C2 – Qu’échange-t-on
lorsque l’on parle ?
Il
est évident que la Cité est du nombre des choses qui sont dans la
nature, que l’homme est naturellement un animal politique
destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature1
et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie
d’aucune Cité, est une créature dégradée ou supérieure à
l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être
sans famille, sans lois, sans foyer ; car celui qui a une telle
nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable
de se soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente
pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que
les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature, comme
nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme
a l’usage de la parole ; le cri est le signe de la douleur et du
plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les
animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des
sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les
uns aux autres ; mais la parole2
a pour fonction de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et,
par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste3.
Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une
famille et une Cité.
Aristote
– Politique
1 - A quelle idée
l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
Dans
ce texte, Aristote s'oppose à l'idée que le langage humain soit de
même nature que la communication animale. Il s'oppose, en
particulier, à Platon pour qui le langage, chez les animaux comme
chez les hommes, a pour fonction l'influence mutuelle, et à Freud
pour qui le langage, chez les animaux comme chez les hommes, a pour
fonction la satisfaction des besoins du corps.
Et
il défend l'idée que le langage humain est le moyen de
communication qui a cours dans la Cité, autrement dit dans la
communauté spécifiquement humaine. En effet, les hommes ne se
contentent pas d'échanger des informations sur ce qui cause de la
douleur ou du plaisir, mais aussi, des informations sur ce qui est
juste ou injuste, utile ou nuisible, etc. En ce sens, Aristote se
rapproche de Descartes pour qui le langage humain est l'expression de
l'âme et non essentiellement du corps comme chez les animaux.
2
- Qu'est-ce qu'un "animal
politique".
Chercher l'étymologie de "politique".
En
disant que "l'homme est naturellement un animal politique",
Aristote veut dire deux choses. Premièrement, l'homme est
naturellement un animal, c'est-à-dire que tout ce qui constitue la
nature de l'animal constitue aussi la nature de l'homme. Mais,
deuxièmement, dans l'ensemble des animaux, l'homme a un statut à
part : il est "politique". Or,
"politique" vient du grec polis,
qui veut dire "Cité". Autrement dit, un animal politique
(en grec zôon
politikon)
est un animal spécifique qui possède des propriétés que les autre
animaux ne possèdent pas. A savoir, ici, le fait de vivre dans une
communauté spécifique qu'on appelle la Cité. A noter que le terme
"Cité" vient du latin civitas qui a donné les termes "civil", "civique",
"citoyen", etc. L'animal
politique est donc l'animal qui, comme tous les animaux, vit en
communauté, mais qui, en l'occurrence, vit dans une communauté
spécifique appelée "Cité".
3
– Qu’est-ce qu’Aristote met en opposition dans la phrase :
"celui
qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance,
ne fait partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou
supérieure à l’homme"
? Donner des exemples.
Dans
cette phrase, Aristote met en opposition "nature" et
"circonstance". Aussi, lorsqu'il dit "celui
qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance,
ne fait partie d’aucune Cité, est une créature dégradée ou
supérieure à l’homme",
il veut dire la chose suivante : si vous trouvez un être qui
ressemble à un homme mais qui, par nature, ne peut pas vivre dans
une Cité, alors c'est, ou bien plus qu'un homme (un dieu, par
exemple), ou bien moins qu'un homme (une bête, par exemple). Mais
attention : il dit bien "par sa nature et non par l'effet de
quelque circonstance". Autrement dit, celui qui ne fait pas
partie d'une communauté humaine (Cité) à la suite à un accident,
de quelque circonstance de la vie, peut très bien être néanmoins,
par nature, un animal politique, c'est-à-dire un homme. C'est le cas pour l'ermite
qui se retire volontairement dans la solitude, c'est le cas du "sans
domicile fixe" ou du prisonnier, qui ont été exclus, de droit
ou de fait, de la société, c'est le cas enfin du trisomique qui a
été victime d'un accident génétique pré-natal. Alors qu'au
contraire (en tout cas le plus souvent dans l'antiquité grecque) les
femmes, les enfants et la majorité des esclaves, tout comme les
animaux domestiques, vivent dans la Cité, mais pour autant ne sont
pas considérés comme faisant partie de la Cité. L'auteur fait donc
une distinction très nette entre ceux qui ne peuvent pas faire
partie de la Cité (Aristote ne distingue pas, en revanche, les deux
sens du verbe "pouvoir" que Wittgenstein distingue dans le
texte B2, cf. question 3) et ceux qui devraient en faire partie mais
n'en font pas partie.
4
- Pourquoi l'être qui est "sans
famille, sans lois, sans foyer"
est-il "incapable
de se soumettre à aucun joug"
? Qu’est-ce que cela implique quant à la fonction de la Cité ?
Si
l'être qui est "sans famille, sans lois, sans foyer" est
"incapable de se soumettre à aucun joug", c'est évidemment
parce que la famille, le foyer et les lois sont des "jougs"
(en latin jugum
signifie à la fois le lien et la contrainte). En effet, la famille
est le premier des "jougs" : tout être humain y est
entouré et éduqué et y fait l'apprentissage précoce des premières
règles sociales, les habitudes de la vie quotidienne. Bref, l'être
humain apprend au sein de la famille, tout à la fois le lien et la
contrainte. Le
foyer, ce que nous appelons aujourd'hui "l'institution",
est le second des "jougs" qui concernent l'être humain
après la famille. En effet, "foyer" vient du latin focus,
"l'endroit où on fait du feu", c'est-à-dire l'endroit qui
crée des liens de solidarité pour se protéger des agressions
extérieures (obscurité, froid, ennemi, etc.) et qui impose des
contraintes puisqu'il faut bien alimenter et entretenir ce feu. Ce
qui fait, historiquement, du foyer la première institution humaine,
bien avant la famille. En généralisant, le foyer, c'est donc toutes
les institutions (école, religion, profession, club sportif, bande
de copains, etc.) qui créent du lien social et, en même temps,
imposent des contraintes sociales à travers des règlements divers
et variés. Enfin
les lois sont le troisième type de "joug". Et comme la
famille et le foyer, les lois créent du lien social en ce qu'elles
rendent possible la vie collective, et en même temps imposent des
contraintes sous forme de menaces de sanctions et de sanctions en cas
de transgression effective. Les lois sont donc un "joug"
plus général que le foyer ou la famille, mais un "joug"
qui ne remplit sa fonction que si le foyer et la famille ont déjà
rempli le leur. En d'autres termes, le "joug" des lois
n'est rien d'autre que le "joug" de la Cité toute entière. On
voit par là que tout, dans la Cité, donc dans la communauté de vie
spécifiquement humaine, contribue à créer du lien social et à
imposer des contraintes. Or, comme on a vu dans la question 2 que
"l'animal politique" possède toutes les propriétés que
possèdent les autres animaux, plus quelques propriétés
spécifiques, on peut donc dire que la fonction de la Cité est de
créer plus de lien social que n'en créent les autres sociétés
animales et, en contrepartie, d'imposer plus de contraintes que n'en
imposent les autres sociétés animales.
5
- Qu'est-ce qu'Aristote entend par "nature"
? A quoi correspond, d'après ce texte, la nature
animale
en général, la nature
humaine
en particulier ? Quel rapport y a-t-il entre cette nature
humaine
et le fait d'être un animal
politique
?
La
"nature" d'un être en général, c'est "ce vers quoi
il tend, c'est la forme qui est tirée de sa matière." (cf.
note 1). Expliquons.
D'abord,
la nature d'un être, c'est "ce vers quoi il tend" :
autrement dit, la nature d'un être, c'est sa fonction, ce pourquoi
il est fait (dans le cas des choses), son processus de développement
(dans le cas des animaux), sa destinée (dans le cas des hommes).
Bref, dans tous les cas, la nature d'un être, c'est le plus haut
degré de perfection qu'il puisse atteindre. En ce sens, la nature
d'une chaise, par exemple, son degré optimal de perfection, sa
fonction, c'est que l'on puisse s'y asseoir. La nature d'un animal en
général, son degré maximal de développement, sera de vivre dans
une société. Et la nature d'un homme, sa destinée, sa suprême
perfection, c'est de vivre dans une Cité. C'est en ce sens que
l'homme est, par nature, un animal politique (cf. question 2),
"animal politique" voulant dire ici "animal dont le
destin est de faire partie d'une Cité".
Ensuite,
la nature d'un être, c'est "la forme tirée de sa matière"
: en d'autres termes, la nature d'un être, c'est son organisation
interne, c'est ce qui rend possible le plus haut degré de perfection
dont on a parlé plus haut. Par exemple, la nature d'une chaise, le
fait qu'on puisse s'y asseoir pour s'y reposer, cela suppose une
matière (disons, le bois) et une forme (avec le bois, il faut faire
un dossier, un plateau, quatre pieds, etc.). Pour l'animal, la
matière sera le corps et la forme sera la vie, car, sans la vie, le
corps n'a pas de forme (comme le bois, par lui-même, n'a pas de
forme). De même, pour l'homme, ce qui rend possible le fait de vivre
dans une Cité, c'est une certaine matière (le corps humain) et une
certaine forme (non seulement la vie, comme tous les animaux, mais la
vie bonne, comme l'indique la note 3). En ce sens, dire que l'homme
est, par nature, un animal politique (cf. question 2), c'est dire
qu'il est un animal qui tend à vivre bien.
6 - Quelle est la
fonction de la communication animale en général et quelle est celle
de la communication humaine en particulier ?
La
nature, dit Aristote, ne fait rien en vain. C'est-à-dire que tout ce
qui existe possède une raison d'être, autrement dit une fonction,
ou encore, comme nous l'avons vu dans la question 5, un degré
suprême de perfection. Alors quels sont respectivement les degrés
suprêmes de perfection de la communication animale d'une part et du
langage humain d'autre part ? Tout d'abord, dans la
mesure où le langage est le mode de communication de l'animal
politique (l'homme) et que tout animal politique est avant tout un
animal (cf. question 2), on peut dire que, de même que l'homme est un animal
spécifique, de même que la Cité est une société spécifique, de
même la parole est un cri spécifique.
Commençons
donc par définir la nature du cri. Le cri, nous dit Aristote, a pour
fonction de communiquer les sensations de plaisir et de douleur. Or,
nous avons dit (question 5) que la forme de l'animal, ce qui lui
permet d'atteindre son plus haut degré de perfection, c'est la vie.
On peut donc dire que la communication des sensations de douleur et
de plaisir est indispensable à la vie : communiquer une sensation de
douleur est nécessaire en effet pour prévenir les autres membres de
la communauté qu'il y a présence d'une situation qu'il faut fuir
pour conserver la vie ; inversement, communiquer une sensation de
plaisir permet d'informer les autres membres de la communauté de la
présence d'une situation qu'il faut rechercher pour conserver la
vie. Donc, dans tous les cas, le cri est une forme de communication
qui concerne la conservation de la vie. C'est pourquoi, ajoute
Aristote, le cri a été donné à tous les animaux, y compris donc
l'homme. Ce qui veut dire que les sons que nous émettons lorsque
nous menaçons notre agresseur ou que nous
essayons de séduire notre partenaire sexuel, même si nous employons
des mots, ce n'est pas du langage, c'est du cri, puisque c'est
nécessaire à la conservation de la vie.
On peut maintenant définir
le langage comme ce qui est en relation avec la forme spécifique de
l'animal politique, c'est-à-dire (cf. question 5) non seulement
vivre, mais vivre bien. Car en effet, l'être humain est un animal
qui, comme l'indique la note 3, ne se contente pas de l'indispensable
(vivre) mais qui cherche aussi ce qui est bon (vivre bien). Dès
lors, comme la nature ne fait rien en vain, il va de soi que la forme
spécifique de communication de l'animal politique va devoir lui
permettre d'atteindre ce degré de perfection. C'est pourquoi, la
nature de la parole consiste à communiquer non pas des sensations de
plaisir ou de douleur, mais des informations sur ce qui est juste ou
injuste, utile ou nuisible, bien ou mal, beau ou laid, etc. Aristote
veut dire par là que, lorsque nous parlons, nous échangeons des
informations sur ce qui est susceptible de rendre meilleure la vie de
la Cité toute entière. Ce qui suppose, bien entendu, que l'animal
politique se consacre à des activités comme la science, la
philosophie, l'art, l'administration, etc., donc que les êtres qui,
comme les femmes, les enfants, les esclaves, les barbares, etc., qui
ne se livrent pas à ces activités, ne peuvent être considérés
par les Grecs comme des animaux politiques (cf. question 3).
7
- Déduire de la question précédente et de la note 3 une définition
du loisir.
Pour
comprendre ce qu'est le loisir (en latin, otium,
qui a donné aussi "oisif", "oisiveté"),
Aristote fait une analogie : le loisir est au travail ce que le bon
est à l'indispensable. Nous avons vu dans la question 6 que, pour un
animal, ce qui est indispensable, c'est vivre et ce qui est bon,
c'est vivre bien. Or, lorsqu'il s'agit de conserver la vie, il faut
pourvoir aux besoins du corps biologique et, pour cela, il faut
déployer des efforts physiques, bref, il faut travailler. Pour
Aristote donc, le travail est la forme d'activité nécessaire à
l'entretien de la vie, et cette forme d'activité est commune à tous
les animaux (ce qui explique, encore une fois que les esclaves soient
considérés comme des animaux). En revanche, la forme d'activité
qui n'est pas indispensable à la vie, mais peut contribuer à
l'améliorer, c'est le loisir (en grec, skholè,
qui a donné ... "school", "Schule", "scuola",
"escuela", "école", etc., autrement dit
l'institution qui, par excellence, est tournée vers l'amélioration
de la vie). Le loisir est donc la forme d'activité spécifiquement
humaine : tous les animaux travaillent, il n'y a que l'animal
politique qui soit capable d'avoir du loisir, c'est-à-dire du temps
libéré de la nécessité de satisfaire les besoins vitaux, et qui
consiste à réfléchir sur ce qui peut améliorer la vie. C'est
pourquoi il ne faut pas confondre le loisir avec les loisirs
(s'amuser, se reposer, se détendre, etc.) qui sont des besoins
vitaux, ni bien entendu avec la paresse, puisque le loisir, comme on
l'a dit dans la question 4, impose beaucoup plus de contraintes que
le simple travail !
8
- D'après ce texte, il y a plusieurs définitions possibles de la
nature
humaine. Quelles
sont-elles ?
On
peut dire que l'homme est, par nature, un animal politique (cf.
question 2), un animal parlant (cf. question 6), un animal
raisonnable (cf. note 2), ou un animal de loisir (cf. question 7).
1
"La
nature d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme qui
est tirée de sa matière."(Aristote
- Physique)
2
En grec, logos,
qui signifie à la fois "parole" et "raison".
3
"La
vie se divise en labeur et loisir [...] en ce qui est indispensable
et en ce qui est bon."(Aristote
- Politique)