texte A2 (cf. notamment la
question 7) ?
Dans
le texte A2, Pascal montrait que la raison,
non seulement n'est pas la seule source de vérité, mais qu'en plus,
elle est seconde car subordonnée à une source fondamentale et
primitive de vérité : le coeur.
Avant de pouvoir démontrer quoi que ce soit par un raisonnement,
déjà faut-il sentir intuitivement
les prémisses qui vont amorcer cette démonstration sans pouvoir se
démontrer elles-mêmes. Il est donc inutile et ridicule de demander
l'origine de ces connaissances du coeur
qui résident nécessairement, nous dit Pascal, dans l'habitude de
procéder ainsi et pas autrement, bref, dans la coutume.
Ce qui vaut pour toute vérité (mathématique,
scientifique, religieuse, sentimentale, etc.) vaut,
en particulier, pour les
vérités juridiques : "Vérité
au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà",
car ce qui est senti comme
juste d'un côté des Pyrénées ne l'est pas nécessairement de
l'autre. Il n'y a pas à en demander la raison puisque, avons-nous
dit, "la coutume fait toute l’équité, par cette
seule raison qu’elle est reçue".
L'équité, autrement
dit, la justice, c'est
la coutume en tant que
celle-ci est reçue,
c'est-à-dire acceptée sans être questionnée.
On a coutume de
considérer comme juste le
mariage des personnes de même sexe dans une certaine communauté
humaine mais pas dans une autre, à une certaine époque mais pas à
une autre. On peut déplorer cette relativité de la notion de
justice, mais c'est
ainsi.
6 -
Peut-on démontrer qu'une action ou qu'une décision est juste ?
Pourquoi (cf. texte A2) ? Que se passe-t-il si on ignore la mise en
garde de Pascal ?
Supposons
qu'un contribuable veuille, comme il en a le droit, contester le
montant de son impôt en disant : "il n'est pas juste que je
paie tant d'impôt". Sur quoi va porter la contestation ? Elle
peut porter sur la légalité
ou bien sur la légitimité
de la décision qu'on lui
oppose, en l'occurrence, sur le
montant de l'impôt
qu'on exige de lui ou
bien sur le
principe même
de l'imposition. S'il s'agit
de contester le simple montant,
le contribuable mécontent va procéder à un raisonnement
: il va démontrer,
en se fondant sur les règles de calcul de l'impôt, que la somme
qu'on exige de lui est erronée. Peut-être
y a-t-il une erreur de la part des services de l'assiette ou bien,
après tout, de sa part (il se base sur les règles d'une année
antérieure, par exemple). Après constatation de l'erreur ou de
l'absence d'erreur, la probabilité est forte que tout le monde se
mette d'accord. En revanche, s'il s'agit de contester le principe
même de l'imposition, le
contribuable ne pourra rien démontrer.
Il dira, par exemple qu'il est injuste que
des gens comme lui soient imposés alors que ... etc. Il dira cela
parce qu'il le sent
ainsi. Mais ceci n'est pas un raisonnement.
Et on lui rétorquera que, de toute façon, c'est le Parlement qui a
voté la Loi de Finances instaurant les recettes fiscales de l'État
et que le Parlement est le représentant du peuple
souverain (art.3 de la
Constitution,
cf. question 2). Et si le Parlement a décidé ainsi, c'est que,
majoritairement, il l'a senti
ainsi. Il n'y a rien à faire
: c'est la coutume que
de procéder ainsi. Vouloir
aller plus loin et tenter de justifier la coutume,
c'est s'engager dans le pyrrhonisme,
le scepticisme : la
coutume "est
le fondement mystique de son autorité [celle de la justice]. Qui la
ramène à son principe l’anéantit".
L'autorité de la justice est,
finalement, un grand mystère et vouloir percer ce mystère en
exigeant d'en connaître les principes en
allant au-delà de la coutume,
c'est ridiculiser la coutume
(par exemple en disant que
les parlementaires sont des imbéciles, etc.) et
donc décrédibiliser
la justice,
l'anéantir. Il est clair qu'il des
circonstances où il est tout
à fait légitime
d'élever des doutes sceptiques
et de dire, comme Spinoza (texte F1), Rousseau (texte E3) ou Marx
(texte E1) que telle action ou telle décision,
notamment en matière de politique publique,
n'est pas juste et
même de se rebeller contre elle.
Mais, là encore,
dirait Pascal, la légitimité
de telle action ou de telle
décision suppose que l'on en examine le principe (tandis
que la légalité ne
s'intéresse qu'à l'application correcte des règles, comme dans
l'exemple ci-dessus). Donc, derechef, la légitimité
se sent et ne se
démontre pas.
7
- La Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
des 24 et 26 août 1789 annonce dans son préambule qu'elle va
"exposer,
dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables
et sacrés de l'Homme".
Qu'en auraient pensé Rousseau (cf. texte E3), Pascal ?
Nous
avons montré, en étudiant le texte E3, à quel point la pensée de
Rousseau a inspiré la rédaction de la Déclaration
des Droits de l'Homme et du Citoyen
de 1789.
Il est clair que l'ambition des fondateurs de ce texte (les membres
de l'Assemblée Nationale
Constituante
issue de la Révolution française) est de parvenir à établir les
principes d'une justice
universelle,
puisque les "droits de l'Homme" sont réputés "naturels,
inaliénables et sacrés"
(l'emphase de la formulation est tout à fait caractéristique de
l'enthousiasme et de la solennité qui ont présidé à sa
rédaction).
Pour Rousseau
et les Constituants,
l'universalité des "Droits de l'Homme", comme on dit, est
la conséquence logique de ce que "les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits"(D.D.H.C.,
art.1), "les hommes", c'est-à-dire tous
les hommes en
tout temps et en tout lieu.
Et cette égalité
se
démontre,
elle
est
une exigence de la raison.
N'oublions pas qu'on est en plein Siècle de Lumières et que,
lorsque les Constituants de 1789 soulignent, dans leur préambule,
que "l'ignorance,
l'oubli ou le mépris des Droits de l'Homme sont les seules causes
des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements",
ils entendent, évidemment, que la lumière de la Raison éclaire,
désormais, les consciences.
Pour
Pascal,
en revanche, nous venons de voir que
l'idée d'une justice
universelle est
absurde au motif que "rien
selon la seule raison n’est juste de soi ; tout branle avec le
temps",
de sorte que la notion même de "Droits de l'Homme"
n'aurait pas beaucoup de sens. Peut-on concilier des
points
de vue aussi
opposés ?
Une tentative peut, peut-être, être faite dans cette direction en
considérant, comme nous l'avons suggéré dans la réponse à la
question 3 du texte E3, que, finalement, les principes de
liberté
et d'égalité
qui sont à la base de l'argumentation de Rousseau comme des
Constituants de 1789 sont des principes
formels.
Dire, par exemple, que "ces
droits [de l'Homme] sont la liberté, la propriété, la sûreté, et
la résistance à l'oppression"(D.D.H.C.,
art.2), comme on dit, "ça ne mange pas de pain", c'est
tellement vague que, d'une part on peut leur faire signifier
n'importe quoi, et, d'autre part, on voit mal comment on ne pourrait
pas être d'accord avec de
tels propos.
Liberté
? Bien sûr. Mais liberté de quoi faire et pour qui ? Droit
de propriété ? Certes. Mais "propriété" de quoi, au
juste ?
etc. De tels
principes
sont tellement généraux qu'ils en sont dépourvus de tout contenu
réel au point que, tout en faisant l'objet d'une démonstration,
ils peuvent, à la limite, convenir à tous les contextes
socio-historiques. Nous
avons précisé que ce n'est pas tout à fait ainsi que Rousseau
voyait le problème et que lui, au contraire, avait l'air de donner
un certain contenu à ces principes. Mais des héritiers modernes de
Rousseau comme, par exemple, John Rawls
dans Théorie
de la Justice,
reformule l'idée d'universalité
des Droits de l'Homme
pour en faire une universalité
procédurale
en disant, par exemple, que les inégalités sociales doivent "être
organisées" par l'État de manière à ce qu'elles "profitent
à tous". Il y a là l'idée que l'État souverain peut et doit
intervenir dans l'économie pour éviter que ne dégénèrent les
tensions sociales liées au sentiment
d'injustice
chez les plus défavorisés. C'est un principe
et ce principe est
rationnellement justifié.
Pascal serait-il d'accord avec cela ? Sans
doute. Mais il ajouterait d'une part que l'État l'a toujours fait,
et d'autre part que, in
fine,
la justification s'arrête encore et toujours à ce que sentent les uns et les autres.
1
L'organisation de la société.
2
Le principe.
3
L'éclat de la véritable
justice se serait imposé à tous les peuples.
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